Colloques en ligne

Denis Pernot (Université d’Orléans)

« M. Gustave Téry » de Charles Péguy : une « personnalité » entre polémique et rosserie

1Parue le jeudi 16 janvier 1902, la septième livraison de la troisième série des Cahiers de la quinzaine est intitulée « M. Gustave Téry »1 et sous-titrée « Polémiques et dossiers ». Sa partie polémique se construit autour d’une lettre de Téry à Péguy, qui se présente déjà comme une réponse, et autour d’un texte de facture épistolaire que le gérant des Cahiers de la quinzaine présente comme une suite de « réponses particulières ». Rédigée afin d’être publiée, la lettre de Téry qui l’ouvre répond à des attaques qui figurent dans des livraisons antérieures du périodique, notamment dans « Mémoires et dossiers pour les libertés du personnel enseignant en France » (Cahiers de la quinzaine, II-15, 23 juillet 1901). Daniel Delafarge y donne en effet une réflexion, « M. Brunetière historien », qui s’en prend à une série d’articles, « Ferdinand le Catholique » (19, 24 décembre 1900, 9 janvier 1901), que Téry a signés « Un universitaire » dans La Petite République et consacrés à Manuel de l’histoire de la littérature française (1898). Elle répond également à d’autres attaques, de plus haute portée, que Péguy lance auparavant. S’il ne révèle pas l’identité de l’« universitaire », pseudonyme sous lequel Téry intervient dans le quotidien socialiste, Péguy dit la connaître dans « Indiscrétion » (Cahiers de la quinzaine, II-1, 29 novembre 1900) et reproche au journaliste de La Petite République de ne pas s’exprimer en « universitaire » dans le cadre d’un article intitulé « À bas la calotte » (26 octobre 1900)2. Téry y rapporte un « incident » qui tient à ce que, invité par Georges Deherme à s’exprimer dans le cadre d’une Université populaire, l’abbé Denis a été empêché d’y prendre la parole, ce dont il se réjouit au terme d’une intervention marquée par un virulent anticléricalisme. Péguy accuse par la suite Téry d’avoir envenimé l’« affaire » qui conduit Gustave Hervé à être exclu du monde de l’enseignement et de l’avoir attiré dans l’univers des rédactions (Cahiers de la quinzaine, III-5, « L’Affaire Hervé », 19 décembre 1901). Il lui fait par ailleurs grief de ne pas avoir reproduit dans son journal une lettre qu’il lui a adressée à propos de l’« incident Deherme-Denis »3. À ces enjeux, qui renvoient à des questions centrales, l’anticléricalisme et l’antimilitarisme étant les valeurs autour desquelles se joue l’unité de combat du socialisme, viennent s’en adjoindre d’autres qui sont liés à l’entreprise des Cahiers de la quinzaine. « M. Gustave Téry » est en effet la première des livraisons du périodique où Péguy se lance dans une forte attaque ad hominem, modèle de polémique auquel il réfléchit dans le cadre des premiers Cahiers de la quinzaine et auquel il revient dans « Personnalités » (Cahiers de la quinzaine, III-18, 5 avril 1902) où il indique pouvoir justifier, sans pour autant le faire, l’exactitude et la violence des accusations qu’il a lancées à l’encontre de Téry. De fait, cette première « personnalité » permet à Péguy de définir le type de journalisme qu’il pratique et souhaite voir pratiquer dans la presse socialiste. Comme le révèle toutefois une correspondance particulière, pour une part non révélée, entre le gérant des Cahiers de la quinzaine et son abonné, « M. Gustave Téry » est surtout un texte où Péguy associe un mode politique d’expression, la polémique, à des méthodes de combat, semblables à celles qu’il condamne quand ses adversaires en font usage, qui relèvent de la « rosserie ». Aussi ses « réponses particulières » l’entraînent-elles sur les voies littéraires du « libelle » ou du « pamphlet », termes qu’utilise Téry pour qualifier ses écrits au moment où il découvre « Casse cou » (Cahiers de la quinzaine, II-7, 2 mars 1901).

L’abonné et le gérant : « réponses particulières »

2Ouvrant le dialogue qu’instaure le septième cahier de la troisième série, la réponse que Téry apporte à Péguy est placée sur le terrain d’un différend d’ordre personnel (« Tu dérailles, mon cher Péguy » / « […] je te serre les mains ») qui se développe depuis quelque temps déjà sous les yeux des lecteurs des Cahiers de la quinzaine :

L’autre jour tu m’as félicité publiquement d’avoir acheté un second exemplaire du quinzième cahier de la deuxième série où M. Daniel Delafarge prenait contre moi la défense de Brunetière. Tu en tirais cette conclusion superbe que c’était un commencement de révolution beaucoup plus important que tous les parlementarismes. J’en suis encore “baba”.4

3Ce faisant, Téry en revient d’abord aux accusations, qui tiennent à sa « méthode de citation », que Delafarge a lancées contre lui en faisant remarquer que les réflexions de Brunetière qu’il reproduit au fil des articles où il évoque Manuel de l’histoire de la littérature française sont tronquées. Sa défense se déploie sur deux fronts : après avoir rappelé sa « bonne foi », il signale que les périodes du critique ne peuvent être exactement citées dans un article de quotidien, où la place est mesurée au journaliste, et indique que, désireux de répondre au collaborateur de Péguy, il a rédigé, sur le même thème, un article qui lui a été refusé par la rédaction de La Petite République à qui il paraissait pouvoir être lu comme interdisant aux instituteurs de faire de la propagande socialiste comme ceux qu’il consacre à Brunetière lui interdisent de faire de la propagande catholique5. Cet aspect du différend précisé, il en vient aux reproches que lui adresse Péguy, notamment à la réaction que celui-ci lui prête au moment où est rendu le verdict qui exclut Hervé du monde de l’enseignement. Selon Péguy, à qui ce mot a été rapporté, Téry se serait écrié : « C’est ce que nous voulions. » Téry revient alors sur les relations amicales qu’il a toujours entretenues avec son camarade, relations qu’il l’accuse de trahir en lui prêtant un mot qu’il ne se souvient pas avoir prononcé, qui va à l’encontre de ses convictions, des positions qu’il a prises à l’égard d’Hervé et de l’aide qu’il lui a apportée. Dans le dernier moment de sa lettre, Téry en vient à l’ultime accusation que lui a lancée Péguy, qui voit en lui un arriviste, ce qui l’amène, évoquant sa situation et celle de son épouse, à donner des indications précises sur ses revenus, un post-scriptum indiquant, pour finir, que cette partie de sa lettre n’est pas destinée à être publiée :

À la réflexion, il me paraît indispensable de mettre sous les yeux de tes lecteurs les explications qui précèdent. Je te prie seulement – par un sentiment de pudeur élémentaire – de ne pas publier la fin de ma lettre […]. Il est inutile, je pense, d’invoquer ces précisions budgétaires, et surtout de mettre ma femme en cause. Mais j’ai tenu à ne rien te cacher, sûr de ta discrétion. Je veux te voir.6

4Répondant à son tour à Téry, Péguy suit paragraphe après paragraphe le texte de la lettre qu’il lui a adressée et la charge d’enjeux qui dépassent le cadre d’un différend d’ordre personnel. Il dénie en effet à son correspondant, qu’il érige ainsi en adversaire, le droit de se dire son ami et d’appuyer sa réponse sur les relations qui ont été les leurs :

Je n’ai jamais rien fait qui autorisât Téry à me croire son ami ni à se croire mon ami. Nous avons toujours été bons camarades, ce qui n’a pour ainsi dire aucun sens. Nous avons été rue d’Ulm ensemble, pendant un an, à deux promotions de distance.7

5Péguy revient ensuite sur la question du mot qu’il lui a prêté au moment de la condamnation d’Hervé et donne une tonalité comique à son propos qui prend, étrangement en ce contexte, les aspects d’une parodie d’analyse philologique. Concernant enfin le dernier temps de la lettre, Péguy signale qu’il l’a publié parce qu’il lui paraît « très important », ce qui l’amène à poursuivre une réflexion sur la presse et les journalistes, qu’il a de longue date engagée et à laquelle il revient tout au long de ses « réponses particulières ». À Téry qui indique qu’un article lui a été refusé par La Petite République, il affirme qu’il aurait dû le donner aux Cahiers de la quinzaine ; à Téry qui fait usage du surnom, Basile, qui a été attribué à Brunetière à l’heure de l’affaire Dreyfus, il demande de « laisser aux quotidiens ce moyen de polémique » ; à Téry qui lui apprend que, journaliste, il est moins payé que lorsqu’il était professeur, il fait savoir que les journalistes de La Petite République ne sont pas assez bien rémunérés à ses yeux :

Téry fournit plus de trois cents francs de copie par mois. J’aimerais mieux qu’on le payât trois cents francs et que son travail fût sérieux, bien fait. J’aimerais mieux qu’on le payât trois cents francs d’argent par mois, et qu’il ne se payât pas lui-même un supplément aussi considérable en publicité.8

6Faisant mine de l’attaquer sur certains points, nul ne pouvant toutefois prendre au sérieux son analyse du « C’est ce que nous voulions » de son adversaire, Péguy le disculpe donc d’une part des « malpropretés » qu’il lui prête et en rejette la responsabilité sur les fonctionnements rédactionnels et économiques de l’organe où il s’exprime. « M. Gustave Téry » se donne ainsi à lire comme le lieu d’expression d’une prise de distance accrue de Péguy vis-à-vis du monde de la presse socialiste et du rôle qu’y joue Jaurès, mais aussi comme un texte où il renonce à introduire dans sa « maison » un abonné qui est également un des plus importants rédacteurs de La Petite République. Ses « réponses particulières » montrent en effet que Téry est incapable de se plier à l’éthique rédactionnelle des Cahiers de la quinzaine, de parler en homme d’idées plutôt que d’opinions, en universitaire plutôt qu’en journaliste.

Péguy contre Téry : l’universitaire et le journaliste

7Péguy ne maintient guère dans les termes où il l’a d’abord formulée qu’une seule des accusations qu’il a portées à l’encontre de Téry, celle que reprend par la suite Delafarge : « Il est vrai, je le dis, qu’il a traité l’affaire Hervé non pas en universitaire, mais en journaliste. »9 Ce faisant, il fait allusion à la note qu’il a donnée dans « Indiscrétion », note que suscitent diverses identifications de celui qui signe « Un universitaire » dans La Petite République :

Si je le voyais aujourd’hui, je lui dirais : “Mon ami méfie-toi. […]. Prends garde. […]. Quand tu signes Un universitaire, tu te désignes au public par un accident et non par ton caractère même – on peut parler ce langage à un agrégé de philosophie. C’est un peu comme si je signais Un Sorbonnard parce que ces cahiers demeurent à présent 16 rue de la Sorbonne. Et encore je suis en un certain sens un sorbonnard, tandis que ce que tu écris n’est pas universitaire. L’article où tu encourageais le chahut anticlérical n’est pas d’un bon professeur. Nous ne devons jamais encourager le chahut dans les classes. Évitons aussi de nous griser quand nous polémiquons avec Le Temps […]. Ces polémiques deviennent […] facilement de résonance fausse […]. Évite aussi de t’habituer au journalisme.” Je lui parlerais ainsi parce que je le connais et que je sais qu’il est un bon citoyen, non autoritaire, sincère, entendant la critique.10

8Péguy adopte d’abord vis-à-vis de Téry une position d’autorité qui le conduit à le mettre en garde, position d’autorité qu’il délaisse au moment de lui donner des conseils puisque, s’exprimant alors à la première personne du pluriel, il se les adresse aussi à lui-même et à ses collaborateurs. Des lignes qu’il rédige à l’intention de son « ami » se dégage ainsi une éthique de la polémique qui en condamne les excès autant que les facilités, lesquels sont indexés à une question centrale, à laquelle Péguy revient en d’autres pages, celle de la posture discursive qui autorise un journaliste à porter des attaques ou à répondre à des attaques. Bien qu’il s’exprime dans la presse, Téry reste à ses yeux un homme de l’université, un « agrégé de philosophie », qui renonce, tout en y prétendant par sa signature, à s’exprimer comme tel et fait le choix, parlant en homme de parti et de partis pris, d’écrire des articles de « résonance fausse ». À de tels propos, Téry n’est pas insensible. Les chroniques qu’il donne sous le titre de « Ferdinand le Catholique » se nourrissent en effet des remarques de Péguy. Elles reprochent à l’historien littéraire de ne pas s’exprimer comme tel mais de livrer une « œuvre de réaction spirituelle » et de s’y livrer à une « sournoise apologie du christianisme »11 :

[…] M. Brunetière plaide impudemment contre la raison la cause de l’Église ; c’est qu’abusant de sa fonction ce maître de conférences à l’École Normale et à l’Institut catholique s’applique de tout son pouvoir à cléricaliser l’enseignement. C’est là le crime.12

9Sur ces fondements, passant de l’analyse à l’attaque, Téry en vient à accuser Brunetière, qu’il compare à Esterhazy, de « crime de haute trahison »13. Ce faisant, ce que relève Delafarge, il fait usage de moyens qui donnent une « résonance fausse » à son propos puisqu’il n’évalue pas le manuel de Brunetière en universitaire :

Ce qui choque surtout, c’est que des amis intellectuels prennent en main sans hésitation des armes dont ils ont souvent reproché à nos adversaires de se servir. Il y a des habiletés qu’on doit rejeter loin de soi, quand même elles pourraient contribuer à ce qu’on nomme la victoire. La vérité suffit.14

10Si attentif qu’il ait été aux remarques de Péguy, l’« universitaire » de La Petite République s’est contenté de les mettre au service d’un travail de mauvaise foi par outrance et a omis de se les appliquer à lui-même…

11Rapporté à ces antécédents, « M. Gustave Téry » se présente comme une amplification d’« Indiscrétion » et de « M. Brunetière historien », comme un ensemble de remarques visant à montrer à Téry à quelles conditions il aurait pu être accueilli aux Cahiers de la quinzaine où les universitaires sont bienvenus et où il aurait disposé de l’espace rédactionnel lui permettant de parler en universitaire. Téry a en effet été invité à collaborer au périodique, à y revenir sur l’incident Deherme-Denis, c’est-à-dire à la question de la liberté de l’enseignement, ce qu’il a accepté sans toutefois jamais donner la copie promise :

[…] après avoir écrit les premières pages de ma lettre […] je m’aperçus avec épouvante que s’il me fallait traiter à fond la question […], je serais tenu d’exposer à tes lecteurs ma “conception générale de l’univers et de la vie” et de résoudre une fois pour toutes l’éternel problème de la liberté. C’était un monde. C’était au moins une thèse de doctorat. Comment la faire tenir en vingt pages ?15

12Différentes de celles (« multiples soucis – civils et militaires ») qu’il avoue dans la lettre donnée au seuil de « M. Gustave Téry », les raisons du silence qu’il a conservé sont indexées ici à son incapacité, qu’il découvre, à s’exprimer, comme Péguy voudrait qu’il s’exprime, en universitaire. Dans ces conditions, comme le signale la manière dont Téry la présente, « […] la lettre ci-jointe répond très exactement à la tienne, je veux dire à tout ce qui n’intéresse pas l’affaire en question [l’incident Deherme-Denis] »16, la lettre d’ouverture de « M. Gustave Téry » prend les aspects d’un texte donné par défaut dont Péguy se saisit comme d’un texte de journaliste dont les défauts doivent être corrigés et dont il fait le support d’un exercice lui permettant de mettre au jour ce qui sépare son entreprise de celle de ses confrères de la presse socialiste. Aussi « M. Gustave Téry » se lit-il comme un écrit où s’opposent deux conceptions du journalisme de combat, Téry ayant exprimé la sienne dans une lettre n’est pas celle que Péguy, qui y répond pourtant, fait figurer au seuil de ses « réponses particulières ».

Téry contre Péguy : le journaliste et l’homme de lettres

13Peu après qu’il a lu « Casse cou », Téry adresse à Péguy une lettre où il lui fait part de ses réactions et des réactions de Jaurès aux attaques qui le visent. Téry s’y exprime en journaliste, à qui l’actualité défend de revenir sur l’incident Deherme-Denis, autant qu’en porte-voix de Jaurès à qui il reproche à son camarade de s’attaquer en des lignes qui prennent les aspects d’un pastiche :

[…] quand on connaît, quand on admire, quand on aime Jaurès comme nous le connaissons, comme nous l’admirons, comme nous l’aimons, on ne lui reproche pas publiquement, brutalement sa “complaisance insincère et injuste” ou son “insolente confiance”. On ne l’accuse pas d’“ignorance voulue”. J’en passe.17

14Ce faisant, il se montre lecteur clairvoyant des Cahiers de la quinzaine et lance diverses mises en garde à son ami : « […] bien que tu m’aies dit : “Ne fais de journalisme, je n’ai pas le cœur de te dire du même ton : “Ne fais pas de littérature”. »18 Sur ces fondements, il lui reproche d’être insensible à la discipline de parti et lui signale qu’il s’engage dans la voie d’un combat de mots, d’« humour » et de « verve », plutôt que d’idées : « Tu as fait un petit chef-d’œuvre dans le genre pamphlet ? Mes compliments. »19 Aussi le tient-il moins pour un socialiste libéral que pour un anarchiste autoritaire, mais surtout moins pour un homme de presse, ce que Péguy entend être, que pour un homme de lettres, ce qu’il est le premier sans doute à lui signaler, en distinguant la polémique, attendue en matière de combat d’opinions ou d’idées, du « pamphlet » dont la « rosserie »20 tient au plaisir de faire des personnalités :

[…] avec ton incomparable talent, ton insoupçonnable sincérité restera ton excuse. Mais prends garde […] d’y mettre une fâcheuse complaisance : il y a un snobisme de la sincérité. Et si le snobisme s’en mêle, la sincérité peut insensiblement tourner en rosserie. Prends garde. Ne sois pas un esthète de l’action.21

15Téry place pour finir Péguy face à un choix en l’invitant soit à rejoindre le combat commun des socialistes, soit à devenir, comme Jaurès l’est devenu, un « chef ». À Péguy désireux de l’entraîner dans les voies que frayent les Cahiers de la quinzaine, il répond donc, anticipant ainsi sur l’avenir du périodique, qu’il le condamne à devenir l’instrument de luttes solitaires et personnelles, le lieu d’une œuvre d’écriture plutôt que celui d’un combat politique : « […] tu es Péguy, tu es péguiste (sic). »22

16Montrant qu’il tient ses « réponses particulières » pour un ensemble de rosseries qui mordent, mais ne portent pas à conséquence, Téry reste en relation avec Péguy au lendemain de la publication de « M. Gustave Téry » et tente d’obtenir la possibilité de lui adresser à son tour un lot de « réponses particulières » qui désamorceraient ses attaques. Aussi les relations entre les deux hommes se modifient-elles radicalement puisque Téry, que Péguy invitait à prendre la parole, exige désormais qu’il la lui donne. En témoignent plusieurs des courriers qu’il lui écrit alors, il souhaite amener le gérant des Cahiers de la quinzaine à reconnaître le caractère mensonger des pages où il lui fait son « affaire ». Il lui demande ainsi de revenir sur une des plus précises des accusations qu’il lui lance, avoir peu parlé de Jean Coste dans La Petite République, lui fournit les références des chroniques où il évoque le roman d’Antonin Lavergne, ce qui revient à contraindre Péguy à publier une rectification qui, si ponctuelle qu’elle soit, révèlerait sa rosserie. Il lui adresse également une lettre où il revient sur celle de ses « réponses particulières » qui l’accuse d’avoir fait de la besogne alimentaire en publiant un ouvrage violemment anticlérical : « De toutes les manières de gagner de l’argent, écrire Les Cordicoles, n’est pas la plus honnête. »23 Désireux, là encore, de se faire rendre justice, Téry affirme avoir « de la littérature – pas alimentaire – plein [son] buffet », indique qu’elle lui a été refusée par Cornély, son éditeur, et fait une offre de service au gérant des Cahiers de la quinzaine :

Au fait est-ce que toi-même… ? Idée sublime. Je puis sans pudeur t’offrir de la copie, puisque tu m’as fait naguère l’honneur de m’en demander. Quand tu auras fini de me “démolir”, viens donc ramasser les débris.24

17S’il annote les courriers de son camarade d’une mention, « Dossier Téry », qui laisse entendre qu’il envisage de poursuivre le débat, Péguy tarde à répondre à ses demandes de rectification et à son offre de collaboration. Téry en vient alors à lui proposer de donner un Cahier de la quinzaine qu’il intitulerait « M. Charles Péguy »25 et où il montrerait que Péguy s’est laissé aller, le concernant, à donner une « personnalité » similaire à celles qu’il condamne dans les premières livraisons de son périodique: « On ne doit pas faire des personnalités en ce sens qu’on inventerait, qu’on imaginerait des personnalités qui ne sont pas réelles. »26 En réponse à ses demandes, Péguy invite son camarade à participer à une « discussion » sur la question du « libéralisme », ensemble dont les épreuves, aujourd’hui perdues, sont tirées fin novembre 1902. Bien que Téry se dise satisfait de sa « contribution », Péguy lui demande de préciser plusieurs de ses positions. L’indique une lettre où le journaliste lui promet de lui « répondre sur Lemaitre et sur l’enseignement service public » et où il le prie de publier ses questions et les réponses qu’il va lui apporter « dans un seul et prochain cahier » qui ne verra jamais le jour27. Dans les mois qui précèdent, Téry a en effet pris la défense d’un « service public d’enseignement » devant protéger les enseignants des interventions de l’Église autant que de celles de l’État et assurer ainsi leur « autonomie ». S’appuyant sur une citation qu’il extrait de son contexte et place en tête d’une réédition de Crainquebille d’Anatole France (Cahiers de la quinzaine IV-1, 7 octobre 1902), Péguy transforme sa conception d’un « service public d’enseignement » en entreprise liberticide : « Le système scolaire serait calqué sur le système judiciaire, les magistrats de la raison diraient le vrai dans les mêmes conditions et sous les mêmes garanties que les juges disent le juste. » / Gustave Téry, La Petite République, mardi 23 septembre 1902 / Je m’en voudrais de commenter cette citation / Charles Péguy ». Ce faisant, il fait usage de cette « méthode de citation » qu’il réprouve dans les articles où son camarade s’en prend à Brunetière, Téry pouvant alors se contenter de lui adresser, pour seule réponse, les coupures des chroniques où il développe son idée28. Dans le même temps, il consacre plusieurs articles à une tentative de « réhabilitation » de Jules Lemaitre aux yeux des socialistes : « Non, M. Lemaitre n’est pas tout à fait ce que vous croyez. »29 Dans ce cadre, il applique la méthode que son camarade a mise en pratique à ses dépens puisqu’il lève le secret d’une correspondance privée pour montrer Lemaitre tenté de prendre la défense d’Hervé et décidé, effet de l’amnistie, à jouer un rôle pacificateur dans les débats de l’heure : « Je tâche de me garder l’esprit libre, en dépit de quelques apparences passagères. »30 Si surprenantes que soient ces révélations sur l’attitude de Lemaitre, plutôt qu’une demande de rectification similaire à celle qu’il exige de Péguy, Téry obtient de lui une réponse qui confirme l’exactitude des propos qu’il a révélés. Non content de s’y affirmer désireux de « s’appliquer à dissiper […] certains malentendus que la lutte a aggravés » entre nationalistes et dreyfusistes, Lemaitre y indique en effet qu’« [il] ne ser[a] pas fâché […] d’abandonner le ton de la polémique, ses grossissements et ses simplifications […] »31. Aussi est-ce une invitation à « abandonner » les « grossissements et [les] simplifications » de la « polémique », à renoncer à la « rosserie », que Téry adresse alors indirectement à son camarade…

18Le débat qui oppose Péguy à Téry est sans doute un des plus importants de ceux que le gérant des Cahiers de la quinzaine a conduits. Moins par la cible qu’il se donne, Téry n’ayant l’importance ni d’un homme politique comme Jaurès, ni d’universitaires comme Lavisse ou Langlois, que par les enjeux qui s’en dégagent, lesquels tiennent aux formes que peut et doit prendre le débat d’idées au tournant des siècles ainsi qu’au statut d’homme de presse ou d’« individu de lettres »32 qu’il convient d’accorder à Péguy. Son développement correspond en effet au moment où, après avoir longuement dit ce que doivent être les Cahiers de la quinzaine, Péguy s’efforce d’en mettre les livraisons en conformité avec l’idée qu’il en défend, d’opposer leur méthode de rédaction et leur ligne rédactionnelle à celle d’autres quotidiens socialistes, à commencer par La Petite République. À ce titre, « M. Gustave Téry » est « la mise à l’épreuve du programme de 1900 », un premier cahier de « personnalités » où Péguy s’exprime encore de « trois quarts »33 mais qui en annonce d’autres, plus tardifs, dont les attaques seront plus directes, le gérant des Cahiers de la quinzaine laissant pour l’heure inédite la part la plus rosse de ses écrits34. « M. Gustave Téry » est donc également un cahier d’essai dans le cadre duquel Péguy entre dans une logique pamphlétaire dont Téry lui signale, dans des lettres qui resteront inédites, qu’elle n’a d’autres mérites que littéraires. Soucieux d’être tenu pour un journaliste plutôt que pour un écrivain, pour un combattant de la vérité plutôt que pour un pamphlétaire rosse, Péguy ne peut que poursuivre l’entreprise dans laquelle l’engagent ses « réponses particulières » et lancer de nouvelles accusations à l’encontre de son camarade, ce qu’il fait, suscitant ainsi le mécontentement de plusieurs de ses abonnés, dans « Personnalités » ou, solution à laquelle il s’arrête ensuite, rompre le débat avec lui pour l’ouvrir avec d’autres. Pour autant, Téry ne disparaît pas de l’horizon des Cahiers de la quinzaine et des œuvres que Péguy finit par y donner à un rythme soutenu puisqu’il pourrait bien avoir emprunté à un de ses articles le titre de « Notre Patrie » (Cahiers de la quinzaine VII-3, 22 octobre 1905) dont la parution marque une étape capitale dans le mouvement qui l’éloigne, face aux menaces de guerre, des positions des socialistes35. Bien qu’il devienne à son tour un pamphlétaire, Téry conserve également mémoire du débat qui l’a opposé à son camarade en s’efforçant de faire dans les pages du Matin et de L’Œuvre des « personnalités » qui soient « réelles », cadre dans il lequel il parvient de moins en moins à contenir sa « verve » et son « humour » de sorte que beaucoup d’entre elles sont bel et bien des « personnalités imaginaires » qui lui valent procès et duels36