Colloques en ligne

Déborah Knop

La Boétie alias Thersite : la tonalité séditieuse du début de la Servitude volontaire

1En 1577 a lieu la première publication du texte intégral de La Servitude volontaire, au sein d’un pamphlet protestant, les Memoires de l’estat de France1. Paul Bonnefon note en 1898, dans le chapitre qu’il consacre à l’œuvre de La Boétie :

Sur un exemplaire des Mémoires de l’Estat de France, dont le troisième tome fut achevé de lire le 22 février 1602, nous trouvons, en face de la Servitude volontaire, cette référence d’un lecteur anonyme : « Séditieux contre la monarchie »2.

2Séditieux est à première vue un terme d’analyse politique et c’est ainsi que l’entend le critique. Parmi différents passages qui pourraient se voir attribués cette qualification3, Paul Bonnefon interprète la remarque du lecteur anonyme en la rattachant à l’exorde de l’œuvre, qui se fait selon lui sur le ton de l’« invective ».

3Ce sont là des remarques faites comme en passant, mais nous attirons l’attention sur le fait que séditieux a un sens également en rhétorique, la seditio ou concitatio étant un type de discours. Quoique la notion soit tombée dans l’oubli4 jusqu’à des travaux récents, elle était familière des auteurs et des lecteurs de l’époque, nourris dans les collèges de l’étude quotidienne des grands discours de l’histoire romaine5.

4Nous employons dans le présent article la même terminologie que dans nos récentes publications6. Nous distinguons dans l’œuvre de La Boétie ce que nous avons appelé exorde, proposition, narration, confirmation et péroraison. Ces termes ne sont nullement spécifiques au genre judiciaire et à l’éloquence du barreau7. Bien que La Boétie ait été formé au collège, non seulement à l’étude mais aussi à la production de discours rhétoriques (exercice propre à la classe de première), nous ne cherchons pas à plaquer une structure rhétorique sur ce texte – et encore moins à la réduire à un exercice scolaire. L’emploi de ces mots à propos d’un texte littéraire, et non d’un discours qui aurait véritablement été déclamé, relève donc en partie de l’analogie8.

5Un point particulier de ce découpage pourrait sembler quelque peu paradoxal, notre délimitation de l’exorde, qui s’arrête selon nous à la page 79 (à la fin de notre § 2 dans le découpage en paragraphes que nous proposons en fin d’article9). Nous avons identifié la dizaine de pages qui suit (p. 79-89, § 3-10) comme étant une « narration ». Ces deux parties du discours sont celles dans lesquelles l’orateur ou l’auteur est censé faire preuve de l’habileté psychagogique10 la plus grande. La fonction de conciliation de l’exorde est bien connue. L’est moins celle de la narration, qui n’est pas contrairement à ce qu’on pourrait penser une simple exposition des faits. Elle ne s’y réduit pas, car elle est le lieu de prédilection de la préparation, comme nous le verrons. Le problème de la délimitation de l’exorde est lié selon nous à la référence homérique et à la tonalité séditieuse qui ouvrent ce texte. Nous proposons de revenir aux deux premiers vers de l’œuvre et à l’usage qui en est fait, pour en évaluer la part de concitatio – comme de conciliatio.

Où l’exorde s’arrête-t-il ?

6Tel qu’il est habituellement délimité11, l’exorde court jusqu’au haut de la p. 89 dans l’édition Gontarbert12, ou à la fin du paragraphe 10. Les critiques s’appuient sur deux idées très justes. D’une part, à la fin de l’exorde se trouve usuellement la propositio, c’est-à-dire l’annonce explicite du propos, du but du discours : or la proposition apparaît bien dans ce paragraphe 10 (nous la soulignons) : « Cherchons donc par conjecture […] comment s’est ainsi enracinée si avant ceste opiniastre volonté de servir […] ». D’autre part, l’argumentation proprement dite, ou confirmatio, commence juste après, toujours à la page 89 (notre § 11) : « Premierement cela est, comme je croy, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donné etc. » – point qui semble faire l’unanimité13.

7La difficulté, mais aussi la possibilité d’une autre lecture, tiennent au fait que le discours présente visiblement non pas une proposition comme nous l’aurions attendu, mais deux. La première se situe à la page 79 – à notre paragraphe 3 : « Pour ce coup je ne voudrois rien sinon entendre comm’il se peut faire que tant d’hommes […]. » Les deux propositions (§ 3 et 10) se font écho pour souligner la portée abstraite de l’enquête qui sera menée : « entendre » (§ 3) est repris par « conjecture », « chercher », « trouver » (§ 10). Est également réaffirmée la nature étiologique de l’enquête, exprimée par les subordonnants introduisant les interrogations indirectes comm’ et comment.

8La suite peut sembler plus simple14. L’adverbe « Premierement » (p. 89) définit une première partie de l’argumentation (p. 89-105). La Boétie passe ensuite au second argument, puisque de « la premiere raison pourquoy les hommes servent volontiers » (p. 105) découle la deuxième : « de ceste cy en vient un’autre » (p. 106, ligne 1). Le troisième et dernier argument est introduit par : « Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon advis le ressort et le secret de la domination » (p. 117, l. 4). Les trois parties de l’argumentation ont ainsi une longueur à peu près équilibrée : dix-sept pages (p. 89-105), onze pages (p. 106-116), dix pages (p. 117-126), en considérant que la péroraison se limite à la page 12715.

9Pour justifier ce découpage, nous pourrions mettre en avant l’idée d’une longueur problématique de l’« exorde » si celui-ci s’arrêtait à la page 89. Il ferait lui-même onze pages (p. 78-88). Il représenterait environ un sixième du discours, ferait la taille d’une des parties de l’argumentation, enfin serait disproportionné vis-à-vis de la brève péroraison, d’une seule page16. Mais ce serait se référer à une norme rhétorique dont il n’est pas certain que La Boétie ait souci. Nous privilégierons donc une analyse de la teneur de l’argumentation plutôt qu’un raisonnement qui cherche à la comparer ou à la ramener à une norme.

10La citation de l’Iliade donne peut-être la clé de lecture des paragraphes qui suivent (§ 3 à 9, de la page 79 à la p. 88).

Ulysse face à La Boétie : l’exorde captivant de La Servitude volontaire

11La Servitude volontaire commence de manière abrupte par une citation sans la moindre phrase introductive qui explique son insertion ou donne des indices de son utilisation. Le lecteur s’interroge donc sur le sens de cette référence. Ce flottement a d’ailleurs certainement pour effet d’attiser sa curiosité.

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voy,
Qu’un sans plus, soit le maistre, et qu’un seul soit le roy.
Ce disoit Ulisse en Homere parlant en public. (§ 1, incipit)

12Cette référence est inattendue à première vue, parce qu’il est peu conventionnel de débuter un opuscule de philosophie politique par de la poésie, comme le rappellent certains travaux récents.

13Ces vers pourraient passer pour un argument d’autorité, situant La Boétie en faveur de la position pro-monarchique d’Ulysse. Deuxième surprise : c’est en fait le contraire, puisque cette thèse n’est mentionnée que pour être immédiatement contredite et rectifiée :

S’il n’eust rien plus dit, sinon
D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voy ;
c’estoit autant bien dit que rien plus : mais au lieu que pour le raisonner il falloit dire que la domination de plusieurs ne pouvoit estre bonne, puisque la puissance d’un seul, deslors qu’il prend ce tiltre de maistre, est dure et desraisonnable ; il est allé adjouster tout au rebours,
Qu’un sans plus, soit le maistre, et qu’un seul soit le Roy.
Il en faudroit d’aventure excuser Ulisse, auquel possible lors estoit besoin d’user de ce langage pour appaiser la revolte de l’armee ; conformant, je croy, son propos plus au temps qu’à la vérité. (§ 1).

14Le choix de cette citation liminaire étonne, en ce qu’elle met en avant un point faible du raisonnement de La Boétie. Les « mieulx nés » acceptent le régime monarchique, quand bien même la pratique du pouvoir reviendrait à un homme dont la « vertu » n’est pas éclatante (critère évoqué p. 80, § 3) ; voyant cette autorité en danger, Ulysse n’hésite pas à lui redonner du crédit. Les deux vers qui constituent l’incipit expriment donc une objection à la thèse défendue par La Boétie : même Ulysse, pourtant peu enclin à la sujétion, consent à l’autorité d’Agamemnon et l’impose aux soldats qui s’insurgent. Le même Ulysse sera d’ailleurs érigé plus loin (p. 103, § 27) en figure de proue des « mieulx nés ».

15Commencer ainsi, en affrontant d’entrée de jeu une objection forte, peut faire songer à l’une des formes de l’exorde « insinuant » – en l’occurrence à son espèce la plus paradoxale et la plus oubliée. Dans la présentation qu’en fait Cicéron, l’orateur peut avoir recours à cette stratégie quand il présume son auditoire défavorable à la cause qu’il défend.

16La témérité affichée dans l’ouverture déroutante de La Servitude volontaire pourrait faire songer à l’audace que préconise la rhétorique à l’orateur qui affronte un public convaincu par la partie adverse ou dont la cause est mal engagée. La rhétorique est très sensible à la résistance de l’auditoire, qui est sa raison d’être. Sans réticence ou résistance, nul besoin d’éloquence, ni de stratégie psychagogique. L’orateur ou l’auteur est en général réduit aux conjectures : il tente d’évaluer le niveau de réticence de l’auditeur ou du lecteur vis-à-vis de son propos, et de cerner les points qui posent problème. Que le discours soit écrit ou oral, qu’il s’agisse de la plaidoirie d’un avocat, d’une allocution politique publique, d’une œuvre littéraire telle que l’opuscule qui nous intéresse, ou encore du discours d’un personnage dans une œuvre de théâtre17, l’orateur ou l’auteur avisé présuppose certains nœuds de désaccord ou de désapprobation. Dans toutes les situations discursives évoquées, l’orateur ou l’auteur est contraint de réfléchir à cette hostilité potentielle de manière hypothético-déductive. C’est de cette conjecture que le discours se déduit18.

17Pour revenir à l’exorde insinuant en question, face à un auditoire hostile, ou devant défendre une cause honteuse (turpis causa), l’orateur peut provoquer l’étonnement (admiratio) en affrontant d’emblée « ce que nos adversaires ont estimé leur plus solide argument » :

En effet, lorsque les auditeurs constatent qu’un homme qu’ils pensaient ébranlé par le discours de son adversaire est prêt à répondre à celui-ci avec beaucoup d’assurance [animo firmissimo contra dicere paratu], ils se disent généralement que c’est plutôt eux qui ont donné leur adhésion trop vite [temere assensisse] que lui qui a confiance sans raison [sine causa confidere]19.

18Honteuse est à comprendre comme un antonyme de noble, d’honorable (honesta). Les traités définissent par ce terme les causes quelque peu marginales, qui n’entraînent pas spontanément l’adhésion de l’auditoire. Sont concernés les discours de sédition, que la rhétorique présente de manière très dépréciative :

De même qu’il mérite rarement l’éloge, de même il ne demande pas non plus beaucoup d’art : surtout si nous avons affaire à une foule inculte. Qui en effet n’est pas bouleversé au plus haut point quand il s’aperçoit qu’on commet une injustice épouvantable envers lui ou les siens ? Il suffira donc ici de ce que nous avons dit plus haut, dans les chapitres sur les passions de la colère et de la haine20.

19Le discours de sédition s’adresse donc par essence à « une foule inculte ».

20La Boétie dans ce passage liminaire se pose en rival d’Ulysse, dont il dénonce les compromis politiques : sa parole serait accommodée aux circonstances. Par ce face-à-face audacieux, l’auteur de La Servitude volontaire érige sa propre autorité tout autant qu’il s’attire la bienveillance du lecteur. En creux, par contraste avec le discours d’Ulysse, son propre discours se présente comme une parole libre, franche, fidèle à sa pensée véritable, et détachée de toutes circonstances historico-politiques, comme un discours « ésotérique »21. La Boétie se situe nettement dans le registre du franc-parler (ou parrhèsia, libertas dicendi22).

Si ne veux je pas pour ceste heure debattre ceste question tant pourmenée23, si les autres façons de republique sont meilleures que la monarchie, ancore voudrois je savoir avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les republicques, Si elle en y doit avoir aucun ; pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement ou tout est à un, mais ceste question est reservee pour un autre temps, et demanderoit bien son traité à part, ou plutost ameneroit quand et soy toutes les disputes politiques. (§ 2)

21Ce début est effectivement audacieux. Sa charge polémique tient notamment à sa proposition concessive : « ancore voudrois je savoir avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les republicques, Si elle en y doit avoir aucun » (§ 2). C’est d’ailleurs souvent ce type de proposition, et plus particulièrement l’adverbe ancore, qui portent l’essentiel de la charge subversive dans La Servitude volontaire, comme à la fin de l’éloge de la monarchie française : « Et ancore quand cela n’i seroit pas, si ne voudrois-je pas pour cela entrer en lice pour debattre la verité de nos histoire, ni les esplucher si privement » (p. 115, § 44).

22La tonalité séditieuse de cet exorde, écrit à une heure où la France n’a jamais connu d’autre régime que la monarchie, est paradoxalement un moyen de s’attirer la sympathie ou benevolentia du lecteur. Cette parole sans ménagement est une autre façon de montrer que « C’est icy un livre de bonne foy », comme l’écrit Montaigne dès le seuil du sien. L’expression « à bon escient » (« Mais à parler à bon escient », § 2, reprise à la dernière page de l’œuvre, dans la péroraison, comme en miroir) est synonyme de cette dernière tournure, à en croire Jean Nicot, qui la glose par « Bona fide »24.

23Cet exorde assume de manière très inégale les trois fonctions de l’exorde : le fait de faciliter sa compréhension(docilitas25), d’attirer la bienveillance (benevolentia) et l’attention (attentio) de l’auditoire. La franchise de cet exorde déroutant suscite la bienveillance. La tonalité séditieuse est paradoxalement un moyen de s’attirer la sympathie du lecteur. L’exorde déconcertant soulève avec une habilité magistrale l’attention du lecteur. Où l’auteur veut-il en venir ? Cette entrée en matière repose essentiellement sur l’émotion visée (motus) de la surprise. Même si ce discours n’est pas parfaitement crédible, il est lu parce que les « mieulx nés » de ses lecteurs seront captivés. Il séduit parce qu’il est inattendu.

24En revanche la docilitas est quelque peu négligée – intentionnellement négligée. À la fin du second paragraphe, l’auteur a expliqué ce que son texte n’était pas : ce n’est pas un traité de politique qui viserait à décerner un hommage au meilleur des gouvernements, ni à établir une hiérarchie « entre les republicques ». Mais il n’a pas indiqué clairement le but poursuivi – il ne le fait qu’au paragraphe 3. Autrement dit, l’exorde s’attache moins à la clarté du discours qu’à l’intérêt qu’il soulève. Il est éminemment cryptique : l’auteur dissimule habilement le point auquel il veut venir ; il retarde la proposition ou l’annonce explicite du propos, du but du discours. Il ressortit davantage à la méthode de prudence (ou méthode cryptique), c’est-à-dire à la dissimulation qui présuppose un lecteur habile, qu’à la méthode de nature, qui cherche à guider son lecteur dans le discours avec le plus de clarté et d’explicitation possibles.

25 Jusqu’ici, nous n’avons pas dépassé le tout début de La Servitude volontaire, les pages 78-79 (§ 1-2), c’est-à-dire à notre sens l’exorde proprement dit. Mais l’étude du contexte de l’Iliade en ce début de deuxième chant peut nous mener plus loin, car le contexte homérique éclaire aussi la dizaine de pages suivantes. Derrière Ulysse se profile Thersite.

Ulysse face à Thersite : l’intertexte séditieux de la narration de La Servitude volontaire

26Au début du chant II, Agamemnon, trompé par un songe funeste venu de Zeus, a décidé de faire prendre les armes aux Grecs. Mais pour s’assurer de leur disposition, le roi souhaite les éprouver et leur faire croire qu’il veut rentrer. Cette feinte a de lourdes conséquences : ils prennent le message au pied de la lettre et décident de battre en retraite après neuf années de siège. Sur les conseils d’Athéna, Ulysse interpelle alors les hommes de l’armée en désordre pour tenter de les retenir, dans une parole individuelle, réitérée parmi les troupes en colère :

Grand fou ! demeure en place et tiens-toi tranquille ; puis écoute l’avis des autres, de ceux qui valent mieux que toi : tu n’es, toi, qu’un pleutre, qu’un couard […]. Chacun ne va pas devenir roi ici, parmi nous, les Achéens. [v. 204] Avoir trop de chefs ne vaut rien : qu’un seul soit chef, qu’un seul soit roi – [v. 205] celui à qui le fils de Cronos le Fourbe aura octroyé de l’être26.

27Au vers 204 repris par La Boétie, Ulysse oppose donc la polyarchie à la monarchie27. La première est un mode d’anarchie, comme l’explique Érasme à propos de l’adage correspondant : « La foule des généraux a ruiné la Carie »28. Paradoxalement cette parole d’Ulysse est moins instructive que la suite de l’histoire pour notre enquête.

28Apparaît alors un personnage secondaire de l’Iliade, un dénommé Thersite. Érasme, dans l’adage que nous venons de citer, signale que le vers 204 évoque aussitôt Thersite à qui a l’Iliade présent à l’esprit : « En effet, par ces mots [le vers 204], Ulysse arrête le tumulte des soldats, parmi lesquels se trouvait Thersite. » (Nam his verbis Ulysses milites tumultuantes, in quibus erat Thersites, compescit.)

29Qui est Thersite ? Il n’a qu’une apparition dans l’Iliade. Homère soigne le portrait physique de ce personnage (II, v. 212-221), un simple soldat, physiquement repoussant, à la fois boiteux, bossu et glabre, « l’homme le plus laid qui soit venu sous Ilion ». Cette laideur n’est qu’une manifestation extérieure de son mauvais caractère : « Thersite, seul, persiste à piailler sans mesure. Son cœur connaît des mots malséants, à foison, et pour s’en prendre aux rois, à tort et à travers, tout lui est bon, pourvu qu’il pense faire rire les Argiens. » Négatif de l’idéal grec du kalos kagathos, Thersite prend longuement la parole pour semer le trouble dans le camp :

« Allons ! fils d’Atrée, de quoi te plains-tu ? de quoi as-tu besoin encore ? [v. 226] Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous, les Achéens, nous t’accordons, à toi, avant tout autre, chaque fois qu’une ville est prise. Ou, encore un coup, as-tu besoin d’or ? – d’un or venu d’Ilion, que t’apportera un Troyen dompteur de cavales, pour racheter son fils, pris et lié par moi ou quelque autre Achéen. – [v. 232] Ou bien encore d’une jeune captive, pour goûter l’amour dans ses bras et la garder pour toi seul, loin de tous ? Non, il ne sied pas à un chef de mener au malheur les fils des Achéens. [v. 235] Ah ! poltrons ! lâches infâmes ! Achéennes ! – je ne peux plus dire Achéens – [v. 236] retournons donc chez nous avec nos nefs, et laissons-le là, [v. 237] en Troade, à cuver ses privilèges. Il verra si nous sommes, ou non, disposés à lui prêter aide […]29. »

30S’appuyant sur les analyses d’Eddie Lowry, Florence Goyet explique comment et pourquoi Thersite joue le rôle de « l’accusateur public »30. Sa parole n’est pas crédible, mais n’en résonne pas moins fort. Ceux qui l’entendent sont à la fois le peuple des soldats et les rois en coalition. Thersite est dangereux parce ce qu’il dit tout haut ce que l’armée pense tout bas31. Le danger est tel qu’Ulysse doit intervenir par la suite en trois temps pour sauver ce qu’il reste de la respectabilité d’Agamemnon. Ulysse met à terre le vil orateur verbalement, puis physiquement. Il anéantit ainsi la moindre autorité que Thersite pourrait avoir aux yeux du peuple. Ulysse s’adresse très longuement enfin à la foule des soldats pour les dissuader de partir.

31Quelle est la propositio du discours que tient Thersite ? Il n’exhorte pas la foule à renverser le roi, mais seulement à se séparer de lui, à cesser la collaboration. La proposition est explicitée au vers 236 : « retournons donc chez nous avec nos nefs, et laissons-le là. » L’impératif pluriel est d’ailleurs le marqueur usuel de la proposition, du moins dans les discours qui relèvent comme ici du genre délibératif.

32Une fois identifiée la proposition, le discours de Thersite est plus facile à analyser. L’est aussi la dizaine de pages problématiques qui ouvrent La Servitude volontaire. Celles-ci se terminent en effet par une proposition tout à fait semblable, elle aussi à l’impératif pluriel :

33de tant d’indignités […], vous pouvés vous en delivrer si vous l’essaiés, non pas de vous en delivrer, mais seulement de le vouloir faire. soiés resolus de ne servir plus, et vous voila libres ; je ne veux pas que vous le poussies ou l’esbranlies, mais seulement ne le soustenés plus, et vous le verres comme un grand colosse a qui on a desrobé la base, de son pois mesme fondre en bas et se rompre. (p. 88, § 9, nous soulignons la proposition)

34Le participe passé resolus renvoie à la resolutio, c’est-à-dire la décision prise à l’issue d’une assemblée. La proposition de ce micro-discours qu’est la narration32 est donc un appel à ne rien faire, équivalent ancien de la grève moderne. La formule qui suit, « le pousser ou l’ébranler », est une autre propositio potentielle, non pas la grève, mais la révolte ou la révolution et l’opposition destructrice (évoquée dans d’autres passages de la Servitude volontaire, comme à travers les exempla de tyrannicides, p. 100-101 et 104-105). L’alternative à la non-violence de qui cesse simplement d’obéir serait la violence destructrice. Thersite pourrait appeler la troupe révoltée non pas à « laisser là » Agamemnon avec ses trésors, mais à l’attaquer et à piller ses richesses. La Boétie de même pourrait appeler non à cesser de servir le tyran, mais bien à le renverser, voire à le tuer.

De quelques lieux communs du discours de sédition

35Cette même possibilité se dessine à l’horizon d’une autre situation proche de celle du deuxième chant de l’Iliade, à la première sécession « sur l’Aventin », à Rome. Chez Tite-Live33, les légions ont d’abord la tentation « de massacrer les consuls, afin de se dégager du serment. » Mais « comme on leur représenta que le crime ne saurait relever d’un engagement sacré », ils se retirent sur le mont Sacré, ou, selon une autre tradition, sur l’Aventin. Là, ils restent tranquilles, « n’étant point attaqués et n’attaquant point ». Mais ceci qui suffit à effrayer les sénateurs restés à Rome. Tite-Live lui-même nomme par deux fois seditio la sécession non-violente des légions (II, 32, 1 et 12). Dans un commentaire rhétorique de l’Iliade, daté de 1578, les propos de Thersite sont de même désignés comme une « seditiosam orationem »34. Nous avons ainsi pour une troupe rebelle deux manières de rompre le contrat qui la lie à ses supérieurs : la sédition violente ou non-violente, cette dernière étant plutôt la sécession.

36La Fontaine, dans la fable « Les membres et l’estomac », inspirée de Tite-Live, imagine à partir de l’idée de sédition ou chez lui de mutinerie35 un petit discours (nous soulignons et ajoutons les guillemets) :

Chacun d’eux résolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alléguant l’exemple de Gaster.
« Ils faudraient, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons, comme bêtes de somme.
Et pour qui ? Pour lui seul ; nous n’en profitons pas :
Notre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chommons, c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre. »
Ainsi dit, ainsi fait. […]

37Les auteurs du XVIe et XVIIe siècles sont familiers des discours de sédition. Le sont aussi leurs lecteurs.

38« Sans rien faire » (v. 8) et « chômons » (v. 13) expriment la proposition. Chômons est non seulement l’impératif pluriel usuel, mais il intervient ici aussi en toute fin du discours, comme « soyez résolus de ne servir plus » est à la fin de la narration de la Servitude volontaire (§ 9, p. 88).

39Un autre exemple canonique du discours de sédition figure dans les Annales de Tacite. L’orateur séditieux y est un autre Thersite :

[An.I, 16, 3] Il y avait dans le camp un certain Percennius, autrefois chef d’entreprises théâtrales, depuis simple soldat, parleur audacieux, et instruit, parmi les cabales des histrions, à former des intrigues. Comme il voyait ces esprits incultesen peine de ce que serait après Auguste la condition des gens de guerre, il les ébranlait peu à peu dans des entretiens nocturnes ; ou bien, sur le soir, lorsque les hommes tranquilles étaient retirés, il assemblait autour de lui tous les pervers.[An.I, 17, 1] Enfin, lorsqu’il se fut associé de nouveaux artisans de sédition, prenant le ton d’un général qui harangue, il demandait aux soldats : “Pourquoi obéissaient-ils en esclaves à un petit nombre de centurions, à un petit nombre de tribuns ? Quand donc oseraient-ils réclamer du soulagement, s’ils n’essayaient, avec un prince nouveau et chancelant encore, les prières ou les armes ?[An.I, 17, 2] C’était une assez longue et assez honteuse lâcheté, de courber, trente ou quarante ans, sous le poids du service <militaire>, des corps usés par l’âge ou mutilés par les blessures36.”

40Certes, tel qu’il est retranscrit dans les Annales, ce discours est d’une autre nature que La Servitude volontaire, un texte écrit, diffusé en premier lieu dans un milieu fermé et très ambigu par son éventuelle référence historique et politique au monde qui lui est contemporain. Toutefois nombre de caractéristiques semblent communes aux trois discours, celui de Percennius, de Thersite et le début de La Servitude volontaire. Tous présentent une tonalité très orale de « harangue », à laquelle La Servitude volontaire doit sa qualification de Discours. Ils ont en commun certains procédés relevant de l’elocutio, tels que les questions rhétoriques (notamment aux p. 80-82 et 87, soit § 5 et 9) ou l’opposition numérique entre la foule du peuple ou des soldats et le petit nombre – « un tyran seul » dans La Servitude volontaire (§ 3).

41Au-delà de ces premiers éléments apparaissent quatre ressemblances plus profondes : les passions suscitées, l’argument avancé, la pluralité de la destination et le procédé de l’amplification, de teneur similaire37.

421/ Tous ces discours cherchent à susciter trois des passions aristotéliciennes : indignation, colère et honte. Le recours à la honte est en particulier remarquable. Le discours de Percennius parle de « honteuse lâcheté ». Celui de La Servitude volontaire éveille la honte en des termes très proches (voir les nombreuses occurrences de « lasches », « lascheté », « couards » et « couardise » aux § 5 et 8). Thersite et La Boétie cherchent à accroître la passion en dénonçant en outre un caractère efféminé : au vocatif homérique « Achéens » / « Achéennes » font en effet écho certaines allégations de La Servitude volontaire (« les gens deviennent soubs les tirans lasches et effemines », p. 106, § 32).

432/ L’argument avancé est identifié par Henri de Mesmes :

Il deteste la Tyrannie et blasme nostre servage. Ne scait quel nom luy doner. il ne la met pas entre les estats publics. monstre la facilité de Le desfaire. (p. 201, nous soulignons)

44L’argument est donc celui de la « facilité »38, habituel dans le genre délibératif. L’extrait de Tacite, il est mis en avant par Percennius quand il évoque « un prince nouveau et chancelant encore ». Il est aussi très présent, en filigrane, dans le discours de Thersite et dans le début de La Servitude volontaire. Cela tient à leur distinction entre sédition violente et sécession non-violente. La violence d’une révolte ou d’une révolution demanderait des efforts et serait dangereuse, comme toute guerre. La non-violence d’une résistance passive, quant à elle, est en comparaison très facile, pour ainsi dire à portée de main. C’est précisément cette facilité qui rend honteux le fait de ne pas y recourir : « comme s’ils refusoient de faire ce bel acquest [la liberté] seulement par ce qu’il est trop aisé ! » (p. 86, fin du § 8).

453/ Comme le discours de Thersite, la « narration » de La Servitude volontaire possède une double ou triple adresse. Les catégories d’auditeurs et de lecteurs se superposent, non sans ambiguïté. Les différents publics ne sont pourtant pas sur le même plan. Thersite interpelle simultanément les hommes de pouvoir et le peuple des soldats, tout en sachant qu’Agamemnon l’entend lui aussi. La Boétie, de son côté, apostrophe le peuple au paragraphe 9, mais ce destinataire est considéré comme un malade incurable au paragraphe 10. L’auteur l’écarte donc dans la suite du discours, pour ne plus considérer que les « mieulx nés » ainsi que ceux des responsables politiques qui pourraient être tentés par le vice de l’ambition. Chacune de ces instances destinataires reçoit le message politique de son point de vue propre. L’auteur entre dans un premier rôle, celui de l’agitateur qui « prêche », c’est-à-dire harangue ou exhorte39 le « peuple » ; puis dans un autre, où il n’a désormais que mépris pour le « menu populaire ».

464/ Les discours de Thersite et de La Boétie partagent aussi le procédé de l’amplification. Nous avons vu que Thersite attaque Agamemnon pour son goût immodéré des richesses et des femmes :

[v. 226] Tes baraques sont pleines de bronze, tes baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous, les Achéens, nous t’accordons, à toi, avant tout autre, chaque fois qu’une ville est prise. […] [v. 232] Ou bien encore [as-tu besoin] d’une jeune captive, pour goûter l’amour dans ses bras et la garder pour toi seul, loin de tous ?

47Ce passage est une nette amplification40. Un procédé équivalent apparaît dans La Servitude volontaire, dont le paragraphe 9 (p. 87-88) accumule les exemples de sacrifices auxquels consent le peuple :

vous semés vos fruicts, afin qu’il en face le degast ; vous meublés et remplissés vos maisons, afin de fournir a ses pilleries ; vous nourrissés vos filles afin qu’il ait dequoy saouler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que pour le mieulx qu’il leur scauroit faire, il les mene en ses guerres, qu’il les conduise a la boucherie, qu’il les face les ministres de ses convoitises, et les executeurs de ses vengeances ; vous rompes a la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder en ses delices, et se veautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affoiblissés, afin de le rendre plus fort et roide a vous tenir plus courte la bride : et de tant d’indignités que les bestes mesmes ou ne les sentiroient point, ou ne l’endureroient point, vous pouvés vous en delivrer si vous l’essaiés, non pas de vous en delivrer, mais seulement de le vouloir faire.

48Certes, comme le souligne Emmanuel Buron, ce passage est aussi à rapprocher du Premier livre de Samuel41. Samuel s’adresse ainsi à son peuple :

Tel sera le roi qui va régner sur vous. Il prendra vos fils et les affectera à ses chars et à sa cavalerie et ils courront devant son char. Il les établira chefs de mille et chefs de cinquante ; il leur fera labourer son labour, moissonner sa moisson, fabriquer ses armes de guerres et les harnais de ses chars. Il prendra vos filles comme parfumeuses, cuisinières et boulangères. Il prendra vos champs, vos vignes et vos oliviers et les donnera à ses serviteurs. Sur vos semences et vos vignes, il prélèvera la dîme et la donnera à ses eunuques et à ses serviteurs. Les meilleurs de vos serviteurs, de vos servantes et de vos jeunes gens ainsi que vos ânes, il les prendra et les fera travailler pour lui. Il prélèvera la dîme sur vos troupeaux. Vous-mêmes deviendrez ses serviteurs42.

49Toutefois la thématique de la luxure du roi est absente du passage de Samuel, alors qu’elle est très développée dans le paragraphe 9 de La Servitude volontaire (« saouler », « mignarder », « delices », « veautrer, sales et vilains plaisirs »). Il nous semble donc que c’est plutôt chez Homère que La Boétie l’a puisée et qu’il entrecroise les deux sources.

Où l’exorde s’arrête-t-il ? (2)

50La relecture de l’Iliade nous permet de comprendre plus précisément le passage que nous qualifions de narration dans La Servitude volontaire. Il ressemble singulièrement au discours de Thersite et plus largement à un discours de sédition. Il correspond à un vaste mouvement d’amplification. La Boétie amplifie en l’occurrence le fait que le peuple participe activement à sa « ruine » (§ 9)43. Amplifier c’est montrer toute l’importance de quelque chose, comme l’explicite l’expression « Grand’chose » du paragraphe § 3. La Boétie invite son lecteur à prendre la mesure de ce fait majeur : « Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir etc. »44.

51Pourquoi parler de narration, et non pas seulement d’amplification ou de blâme ? Placée avant la confirmation et la réfutation dans le discours d’un avocat, cette partie du discours consiste en effet à « exposer l’affaire sur laquelle [le Juge] doit porter son Jugement »45. Or cette présentation n’est jamais neutre, comme le rappelle Quintilien dans le long chapitre qu’il lui consacre. La narration est une préparation de l’argumentation : « la meilleure préparation est celle qui restera invisible » (IV, 2, 57). Elle ouvre les esprits aux arguments à venir, maisde manière invisible, sous couvert de faits neutres en apparence. Elle contient les germes, les semina écrit Quintilien46, de la confirmation à venir. Cette dimension séminale est un de ses traits définitoires.

52Ce que nous appelons narration porte selon nous les graines, encore imperceptibles bien sûr, qui fleuriront dans la suite du discours, à savoir les idées selon lesquelles la servitude est contre-nature et contre-culture (première partie de la confirmation), le peuple est abêti par diverses stratégies du tyran (deuxième partie), et l'édifice de la tyrannie repose sur la somme des ambitions particulières (troisième partie).

Comment vous oseroit il courir sus, s’il n’avoit intelligence avec vous ? que vous  pourroit il faire, si vous n’estiés receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traistres à vous mesmes ? (p. 87, § 9)

53Pour ne prendre qu’un exemple, la teneur accusatrice de ces petites phrases prépare les deuxième et troisième parties de l’argumentation. Mais rien des reproches de cupidité (avidité du peuple, dans la deuxième partie ; ambition des responsables politiques, dans la troisième), susceptibles de rebuter le lecteur, n’y transparaît encore.

54La reprise de ces pages 79-88 dans le Reveille-matin des Francois de 157447 confirme leur unité. Le pamphletdonne d’un bloc ce que nous numérotons comme les paragraphes 3 à 9 : c’est dire leur cohérence.

55Cette analyse n’est qu’une tentative d’approche d’un début peu conventionnel, qui peut être perçu de deux manières distinctes. Soit l’exorde se limite aux paragraphes 1 et 2 : il porte uniquement sur les vers d’Ulysse ; il est suivi d’une longue narration qui amplifie le problème que pose la servitude volontaire. Soit l’exorde est bien plus long, mais il est alors constitué de deux parties distinctes, correspondant à des étapes et à des stratégies discursives véritablement différentes.

56***

57Le début de La Servitude volontaire s’apparente donc à une concitatio pour les raisons évoquées. Mais la lecture de G. Vossius permet de comprendre qu’elle n’est pas une contitatio ordinaire : ce n’est pas à la « foule inculte » que s’adresse essentiellement l’auteur. Si La Servitude volontaire est une concitatio, elle n’est pas pour autant assimilable aux discours des odieux personnages de Percennius et de Thersite. Elle s’exprime de manière subtile, avec « beaucoup d’art », à destination d’une élite intellectuelle et dans un équilibre intéressant avec une fine stratégie de conciliatio.

58À travers la référence homérique initiale, La Boétie commence donc par s’assimiler non pas à Ulysse, qui défend une cause honesta, mais à son adversaire Thersite, le dissident discrédité par son absence de statut et par le caractère excessif de sa propre parole, qui prend un parti honteux – causes respectivement honnête et honteuse dans le système de valeurs de l’Iliade, qui n’est peut-être pas aussi éloigné de celui du XVIe siècle que nous pourrions le penser. La Servitude volontaire se présente d’abord sous forme d’énigme, à travers un prisme, celui du discours de sédition d’un homme téméraire, à la parrhèsia à la fois attirante et inquiétante. L’allusion à Thersite n’est pas évidente pour le lecteur moderne, mais pour un lecteur contemporain du texte, la simple mention de ce passage de l’Iliade suffit à superposer les deux énonciateurs, dans une posture provocatrice et décalée, qui sera elle-même à dépasser.

59En parlant de rôle, et de rôles successifs, nous retrouvons ainsi au terme de l’analyse l’idée de masque qu’ont proposée Jean Lafond et Michel Magnien pour étudier l’œuvre : « Dans la declamatio, l’auteur s’avance masqué, mais il est présent sous le masque, encore qu’il soit souvent difficile de mesurer le degré de son adhésion à telle ou telle assertion […]48 ». « L’auteur d’une déclamation n’est jamais là où on l’imagine ; il s’avance le plus souvent caché derrière le masque du discours paradoxal, sans qu’il soit possible de discerner les moments où il l’ôte pour parler en son nom propre »49. Nous pourrions aussi prolonger une formule de Pierre Malandain : « ce n’est pas La Boétie qui parle, mais Homère, pas Homère, mais Ulysse… »50, à laquelle nous pourrions ajouter que ce n’est finalement pas Ulysse qui parle, mais Thersite.

Annexe : Structure du début de La Servitude volontaire

60Nous introduisons des « paragraphes » qui ne reprennent pas toujours les alinéas de l’éd. Gontarbert.

61Le manuscrit De Mesmes est dépourvu d’alinéas. En revanche, le texte donné en 1564 par le Reveille-matin des Francois présente des alinéas (voir ce texte sur Gallica, à ses p. 181-190, et dans l’éd. S. Goyard-Fabre, Paris, Garnier-Flammarion, 1983, p. 179-185). Ceux-ci ne correspondent pas toujours à certains de ceux de l’éd. Gontarbert. Mais les nôtres correspondent à ceux du Reveille-matin, même s’ils sont souvent de taille plus grande – notre but étant d’arriver par là à une vision synthétique de La Servitude volontaire.

62La colonne de gauche indique le numéro de nos paragraphes. La suivante indique les pages de l’éd. Gontarbert, suivies d’une indication des paragraphes correspondants du Reveille-matin (« RM »).

63
Exorde

Pages

Début du paragraphe

Reformulation et remarques rhétoriques

Reformulation par De Mesmes51

1

78-79

D’avoir plusieurs seigneurs

À la différence d’Ulysse, j’estime que la domination, fût-elle d’un seul homme, est déraisonnable. Première objection. Début surprenant. Insinuation par la surprise.

2

79

Mais à parler à bon escient

Le pouvoir du maître lui permet toujours d’être mauvais. Mon propos n’est pas ici de discerner quel serait le meilleur régime politique. Détraction de la monarchie. Identification du propos : ce qu’il n’est pas.

[à propos de la Tyrannie] il ne la met pas entre les estats publics.

64
Proposition

3

79-80

RM,

§ 1

Pour ce coup

Identification du propos : ce qu’il est. Mon propos est de comprendre comment une foule peut endurer le pouvoir d’un seul tyran. Amplification. Admiratio (étonnement).

Il desteste la Tyrannie et blasme nostre servage.

65
Narration ou amplification séditieuse

4

80

RM,

§ 2-3

La foiblesse d’entre nous hommes

Certes il faut bien que nous obéissions à la force. Il faut aussi rendre hommage à la vertu. Concession / objection puis réponse à l’objection. NOUS.

5

80-82

RM,

§ 4-5

Mais o bon dieu

Comment qualifier le fait de servir ? quel est ce vice ? Les termes lâcheté et couardise ne sont pas assez forts. Amplification par le terme dont on désigne la chose. NOUS.

Ne scait quel nom luy doner.

6

82-83

RM,

§ 6-10

Qu’on mette d’un coste

Raisonnement hypothétique (« conjecture »). Dans une bataille, les hommes songent à la servitude qu’ils devront endurer, eux et leur postérité. Exempla des batailles antiques menées par Miltiade, Léonidas et Thémistocle.Argument de la facilité (A facili).

Monstre la facilité de le desfaire. Publie les victoires que la liberté a eues qontre les Tyrans.

7

84

RM,

§ 11-13

C’est chose estrange

Il est étrange de voir les hommes servir alors qu’il suffirait, non pas de se battre, mais de ne pas participer à la tyrannie pour qu’elle cesse. Le peuple s’asservit lui-même.

8

85-86

RM,

§ 14-18

Mais ancore je ne desire pas

Pour avoir la liberté, il suffit de la désirer. Il suffit de cesser d’alimenter le feu. Minutio ou attenuatio (inverse de l’amplificatio) : l’auteur minimise le danger qu’on pourrait lui objecter, sa solution n’exige pas d’héroïsme.

9

86-88

RM,

§ 19-21

Pauvres et miserables peuples insensés

C’est vous qui donnez son pouvoir à celui qui ruine vos vies. Vous l’alimentez. VOUS. Apostrophe, reprehensio.

10

88-89

Mais certes les medecins

Mais j’ai tort de vouloir vous faire changer d’avis (de « prescher en cecy le peuple ») : la plaie est incurable. « Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi enracinée si avant ceste opiniâtreté de servir » : identification du propos (proposition) : une étude causale. Clausule. Transition.

Puis il se repent de penser un malade qui ne veut pas guarir et cherche la cause qui rend la tyrannie tolerable aux homes.