Colloques en ligne

Florence Pellegrini et université Montpellier 3

Polémique et narration : de J’accuse… ! à Vérité, l’argumentation en marche

Zola est un dégoûtant et je le prouve, puisque j’ai la nausée si je me penche sur son œuvre. Ce qui est plus décisif encore, il nous déprime et ne saurait jamais animer un héros. […]

Il y a de nos jours des gens de lettres français qui exportent une infâme nourriture. Il existe tout un régiment d’auteurs, dont Zola est le drapeau, qui excitent et satisfont les plus inavouables curiosités des lecteurs étrangers. Nous étions, autrefois, dans le monde, les éducateurs et les professeurs du bon goût. J’ai le droit de déclarer que l’œuvre de Zola a failli donner le signal de la déchéance de notre magistrature littéraire universelle1.

1Le jugement sur « Émile Zola comme littérateur » est signé Maurice Barrès, dans un article donné à L’Écho de Paris le 10 mars 1908. La polémique qui voit s’affronter, comme aux plus beaux jours de l’Affaire et une nouvelle fois autour de la figure zolienne, dreyfusards et anti-dreyfusards, a pour enjeu la panthéonisation de l’écrivain. Deux ans après que la Cour de cassation a, toutes chambres confondues, prononcé « l’arrêt de réhabilitation du capitaine Dreyfus » et alors que l’on pourrait croire les passions apaisées après quatorze ans de conflits et de procès, la proposition faite par le gouvernement de Clemenceau de transférer la dépouille de Zola du cimetière Montmartre au Panthéon, « dans le troisième caveau de gauche, partie sud, où repose déjà Victor Hugo », réactive un combat au sein duquel la publication, le 13 janvier 1898, du tonitruant et décisif J’accuse… ! continue de cristalliser les débats.

2Coup de maître médiatique pourrait-on dire aujourd’hui, le placard zolien — et il faut bien parler de placard dans la mesure où la parution de J’accuse… ! est doublée d’une campagne d’affichage reproduisant le titre imprimé en « lettres de bois » à large empattement — reste en effet l’argument majeur en balance, au Sénat d’abord, lorsque est adoptée en 1906 la loi de transfert, à la Chambre ensuite en 1908 lorsque le gouvernement de Clemenceau dépose un projet « tendant à l’ouverture d’un crédit de 35000 francs destiné à couvrir les frais de la cérémonie. »

3De quoi s’agit-il ? D’un côté — Jaurès —, l’on avance la nécessité de rendre gloire à un homme dont la probité est tout entière concentrée dans un acte de parole emblématique, J’accuse… !2, synthèse éloquente d’un parcours de littérature et de vie3 ; de l’autre — Barrès —, l’on récuse l’importance du pamphlet, renvoyé à sa singularité et à son statut d’article de presse, pour s’attacher exclusivement au piètre talent littéraire de son auteur. Ou plutôt l’on réduit la portée de l’article de L’Aurore à un acte circonstanciel, motivé par le seul opportunisme d’un Zola vieillissant, en panne d’inspiration et en quête d’un regain de notoriété. Et de brandir l’éternel argument de la « littérature putride » avancé par Louis Ulbach dès 1868 et la parution de Thérèse Raquin. « Pour Barrès, la canonisation de Zola, comme il dit, est le symbole d’une victoire politique, celle du dreyfusisme, mais elle bafoue le consensus national et surtout elle fait fi de l’œuvre pour ne s’attacher qu’à J’accuse… ! En 1908, on n’hésitait pas à jouer au critique littéraire au Palais-Bourbon. Barrès revient donc aux romans, lesquels ne méritent pas à ses yeux une telle consécration de leur auteur ; il en dénonce les contradictions avec la morale républicaine : “Ces vastes panoramas, exécutés en trompe-l’œil, ont la prétention de nous donner la vérité ; ils sont au contraire, par abus du pittoresque, mensongers et calomnieux.” Puis, même argument que dans L’Écho de Paris, ils donnent une image déplorable de la France. »4 Barrès rappelle ainsi que « L’Hercule souillé qui remue le fumier d’Augias et qui y ajoute »5 ne fait pas l’unanimité dans son camp même et que

[ …] un grand nombre de jeunes gens qui avaient lu passionnément les premières œuvres de Zola sont devenus de solides antisémites. [Inversement] la plupart des jeunes littérateurs qui se faisaient gloire de ne pas le considérer comme un maître l’ont accompagné ardemment dans la bataille civique. Tous les braves gens qui déploraient l’enseignement de ses livres sont devenus ses hommes6.

4Le débat, extrêmement partisan, n’évite ni la mauvaise foi ni la malveillance, Barrès rabattant l’engagement d’un « Zola au bout de son œuvre » sur un vulgaire carriérisme ou convoquant Anatole France pour prendre en défaut le talent zolien. Quoi qu’il en soit — et quelle que puisse être la légitimité et/ou l’efficacité des arguments avancés — l’affrontement entre Barrès et Jaurès permet de souligner la spécificité de J’accuse… ! en le détachant de l’ensemble de la production zolienne. C’est à la fois la question du statut illocutoire et des modalités énonciatives d’un texte particulièrement offensif qui est posée, de son impact exceptionnel à court comme à plus long terme, ainsi que de la figure de l’auteur qui s’y dessine.

5De façon tout à fait symptomatique, le débat de 1908 distingue J’accuse… ! et l’engagement citoyen qu’il manifeste pour l’opposer à la pratique littéraire. Il y a, d’un côté, Zola l’homme engagé auquel L’Aurore accorde une tribune — et un tirage exceptionnel à 300000 exemplaires au lieu des 20 à 30000 habituels — et, de l’autre, Zola l’écrivain des Rougon-Macquart, les deux sphères restant radicalement indépendantes. En d’autres termes, J’accuse… ! relèverait d’une logique de l’hapax, coup d’éclat autonome et non reproductible, révélateur d’un Zola inédit. Ou plutôt, à ne considérer que le fond politique — ô combien important — de l’article, on en négligerait — un peu — la construction discursive hautement élaborée et qui participe du retentissement et de la postérité du texte : « […] il y a dans ce texte quelque chose qui dépasse l’intervention de circonstance, et grâce à quoi il a pris sa stature historique. C’est la part de la littérature, la part du style, qui transfigure le sens du pamphlet, transforme l’histoire en mythe et donne à l’Affaire un “public”, au sens dramatique du terme […] », écrit Henri Mitterand dans un ouvrage consacré à l’histoire et à la fiction chez Zola7.

6Ainsi, je voudrais montrer comment les procédés à la fois rhétoriques et narratifs mis en œuvre dans J’accuse… ! contribuent à son efficacité pragmatique, tout en se rattachant à l’esthétique zolienne qu’ils prolongent et radicalisent. S’opèrerait alors un infléchissement de l’écriture qui conditionne l’élaboration du cycle des Évangiles et dans lequel l’Affaire fait retour : ce sera Vérité, dernier roman du cycle, qui transpose le combat dreyfusard dans le monde de l’Instruction publique en lutte contre l’école privée catholique à la charnière des deux siècles. La présence auctoriale en particulier, cette instance que l’écriture naturaliste s’attache à fondre et à estomper dans l’indétermination du discours indirect libre, s’y manifeste de façon prégnante, héritage d’un « je » dont les articles publiés au moment de l’Affaire — et plus spécifiquement J’accuse… ! — ont assis l’autorité dogmatique.

7Je ne reviendrai pas, sinon très rapidement, sur l’argumentaire — précis et étoffé — déployé par Zola pour défendre Dreyfus : J’accuse… ! fait appel à la rhétorique classique8. Le texte, construit sur le modèle du discours judiciaire canonique — exorde, narration, confirmation, péroraison —, renferme, en son développement central, un exposé détaillé des faits. Alain Pagès le souligne : « le récit est premier, domine l’argumentation au sens strict du terme. Zola argumente en proposant d’abord un récit. Il pense par une fiction. »9 Cette démonstration factuelle s’organise autour de trois arguments : « un argument d’ordre narratologique, la mise en scène du personnage de du Paty ; un argument d’ordre politique, l’évocation de la menace d’un coup d’État militaire [le discours de Zola mêle le thème du respect de l’armée, la référence à l’idéal révolutionnaire de la nation en arme et le refus du pouvoir militaire dictatorial], un argument d’ordre technique, enfin, l’évocation du dossier secret [la pièce mystérieuse marquée de l’initiale « D. », tardivement versée au dossier et non communiquée à la défense]. »10 Mon propos n’est donc pas d’interroger la véridicité du récit mais bien son statut argumentatif, qui est celui de la preuve.

8Le choix de la narrativisation contre l’abstraction du débat d’idées exploite l’efficacité pragmatique de la narration11 et s’inscrit dans la stricte logique du storytelling, ces usages du récit que Christian Salmon a d’abord analysés dans la sphère politico-médiatique américaine, avant que de montrer comment ils affectent désormais l’économie des discours tant au niveau économique et juridico-politique qu’au niveau individuel12. Si J’accuse… ! se distingue d’un simple pamphlet, c’est bien par la recherche constante de la preuve dont il témoigne et qui se déploie dans un récit développé. L’argumentation se fait par la narration, par l’inclusion d’une trame narrative patiemment déroulée dans un discours assumé en première personne, en renforçant ainsi la légitimité et le poids. La prise de parole zolienne, en effet, ne se justifie ni par une expertise particulière — aucune institution ne la valide — ni par une implication personnelle dans l’Affaire. Zola le souligne : il ne connaît aucun des protagonistes qu’il accuse. La part narrative — importante, essentielle — de l’article fonctionne alors comme caution. C’est ce qu’Alain Pagès nomme « l’argument du secret » : « Zola connaît le mystère de l’Affaire Dreyfus. Il a été initié. Cette affaire, insiste Zola, il la connaît “tout entière”, […] “dans ses détails vrais”… Il est capable de la dérouler entièrement, grâce à sa compétence de romancier. Le récit, la logique du récit — son enchaînement même, sa lisibilité — correspond à une preuve. […] D’où l’argument [final] de “la vérité en marche…” : il faut lire cet argument de deux manières : comme une parole étendard, un slogan [qui sera repris comme titre du recueil d’articles concernant l’Affaire que Zola publiera en 1901] ; mais aussi, dans l’immédiat, à l’adresse des responsables de la condamnation de Dreyfus, comme une menace… »13

9La tonalité est bien celle de la polémique et la véhémence de la célèbre anaphore finale, mise en accusation nominative et véritable coup de semonce réitéré, n’a d’égale que l’arrogance de la posture énonciative adoptée. Zola fonde la légitimité de son texte sur l’autorité de sa personne — autorité extratextuelle qui joue à plein dans la signature de la lettre : « Zola parle au nom de l’idée qu’il a de sa place, de son rang, dans le monde des lettres comme dans celui de la politique. […] Dreyfus n’est pas défendu par n’importe qui. Il y a eu Scheurer-Kestner, le vice-président du Sénat. Il y a maintenant Émile Zola, l’auteur des Rougon-Macquart, l’ancien président de la Société des Gens de Lettres. »14 — et s’il peut finalement porter des attaques ad hominem

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam […].
J’accuse le général Mercier […].
J’accuse le général Billot […].
J’accuse le général Boisdeffre et le général Gonse […].
J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary […].
J’accuse les trois experts en écriture, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard […]
J’accuse les bureaux de la guerre […].
J’accuse enfin le premier conseil de guerre […].

10c’est par l’exposition préalable qu’il a risquée et de sa réputation d’écrivain et de son intégrité de citoyen — sa « révolte d’honnête homme », comme il l’indique au tout début de sa « Lettre au président de la République » :

Monsieur le Président,
Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?
Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom — j’allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis.
Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.
Et c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête homme.

11Curieuse « captatio benevolentiae » que cette entrée en matière agressive qui, sous couvert de respect et de précautions oratoires — « me permettez-vous » ; « le souci de votre juste gloire » ; « vous avez conquis les cœurs » ; « vous apparaissez rayonnant dans l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a été pour la France » — met immédiatement en cause « le premier magistrat du pays ». Zola multiplie les procédés de mise en relief — superlatifs (« la plus honteuse », « la plus ineffaçable », « la plus affreuse ») ; constructions clivés (« c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis » ; « c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai »), répétitions — dans une interpellation directe qui est une mise en cause tout autant qu’une prise à partie : « c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité […]. » La question rhétorique inaugurale — « me permettez-vous […] d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ? » — ne dissimule qu’imparfaitement l’attaque en règle qu’elle dessine et qui vise, à travers son « premier magistrat », le système judiciaire défaillant, tout comme, incarné par son chef le Président Félix Faure, l’État français en son entier.

12La disproportion des parties en présence entre dans la stratégie argumentative zolienne : l’importance donnée au « je », insolemment amplifié dans l’inflation des pronoms, atones et toniques et des possessifs de première personne, crânement souligné dans la reprise anaphorique et la construction symétrique de la péroraison — « J’accuse », « J’attends » — construit la figure d’un énonciateur-justicier, isolé (le « moi » s’oppose au « ils », d’abord indistinct puis décliné dans l’énumération des attaques nominatives de la conclusion : « Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. ») mais légitime, « champion qui relève un défi, s’identifie au paria et affronte la foule […] Moi qui se dresse seul, s’expose de façon désintéressée, pour la défense d’un innocent. »15

13Et c’est bien une logique de riposte — « j’oserai aussi » —, assortie d’une motivation par la mention, rappel ironique et distancié16 du procès inique — « puisqu’ils ont osé » —, qui inscrit la prise de parole dans un combat que l’énonciateur accepte mais dont il n’a pas la responsabilité. L’engagement, complet, se fonde sur la parole : celle, donnée, de la promesse — « La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire » — ; celle, active, qui retourne la défense en attaque, transforme l’avocat de Dreyfus en accusateur de ses tortionnaires, et qui, par la polémisation qu’elle opère du débat — on est loin, par exemple et jusque dans le choix du titre, délibérément choc de J’accuse… !, de « l’étiquette pompeuse et distanciée [de la Lettre à la France] »17 —, met en jeu toute la personne de l’énonciateur.

14Car « J’accuse… ! constitue un acte de parole, le plus pur qui soit — parfaitement conforme à la définition qu’en donne Austin dans Quand dire, c’est faire. La parole est un acte : accusation, doublée de diffamation, l’une et l’autre parfaitement conscientes et maîtrisées. Zola insiste : »18

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

15La mise en scène provocatrice de soi a toujours fait partie de la pratique zolienne : on se souvient que, jeune journaliste fraîchement installé à Paris, il se fait connaître du grand public pour qui les Contes à Ninon en 1864 et La Confession de Claude en 1865 sont passés inaperçus, en publiant successivement en 1866 deux recueils de critique aux titres éloquents : Mes Haines. Causeries littéraires et artistiques et Mon salon, qui rassemble ses chroniques picturales. Mes Haines ; Mon salon : c’est dire la place accordée aux engouements et aux exécrations de l’auteur et la valeur conférée à sa propre opinion. Mes Haines : Zola pratique la violence polémique et s’inscrit dans « l’horizon génétique des journaux de la fin du XIXe siècle. Les clameurs et les injures, [rappelle Alain Pagès], font partie du langage d’une presse qui est d’abord une presse d’opinion […]. Pourtant, le texte de J’accuse… ! rompt avec cette tonalité. En dépit de la gravité des accusations, il possède un ton moderne, qui échappe à l’enfermement des luttes de rues, à l’ignoble de la caricature et de la chanson. Le principe de la haine est explicitement refusé. »19 Si Zola se veut virulent, il ne se veut pas pour autant haineux :

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.
Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !
J’attends.

16Certes, la morgue affichée est exaspérante : après avoir convoqué le législateur pour lui signifier clairement que le risque pris l’était en toute connaissance de cause, Zola le met finalement au défi d’agir. « Qu’on », c’est-à-dire l’État mais diffus, indéfini, désincarné, partant insaisissable, « qu’on », c’est-à-dire l’Institution toute-puissante, force secrète et multiple, « qu’on », c’est-à-dire Goliath, géant injuste contre lequel le minuscule David-Zola se dresse de toute la hauteur du bien-fondé de son combat — Et Zola, on le voit, n’hésite pas à recourir à la panoplie des archétypes porteurs —, « qu’on » se risque donc à le traduire en justice, on verra ce que l’on verra. Car attaquer Zola, c’est aussi lui offrir une tribune, ce dont l’histoire, en la personne du Général de Gaulle, ne manquera pas de se souvenir en 1968 lorsqu’il s’agira d’inculper Sartre. Henri Mitterand le souligne : « ou bien l’État garde le silence, et c’est un aveu de faiblesse. Ou bien il poursuit, et c’est inévitablement, malgré les blocages de procédure prévisibles, la relance de l’affaire et l’ouverture aux possibles erreurs de parcours politique. Telle est la force illocutoire de J’accuse… !, coup de force de la parole qui enferme l’interlocuteur dans un piège auquel il ne peut échapper sans perdre son autorité. Après J’accuse… ! […], le pouvoir ne peut pas ne pas parler à son tour. Mais du même coup se trouvent détruits, avec l’indifférence de l’opinion, le huis clos de la chose jugée, et la quiétude du silence politique. »20

17Et que la prise de parole se fasse sous couvert d’une instance supérieure, la « vérité », qui n’a pas encore la majuscule inaugurale qu’elle ne manquera pas d’acquérir dans le dernier volet des Évangiles, mais qui, assortie de son inséparable pendant, la « justice », légitime l’opinion soutenue, exacerbe sans doute encore davantage la réaction virulente, qui ne manque pas de survenir. Je n’évoquerai que deux cas, emblématiques de cette attaque sur la personne que suscite l’article : le psst… ! parodique et railleur illustré par Forain et Caran d’Ache, qui oppose son sifflement de dédain et ses minuscules insignifiantes aux capitales de la formule de L’Aurore. Ou encore le Je m’accuse acerbe de Léon Bloy, dédicacé « à Octave Mirbeau, contempteur célèbre des faux artistes, des faux grands hommes et des faux bonshommes », attaque ad hominem contre celui qu’il nomme le « crétin des Pyrénées » et qui se referme — mais pas tout à fait, puisque le post-scriptum est un commentaire fielleux du titre choisi pour le dernier cycle zolien dont L’Aurore venait de publier en feuilleton le premier opus, Fécondité — par le prévisible « on attend QUELQU’UN », allusion au « J’attends » final de J’accuse… !

18Parmi les figures de répétitions sur lesquelles s’élabore le discours de J’accuse… ! comme la narration de Vérité, la reprise lexicale est la plus immédiatement repérable : dans une logique du martèlement — ou du ressassement, c’est selon —, J’accuse… ! renferme dix-huit occurrences du substantif « vérité » et quatorze du substantif « justice » dont deux dans le syntagme figé « de vérité et de justice ». Vérité contient quant à lui deux cent quatre-vingt cinq mentions du terme — dont celle du titre — et cent soixante et une de « justice », dont trente-deux dans le syntagme « de vérité et de justice ». « Ce terme de “vérité” hante le discours dreyfusard, et Zola, solennellement, écrivait au bas de J’accuse… ! : “la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera”, propos redoublé par son recueil d’articles La Vérité en marche. »21

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. […] Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

19Si besoin en était, de quoi échauffer encore davantage les esprits et crisper les positions que cette réitération constante, soulignée par l’énonciateur même — « je le répète avec une certitude plus véhémente » — non seulement du « devoir » mais aussi du droit irrécusable de sa posture, que ce manichéisme tranché qui distribue les rôles — « les positions sont nettes » ; « d’une part » ; « de l’autre » —, que cette construction de soi en « justicie[r] qui donner[ait] [sa] vie pour que [la lumière] soit faite ».

20Cette mise en avant de soi, à la fois orgueilleuse et périlleuse, n’est pas nouvelle chez Zola, qu’il s’agisse de prises de position critiques — affirmées avec virulence dès le début de sa carrière journalistique — ou de partis pris esthétiques : l’écriture naturaliste, telle que Zola la défend dans Les Romanciers naturalistes ou telle qu’il la pratique dans le cycle des Rougon-Macquart est elle aussi fortement empreinte de subjectivité et très nettement marquée par la présence sensible du narrateur-auteur. De façon plus large, « l’engagement n’est pas absent de l’écriture zolienne, que ce soit dans la langue avec L’Assommoir […] ou dans la critique redondante d’une société étriquée, compassée et injuste dans [l’ensemble d]es Rougon-Macquart. »22

21Malgré qu’il en ait, et en dépit d’une volonté d’effacement devant le réel, volonté toute théorique — c’est le fameux « coin de la création » dont la fiction doit rendre compte —, le mode énonciatif naturaliste garde la trace du regard particulier porté par le romancier sur l’univers dépeint : le « coin de la création » est vu « à travers un tempérament » et préférentiellement celui d’un narrateur-auteur aussi intransigeant qu’omniprésent. Aussi les effets de réel objectivés se mêlent-ils à de multiples jugements de valeur. Peinture au vitriol de la société contemporaine ou condamnation sans appel des personnages mis en scène, la représentation zolienne n’échappe pas à un certain moralisme. À la différence de son successeur Verga, pour qui « celui qui observe ce spectacle n’a pas le droit de juger »23, le narrateur zolien n’hésite jamais à intervenir par le truchement de l’indirect libre, assénant admonestations, récriminations, sentences.

22Et la représentation de la réalité semble tout entière soumise à une finalité didactique. Entre le milieu de vie, le décor naturel et l’existence des hommes sont établis des rapports étroits d’implication et de causalité. À l’opacité du réel, le romancier naturaliste substitue une cohérence narrative qui permet d’expliciter la déchéance, l’effondrement de ces « vaincus » que sont les protagonistes de ses œuvres. Ainsi l’existence de Gervaise, protagoniste de L’Assommoir, éternellement comprise entre les abattoirs et l’hôpital Lariboisière — entre les « cours sanglantes où l’on assommait » et les « salles blafardes où la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde » —, se présente comme un enchaînement d’événements à la logique implacable. Les personnages apparaissent donc comme prisonniers d’un réseau de déterminations qui motivent et justifient leur évolution. Ils se meuvent dans un univers de l’inéluctable où toute initiative individuelle, toute tentative de révolte ou de fuite est d’avance vouée à l’échec.

23Dès La Fortune des Rougon, volume inaugural du cycle, c’est ce qu’il advient de Silvère, héros malheureux et sacrificiel qui paiera de sa vie la tentative d’arrachement à l’espace matriciel suffoquant de l’aire Saint-Mittre. Et que dire d’Étienne Lantier, « programmé pour échouer, lui qui “croyait savoir” » ?24 Béatrice Laville le souligne : « la fiction n’élabore pas de personnages qui soient des engagés véritablement positifs. […] Les fictions d’engagement sont alors souvent déceptives. »25

24Quant au dernier roman de la série, dont on se plaît à souligner sinon le changement de perspective du moins le contraste qu’il présente avec les romans précédents, il ne sera pas épargné par l’ambivalence du dénouement.

Quand même, elle était l’espérance. Une mère qui allaite, n’est-ce pas l’image du monde continué et sauvé ? Elle s’était penchée, elle avait rencontré ses yeux limpides, qui s’ouvraient ravis, désireux de la lumière. Que disait-il, le petit être, pour qu’elle sentît battre son cœur, sous le sein qu’il épuisait ? Quelle bonne parole annonçait-il, avec la légère succion de sa bouche ? À quelle cause donnerait-il son sang, lorsqu’il serait un homme, fort de tout ce lait qu’il aurait bu ? Peut-être ne disait-il rien, peut-être mentait-il déjà, et elle était si heureuse pourtant, si pleine d’une absolue confiance en lui !
De nouveau, les cuivres lointains éclatèrent en fanfares. Ce devait être l’apothéose, la minute où la grand’mère Félicité, avec sa truelle d’argent, posait la première pierre du monument élevé à la gloire des Rougon. Le grand ciel bleu, que réjouissaient les gaietés du dimanche, était en fête.
Et, dans le tiède silence, dans la paix solitaire de la salle de travail, Clotilde souriait à l’enfant, qui tétait toujours, son petit bras en l’air, tout droit, dressé comme un drapeau d’appel à la vie26.

25« Si le cycle des Rougon-Macquart se referme sur “l’appel à la vie” de la maternité triomphante dans le havre de la Souleiade »27, dans une anticipation prophétique qui n’est pas sans évoquer l’euphorie utopique des dernières lignes de Vérité, les interrogations persistantes de la bien apathique Clotilde — « peut-être ne disait-il rien, peut-être mentait-il déjà » — se superposent et contreviennent à l’optimisme béat d’un récit qui, entre image d’Épinal et allusions christiques, se veut porteur d’« espérance ». Il y a du forçage narratif dans la démonstration qui consiste à faire aboutir « quand même » le cycle familial à une régénérescence possible, la tare héréditaire résorbée dans le « petit bras en l’air, tout droit » du nourrisson goulu, véritable étendard du lendemain et promesse de renouveau.

26Le « troisième Zola »28 tel que le nomme la critique, c’est-à-dire le Zola des Trois Villes et des Évangiles — trois au départ, dans l’ébauche qu’élabore l’auteur, puis quatre lorsque s’impose la réécriture fictionnelle de l’Affaire Dreyfus — répercute en l’amplifiant cette présence intrusive de l’instance narrative. Il « marque[e] l’inflation d’une parole auctoriale qui, par une compulsion de la répétition du même (valeurs de vérité, de justice, de travail, de fraternité), par une sorte d’acharnement pédagogique de la réitération, met en scène la réalisation du dire. »29 De la performativité d’un J’accuse… ! à la parole dogmatique et prophétique du narrateur de Vérité30, il n’y a qu’un pas, qu’esquissait déjà la logique démonstrative des Rougon-Macquart.

27Il n’est jusqu’à la structure de Vérité qui n’offre des similitudes avec les amples périodes oratoires de J’accuse… ! : « […] cette structure profonde qui parcourt le texte de J’accuse… ! alimente aussi l’élaboration de Vérité. Les différentes phases caractéristiques de l’art oratoire sont réinvesties dans une entreprise romanesque qui laisse à Zola l’espace d’une démonstration plus large et plus lâche à la fois [et] certaines périodes de Vérité tiennent aussi d’une construction rhétorique. […] Il y a dans les deux textes une affinité pragmatique même si J’accuse… ! vise l’immédiateté des événements et Vérité l’avenir du pays. »31

28À la fois roman à clefs et roman à thèse — roman à clefs parce que l’Affaire Simon, instituteur laïque et juif injustement accusé du viol et du meurtre de son neveu infirme Zéphirin transpose et fictionnalise l’Affaire Dreyfus dans l’actualité du débat sur l’école de la République ; roman à thèse parce que rarement récit zolien fut aussi nettement engagé, édifiant et didactique —, Vérité radicalise l’esthétique naturaliste oscillant entre constat et dénonciation pour basculer vers une utopie progressiste aux tonalités épiques. Béatrice Laville le précise  : « Zola […] va se livrer à une héroïsation de ce personnage d’instituteur, [Marc Froment, le protagoniste du récit], délivrant le pays de l’obscurantisme par la seule force de son verbe, et ouvrant l’accès à un monde de vérité et de justice. Zola fictionnalise son engagement de citoyen, et engage le roman sur la voix d’une épopée. Le héros Marc traverse les épreuves [et aucune ne lui sera épargnée : suspicion, rumeurs nauséabondes, échecs éducatifs, délitement familial, faillite conjugale], guérit la communauté de ses maux ancestraux, redonne au peuple le pouvoir de penser, libère la Femme des griffes cléricales [à travers l’évolution du personnage de Geneviève, l’épouse reconquise de Marc], et crée à son tour des générations d’instituteurs qui porteront sa parole et ses exploits. »32

29Nulle économie de moyens dans la démonstration : la longueur du roman — Vérité est le roman le plus épais de Zola —, la construction répétitive, qui réplique, à distance de quelques années et de quelques chapitres, les mêmes épisodes et en varie le dénouement en une mosaïque d’issues censées signifier le lent progrès des consciences vers la « lumière », la reprise permanente des mêmes images et des mêmes formules — la métaphore archi-usée de la lumière pour signifier le savoir, celle de l’empoisonnement pour désigner le pouvoir de la religion, inlassablement filées sur l’ensemble du récit —, les constantes intrusions auctoriales enfin, construisent un discours sursignifiant qui ne laisse guère de doute quant à la leçon à tirer. Stigmatisation du rôle corrupteur et délétère de la presse, condamnation sans appel de l’Église et de ses émissaires, plaidoyer en faveur de l’éducation et de la connaissance, Vérité égraine sa litanie de dénonciations et, dans la bipartition si caractéristique de cette littérature engagée aux rôles clairement distribués — il y a dans Vérité une « polarisation des personnages, de l’espace entre l’ombre et la lumière, le Bien et le Mal »33—, son catalogue de revendications correspondantes :

Certainement, on avait empoisonné ce peuple, des journaux comme « la Croix de Beaumont » et « le Petit Beaumontais » lui versaient chaque matin l’abominable breuvage qui corrompt et fait délirer. Les pauvres cerveaux enfants, les cœurs sans courage, tous les souffrants et les humbles, abêtis de servage et de misère, sont la proie facile des faussaires et des menteurs, des exploiteurs de la crédulité publique. De tous temps, les maîtres du monde, les Églises, les Empires, les Royautés, n’ont régné sur les cohues de misérables, qu’en les empoisonnant après les avoir volées, en les maintenant dans l’épouvante et la servitude des croyances fausses. Mais l’empoisonnement ne suffisait pas à expliquer cette somnolence de la conscience, ce néant où sommeillait l’intelligence populaire. Pour que le peuple se laissât empoisonner si aisément, il fallait qu’il n’eût encore en lui aucune force de résistance. Le poison agit surtout sur les ignorants, ceux qui ne savent pas, qui sont incapables de critique, d’examen et de discussion. Et, à la base de tant de douleur, d’iniquité, d’ignominie, on trouvait ainsi l’ignorance, la cause première et unique du long calvaire de l’humanité en marche, cette montée si rude et si lente vers la lumière, au travers de toutes les fanges et de tous les crimes de l’Histoire. Et c’était là sûrement, à cette base, qu’il fallait toujours reprendre la libération des peuples, à l’instruction des masses profondes, car la preuve venait d’en être faite une fois de plus, tout peuple ignorant est incapable d’équité, la vérité seule le met en puissance de justice. (p. 174-175)

30Le modalisateur inaugural— « certainement » — fonctionne comme un embrayeur discursif qui lie le discours indirect libre au récit. Le cadre narratif annonce la réflexion de Marc — « Deux jours se passèrent, dans l’hésitation et le doute, et il en vint à examiner la situation, les raisons diverses qui pouvaient le décider à accepter ou à refuser le poste de Maillebois. » (p. 173) —, avant que d’enchaîner sur une longue digression discursive de quatre pages qui mêle aux pensées de Marc de nombreuses assertions auctoriales au présent gnomique. « L’écriture dénonce […] violemment […] grâce à une habile rhétorique du constat faite d’assertions à valeur de conclusion absolue qui renforcent la perception d’un discours engagé et imputable : “Les pauvres cerveaux enfants, les cœurs sans courage, tous les souffrants et les humbles, abêtis de servage et de misère, sont la proie facile des faussaires et des menteurs, des exploiteurs de la crédulité publique.” Ces assertions fréquentes assignent au propos des allures de statut de vérité, que viennent souligner également des effets très oratoires (modalités interrogatives, exclamatives, anaphores, rythme de la phrase, expressions de la totalité…) et parfois même des décrochements temporels, signes patents d’une sortie du cadre de la fiction : »34

À cette question, Marc vit tout de suite se dresser l’ennemie, la faiseuse d’ignorance et de mort, l’Église. C’était l’Église qui, dans l’ombre, avec sa patiente tactique d’ouvrière tenace, avait barré les routes, repris un à un ces pauvres esprits enténébrés, qu’on tentait d’arracher à sa domination. Toujours elle a compris la nécessité pour elle d’être la maîtresse de l’instruction […]. C’est sur le terrain de l’école qu’elle a lutté une fois de plus, d’une admirable souplesse hypocrite, allant jusqu’à se dire républicaine […]. On a vu un Pape politique mener la campagne, ce mouvement tournant qui devait chasser la Révolution de chez elle, de la terre de France, en faisant siennes ses conquêtes au nom de la liberté. (p. 176)

31Le décrochement temporel peut être plus net encore, dans un basculement de la fiction vers la prospective :

Aujourd’hui, si les nations se gardent encore, et formidablement, dans l’affreux malaise d’une fin de monde, qui oserait dire que la victoire restera aux peuples guerriers ? qui ne voit au contraire que le triomphateur de demain battra les autres sur le terrain économique, en réorganisant le travail et en apportant à l’humanité plus de justice et de bonheur ? Il n’était qu’un rôle digne de la France, achever la révolution, être émancipatrice. Aussi cette pensée étroite qu’il fallait quand même et uniquement faire des soldats, soulevait-elle Marc de douleur et de colère. Au lendemain de nos désastres, un tel programme avait encore son excuse ; et, pourtant, tout le malaise, toute l’abominable crise actuelle venait de là, de l’espoir suprême mis dans l’armée, de l’abandon d’une démocratie aux mains des chefs militaires. […] Quand la France entière saura et voudra, quand elle sera le peuple libéré, les empires les plus bardés de fer crouleront autour d’elle, envahis par son souffle de vérité et de justice, qui fera ce que ne feront jamais ses armées et ses canons. Les peuples éveillent les peuples, et le jour où les peuples, un à un, se lèveront, instruits par l’exemple, ce sera la victoire pacifique, la fin de la guerre. (p. 216-217)

32Le présent est celui du moment de l’énonciation, ce qu’indique le marqueur temporel inaugural — « aujourd’hui » —, alors que le discours se mue en programme pour des lendemains qui chantent et qu’émerge, dans un récit globalement régi par un narrateur hétérodiégétique, une première personne collective. Le cas n’est pas unique même si la présence de la première personne reste, dans l’économie globale du récit, très marginale. Ainsi dans ce long plaidoyer pour la libération de la femme par l’instruction :

Les Jésuites, avec leur coup de génie d’accommoder Dieu aux nécessités des passions, lui paraissaient être les ouvriers de ce grand mouvement qui a mis les femmes, aux mains des prêtres, comme des instruments de conquête politique et sociale. Ils avaient foudroyé l’amour, et ils l’utilisent. Ils avaient traité la femme en bête de luxure, à laquelle les saints ne devaient point toucher, et ils la caressent, la comblent de flatteries, en font l’ornement et le soutien du temple, le jour où l’idée leur vient d’exploiter sa toute-puissance sexuelle sur l’homme. Le sexe flamboie parmi les cierges de l’autel, ils l’acceptent comme une voie de la grâce, ils s’en servent comme du piège où ils espèrent reprendre et dompter l’homme. Toute la désunion, toute la douloureuse querelle de la société contemporaine ne venait-elle pas de là, de ce divorce entre l’homme à demi libéré et la femme restée serve, esclave adulée, hallucinée, du catholicisme agonisant ? Le problème n’était pas ailleurs, ne point laisser à l’Église le profit de la tendresse tardive dont elle endort nos filles et nos épouses, lui enlever le mérite de la fausse délivrance qu’elle leur apporte, les délivrer réellement et les lui reprendre, puisqu’elles sont à nous, comme nous sommes à elles. Trois forces se trouvaient en présence, l’homme, la femme, l’Église ; et il ne fallait pas que l’Église et la femme fussent contre l’homme, il fallait que l’homme et la femme fussent contre l’Église. Le couple, d’ailleurs, n’était-il pas un ? Ni l’époux ni l’épouse ne pouvaient rien l’un sans l’autre. Unis, chair et intelligence, ils devenaient invincibles, la force même de la vie, le bonheur enfin réalisé dans la nature conquise. Et, brusquement, Marc vit éclater la vérité, la solution unique : instruire la femme, lui donner près de nous sa vraie place d’égale et de compagne, car, seule, la femme libérée peut libérer l’homme. (p. 372-373)

33Le heurt temporel qui fait fi de toute concordance — « ils avaient foudroyé […] et ils l’utilisent » ; « ils avaient traité […] et il la caressent » — construit une forme de raccourci historique qui convoque le passé dans son lien avec le présent, « la douloureuse querelle de la société contemporaine », dans une forme de collusion à visée explicative. La dénonciation de l’emprise nocive de l’Église sur les femmes peut alors se faire en première personne, au présent de vérité générale. « Ces fragments relèvent d’une rhétorique du pamphlet, suggèrent des effets d’éclats de discours émanant d’une voix à l’emprise absolue. Il y a, dans cette sorte d’excès énonciatif, une dramatisation propre à renforcer le statut de vérité de cette parole. Sortir de la contention [toute relative, il faut bien l’admettre] de la réserve naturaliste, c’est rechercher des effets discursifs plus amples. Il y a véritablement un style de l’engagement dans le discours qui fait résonner l’indignation ou l’aspiration et s’élaborer la volonté de persuasion par le principe du ressassement, et parfois même de l’incantation. »35

Il n’était de bonheur possible, moral et matériel, que dans la connaissance. La parole de l’Évangile : Heureux les pauvres d’esprits, était la plus effroyable fausseté, qui, pendant des siècles, avait maintenu l’humanité dans le bourbier de misère et de servitude. Non, non ! les pauvres d’esprit sont forcément du bétail, de la chair à esclavage et à souffrance. Tant qu’il y aura des multitudes de pauvres d’esprit, il y aura des multitudes de misérables, de bêtes de somme, exploitées, mangées par une minorité infime de voleurs et de bandits. Un jour, l’humanité heureuse sera l’humanité qui saura et voudra. […] Heureux ceux qui savent, heureux les intelligents, les hommes de volonté et d’action, parce que le royaume de la terre leur appartiendra ! Ce cri, maintenant, montait aux lèvres de Marc, de son être entier, dans un grand élan de foi et d’enthousiasme. […]

Le rôle le plus haut, le plus noble, dans une démocratie naissante, est celui de l’instituteur primaire, si pauvre, si méprisé, qui est chargé d’instruire les humbles, d’en faire les futurs citoyens heureux, les constructeurs de la Cité de justice et de paix. C’était sa mission qui, tout d’un coup, se précisait, son apostolat de la vérité, la passion où il avait toujours été de pénétrer la vérité certaine, de la crier ensuite et de l’enseigner à tous. (p. 192-194)

34Dans le rythme lancinant et psalmodique de l’invocation — modalités expressives, répétitions, symétries de construction —, s’élabore la figure héroïque du protagoniste, véritable missionnaire du savoir et de la vérité. La représentation n’épargne ni les superlatifs — « le plus haut, le plus noble » ; « si pauvre, si méprisé » — ni les accumulations, dans une redondance emphatique qui confère au personnage de Marc une stature exceptionnelle, hyperbolique. Modèle infailliblement positif, Marc est tout entier tendu vers son idéal de vérité et de partage : « pénétrer la vérité certaine, […] la crier ensuite et […] l’enseigner à tous », tel est l’objectif humaniste de Marc, dans une forme nouvelle de révélation qui récupère en le resémantisant le lexique religieux.

35Non que cette divulgation puisse se faire sans difficultés ni épreuves. Le parcours de Marc, qui s’étend sur quatre générations, ne peut pas ne pas rencontrer d’obstacles, pour qu’enfin advienne, plus éclatante encore, sa « récompense » (p. 748). Ainsi de ses déboires conjugaux, qui répliquent dans le cadre domestique la lutte acharnée contre l’obscurantisme religieux et qui le voient poursuivre, dans une abnégation parfaite, sa tâche opiniâtre :

Marc, installé à son bureau, parla pendant une heure et demie, très clairement, combattant l’erreur, apportant aux cerveaux confus des humbles un peu de vérité. Et une douleur affreuse le suppliciait, son foyer était saccagé, détruit, son amour pleurait l’amante, l’épouse perdue, qu’il ne retrouverait plus là-haut, dans la chambre froide, autrefois si tiède de tendresse. Mais, brave, en héros obscur, il continuait son œuvre. (p. 381)

36En contrepoint, l’épilogue du récit, qui voit triompher l’instituteur en « patriarche très vénérable, très puissant, de qui était né l’heureux avenir » (p. 748) justifie, dans une forme de causalité rétrograde, l’ensemble du déroulement narratif :

Et ce fut la récompense de Marc, de tant d’années de courage et de lutte. Il voyait son œuvre. Rome avait perdu la bataille, la France était sauvée du grand danger de mort, la poussière de ruine où disparaissent les unes après les autres les nations catholiques. On l’avait débarrassée de la faction cléricale qui se battait chez elle, ravageait ses champs, empoisonnait son peuple, tâchait de refaire des ténèbres pour s’assurer de nouveau la domination du monde. (p. 748-749)

37« Le tort de Zola, c’est d’avoir un système, de vouloir faire une école. Ses feuilletons dans Le Bien public m’indignent hebdomadairement. Vous n’avez pas l’idée des torrents d’injures dont je l’abreuve tous les dimanches. Je dépasse les grossièretés de Sainte-Beuve vis-à-vis de Taine, ce qui prouve en faveur de ce brave garçon. Mais rien n’y fait, il est entêté comme un mulet ! Deux choses lui manquent : 1° il n’est pas poète, et 2° il n’a pas de lectures, ou plutôt il est ignorant, comme tous les gens de lettres d’aujourd’hui, d’ailleurs. »36 Ainsi s’exprime Flaubert au moment où paraît L’Assommoir, tout en reconnaissant par ailleurs la « puissance » prodigieuse du roman. Les dernières lignes de Vérité ne contreviennent pas à cet esprit de système qui exaspérait tant l’ermite de Croisset. Après la conclusion en apothéose qui scelle la victoire du Bien sur le Mal, de la lumière du savoir contre les ténèbres de la religion, et la montée en gloire de l’instituteur, les dernières lignes assertives tracent une continuité entre les différents volumes du cycle de même qu’elles imposent une morale explicite en forme de loi :

Il n’est de justice que dans la vérité, il n’est de bonheur que dans la justice. Et, après la Famille enfantée, après la Cité fondée, la Nation se trouvait constituée, du jour où, par l’instruction intégrale de tous les citoyens, elle était devenue capable de vérité et de justice. (p. 749)

38L’« œuvre » de Marc accomplie, c’est le message universellement délivré, la leçon prononcée et la parole dogmatique de l’énonciateur qui peut résonner, comme une évidence désormais irrécusable.

39« La notion d’engagement génère évidemment la question même des fins de la littérature. Est-elle socialement, politiquement impliquée dans des causes qu’elle servirait, ce qui pose subséquemment la question de son inféodation à quelque imposition qui lui serait extérieure ? Est-elle, au contraire, irréductible à toute logique sociale, n’existerait-elle que dans l’écart, le retranchement, et finalement dans une superbe étrangéité [qui est à la fois une autonomie et une spécificité que Jacques Rancière désigne sous le terme de Politique de la littérature], qui marquerait là l’engagement véritable de la littérature bien éloignée des questions sociales liées à l’humaine condition ? »37

40Zola, dans les Évangiles, répond sans conteste à la fois par la responsabilité de la littérature et par sa nécessaire implication dans la sphère sociale. Répliquant et déplaçant le combat de l’Affaire Dreyfus sur la scène de l’Instruction publique, Vérité prolonge une mise en jeu personnelle qui, si elle n’était pas absente de la querelle esthétique naturaliste, s’est radicalisée avec la défense de Dreyfus et la publication de J’accuse… ! ainsi que des articles et brochures parus entre le 25 novembre 1897 et le 7 janvier 1898 — « M. Scheurer-Kestner », « Le Syndicat », « Procès-verbal » sont publiés dans Le Figaro ; la Lettre à la jeunesse et la Lettre à la France paraissent chez Fasquelle — et rassemblés ensuite dans l’opuscule La Vérité en marche. La mise en scène de soi — offensive, polémique — qui caractérise l’énonciation de J’accuse… ! se prolonge, dans une certaine mesure, dans l’inflation du discours auctorial qui signe l’ultime fiction zolienne. Explications, jugements, doléances, dénonciations, réclamations, récriminations, revendications mais aussi dithyrambes ponctuent le récit, interrompant la progression romanesque au profit d’interventions répétées du narrateur à visée édifiante.

41Á l’instar de J’accuse… ! qui articule la narration au discours argumentatif à des fins démonstratives, Vérité double le récit — exemplaire, véritable imagier pathétique dans lequel le lecteur « projettera à loisir son besoin de fiction et de croyance »38 — d’un méta-texte commentatif qui en souligne les effets, « l’un et l’autre se renforçant, se soulignant, s’annonçant, se mettant mutuellement en scène dans un système très construit de redondances. »39J’accuse… ! emprunte au roman sa fictionnalisation ; Vérité récupère la véhémence pamphlétaire, dans une mutuelle hybridation générique qui rend l’un comme l’autre des deux textes irréductible à toute catégorie.

42Cette particularité formelle posée, force est de constater un sérieux écart en termes de réussite esthétique et, conséquemment, d’efficacité pragmatique. Si la prise de risque qu’il constitue par sa virulence et son pouvoir d’interpellation fait de J’accuse… ! un morceau de bravoure manifestant à la fois la plus grande maîtrise de la rhétorique classique et une parfaite connaissance des moyens modernes de communication, le didactisme lénifiant de Vérité — et sa fin en apothéose dans une « échappée utopique »40 singulièrement peu visionnaire — ne laisse pas de déconcerter. Que cette « idylle communautaire »41 que dessine la dernière partie du roman relève du « droit d[u] poète »42, soit. Que cette évasion euphorique hors du réel réalise le programme annoncé par le titre du cycle, construisant un nouvel Évangile laïque et refondant les valeurs sociétales, qu’elle dessine « une œuvre de morale qui s’évertuerait à recréer la confiance, la solidarité entre les hommes », certes. À la parution de La Faute de l’abbé Mouret, on pouvait lire dans La Revue de Paris : « c’est de l’idylle faite à coups de dictionnaire ». Il n’est pas sûr que le didactisme exacerbé, la démonstration pesamment appuyée à coups de symboles chrétiens reconfigurés de Vérité soit beaucoup plus digeste, partant très efficace.