Colloques en ligne

Emmanuel Buron

La nature et ses façons : l’anthropologie politique humaniste d’Etienne de La Boétie

1 Pierre Clastres voyait le Discours de la servitude volontaire comme un texte fondateur de l’anthropologie politique : en s’indignant contre l’acceptation de la tyrannie par les sujets, La Boétie en vient à considérer que la division de la société entre dominants et dominés n’a rien de naturel1. C’est un mode de relation historiquement déterminé, dont l’origine remonte à un mystérieux accident, un « malencontre », qui marque le départ entre cette sociabilité dénaturée et une sociabilité naturelle. La Boétie ne pouvait concevoir celle-ci que sous une forme mythique mais Pierre Clastres y reconnaît l’intuition d’une société primitive sans État, opposée aux sociétés étatiques modernes2. Cette analyse est sans doute discutable3, mais elle présente l’intérêt de prendre au sérieux le déplacement que La Boétie fait subir à la théorie politique : en interrogeant, non plus les formes du pouvoir mais l’obéissance des sujets, il examine les modalités concrètes sous lesquelles se réalise, dans un cas donné, la relation entre le pouvoir et la nature humaine redéfinie par une coutume particulière. Il ramène ainsi une formation politique à son substrat anthropologique. Toutefois, – à partir de ce point je m’écarte de la lecture de Pierre Clastres – il s’agit d’une anthropologie politique humaniste.

Méthode et objet du Discours de la servitude volontaire : la police et la façon

2Le Discours de la servitude volontaire autorise d’emblée ce type d’approche par la manière paradoxale dont il introduit son objet. La Boétie ouvre son opuscule sur une fausse piste puisqu’à partir de deux vers d’Homère, il s’interroge sur la valeur de la « monarchie » pour aussitôt évacuer la question en esquivant les « disputes politiques ». Il en vient alors à la question qu’il va véritablement traiter :

Pour ce coup, je ne voudrois sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelque fois un tyran seul. (p. 79)

3Cette ouverture en forme de leurre vaut comme une indication sur la méthode adoptée par La Boétie. Il repousse l’approche traditionnelle de la philosophie politique, qui définit abstraitement les différents types de régime et les compare pour les évaluer. Il adopte au contraire une démarche empirique, qui trouve son point de départ dans une situation humaine concrète, envisagée dans la diversité de ses réalisations, puis remonte vers les causes qui l’expliquent ou la rendent possible. Il ne se soucie donc pas de définir la tyrannie mais, constatant que la tyrannie existe de fait et en en supposant la définition acquise, il cherche à comprendre les conditions anthropologiques qui la favorisent. C’est dire que la part d’implicite est forte dans le Discours puisque tout ce qui relèverait des « disputes politiques » est présupposé4. Qu’entend par exemple La Boétie par tyrannie ? Il ne la définira jamais totalement, se contentant de donner à son lecteur des indications éparses que celui-ci doit rassembler et organiser. La réflexion théorique ne sera donnée que par fragments, à mesure que la question le justifie. Le plan du Discours confirme cette démarche empirique, puisque La Boétie pose d’abord un diagnostic sur la maladie que constitue la servitude volontaire et, la jugeant incurable, il n’y cherche pas de remèdes mais il enquête sur ses causes « par conjecture » (p. 89) : cette expression indique bien qu’il s’agit de remonter d’un fait connu ou d’un constat d’expérience vers ses causes probables.

4 La Boétie interroge donc d’emblée et par hypothèse l’état d’esprit et le mode de relation des sujets sous un gouvernement tyrannique. Il n’y a pas lieu de s’étonner, comme la critique le fait souvent, de ce qu’il ne définisse pas la tyrannie en prenant bien soin de la différencier de la royauté, et d’en tirer argument pour suggérer qu’il assimile le roi de France à un tyran. Laissons pour le moment de côté le fait, sur lequel nous reviendrons, que La Boétie repousse une telle assimilation autant que son approche empirique le lui permet ; il reste que l’hypothèse selon laquelle il critiquerait la royauté française revient à minorer le déplacement méthodologique qui fonde le Discours, puisque c’est replacer au cœur du texte la question du pouvoir et la valeur comparée des différentes manières de l’exercer, et ainsi ramener l’auteur vers les « disputes politiques » desquelles il veut se dégager. Il faut bien admettre cependant que ce n’est pas au tyran mais aux sujets de la tyrannie que s’intéresse La Boétie. En interrogeant la relation réciproque qui s’établit entre les sujets ou les sociétés et leur gouvernement, il situe sa réflexion dans le champ de ce qu’on appelait alors la « police ». Les historiens ont déjà souligné l’importance de cette notion qui marque le vocabulaire politique de la fin du Moyen Âge et du XVIe siècle, mais ils lui ont souvent donné un sens trop étatique et institutionnel, considérant que police désignait l’action du gouvernement en matière civile, en ce qui concerne la justice et les finances principalement5. Le champ sémantique de cette notion est beaucoup plus large. Le Dictionnaire du moyen français en ligne propose, nombreux exemples à l’appui, trois sens :

- (Bonne) administration publique, gouvernement, ordre qui en résulte.
- Par ext. (Bonne) conduite, manière d’agir d’une collectivité.
- Par anal. Ordre (dans les choses), mise en ordre, organisation, manière6.

5La police désigne à la fois l’action du gouvernement et l’ordre social qui en résulte. C’est le travail de modélisation que le pouvoir exerce sur la société, mais c’est peut-être aussi l’inverse. Si le prince doit se soucier de former la société qu’il dirige, c’est qu’elle doit accepter son autorité, et que cette autorité doit être acceptable par cette société. Celle-ci détermine donc en partie les modalités selon lesquelles le prince peut exercer son pouvoir.

6Dans le Discours de la servitude volontaire, le mot police n’apparaît qu’une fois, mais en conclusion d’un passage important et cette occurrence est d’autant plus significative que l’exemple qu’elle conclut s’ouvrait par le mot policeur, néologisme forgé par La Boétie semble-t-il, que Michel Magnien considère comme une véritable signature, vu que ce mot se retrouve dans la traduction des Regles de mariage de Plutarque et dans le Mémoire touchant l’Edit de janvier7. Il faut donc que la notion de police intéresse la Boétie, qui forge un mot pour désigner son fondateur. Ces deux occurrences apparaissent dans le passage où La Boétie évoque Lycurgue :

Licurge le policeur de Sparte, avoit nourri ce dit on deux chiens tous deux freres, tous deux allaités de mesme laict, l’un engraissé en la cuisine, l’autre accoustumé par les champs au son de la trompe et du huchet, voulant monstrer au peuple lacedemonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens en plain marché, et entr’eus une soupe et un lievre ; l’un courut au plat et l’autre au lievre ; toutesfois, dit il, si sont ils freres. Doncques celui la avec ses loix et sa police nourrit et feit si bien les Lacedemoniens, que chacun deux eut plus cher de mourir de mille morts, que de reconnoistre autre seigneur que la loy et la raison. (p. 98)

7Huguet définit policeur par : « organisateur d’un état, législateur », mais il laisse échapper certains aspects essentiels du sémantisme de ce mot. En effet, Lycurgue n’est pas un législateur comme un autre mais il est le fondateur de la législation de Sparte. Le policeur est donc le premier législateur, celui qui instaure une constitution8. De plus, la constitution de Sparte ne se caractérise pas essentiellement par des lois : Lycurgue a instauré un mode de vie ascétique et communautaire ainsi qu’un type d’éducation propre à le perpétuer. Bref, il n’a pas seulement instauré une constitution, il a aussi formé les citoyens aptes à la respecter et à la maintenir. Il a agi par « ses loix et sa police » : la coordination suggère que la police ne se réduit pas aux lois et que le « policeur » est un législateur qui façonne ses concitoyens. Telle est la leçon de l’exemple : l’histoire des deux chiens, de même nature puisqu’ils sont frères, mais de comportements opposés puisqu’ils ont été dressés différemment, n’illustre pas seulement la force de l’éducation ; elle montre surtout qu’en utilisant cette force, un homme habile peut modifier la nature d’autrui.

8 La réflexion sur cette action formatrice est un des thèmes fondamentaux du Discours. Je voudrais le vérifier par une interrogation lexicale. J’examinerai le sens et les enjeux d’un mot dans le Discours de la servitude volontaire, un mot presque invisible, un mot outil pour ainsi dire ; mais il faut toujours se méfier du mot qui dort. S’il a retenu mon attention, c’est qu’il apparaît dans quelques phrases importantes du Discours, lourdes de sens et qui en dégagent une partie de la problématique. Il s’agit du mot façon. Dans ses emplois faibles, le mot est synonyme de manière, sorte, espèce ; mais, employé dans un sens fort, il garde trace de son étymologie : une façon, c’est une manière de faire, c’est la tournure particulière d’un travail de fabrication ou bien c’est la forme spécifique du produit de ce travail. C’est alors une forme seconde imposée à une nature ou à une matière première par un travail de transformation. Ainsi, la police de Lycurgue est une façon qu’il impose à ses concitoyens, comme le souligne discrètement La Boétie en notant qu’il « feit si bien les Lacedemoniens » (p. 98). Il est évident dès lors que le mot synthétise quelques-unes des idées fondamentales du Discours, en particulier celle d’un écart entre un état naturel et un état actuel produit par l’artifice humain. Il entre en écho avec d’autres mots porteurs de sèmes équivalents, par exemple les nombreux mots formés avec un préfixe en a- indiquant la transformation, le passage vers un autre état - abatardir (p. 91, 97), abêtir (p. 108), accoutumer (p. 81, 93, 94, 98, 102 - deux fois -, 109, 112, 116), affriander (p. 94), asservir (p. 84, 106 - deux fois -, 112, 119, 120), assotir (p. 109), assujetir (p. 95 - deux fois -, 113), avachir (p. 107) - ou le mot condition (p. 91, 121), qui indique une situation déterminée par des circonstances. Tous ces mots s’inscrivent dans le champ sémantique de la dénaturation et contribuent à décrire la société tyrannique comme un monde fabriqué par l’homme, dans son écart avec la nature.

9 Dans le Discours, j’ai relevé cinq occurrences du mot façon. J’en laisse deux de côté, qui correspondent à la locution « de façon que » ou « la façon que » : le mot y a un sens faible9. Dans les trois autres en revanche, le mot apparaît dans des phrases qui touchent aux enjeux fondamentaux du texte. Les deux premières permettent d’élucider l’implicite politique du Discours puisque le mot façon entre dans la définition de la monarchie, puis de la tyrannie ; il apparaît la troisième fois dans l’analyse anthropologique de la coutume. Cette récurrence est significative : elle suggère qu’une action formatrice s’exerce parallèlement sur les formes du gouvernement et sur les sujets qui le subissent, que les façons des unes et des autres se répondent.

« Façons de république » : qu’est-ce que la monarchie ?

10Dès son entrée en matière, La Boétie refuse d’examiner « ceste question tant pourmenée, si les autres façons de republique sont meilleures que la monarchie » (p. 79). D’après le contexte, la « façon de republique », c’est la manière dont une communauté politique est organisée en ce qui touche le bien public, la définition et le partage de la responsabilité du bien commun. Ce n’est pas exactement le partage du pouvoir, car le pouvoir seul ne suffit pas à fonder une « republique ». Dans la théorie politique du XVIe siècle, une république est une communauté que réunit un intérêt commun et régie par un gouvernement qui s’exerce en vue de ce bien commun. C’est pourquoi La Boétie hésite à compter la monarchie parmi les républiques : « pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement ou tout est à un » (p. 79). La monarchie est donc un « gouvernement », puisqu’il y a pouvoir, autorité exercée sur le peuple, mais pas une « façon de republique », parce qu’il n’y a pas de bien commun : le pouvoir est exercé au seul bénéfice du dirigeant.

11 La monarchie est une notion équivoque au XVIe siècle. Le mot peut être utilisé comme synonyme de royauté : Claude de Seyssel intitule La grant monarchie de France un traité dans lequel il analyse l’organisation du royaume10. En revanche, dans l’œuvre de Du Bellay par exemple, poète admiré par La Boétie et dont l’œuvre est exactement contemporaine, le mot monarchie n’est jamais synonyme de royauté, ni monarque de roi : la monarchie désigne l’Empire, la domination sur la totalité du monde d’un seul souverain, étendant donc son autorité sur les autres dirigeants locaux11. Dans son traité De Regno, première partie du De Regimine principium, une des plus fameuses institutions du Prince médiévale, Thomas d’Aquin considère la monarchie comme une notion générique qui rassemble les deux régimes où le pouvoir est détenu par une seule personne : la royauté et la tyrannie12. Il s’appuie sur Aristote pour distinguer ces deux régimes et définit la royauté comme le régime où une seule personne exerce le pouvoir en vue du bien commun13 tandis que la tyrannie correspond au régime où le dirigeant unique ne poursuit que son bien propre, et non pas l’intérêt commun14. En définissant la monarchie comme le gouvernement où il n’y a « rien de public » parce que « tout est à un », La Boétie laisse entendre que le monarque s’approprie le bien commun, le fait servir à son propre intérêt et ainsi, assimile implicitement la monarchie à la tyrannie. Tout le Discours suppose d’ailleurs une définition de la tyrannie comme le gouvernement où le dirigeant unique exerce le pouvoir exclusivement en vue de son bien propre. Dans l’appel aux « pauvres et miserables peuples insensés », La Boétie décrit le tyran comme un voleur du bien de ses sujets :

vous vivés de sorte que vous ne vous pouves vanter que rien soit a vous ; et sembleroit que meshui ce vous seroit grand heur de tenir a ferme vos biens, vos familles et vos villes vies. (p. 87)

12Tenir à ferme ne signifie pas « posséder fermement », mais « disposer d’un bien en location sous le régime du fermage ». Le manuscrit Mériadeck de la bibliothèque de Bordeaux (Ms 2199), présente d’ailleurs la leçon « tenir à mestairie » (sous le régime du métayage)15. Cette image économique souligne que, pour La Boétie, la tyrannie comme la monarchie, gouvernement où « tout est à un », ne se définissent pas fondamentalement par la forme du pouvoir mais par un régime de propriété : le dirigeant possède seul tous les biens et de ce fait il possède aussi ses sujets, comme le seigneur ses serfs ou le maître ses esclaves. Si cette appropriation est constituée, le dirigeant est un tyran, même s’il n’use pas de violence. C’est même ce qui constitue le paradoxe de la servitude volontaire : les sujets ne s’aperçoivent pas de la tyrannie qu’ils subissent et ils l’acceptent sans y être contraints par la brutalité. Contrairement donc à la tradition, La Boétie ne considère pas le recours à la violence comme un critère définitoire du pouvoir tyrannique : c’en est une conséquence possible, mais pas nécessaire.

13 Cette conception de la tyrannie comme appropriation personnelle du bien commun est récurrente tout au long du Discours. Ainsi, quand La Boétie décrit l’erreur des « tyranneaux », ces courtisans qui espèrent tirer profit de leur proximité du tyran, il renouvelle l’analyse de la tyrannie comme dépossession des sujets :

comme si aucun pouvoit avoir rien de propre sous un tiran ils veulent faire que les biens soient à eus, et ne se souviennent pas que ce sont eus qui lui donnent la force pour oster tout a tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire estre a personne. (p. 121)

14Le tyran ne partage ni avec son peuple ni avec ses proches car tout partage établirait, sinon un bien public du moins un bien commun, et le tyran n’a égard qu’à son bien propre. La Boétie présente les sujets comme des corps annexés à celui du tyran, à qui ils fournissent les mains dont il les bat, les pieds dont il les foule, les yeux dont il les épie (p. 87). C’est une très ancienne métaphore que de représenter une république comme un corps dont chaque citoyen est un membre, concourant pour sa part au bien de l’organisme tout entier. La Boétie détourne cette image en montrant comment la collectivité des sujets concourt à créer, non pas le corps social, mais un corps de substitution au monarque. De nouveau, il figure très littéralement la captation personnelle du commun par le tyran, l’annexion du corps politique, collectif, par le corps personnel d’un individu. En considérant que la monarchie n’est pas une « façon de république », La Boétie définit donc la monarchie en l’assimilant à la tyrannie dans sa définition aristotélico-thomiste.

15 Inversement, la bonne république, celle qui garantit la liberté de ses citoyens, est implicitement conçue comme celle qui fait coïncider le bien propre de chacun des citoyens avec l’intérêt commun de la collectivité. Le point affleure lorsque La Boétie explique « la vaillance » que la liberté donne à ses défenseurs contre les suppôts de la tyrannie : les « gens sujets » n’ont rien à gagner à leur victoire alors qu’ « entre les gens libres c’est à l’envi à qui mieulx mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi » (p. 106). Un autre passage du discours laisse deviner que La Boétie compte la royauté française au nombre des gouvernements qui visent le bien public. Après avoir évoqué les tyrans qui se donnent des titres légitimes pour couvrir leurs abus, La Boétie remarque :

aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceus qui ne font gueres mal aucun mesmes de consequence, qu’ils ne facent passer devant quelque joly propos du bien public et soulagement commun car tu sçais bien o Longa le formulaire duquel en quelques endroits ils pourroient user assez finement. (p. 112)

16Ces lignes s’éclairent peut-être si on se souvient qu’en 1465, Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, a conduit une coalition de grands seigneurs féodaux à se rebeller contre le pouvoir du roi Louis XI. Cet épisode est connu sous le nom de « Ligue du bien public » et Philippe de Commynes, qui s’en fait le chroniqueur, note, en évoquant le traité de paix favorable aux rebelles par lequel la sédition se termine, que « le bien du royaume » ne préoccupait guère les seigneurs révoltés « car le bien public estoit converty en bien particulier »16. Or, les Mémoires de Commynes sont bien connus et souvent édités au XVIe siècle ; ils constituent un témoignage essentiel sur l’instauration de l’état royal. Sans doute La Boétie ne pense-t-il pas spécifiquement à cet épisode, ou alors comme archétype fondateur, puisqu’il évoque des mutins d’« aujourd’hui », mais jusqu’à la Fronde, c’est au nom du bien public que se soulèveront les rebelles contre la puissance royale17. La Boétie avait-il plus spécifiquement en tête l’argumentaire des mutins lors de la « révolte des gabelles », invoquant le « bien public et soulagement commun » pour refuser une augmentation de l’impôt sur le sel ? Ce n’est pas impossible mais je ne connais pas de texte justifiant cette rébellion. De toute façon, en évoquant de manière ironique un « formulaire », un recueil de formules types, La Boétie renvoie à un argumentaire stéréotypé, récurrent dans des situations analogues, et il ne vise sans doute pas un épisode spécifique. Deux points me semblent essentiels dans les remarques que je viens de faire : La Boétie renvoie à des rebelles qui remettent en question l’ordre traditionnel du royaume et qu’il assimile à des tyrans parce qu’il les juge poussés par le souci de leur bien propre, même s’ils motivent leur soulèvement en invoquant mensongèrement le bien public18 ; le partage entre l’intérêt personnel et le bien propre apparaît donc comme la ligne de clivage entre la monarchie-tyrannie d’une part et la royauté de l’autre.

La tyrannie comme « façon de régner »

17 La conséquence de cette analyse, c’est que La Boétie ne tient pas monarchie pour un synonyme de royauté. Pour préciser la différence qu’il établit entre royauté et monarchie, il faut analyser la seconde occurrence du mot « façon ». La Boétie distingue « trois sortes de tirans » selon la manière dont ils obtiennent leur pouvoir : il peut s’agir d’un chef de guerre, qui a conquis son autorité par les armes ; d’un roi, qui succède à son père ; d’un dirigeant élu démocratiquement. Il n’y a pas un de ces tyrans qui soit préférable à l’autre car « estant les moiens de venir aus regnes divers, tousjours la façon de regner est quasi semblable » (p. 94). On a trop rarement souligné ce passage capital pour l’interprétation du Discours : la tyrannie est une « façon de régner », une manière d’exercer le pouvoir, qu’il faut distinguer des « moiens de venir aus regnes », qui définissent les régimes ou les constitutions, en déterminant qui peut obtenir le pouvoir et dans quelles conditions. La royauté apparaît donc comme un régime, qui se définit par la transmission héréditaire du pouvoir : l’analyse de La Boétie met en équivalence ceux qui arrivent au pouvoir « par succession de leur race » et « ceus là qui naissent rois » (p. 93). Ce régime ne préjuge pas du mode de gouvernement, de la « façon de régner ». Puisque la façon est une manière de disposer, d’organiser ou de conformer les choses, par une élaboration seconde, il en résulte qu’elle n’est jamais nécessaire, liée à la nature des choses, et qu’on peut toujours concevoir une autre façon. Le roi peut rester roi, s’il adopte une « façon de régner » royale, ou devenir tyran s’il adopte une « façon » tyrannique : ainsi Denys de Syracuse, qui « se feit de cappitaine Roy, et de Roy tiran » (p. 95). La gradation suppose à la fois la possibilité pour la royauté de dégénérer en tyrannie, mais aussi la différence entre ces deux gouvernements.

18 Cette différence ne tient pas aux pratiques objectives du dirigeant : un roi et un tyran peuvent à l’occasion être amenés à prendre des décisions analogues. Ainsi La Boétie souligne que les tyrans se montrent soucieux d’ôter toute vaillance à leurs sujets et que pour ne pas les accoutumer au combat et au maniement des armes qu’ils pourraient retourner contre leur maître, ils se gardent de les envoyer à la guerre et préfèrent engager des mercenaires. La Boétie note alors que « de bons rois […] comme des françois mesmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’huy » ont également eu recours à des mercenaires étrangers,

mais a une autre intention pour garder les leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour espargner les hommes. (p. 107)

19Ce passage est parfois interprété d’une manière ironique, comme si La Boétie voulait souligner que le roi de France était un tyran, puisqu’il adopte des pratiques analogues. Je crois qu’il n’en est rien et qu’il faut prendre au sérieux la différence d’« intention » qu’il souligne. En effet, c’est d’abord par le but visé, le bien commun ou le bien propre du dirigeant, que les gouvernements royal et tyrannique se différencient, et c’est bien en faisant valoir le souci du bien commun que La Boétie exempte de grief les « bons rois » : donner la priorité aux hommes plutôt qu’à l’argent, préférer le bien de tous à l’accumulation des richesses pour soi, témoigne en effet d’une « intention » tournée vers le bien commun. Une analyse analogue peut valoir pour le passage où La Boétie rappelle que les rois de France usent des symboles de la monarchie sacrée après qu’il a rappelé que les tyrans se mettent « la religion devant pour gardecorps » (p. 113). Il ressort clairement du passage que La Boétie ne croit pas à la vérité des symboles de la monarchie sacrée et il concède seulement du bout des lèvres qu’à leur sujet, il ne veut pas

mescroire puis que nous ni nos ancestres n’avons eu jusques ici aucune occasion de l’avoir mescreu, aians toujours eu des Rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu’ancore qu’ils naissent rois, si semble il qu’ils ont esté non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le dieu tout puissant avant que naistre. (p. 115)

20L’élection divine et le droit qu’elle fonde deviennent des fictions, sinon vraisemblables, du moins acceptables par conjecture, puisque la réalité ne dément pas absolument une telle explication. Leur usage est légitime parce qu’elles cautionnent une bonne « façon de régner ». Comme précédemment, l’intention justifie les moyens : La Boétie ne condamne pas l’usage de la propagande et des fictions sacralisantes en lui-même, mais seulement quand il sert de couverture à une « façon de régner » tyrannique. Comme Ulysse à l’ouverture du Discours, dont on pouvait « excuser » l’erreur parce qu’il l’utilisait pour une bonne cause, « appaiser la revolte de l’armee » (p. 78-79), les rois de France sont justifiés d’attacher le peuple à leur trône par des fables parce que leur « façon de regner » le justifie. La Boétie fait preuve d’un sens pragmatique qui relève de la realpolitik : on peut tromper le peuple si c’est la condition de stabilité d’un bon gouvernement.

21 Il s’ensuit que la différence entre royauté et tyrannie ne dépend pas d’éléments objectifs, comme les dispositions constitutionnelles ou les pratiques effectives du prince. C’est par l’« intention » que ces deux « façons de régner » se distinguent, par la nature du bien qu’elles poursuivent. Toutefois, si une même pratique peut être utilisée dans le sens du bien commun ou à son détriment, c’est que l’intention elle-même n’est pas donnée objectivement dans les faits, mais qu’elle dépend d’une interprétation, d’un jugement global sur les motivations du dirigeant. La tyrannie suppose plus précisément un jugement négatif, puisque ce nom est une étiquette infamante. Aucun régime ne se revendique tyrannique : tous se désignent en prenant le nom d’un gouvernement légitime. La Boétie est parfaitement conscient de cette manipulation politique des noms. Il l’évoque par exemple à propos des empereurs romains qui se paraient du « tiltre de Tribun du peuple » :

par ce moien il s’asseuroit que le peuple se fieroit plus d’eus, comme s’ils devoient en ouir le nom, et non pas sentir les effect au contraire. (p. 111-112)

22Cette capacité d’un « nom » légitime à faire oublier les véritables « effets » du gouvernement est illustrée un peu auparavant. Après avoir mis le pays en coupe réglée, les tyrans romains faisaient largesse d’une part infime de leur pillage et le peuple s’estimait heureux de cette maigre redistribution, oubliant les vols qui avaient précédé. Évoquant l’aveugle satisfaction du peuple, La Boétie note : « Et lors c’estoit pitié d’ouir crier Vive le Roi » (p. 110). Ce serait un contresens de voir dans ce passage une tentative de La Boétie pour identifier roi et tyran : c’est exactement l’inverse. Ce ne sont pas seulement les acclamations du peuple qui font pitié, c’est qu’il accorde à un prince inique, tyrannique par les « effects » de son pouvoir, un « nom » de souverain légitime : roi. Le manuscrit 2199 de Bordeaux propose la leçon « Vive l’Empereur », plus exacte, car ce sont bien les empereurs romains que La Boétie évoque dans les lignes qui précèdent et qui suivent. Le titre exact donné au souverain acclamé importe moins que le caractère légitime de ce titre. Le fait que, dans le texte adressé à Longa19, La Boétie choisisse roi comme titre légitime n’est qu’un des indices qui renforce la légitimité de la royauté dans la version finale du texte20. Le dernier indice du fait que le gouvernement tyrannique ne se revendique jamais tel, mais se couvre toujours d’un nom légitime, est sans doute le plus important : il apparaît dès le début du texte, mais il fallait les exemples précédents pour l’éclaircir. La Boétie s’étonne que les masses se laissent dominer par un seul individu,

non pas contrains par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantes et charmes par le nom seul d’un. (p. 79-80)

23À la lumière des exemples précédents et de l’opposition entre l’« effet » et le « nom » compris comme « tiltre » légitime, on peut gloser ce passage : ce n’est pas par la force que les peuples acceptent les effets d’un gouvernement tyrannique, mais parce qu’ils sont fascinés par un nom, c’est-à-dire par le titre légitime, quel qu’il soit, dont se masque leur souverain, alors qu’il gouverne en tyran. La « façon de régner » tyrannique suppose que le gouvernement dénature les dispositions constitutionnelles du régime, mais cette dénaturation demeure inaperçue, voilée par la permanence du nom.

24 Dès lors, l’énigme de la servitude volontaire ne porte pas tant sur la volonté des sujets du tyran que sur leur clairvoyance et leur jugement. Le problème n’est pas qu’ils veulent être serfs puisqu’ils ne se perçoivent pas comme tels, sensibles seulement aux aspects bénéfiques du régime qu’ils soutiennent et pas au tort qu’ils en subissent.

tousjours le populaire a eu cela : il est au plaisir qu’il ne peut honnestement recevoir, tout ouvert et dissolu ; et au tort et à la douleur qu’il peut honnestement souffrir, insensible. (p. 110)

25L’usage que les protestants ont fait du Discours est particulièrement éclairant. En publiant le texte, ils l’ont détourné, puisqu’ils ont rendu le peuple destinataire d’une œuvre originellement conçue pour une publication manuscrite : ce faisant, ils identifiaient le tyran au roi de France et supposaient que le peuple pouvait guérir de la servitude volontaire alors que La Boétie juge le mal incurable21 ; c’est surtout l’identification exacte des serfs volontaires qu’ils prétendaient guérir qu’il faut préciser. Les enjeux du réemploi imprimé apparaissent clairement dans un passage du Resveille Matin des François, dialogue qui intègre de larges extraits en partie réécrits du Discours, et notamment la première partie du texte de La Boétie, le diagnostic de la servitude volontaire et l’appel à ne plus servir lancé aux « pauvres et miserables peuples insensés » (réadressé aux « povres et miserables François »). Aussitôt après, le second interlocuteur du dialogue formule ce souhait :

que pleut à Dieu, que ces beaux mots eussent pieça esté semés au beau milieu d’une grande assemblée de nos Catholiques François22.

26Il veut croire que le discours serait suffisant pour inciter les auditeurs à rejeter la tyrannie et à reprendre leur liberté. Toutefois, ce ne sont pas les protestants, comme on aurait pu s’y attendre, qui sont appelés à se soulever contre un roi de France devenu tyran à leurs yeux, puisqu’il a massacré leurs coreligionnaires ; mais ce sont bien les catholiques qu’il pousse à se désolidariser d’un gouvernement qui défend leur cause, qui prend les armes contre leurs ennemis. Si le gouvernement a un « effet » tyrannique, ce n’est pas contre les serfs volontaires qu’il s’exerce. En d’autres termes, la servitude volontaire est le nom que les adversaires d’un régime donnent à l’adhésion pleine et entière que ses partisans lui accordent : la formule indique que celui qui l’emploie juge objectivement tyrannique le gouvernement que ses affidés estiment subjectivement bon. En l’occurrence, le pamphlétaire juge que la monarchie française est objectivement une tyrannie puisque Charles IX a fait massacrer une partie de ses sujets (protestants) ; en conséquence, l’autre partie (catholique), qui soutient le roi, se soumet de plein gré à un tyran (qu’elle ne juge pas tel) et devient volontairement serve.

27 Le pamphlet protestant révèle la logique profonde du texte qu’il détourne. La servitude volontaire suppose une différence de jugement entre le peuple, qui adhère au régime, en épouse les valeurs et en éprouve les bienfaits, et La Boétie, qui juge ce même régime tyrannique. En effet, la tyrannie n’est jamais le nom que revendiquent un régime et ses partisans, mais c’est un nom infamant qui lui est donné par ses détracteurs23. La Boétie évoque par exemple « les Rommains tirans » (p. 109), mais c’est en réalité des empereurs qu’il parle. Ni les rois d’Assyrie ni les rois d’Égypte, ni César, Tibère ou Néron n’ont porté le « nom » de tyran : c’est La Boétie qui les rebaptise ainsi. Dès lors, parler de « servitude volontaire » n’est pas tant un paradoxe qu’un paralogisme délibéré, ou un sophisme. Pour qu’une situation soit volontaire, il faut que celui qui s’y trouve en ait une conscience claire au moment où il y est placé : c’est la connaissance anticipée du résultat qui rend l’action volontaire. Or, La Boétie suppose les serfs volontaires inconscients de leur situation réelle, puisque celle-ci ne peut apparaître comme « servitude » qu’à la faveur d’un jugement différent du leur. Toute l’argumentation du Discours vise alors à réduire l’arbitraire de cette requalification : La Boétie pose évidemment son jugement comme une vérité et le jugement divergent des peuples devient le signe de leur méconnaissance de la vérité et d’eux-mêmes. Il évoque

le peuple, qui a perdu long temps a toute congnoissance, et duquel puis qu’il ne sent plus son mal, cela montre assés que la maladie est mortelle. (p. 89)

28La servitude volontaire oblige à penser une volonté inconsciente de son objet réel, ce qui renvoie à un défaut de « congnoissance », et même de connaissance de soi puisqu’il faut être aliéné pour ne plus sentir son mal. Cette méconnaissance est si radicale que La Boétie renonce à guérir la « maladie » que constitue la servitude volontaire, jugeant qu’elle constitue l’état irréversible des peuples dominés (à la différence des protestants qui ont fait un usage pamphlétaire de son texte). La question glisse alors de la politique vers l’anthropologie, vers la relation réciproque entre une « façon » politique et une « façon » de la nature humaine.

« La nourriture nous fait de sa façon » : nature, culture et reconnaissance de la raison

29 C’est quand La Boétie évoque la coutume que nous trouvons la troisième occurrence du mot façon.

L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part pour nous tirer la ou elle veut, et nous faire dire bien ou mal nez : mais si faut il confesser quelle a en nous moins de pouvoir que la coustume, pource que le naturel pour bon qu’il soit se perd s’il n’est entretenu, et la nourriture nous fait tousjours de sa façon, comment que ce soit maugré la nature. (p. 96-97)

30La Boétie n’affirme pas seulement que « la nourriture nous fait » : il ajoute qu’elle nous fait « de sa façon ». Il peut s’agir d’une redondance (faire d’une façon), mais on peut aussi comprendre que l’éducation retransmet vers les individus qu’elle modèle une forme, ou une « façon », qu’elle a d’abord reçue de la coutume : l’éducation nous façonne de la manière dont elle a elle-même été façonnée. C’est en somme le processus de l’habitus qu’analyse La Boétie avant Pierre Bourdieu. C’est un des sens du mot façon que relève Robert Estienne dans son dictionnaire : « Factura, Figuratio, Forma, Habitus, Factus, huius factus ». La Boétie lui confère une valeur sociologique en l’utilisant pour analyser l’influence du groupe sur les individus.

31 Pour illustrer la force de cette façon coutumière, La Boétie développe deux métaphores végétales. Avec les arbres fruitiers tout d’abord, « qui ont bien tous quelque naturel à part » mais qui « le laissent aussitost […] selon qu’on les ente » ; avec les herbes ensuite, qui ont chacune « leur propriété, leur naturel et singularité » que « le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier » peut altérer (p. 97). Le premier sens de cultura en latin comme de culture en français est celui d’agriculture et c’est par métaphore que le mot a été utilisé dans le domaine intellectuel : c’est pourquoi la plante est une image récurrente quand il s’agit de décrire l’articulation de la nature et de la culture24. La croissance végétale est la métaphore du développement naturel, qui fait passer de la puissance à l’acte, développement strictement déterminé, qui peut toutefois être modifié par l’intervention de l’homme, le jardinage apparaissant alors comme métaphore de l’art ou de la culture, inflexion du développement naturel dont résulte une forme seconde, différente de la forme qu’aurait produit le développement naturel. Si la coutume est « façon », c’est qu’elle engendre une forme différente de la forme naturelle. Elle peut même être dénaturation puisque La Boétie estime qu’elle peut rendre impossible la reconnaissance de l’état naturel dans l’état actuel de la chose : « la plante qu’on a veu en un endroit, on est ailleurs empesché de la reconnoistre » (p. 97). La reconnaissance est le test qui permet de mesurer l’adéquation entre la forme naturelle et la façon coutumière. Or, c’est en agissant sur le développement de la raison que la coutume peut façonner la nature humaine.

Il y a en notre ame quelque naturelle semence de raison, laquelle entretenue par bon conseil et coustume florit en vertu, et au contraire souvent ne pouvant durer contre les vices survenus estouffée s’avorte. (p. 89)

32« Semence », « florit », « avorte » : les termes choisis rapprochent la raison d’une plante et la désignent ainsi comme l’objet même que la coutume remodèle. C’est dire que la raison caractérise l’état naturel de l’homme et que la coutume empêche de reconnaître la raison en lui, si bien qu’il cesse d’être reconnaissable comme être rationnel, aux yeux d’autrui comme aux siens propres. Comme nous l’avons vu pour la tyrannie, la coutume renvoie à un problème de (re)connaissance de soi et de son état naturel et ce n’est pas un hasard, puisque l’une et l’autre se définissent comme des « façons », « façon de régner » ou « façon » coutumière, c’est-à-dire comme des états artificiels, produits de la culture. La reconnaissance de la raison est au cœur de l’anthropologie politique de La Boétie : on produit coutume et servitude volontaire en entravant ce processus ; c’est en le favorisant qu’on pourrait restaurer la liberté s’il était possible de guérir du mal mortel que La Boétie diagnostique.

33La question de la reconnaissance de la raison, et par conséquent de soi-même ou d’autrui comme être rationnel, donc libre, constitue une trame discrète du Discours : le verbe congnoistre et ses dérivés, éventuellement forgés par La Boétie, jalonnent le texte. Ainsi, la nature « nous a tous faits de mesme forme, et comme il semble, a mesme moule, afin de nous entreconnoistre tous pour compaignons ou plustost pour frères », elle « nous a tous figurés a mesme patron afin que chacun se peust mirer et quasi reconnoistre l’un dans l’autre » (p. 89-90). Si l’homme se développait selon la nature, la raison déterminerait la forme de chaque individu, lui garantissant la liberté. Dans ce cas, en voyant autrui, je le reconnais comme être rationnel et libre et je me reconnais aussi comme tel. Le préfixe re- indique une répétition qui suggère la connaissance de soi devrait d’abord procéder d’une intuition intérieure, alors que la connaissance par réflexion en autrui (« mirer ») suppose un détour par l’extérieur, qui lui confère un statut secondaire, de rappel : se reconnaître en autrui, c’est reprendre connaissance de soi en considérant l’autre. Cette réflexivité vient du fait que par nature, nous ne sommes pas « tous unis », puisque le travail d’unification supposerait une diversité initiale, mais « tous uns » (p. 90) : la nature humaine est la même en tous. La reconnaissance réciproque, qui est aussi reconnaissance de soi dans l’autre est si déterminante que La Boétie forge un néologisme pour la désigner : le verbe [s’]entreconnoistre. La tyrannie comme la coutume opacifient cette transparence naturelle et c’est très logiquement le travail de reconnaissance que La Boétie envisage comme moyen, le seul et sans doute irréalisable, de sortir de la tyrannie. Ainsi, quand il envisage la prise de conscience des tyranneaux asservis par leur proximité avec le tyran :

Qu’ils mettent un petit a part leur ambition, et qu’ils se deschargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux mesmes et qu’ils se reconnoissent. (p. 120)

34Ils verraient alors que le peuple qui subit leur gouvernement est plus libre qu’eux. La reconnaissance souhaitée des tyranneaux exigerait qu’ils reprennent conscience de leur nature, et qu’ils prennent conscience du même coup de leur condition actuelle et de l’écart entre ces deux états. Une telle reconnaissance suppose qu’ils mettent de côté « ambition » et « avarice », ces deux vices qui les attachent au monde et à leur bien propre. Renoncer au monde pour reconnaître la raison et retrouver sa liberté naturelle : c’est par une conversion morale que les tyranneaux pourraient se libérer, ce qui rend la guérison hautement improbable, du moins s’ils se confient à leur propre force. On peut envisager de provoquer cette reconnaissance, et la rhétorique peut alors être d’un grand secours. Ainsi, quand La Boétie veut faire prendre la mesure aux hommes de leur dégénérescence :

Or, si d’aventure nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abastardis que nous ne puissions reconnoistre nos biens ni semblablement nos naifves affections, il faudra que je vous face l’honneur qui vous appartient, et que je monte par maniere de dire les bestes brutes en chaire, pour vous enseigner vostre nature et condition. (p. 91)

35Si la servitude volontaire est une maladie incurable, c’est qu’elle entraîne un abâtardissement tel qu’il bloque la possibilité de la reconnaissance de soi : sa victime ne peut plus prendre conscience de sa « condition » servile, de la perte de sa liberté et de son humanité. C’est pourquoi La Boétie recourt aux exemples animaux, apparemment peu à leur place dans un discours politique : c’est une transgression violente, un remède extrême qui doit provoquer un choc chez l’auditeur en lui renvoyant une image de lui-même qu’il n’attendait pas. Ces bêtes lui rendent « l’honneur qui [lui] appartient » : à lecteur abêti, exemples grotesques de bêtes « mont[ées] en chaire ». La rhétorique doit forcer le lecteur à « reconnaître » sa « nature » (perdue) et sa « condition » (actuelle), et à mesurer la décadence de l’une à l’autre. Quand La Boétie évoque Hiéron, le traité de Xénophon, ce n’est plus la rhétorique mais la littérature qui est envisagée comme remède pour forcer le tyran à se reconnaître.

Que pleust a dieu que les tirans qui ont jamais esté, l’eussent mis devant les yeulx et s’en fussent servis de miroir ; je ne puis pas croire qu’ils n’eussent reconnu leurs verrues, et eu quelque honte de leurs taches. (p. 107)

36Le livre peut favoriser la reconnaissance de soi, et la reconquête de son naturel... si on le lit. Le souhait est à l’irréel du passé, ce qui ne laisse guère d’espoir sur son éventuelle réalisation future. À trois reprises, La Boétie lie la guérison à la reconnaissance de soi et désigne les lettres comme moyen de provoquer cette reconnaissance, mais il suggère aussi que personne ne fera usage de ce remède : « cela monstre assés que [l]a maladie est mortelle » (p. 89).

37 Un passage se révèle capital dans cette perspective, celui qui évoque les « mieulx nés » qui ont gardé intact l’amour naturel de la liberté parce qu’ « aians la tête bien faite, [ils] l’ont encore polie par l’estude et le savoir » (p. 103). Les lettres renforcent leur conscience préservée de la liberté naturelle mais la tyrannie conduit à une individualisation des consciences :

Le grand turc s’est bien avisé de cela que les livres et la doctrine donnent plus que toute autre chose aus hommes, le sens et l’entendement de se reconnoistre, et d’hair la tirannie : j’entens qu’il n’a en ses terres gueres de gens scavans, ni n’en demande. Or communément le bon zele et affection de ceux, qui ont gardé maugré le temps la devotion a la franchise, pour si grand nombre qu’il y en ait, demeure sans effect pour ne s’entrecongnoistre point. (p. 104)

38On retrouve le verbe « s’entrecognoistre », qui n’apparaît qu’une autre fois dans le Discours, dans le passage examiné plus haut décrivant la sociabilité naturelle. Sous un régime tyrannique, la littérature reste une pratique individuelle, qui ne permet pas de nouer de relations : elle est sans incidence sur la police. D’où le rappel amer de la raillerie de Momus souhaitant que l’homme ait « une petite fenestre au cueur, afin que par là on peut voir ses pensées » (p. 104) : il s’agit d’un remède alternatif à la pratique littéraire défaillante en l’occurrence, et il s’agit aussi d’un remède mythique, impossible dans le réel. Les mains des lettrés sont pures, mais ils n’ont pas de mains... Contre la servitude volontaire des peuples, aucun moyen solide ne vaut.

39Ce passage permet toutefois de mesurer, en négatif, l’efficacité que La Boétie attribue à son œuvre et la manière dont il envisage son inscription dans son temps. Il n’assimile pas le roi de France au grand Turc puisque le premier ne bloque pas l’entre-connaissance des « mieulx nés ». Le Discours de la servitude volontaire en est la preuve en acte puisqu’il permet au lecteur de prendre connaissance des pensées de son auteur et constitue la « petite fenestre au cueur » que souhaitait Momus. Sous un régime tyrannique, resterait vide la place que le Discours remplit dans le royaume de France. Peut-être le texte reçoit-il ainsi une fonction préventive : il établit cette entre-connaissance des lettrés pour éviter que le royaume de France devienne tyrannique, mais cette valeur préventive suppose en tout cas que la tyrannie n’est pas à l’œuvre actuellement. Ce développement apporte en outre une nouvelle confirmation au fait que La Boétie a prévu son œuvre pour une publication manuscrite. L’entre-connaissance des « mieulx nés » détermine un idéal élitiste, qui appelle un mode de publication spécifique. La publication imprimée lui conviendrait mal dans la mesure où elle entraînerait une diffusion relativement large, moins en nombre de lecteurs que par l’indétermination du public qu’elle suppose. Adressant son texte à Longa et à quelques amis proches, à partir desquels le texte peut circuler dans un milieu étroit d’humanistes et de parlementaires, ceux qu’il appelle les « mieulx nés », La Boétie favorise une entre-connaissance des lettrés, dont se trouve exclu le peuple irrémédiablement dénaturé. À défaut de pouvoir guérir la servitude volontaire, La Boétie espère sans doute garantir le pouvoir royal contre sa potentielle dérive tyrannique en favorisant l’existence d’une république des lettrés susceptible de façonner le pouvoir25.

Le libre arbitre, le statut des lettres et le mépris du populaire

40 À ce point, on pourrait montrer que l’anthropologie de La Boétie repose sur une reprise de l’analyse augustinienne du libre arbitre, coupée de son cadre théologique et réduite à sa dimension humaine, psychologique et morale26. Cette référence s’impose parce que la théorie augustinienne constitue alors le seul modèle pour analyser le paradoxe d’une volonté inconsciente, ou pour rendre un sujet responsable des conséquences involontaires d’un désir résultant de la méconnaissance de soi. Dans cette perspective, la volonté est tendue vers son bien, mais la raison, aveuglée par les concupiscences, se trompe sur ce bien et croit le trouver dans le Monde alors que Dieu seul pourrait l’assouvir. L’homme poursuit donc des chimères qu’il prend pour des biens, mais qui sont en réalité des maux : elles le détournent de son vrai bien et l’asservissent au Monde et au malheur inévitable. En outre, ce malheur peut être dit volontaire, non pas en ce qu’il est positivement voulu, mais en ce qu’il résulte nécessairement d’une mauvaise orientation de la volonté. Pour obtenir le bonheur, il faudrait orienter vers Dieu sa volonté, ce qui suppose que l’homme prenne conscience de sa nature première, c’est-à-dire de l’état dans lequel Dieu l’a créé avant le péché originel, et ce retour vers l’origine n’est possible que si l’homme se confie à la raison, trace naturelle de la loi divine en nous. Cette analyse est transposable sur la servitude volontaire, si on substitue à Dieu la nature, « ministre de dieu » (p. 89), et si on désigne la liberté comme le bien salvateur qu’elle procure. En cédant à l’ambition et à l’avarice, ces concupiscences mondaines qui les détournent de leur nature, les hommes se rangent parmi les suppôts de la tyrannie et deviennent des serfs volontaires alors qu’ils se libéreraient s’ils suivaient la raison, que La Boétie assimile à l’étude des lettres. Cette relecture humaniste de la théorie augustinienne, qui accorde aux lettres une valeur salvatrice comme s’il s’agissait d’un adjuvant naturel de la grâce divine, trouve un précédent illustre dans les premières pages de L’Institution du Prince de Guillaume Budé. Ce dernier a offert son œuvre manuscrite à François Ier et elle n’a été imprimée qu’après sa mort, en 1547, dans trois éditions qui donnent des textes différents27 : La Boétie, ne pouvait ignorer cette œuvre politique de celui qui a été l’un des plus grands humanistes, hellénistes et juristes d’Europe, publiée alors qu’il achevait ses études. En rapprochant ces textes, il ne s’agit pas de mettre en lumière une source de La Boétie, ni même de suggérer qu’il tire ses idées de l’œuvre de Budé, mais seulement de mettre en évidence que les traits majeurs de l’anthropologie politique de La Boétie sont alors largement partagés.

41 Selon Budé, le bon prince doit conjuguer sapience et prudence, il doit gouverner son royaume avec une sagesse pratique éclairée par le savoir humaniste, qui consiste principalement dans la connaissance de l’Histoire. Budé dessine ainsi la place de conseiller du prince qu’il veut occuper. Le premier chapitre de L’Institution du prince peut être considéré comme un effort pour justifier philosophiquement ce rôle. Il rappelle que la nature humaine, corrompue par le péché originel et incomplètement restaurée par l’incarnation du Christ, ne peut plus se conformer aux injonctions de la raison si elle se confie à ses propres forces et qu’elle n’est plus à même de se conduire elle-même : la « doctrine » est un guide nécessaire.

sans les bons enseignemens des Saiges, et authorité de doctrine, [elle]ne peult congnoistre ce, qui luy est le plus utile, et ce, qu’elle debvroit suivre, pourchasser, et embrasser estroictement de tout son pouvoir, comme le moyen unique de parvenir au souverain bien, lequel (sans nulle doubte) est la fin et intention derniere des hommes, et de toutes les actions terrestres, et vehementes applications des sens, et puissances de l’ame28.

42Au début du chapitre suivant, Budé tire la conséquence de cette analyse : les lettres sont une forme naturelle de la grâce.

Et pource la Science des lettres est une chose tresexcellente, pretieuse, et quasi une inspiration de DIEU donnée aux hommes pas sa grande et infinie bonté, pour servir de supplement, et adjouster en nous la congnoissance de la nature humaine29.

43Nous retrouvons l’intuition de La Boétie selon laquelle les lettrés sont ces « mieulx nés » qui « ne se peuvent tenir d’aviser a leurs naturels privileges, et de se souvenir de leurs predecesseurs, et de leur premier estre » (p. 103). Ce privilège qu’ont les lettrés de se soustraire à la « façon » de la coutume prend sens dans le cadre d’une relecture humaniste de l’analyse augustinienne du libre arbitre.

44 Budé ouvre son Institution du prince en distinguant « trois manieres et façons d’hommes » :

Desquelz les uns sont proveus de si bon sens, si gentil entendement, et de science si naïfve, et habitués en icelle : qu’ilz peuvent entendre d’eulx mesmes, et preveoir les choses qui sont les meilleures, et les plus convenables d’estre faictes, tant de ce qui est present, comme de l’advenir […]. Les aultres ne sont suffisants de pouvoir comprendre si haultes entreprinses si dessus escriptes, et en faire droict jugement par eulx mesmes. Mais ilz ont seulement ceste prudence, qu’ilz entendent, qu’il est bon et utile de croire conseil, et demander et suivre l’opinion des Saiges, et à icelle conformer leur gouvernement. […] Les derniers sont ceulx, lesquelz ne s’entendent pas eulx mesmes, ny leurs conceptions : ny ne peuvent comprendre, quand on leur remonstre et advise de leur honneur et profict30.

45La première catégorie correspond à Budé lui-même, ou plus largement aux humanistes qui possèdent savoir et sagesse théorique et pratique ; la seconde au roi et aux seigneurs sages, qui n’ont pas le savoir mais qui ont la sagesse pratique d’écouter les conseils des sages ; la dernière au reste du royaume, au peuple sans savoir ni sagesse. Budé marque sans ambiguïté la valeur de ces trois « façons d’hommes » : les premiers sont « les plus excellents entre les hommes », les seconds sont « à louer », les troisièmes sont « contraires à eulx propres, et dignes d’estre desprisez par aultruy ». Comme chez La Boétie, où « la nourriture nous fait de sa façon », ces trois « façons » d’hommes se distinguent par l’usage qu’elles font de leur raison, et la valorisation du sage humaniste comme garant du bon fonctionnement de la république parce qu’il possède la raison se double d’un mépris du peuple, disqualifié politiquement parce qu’il ne la possède pas.

46 Cette balance est à l’œuvre dans le Discours de la servitude volontaire : l’entre-connaissance des lettrés est la garantie contre la tyrannie car, sans elle, le pouvoir reste en tête à tête avec le peuple, qu’il façonne en populace afin que celle-ci perpétue le gouvernement qui flatte ses bas instincts. On pourrait alors résumer l’enjeu du Discours de la servitude volontaire en reprenant le credo répété du Mémoire touchant l’édit de janvier31. La Boétie s’y interroge sur une police qu’il juge perverse, celle qui consiste à tolérer deux religions dans le royaume, et il en incrimine le peuple, qu’il tient pour responsable de cette police corrompue. En une formule saisissante, il évoque le « populaire, qui est le pire policeur du monde » (p. 275). Cette formule est reprise et développée quelques pages plus loin. La Boétie estime qu’on ne peut se satisfaire de la formule : « chascun vive comme il l’entend et croit si bon luy semble » et qu’il est vain d’espérer que « l’ordre s’y mette de luy mesmes », puis il se reprend :

Pour vray l’ordre s’y mectra, mais c’est l’ordre qui viendra de la multitude et de sa belle police, qui sera tel comme il a tousjours acoustumé d’estre, venant de telle main, c’est à dire la ruine entiere et d’eux et de leurs maistres. (p. 281)

47Si on laisse le peuple tel qu’il est déterminer l’organisation des institutions, on aboutit à la ruine du peuple lui-même et de ses maîtres actuels. Le Discours ne montre pas autre chose : le peuple est corrompu et soutient les dérives tyranniques du gouvernement pour peu qu’on le flatte. L’ordre politique qu’il peut instaurer est nécessairement un ordre politique pervers. La pensée politique de La Boétie repose sur une conception fondamentalement pessimiste et désabusée du peuple inhérente à l’anthropologie politique humaniste.

L’anthropologie politique humaniste et le scandale du Discours

48 On peut maintenant dégager les points essentiels de l’anthropologie politique humaniste à l’œuvre dans le Discours de la servitude volontaire, et ainsi réinscrire cette œuvre sur le fond d’une idéologie commune parmi les lettrés du XVIe siècle.

49- L’homme n’est pas déterminé par sa nature, mais il est ce qu’il se fait. Cette proposition vaut évidemment dans le domaine métaphysique (qu’on songe au discours De dignitatis homini de Pic de la Mirandole) ; mais elle vaut aussi dans le domaine politique, dans lequel elle devrait peut-être être reformulée : l’homme devient ce qu’on le fait être. Cette plasticité de l’homme, animal politique, a notamment été analysée par Stephen Greenblatt dans un livre célèbre, portant sur la littérature anglaise : Renaissance Self-Fashioning32. Ce titre met en relief la notion de façonnage et de « façon » sous laquelle j’ai placé mon analyse. Mais La Boétie ne croit guère au fait que l’homme puisse se façonner lui-même.

50 - La « façon » de l’homme dépend de son rapport à la raison, principe d’origine divine, qui peut lui permettre de reconnaître sa nature, offusquée depuis la Chute, et qui ne peut être reconquise que par un secours divin, surnaturel (la grâce) ou naturel (les lettres).

51 - Il existe une interdépendance entre la « façon » qu’on impose aux hommes et celle qu’on impose à la société. Plus les citoyens seront réceptifs à la raison, mieux la société sera policée, et inversement.

52 - Le peuple est sans raison et pour cela, détourné de sa nature, à peine humain donc et bien proche de l’animalité. Cet état n’a rien de naturel : la nature rationnelle de l’homme est commune à tous les individus. C’est donc par une faute morale qu’on peut expliquer la dégénérescence du peuple. Il a mal orienté sa volonté, vers le monde plutôt que vers la raison.

53 - En revanche, les lettrés cultivent la raison, et par conséquent ils devraient jouer un rôle déterminant dans la société.

54 Ces points dessinent une lecture inhabituelle du Discours, très différente de l’appel à l’émancipation qu’on a souvent voulu y lire. Rapporter à la volonté des sujets la dérive tyrannique du pouvoir revient à rendre le peuple responsable de sa servitude et à le disqualifier politiquement. L’idéologie de La Boétie est antidémocratique et, d’un point de vue moderne, on serait tenté de le dire conservateur. Ce jugement est anachronique car, même si elle participe du credo inégalitaire qui est celui de son temps, l’idéologie humaniste vise à promouvoir le rôle politique des lettrés, hommes nouveaux dans la société aristocratique du XVIe siècle où, à de rares exceptions près, ce sont les grands seigneurs qui s’occupent du gouvernement. D’où vient alors la force provocatrice du Discours33, s’il participe d’une l’idéologie bien représentée de son temps ? Elle tient en partie à la définition de la tyrannie comme « façon de régner », qui implique qu’on juge le gouvernement sur son « intention », et non sur sa constitution ou sur sa pratique du pouvoir. Même l’adhésion populaire ne peut lui servir de justification car la « servitude volontaire » constitue précisément une critique de l’adhésion. En définitive, seul le sage peut juger de la valeur d’un régime, qui ne peut se prévaloir d’aucune garantie constitutive ou permanente. Cette radicalité humaniste va à l’encontre des efforts de la royauté française pour se garantir une légitimité absolue, divine et par conséquent indépendante des jugements humains. La Boétie ne conteste absolument pas la légitimité du pouvoir royal en vigueur et il valide même son droit à user de légendes sacrées pour assoir son règne, pourvu que cette propagande soit destinée au peuple et qu’il soit bien entendu, entre gens d’entendement, qu’il ne s’agit que de fables pour le peuple. Le scandale du Discours ne tient pas à sa critique politique, mais au fait qu’il subordonne la valeur du gouvernement au jugement d’une partie des sujets, implicitement considérée comme seule légitime. Les pamphlétaires protestants qui ont publié le texte ont assurément trahi La Boétie mais ils l’ont bien lu au moins sur ce point, même s’ils parlaient au nom d’une autre partie des sujets (les protestants et non les humanistes) et condamnaient le pouvoir royal en vigueur.