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Jules Supervielle, Gérard de Nerval : le dépassement des dichotomies comme principe narratif dans Aurélia et L’homme de la pampa

1Plus qu’un simple thème, le rêve littéraire est bien une constante majeure dans l’écriture de Supervielle. On ne s’étonne pas de constater l’ampleur de l’onirisme littéraire chez un poète de « l’univers intérieur ».

2La tradition critique a surtout mis en valeur les tensions intérieures de l’homme d’abord, et du poète ensuite. Le partage géographique tant déduit  et commenté est ainsi jugé originel et déterminant d’une orientation poétique tournée vers les résolutions de plusieurs dichotomies et éventuellement contradictions1.

3Le partage géographique entre son pays natal – l’Uruguay est le pays de ses origines – et la France, décrit tout autant dans ses écrits théoriques que dans ses productions littéraires, commande en grande partie les lectures bipolaires de son œuvre : en effet, il est assez remarquable que les critiques supervilliennes se fondent souvent sur des dichotomies, jugées comme  enjeux poétiques et substrats de toute une esthétique : le dedans et dehors, espace et temps, la douceur et la violence, pour ne citer que ces exemples, créent ainsi la dynamique de son écriture.

4Dans cette perspective, le rêve s’inscrit dans une dualité qui le confronte au réel : l’auteur a mis en valeur un rêve littéraire tributaire des procédures, du style et des symboles du rêve nocturne et tissé aux alentours d’une esthétique de l’imaginaire.

5Dans En Songeant à un Art Poétique, l’écrivain écrit que « la poésie vient chez [lui] d’un rêve toujours latent.2 » Le rêve fait déjà figure d’une matrice, d’une source génératrice de  poésie. Une poésie sœur du rêve, mais un rêve pour autant latent, sachant que ce qui est latent renvoie à quelque chose de caché, de dissimulé avec la susceptibilité permanente d’apparition.

6La primauté du rêve se manifeste d’emblée à travers son antécédence même par rapport à la poésie : la poésie provient du rêve, lequel sert de canevas et de catalyseur à toute activité lyrique ou poétique.

7Or le rêve se circonscrit aussitôt au sein d’une exigence et se définit davantage : « Ce rêve j’aime à le diriger, sauf les jours d’inspiration où j’ai l’impression qu’il se dirige tout seul 3».

8Plus loin, le poète renchérit sur ce qu’il avait avancé jusque-là, posant que « Rêver, c’est oublier la matérialité de son corps, confondre en quelque sorte le monde extérieur et intérieur4.» La définition renvoie à  l’immatérialité de l’âme qui se trouve dissociée de son enveloppe de chair pour une communication perpétuelle avec l’univers, ou l’âme de l’univers. Dans cette optique, Christian Sénéchal souligne que la vraie contrainte chez le poète est celle des catégories de l’espace et du temps, « Les seuls vrais obstacles à la liberté humaine5.» Le recours au rêve se justifierait partiellement par ce besoin vital de dépasser, voire de faire abstraction des contraintes universelles, et notamment celle du temps et de l’espace, de l’intérieur et l’extérieur, du corps et du monde.

9Les vertus que le rêve est à même de fournir n’empêchent pas la volonté de le maîtriser. Émettant son point de vue vis-à-vis de ses prédécesseurs sinon ses contemporains, le poète exprime tantôt l’exigence d’un certain coefficient de réel à la fois dans la prose et la poésie,  et prône tantôt la liberté de l’expression donnant « une place plus grande pour la folie, l’inattendu et l’inexplicable6.»  On repère une oscillation très saillante  et une hésitation entre deux  pôles opposés : lucidité et imagination.

10En effet, tout au long de cet essai, le poète affirme la nécessité de maintenir la cohérence même en présence du rêve et de chercher des espaces intermédiaires, là où le rêve saurait se réconcilier non seulement avec le réel, mais également avec l’expression et l’image cohérentes. Le poète tend à ce que le surnaturel ait l’apparence du naturel et tentera pour ce fait de briser la lisière entre les deux champs.

11 Il  serait bien question d’une entreprise assumée par l’écriture et notamment celle du rêve, d’un dépassement des liens fatals et archaïques réel/ rêve, qui sous-tend une chaine d’autres dichotomies rapprochées.

12Supervielle ne semble pas suivre, nous semble t-il, les chemins battus des séparations et des oppositions traditionnelles. La particularité du rêve supervillien réside d’abord dans le rejet de toute opposition catégorique avec le réel. D’autant plus que c’est d’un rêve littéraire qu’il traite et non d’une simple transcription d’un scénario psychique nocturne ou diurne.

13Sur ce point, la parenté avec le rêve nervalien est saillante. Pour l’un et l’autre, le principe narratif et même poétique serait de laisser « l’épanchement  du rêve dans le réel ».Afin d’examiner de plus près  les modalités du texte onirique et de son intégration au sein du texte, on se penchera sur deux récits poétiques : L’Homme de la Pampa (1923) et Aurélia (1954).

14Si dans Aurélia le projet de raconter les rêves est explicité au tout début, à partir du prologue, l’entrée dans L’Homme de la Pampa se fait abrupte. Le récit débute sous le signe du voyage, et l’incipit donne déjà à voir un être de rêve, accompli, contemplatif et absorbé dans son monde loufoque.

15Plus loin, le récit relate dans les deux textes les manifestations de la vie psychique, de chaque protagoniste, et chaque péripétie onirique se plie à la portée globale et à la teneur du récit. Tandis que les rêves sont implicitement signalés dans Aurélia, L’Homme de la pampa ne semble pas présenter à première vue l’existence d’un texte second ou de digressions oniriques, même sur le plan typographique.

16Les deux expériences ont en commun l’expression permanente d’une angoisse se manifestant  dans l’errance du héros. Il s’agit d’un même schéma narratif dans la mesure où le je-rêvant parcourt des espaces, explore les lieux, et s’initie à partir de multiples révélations : Gérard part en quête d’Aurélia, le Sud-Américain recherche une reconnaissance publique de sa construction volcanique, ses parcours ne sont finalement que pérégrinations intérieures.  Les visions oniriques se  mêlent inextricablement au réel, aux hallucinations, mais aussi aux passages réflexifs où le texte marque un moment de pause, lieu où se dressent des profondes méditations.

17Le sujet d’analyse de cette lecture repose plutôt sur un rapprochement : les deux auteurs se rapportent, quoique de façon non attestée, à une conception particulière du songe  au sein de la prose précisément dans son inscription sous le dispositif physique du texte.

Aurélia, le point de départ

18En écrivant  Aurélia, Nerval ne prévoyait forcément pas la popularité posthume que son ouvrage allait laisser. Le rêve est une seconde vie : un tel aphorisme inspirerait pour longtemps des adeptes de l’écriture onirique tels que Michel Leiris, Franz Hellens ou André Breton. L’apport primordial de cette autobiographie rêvée, formulée dans ses phrases clés, consistait précisément en cette ouverture fructueuse du rêve sur le réel. Une telle ouverture a la vertu de désinscrire le rêve de son auréole réductrice et de l’intégrer davantage au sein de l’exercice littéraire.

19Cette formule précitée est mise en œuvre dans l’écriture par le biais d’une confusion généralisée, précédemment vécue : d’un point de vue scientifique, les rêves coïncident avec un délire, une folie. Les rêves, pour l’auteur, seraient des ombilics porteurs d’une conception toute neuve de la vie. Le passage du rêve au contexte vraisemblable, au niveau de la narration, serait le garant d’un épanchement perpétuel du rêve et d’une réduction de ses limites conventionnelles.

20Aurélia propose une panoplie de rêves côtoyant l’expérience présentée comme réellement vécue. L’irruption du rêve est souvent le lieu d’une confusion subjective ; le narrateur tente de décrire l’expérience telle qu’elle a été perçue par son « moi » antérieur. Une hésitation suivie d’une indétermination qualifie une perception qui ne distingue pas les deux états successifs, à savoir, le sommeil et l’éveil. Une première vision peut illustrer l’absence d’un signe clair marquant le rêve :

Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d’une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir des traits d’Aurélia. Je me dis : c’est sa mort ou la mienne qui m’est annoncée7 !

21La transition à la vision se fait imperceptiblement, et les exemples se multiplient. Cependant, le recours à la mention nocturne et au métatexte atténuent la confusion. Le narrateur ne néglige pas le projet du prologue, et se prive ainsi d’un abandon total aux songes passés. L’épanchement suit en quelque sorte deux actions simultanées : une première de délectation, bercée par le songe, une seconde dotée d’un effet de rappel que l’épanchement n’est guère confusion. Le rêve peut se pencher périodiquement sur le réel sans s’identifier à lui. Comme si la même exigence décrite par Supervielle empêchait cette alliance. Dans ce cadre, la sensibilité aux manifestations de l’imaginaire se rapporte au contexte où l’on assiste encore à un tâtonnement quant à la question  du rêve. La réception d’Aurélia peut expliquer la présence d’une forme de crainte vis-à-vis des phénomènes dits « aberrants ».  Reçu par des aliénistes tels Brierre de Boismont ou Moreau le prenant pour « un merveilleux document, pour mieux différencier rêve et folie8 », le texte n’était pas encore apprécié en tant que biographie romancée dont le trait innovant réside dans la mise en question de la folie et du rêve. Une folie inspiratrice et créatrice d’un imaginaire, voire élément indissociable à la production littéraire ; Nerval liait intimement folie et lecture ou écriture postulant qu’elle est avant tout « une aventure du texte9 ». Dans cette aventure, l’auteur rapprochait rêve et réalité, sans perdre de vue leurs divergences. Le projet poétique de Nerval tend à décrire deux sphères non pas en les dissociant mais en en démontrant la communication étrange et énigmatique.

22La modernité d’Aurélia est notamment liée à ces modalités visant à esquisser la présence du songe et à gommer même partiellement son irruption10.

L’absence du pacte onirique : Jules Supervielle

Rêves et réalités, farce, angoisse, j’ai écrit ce petit roman pour l’enfant que je fus et qui me demande des histoires. Elles ne sont pas toujours de son âge ni du mien, ce qui nous est l’occasion de voyager l’un vers l’autre et  parfois de nous joindre à l’ombre de l’humain plaisir11.

23L’épigraphe par laquelle s’ouvre L’Homme de la Pampa de Supervielle permet de placer le roman sous le signe de la confusion. Il s’agit, en effet, d’une œuvre où le rêve côtoie le réel et où l’humour s’enchevêtre avec la tragédie. Ayant pour visée première de procurer du plaisir à l’écrivain et plus généralement au lecteur, « ce petit roman » favorise, par ailleurs, la rencontre entre l’auteur adulte et l’enfant qu’il était. L’examen attentif des titres des différents chapitres met davantage en relief l’impression de la confusion. Le premier chapitre s’intitule, par exemple, « Désert à cornes ». Ce titre, qui repose sur la confusion entre le spatial, « désert », et l’animalier, « à cornes », permet de rendre compte de la particularité de la pampa qui apparaît comme un véritable désert marqué par la présence des bovins. La lecture de l’histoire relatée par Supervielle accentue encore le sentiment de confusion. Le lecteur éprouve certes du plaisir à lire l’histoire cocasse de Guanamiru, cet homme de la pampa qui décide de construire un volcansous prétexte de servir l’humanité et qui, contrarié, s’exile en France dans l’espoir d’exécuter son projet loufoque. Confronté à l’indifférence des Parisiens, Guanamiru ne vit plus que dans ses rêves, et perdant son volcan, il se fissure et meurt par éclatement spectaculaire. Mais le lecteur éprouve également de l’embarras à distinguer les séquences qui relèvent du réel et celles qui appartiennent à l’univers onirique. Il éprouve aussi de l’embarras devant l’originalité d’un récit où la bouffonnerie de l’histoire apparaît comme la face d’une médaille dont le revers est une réflexion profonde sur la condition humaine : mégalomanie, désir de possession, quête d’amour. Cet embarras est à l’origine des jugements différents que les critiques littéraires ont énoncés au sujet de L’Homme de la Pampa. Benjamin Crémieux parle de « conte de fées pour adulte ». Max Jacob considère le roman comme un long poème en prose. Léo Porteret le perçoit comme une farce ou un conte de fées modernisé. Peuplé d’images fantaisistes, de rêves et de mystères, le roman porte à confusion à plus d’un égard.

24Si le rêve  s’intègre parfaitement au sein de l’écriture, ne marquant pas d’opposition tonale, thématique ou formelle avec le restant du récit, c’est essentiellement en raison de l’absence du moins explicite d’un  « signal avertisseur », « mot incongru destiné à attirer l’attention du lecteur », selon les mots de Julien Gracq12. Le pacte onirique expliqué par Fréderic Canovas, consistant à repérer le songe à partir d’indices nocturnes, par exemple, se fait ici absent.

25Or, des suggestions ou des indices implicites permettent le repérage des songes :

Dès son retour définitif à Las Délicias il s’était fait construire pour passer le temps un énorme   palais coiffé de trois tours carrées […] le matin, souvent prise de vertige, la demeure semblait s’excuser d’être construite en matériaux durables alors qu’elle n’était que la résultante cimentée de rêvasseries du propriétaire.13

26La métaphore filée de la construction décrit dans le même temps la construction puis l’évanescence de la bâtisse et du rêve.

27Sur un plan tonal, dans le texte, le style loufoque, souvent  insolite  n’est pas l’apanage de la séquence du songe. Un équilibre et une homogénéité stylistique empêchent de créer un contraste tonal, tragique et humour se frôlant également tout au long du récit.

28Par ailleurs, les passages de réflexions se disséminent de part et d’autre dans les deux textes et ne se limitent pas à la veille : même en rêvant, les protagonistes s’enfoncent dans des contemplations et c’est là que l’écriture nous invite à coordonner les structures narratives et inconscientes. Telle est la réflexion faite par Line du petit Jour, création chimérique du protagoniste :

Ressemblances des êtres, exquise solidarité des images à travers les périls du temps et de l’espace, jusqu’où faut-il que vous soyez poussés pour que votre objet soit unique 14?

29La combinaison entre un exercice mental censé être vigilant, et l’élaboration de réflexions réfléchies au cœur même du rêve appuie donc l’amalgame.

30Certes, le souci de composition, de cohérence se maintient au sein des  articulations et le moment de l’éveil marquant le terme du rêve s’esquisse souvent et se laisse difficilement repérer. Comme si le rêve résistait à sa fin, les passages oniriques sont greffés, ils s’interposent dans le texte et il demeure difficile souvent de trancher pour savoir s’il s’agit de rêve ou non.

31Somme toute, même au sein d’une expérience conçue comme anarchique et chaotique, un travail sous-jacent visant à souder les péripéties entre elles assure la cohésion et maintient un fil conducteur tout le long du texte.

32Le recours indécis  et implicite au rêve évite certes de mentionner le passage, instaure des ponts, faisant appel au songe sans exclure le contexte  référentiel précédent. Le pont onirique  permet de sortir d’une situation angoissante, d’ouvrir une brèche invisible, de creuser sur le même espace textuel et de rallonger les actions. Le songe ne convoque pas dans le texte un espace second ou différent, il maintient le même cadre en le réinterprétant et parfois en le détournant. À cet endroit le rêve apparaît comme un recours,  une forme de réparation invoquée  à partir d’une situation douloureuse ou d’une impasse vécue. La matière onirique irradie heureusement l’espace, s’y dilue et forme une entité unifiée et homogène.

33À essayer de répartir la fiction en scènes à la manière de la méthode psychanalytique consistant à découper en micro-situations les rêves, on découvre un rythme binaire d’actions ou de situations, faisant surtout apparaître des analogies entre ces situations, procédant par  couples binômes : Réalité : vie monotone et fastidieuse / Rêve : idée du voyage. Réalité : décision de construire un volcan et non reconnaissance publique, décision de partir avec son propre volcan et éparpillement puis perte des ses composantes, détresse / Rêve : réapparition du volcan sous forme d’une miniature dégageant des odeurs équivalant à des messages significatifs. Réalité : voyage et embarquement sur un paquebot (à ce stade les niveaux de consciences vont s’enchevêtrer) / Rêve : découverte d’un criminel à bord, et d’une sirène belliqueuse. Réalité : les promenades à Paris / Rêve : la rencontre avec Line du petit Jour.

34La perte du volcan, épisode clé, provoque chez Guanamiru une sorte de délire et c’est quand la  déception atteint son comble que l’inclination au rêve augmente. La perte provoque le songe, invoqué afin de réparer une situation tragique et pénible. Tandis que tout prête au désespoir, le songe introduit une euphorie, une forme de promesse de salut et de résolution : ce rythme se réitère pratiquement dans toute la fiction, portant souvent sur l’action de réparer.

35De cette manière l’effet du rêve se maintient même après coup, et les événements s’enchaînent et se poursuivent en vue de ce que le songe avait fourni. Ceci appuie la consistance de la vision et lui fournit une forme de reconnaissance et de crédibilité. L’action onirique agit bel bien sur le protagoniste qui y croit entièrement, et modifie ainsi nettement le cheminement des événements.

36Tout compte fait, le rêve se définit en l’occurrence en opposition parfaite avec ce que Sartre avance à ce sujet : « le rêve est la réalisation parfaite d’un imaginaire clos. C’est-à-dire d’un imaginaire dont on ne peut absolument plus sortir et sur lequel il est impossible de prendre le moindre point de vue extérieur15

37La production onirique est avant tout une recréation d’éléments perdus, une proposition de ce qu’on pourrait appeler des « substituts oniriques »,  renforçant ou donnant de nouvelles incarnations à des motifs textuels, et diminuant les déchirures, les ruptures vécues. En outre, le rêve, au lieu de compenser la perte en illustrant par exemple un nouveau monde, une utopie onirique se dissociant du  réel, prolonge la même réalité, en l’informant, et en restituant les composantes, en la réparant.

38Somme toute, la latence évoquée par Jules Supervielle demeure maintenue et le pacte onirique se fait absent : l’intrusion du rêve se veut discrète et presque voilée, sa fin également. Comme si le motif restitué, en l’occurrence le volcan en miniature, se voulait effectif et bien réel.

39Le rêve se produit inéluctablement, et se cristallise dans des actions sinon des figures dont la présence pallie les crises du héros : Line du Petit jour, personnage féminin mystérieux, projection onirique, permet probablement la reconstitution de la sirène perdue dans les océans, en exorcisant son adieu prémonitoire et symbolique16. L’épilogue donne à voir le transfert spectaculaire de la Pampa à Paris, pour parvenir ainsi à  une forme d’ubiquité et une synthèse spatiale triomphant de la déchirure vécue tragiquement par le protagoniste.

40Ainsi, l’expression onirique atténue les distances, répare les angoisses les plus profondes, peint le paysage tragique en usant d’une palette de couleurs désinvoltes, qui permettent de dédramatiser et d’humaniser. Le personnage onirique acquiert une dimension littéraire, et devient  la métaphore de la capacité créative de l’imaginaire.

41Dans Aurélia comme dans l’Homme de la pampa, l’enfoncement progressif dans l’onirisme se fait latent et ne crée pas cette impression de dépaysement que l’absence du réel risque de laisser.

42Romain Verger considère que Jules Supervielle développe un onirisme à distances de mode ayant beaucoup d’affinités avec d’autres auteurs sans qu’il y ait une intertextualité concrète et attestée. L’œuvre onirique de Supervielle se caractérise par une forme d’ouverture, de réceptivité, évitant le confinement dans des théories despotiques et réductrices. Le rêve supervillien cherche tout comme sa poésie un centre autours duquel gravitent des hésitations et des questionnements infinis.  Nombreux sont les textes où l’on retrouve des échos aux textes oniriques17.

43Supervielle fait partie d’une école qui aurait pu exister, ne cherchant même pas à se situer comme un contre-exemple des surréalistes, une école qui souhaiterait se rapprocher des prestiges et des puissances du rêve sans tenir compte des oppositions usuelles, et sans en faire un principe de doctrine ou une contrainte fondamentale. Chercher ce qui dans le réel s’accommoderait le mieux du songe, et les réconcilier ainsi sans perde le naturel et même l’effet d’étonnement tant recherchés. Jules Supervielle serait bien cet astre gravitant autour la pléiade des fantastiques réels, expression empruntée à Franz Hellens, se prenant au jeu de constituer un cercle partageant les même affinités. Maeterlinck, Franz Hellens, Michaux, Saint Denys, Nerval et même Leiris se sont éloignés du carcan du simple récit de rêve. Chez eux, le passage onirique se dissout dans une linéarité du récit et les points de fuite menant d’un régime vers un autre  ne sont pas ostentatoires. Il ne s’agit pas donc d’écriture automatique, décriée justement par Supervielle au profit de cette écriture libérée. Se laisser aller à une écriture débridée ferait surtout prendre le risque de ne plus pouvoir diriger son rêve et le commander.