Colloques en ligne

Caroline Julliot

Drieu la Rochelle, mystique de la guerre : De l’absolu littéraire au totalitarisme.

1 À première vue, difficile de trouver un fil directeur, entre le Drieu des années 1920, celui qui, à la faveur de trois lettres incendiaires, rompt avec les surréalistes pour avoir fait « l’erreur » de l’engagement politique, et le Drieu des années 1930, le chantre enthousiaste du fascisme – position pour laquelle il restera tristement célèbre. On ne cherche d’ailleurs généralement pas à trouver de cohérence entre ces deux périodes de sa vie, puisqu’on avalise la version imposée par Drieu lui-même, notamment dans son roman autobiographique, Gilles : Après bien des années d’errance et de fourvoiement dans la pourriture parisienne, « l’homme couvert de femmes » retrouve, telle une révélation divine, la voie de la vérité, sa violence primitive et sa virilité authentique dans l’engagement politique – abandonnant alors joyeusement les considérations stériles sur l’absolu poétique pour le combat, autrement dit abandonnant le miroir aux alouettes pour la vraie vie. Il n’y aurait alors qu’une relation antithétique entre ces deux moi – l’un, l’homme de lettres parisien happé par la décadence, n’étant que le négatif de l’autre, le viking fasciste. Et, entre ces deux moi, une rupture radicale. Mais si l’on a du mal à adhérer à l’idéologie totalitaire de l’homme nouveau, on peut trouver cette « parabole fasciste » (M. Winock) un peu trop commodément simpliste que se construit Drieu difficile à gober.

2 C’est au contraire l’hypothèse d’une continuité entre ces deux postures que nous voulons étudier dans cette communication. Nous ne chercherons bien évidemment pas à sonder la cohérence ou l’incohérence psychologique du personnage, ce n’est pas notre objet et nous n’en aurions guère les compétences. C’est la permanence d’un schème essentiel, profondément structurant de son imaginaire, que nous voudrions ici mettre en évidence : la guerre. La première guerre mondiale, qu’il a vécue en tant que conscrit, et qu’il pose comme le moteur et unique objet de son écriture, puis comme l’horizon de son engagement, pourrait bien constituer ce chaînon manquant permettant de comprendre plus profondément son parcours. Pour analyser l’impact de la guerre sur l’écrivain Drieu, il nous faudra d’abord définir précisément ce qu’il entend par ce concept de guerre ; puis, voir en quoi elle a pu déterminer dans les années 1920 son intérêt pour les avant-gardes littéraires, puis, dans les années 1930, son refuge dans l’idéologie fasciste.

La Guerre de Drieu, un absolu mystique.

3 Drieu l’affirme encore peu avant sa mort, en 1943, dans un inédit où il revient sur ses « débuts littéraires » : l’expérience du front constitue le point d’origine absolu de sa vocation d’écrivain.

Je partis pour la guerre. Avais-je beaucoup à dire jusque là ? Non. […] Sans la guerre aurais-je eu de longtemps quelque chose à dire ? Non plus […] Du jour au lendemain, la guerre me remplit du besoin impérieux de crier, de chanter […] Dans le cours des mois suivants, j’ai écrit mon premier livre par lequel je suis entré dans les lettres. J’y parlais de la guerre et uniquement de la guerre. Et, après tout, peut-être n’ai-je jamais eu qu’à parler de cela et tout le reste n’a été qu’allusion détournée ou remplissage superflu.1

4À le lire, pourtant, l’idée ne va pas de soi. Dans ses écrits, finalement fort peu de textes y sont consacrés : Hormis deux recueils de poésie, ses deux premiers livres, passés pratiquement inaperçus, (Interrogation, 1917, et Fond de cantine, 1920) et un recueil de nouvelles, la Comédie de Charleroi, en 1934, presque rien. Même dans Gilles, où le fascisme, point d’aboutissement ultime du parcours du héros, se fait à l’aune du souvenir idéalisé de la guerre, le récit commence lorsque, blessé, il retourne à l’arrière, en 1917. En fin de compte, Drieu parle peu explicitement de la guerre. Doit-on pour autant considérer qu’une telle déclaration n’est qu’une de ses nombreuses malhonnêtetés intellectuelles ? Nous prenons ici le pari de prendre l’auteur au sérieux. Sur quel mode, dans ce cas, Drieu ne fait-il que parler de la guerre ? Et surtout, de quelle guerre parle-t-il ?

5 Si nous revenons un instant sur son expérience réelle de la guerre, un constat s’impose. La guerre, Drieu ne l’a pas faite tant que cela. Présent sur deux fronts importants, Charleroi et Verdun, il est à chaque fois blessé lors de la première bataille à laquelle il participe. Comme le disent ses biographes, il n’a pas été un lâche complet, mais son héroïsme n’a pas été au final éclatant, et Drieu lui-même n’en semble pas si fier :

Malgré quelques velléités sérieuses, sa guerre n’avait pas été très glorieuse. Il n’avait pas été cité, décoré. Il ne reçut la croix de guerre qu’après l’armistice – c’était l’une des dernières fournées pour les oubliés – et il bouda la prise d’armes aux Invalides où l’on devait la lui remettre. Il n’en porta le ruban que pendant la drôle de guerre dans une dernière bouffée de patriotisme…2   

6Pourtant, l’important est là. Il a connu au front une expérience existentielle d’une intensité qu’il ne retrouvera jamais plus. Lors d’une « journée profonde, infinie », il a « vécu toute une vie », dont il sera, pour tout le reste de son existence, nostalgique.3 D’abord, il s’élance hors de la tranchée à la tête de ses hommes (baptême du feu), puis est blessé par un shrapnel et euphorique, pense que sa dernière heure est venue (baptême du sang). On passera sur le narcissisme fascisant de l’épisode et le caractère sexuel revendiqué de la joie du personnage (il découvre sa vocation de chef et sa virilité), souvent relevés, pour retenir qu’il s’agit ici d’une expérience de l’ordre du mystique, où affleure le vocabulaire religieux, qui s’en trouve d’un coup radicalement remotivé à la façon nietzschéenne4 :

Alors, tout d’un coup, il s’est produit quelque chose d’extraordinaire. Je m’étais levé, levé entre les morts, entre les larves. Il y a quelque chose d’humain dans ces mots. Ils veulent dire exubérance, exultation, épanouissement – avant de dire extravasement, extravagance, ivresse. Tout à coup je me connaissais, je connaissais ma vie. C’était donc moi ce fort, ce libre, ce héros. C’était donc ma vie, cet ébat qui n’allait plus s’arrêter jamais. […] Je tenais dans mes mains la victoire et la liberté. L’homme est libre, l’homme peut ce qu’il veut.5

7Cette expérience, comme toutes les expériences de type mystique, se heurte aux limites du langage. Elle est indicible dans sa plénitude, et, enfermée dans la tautologie propre au divin (Je suis celui qui est), dépassant les cadres limités de notre logique, ne peut être décrite autrement qu’en termes oxymoriques, ou de l’extérieur :

L’homme est une partie du monde, et chaque partie du monde peut, à un moment de paroxysme, à un moment d’éternité, réaliser en elle tout le possible. La victoire. La victoire des hommes. Contre quoi ? Contre rien ; au-delà de tout. Contre la nature ? Il ne s’agit pas de vaincre la nature, ni même de la surmonter, mais de la pousser à son maximum, puisque la puissance est en nous. Il ne s’agit pas de vaincre la peur par le courage – mais de fondre la peur dans le courage et le courage dans la peur, et de s’élancer à l’extrême pointe de l’élancement. Qu’y a-t-il d’autre que cet élan ? Cet élan avait-il un autre contenu que lui-même ? Pourquoi nous battions-nous ? Pour nous battre.6

8Drieu, comme les civilisations dans la citation célèbre de Valéry, se sait et s’est expérimenté lors de la première guerre mondiale comme mortel. Mais au lieu de s’en désoler, il en a tiré une totale allégresse : s’il s’est senti mortel, c’est qu’il s’est senti vivant, totalement vivant :

J’ai senti à ce moment-là l’unité de la vie. Même geste pour manger et pour aimer, pour agir et pour penser, pour vivre et pour mourir. La vie, c’est un seul jet. Je voulais vivre et mourir en même temps. Je ne pouvais pas vouloir vivre, sans vouloir mourir. Je ne pouvais pas demander à vivre en plein, d’un seul coup, sans demander à mourir, sans accepter l’épuisement.7   

9Ainsi, « dès son plus jeune âge, Drieu a compris que l’homme, en tout cas lui-même, ne pouvait connaître l’absolu que par la mort »8. Plus qu’un sens politique, son expérience du front est une révélation existentielle, en ce qu’elle est un face-à-face avec la mort. Par cette épiphanie guerrière, Drieu a touché du doigt l’absolu – un absolu païen qu’il se forge en ces temps de désenchantement, mais qui, explicitement, est un substitut du divin :

… un orage épouvantable, le tonnerre de Dieu et la grêle de Dieu. Là-dessus s’étaient abattus Dieu et le Diable et leur train […] Ah ! La voilà, la guerre. Ce ne sont pas les hommes, c’est le Bon Dieu, le Bon Dieu lui-même, le Dur, le Brutal […] Ce n’était plus une menace, c’était le danger lui-même, énorme, encombrant, plafonnant, omniscient, omnipotent. […] Le Ciel se peuplait. Le ciel, c’est l’enfer.9  

10Cet aspect particulier de la guerre comme fenêtre ouverte sur le divin nous semble essentiel pour comprendre l’évolution de Drieu. C’est cet absolu qu’il va tenter de retrouver, d’abord par la poésie, puis à travers l’engagement politique – décrit comme « un nouvel ordre militaire et religieux qui s’est fondé quelque part dans le monde et poursuit, envers et contre tout, la réconciliation de l’Église et du fascisme, et leur double triomphe sur l’Europe »10.

De l’absolu poétique à la religion fasciste

11 Dans l’immédiat après-guerre, l’expérience de la guerre ne dirige absolument pas Drieu vers le politique. Au contraire, il le rejette comme une occupation indigne, comme un horizon morne dont ne peuvent se contenter ceux qui ont connu l’intense expérience du front. La seule chose qui ait du sens, c’est l’Art : « Je conçois la vie comme une prière, et l’Art, la façon d’articuler cette prière », dit-il dans sa lettre aux surréalistes.11 Et c’est, en particulier, la poésie, qu’il placera toujours « au-dessus de tout », comme il l’affirmera dans un article de 1937. Héritier des grands mages romantiques, la poésie est alors pour lui la voie d’accès privilégiée à l’absolu en général, et à son absolu personnel, celui de la guerre, en particulier : « Jamais l’inspiration en prose ne pourra se montrer aussi vaste, aussi compréhensive du chaos, aussi irruptive, aussi tumultueuse que l’inspiration en poésie »12.

12Logiquement, c’est donc par la poésie qu’il tente d’exprimer son expérience du divin, celui de la force et de la guerre – comme le note Marc Henrez, qui analyse comment, dans ses deux premiers recueils, « Drieu pose une équation entre l’absolu et la guerre », que le tout jeune écrivain compare dans Interrogation à « l’effarant soleil des mystiques »13. Et pour dire cet indicible, il se rend vite compte qu’il ne peut se contenter des formes traditionnelles. C’est par un style nouveau qu’il pourra incarner le jaillissement mystique, l’union primitive des contraires qu’il a ressentis au front :   

J’ignorais tout ou presque de la littérature moderne et pourtant sans que je le susse, mes sentiments se composaient déjà dans mon for intérieur d’une façon moderne et n’avaient déjà d’autre issue pour les exprimer que des procédés modernes.14

13Or, selon lui-même, il n’y réussit pas complètement, loin s’en faut. Comme le remarque Marc Henrez dans son article, « on a l’impression que Drieu, tout en faisant œuvre d’art, a peur d’être pris uniquement pour un poète, alors que dans son for intérieur il accomplit plus qu’un poème »15. Pour atteindre à l’acte religieux, le poème doit être action. Il doit dépasser le statisme des mots couchés sur le papier. Incarner dans sa perfection, son élan vital et essentiel, ce Dieu primitif qu’est pour lui la force. Le chevalier-poète s’entrevoit lui-même dans ces premières tentatives, mais s’essouffle à mi-chemin de sa quête du Graal. L’authenticité de l’inspiration est bien là néanmoins :

L’instinct avait percé, et comme malgré lui, avait façonné tant bien que mal une sorte de porte-voix primitif mais commode qui lui permettait de crier sinon de chanter. En vérité, dans ces premiers moments, il s’agissait de crier plutôt que de chanter ; et c’est pourquoi j’avais tant besoin des formes modernes qui favorisent le cri mieux que le chant.16

14Comme il le dira lors de la réédition de ces deux premiers et seuls recueils de poésie : « Je suis de ceux qui se jettent tout entiers dans un premier livre. Ce que j’ai crié là, c’est mon accent essentiel. »17 Mais, pour lui, il manquera toujours la deuxième partie du travail poétique. Donner forme, de façon véritablement inspirée, au chaos initial de l’inspiration – double mouvement qui lui fait admirer le poète authentique comme « un plus haut athlète spirituel que le prosateur »18 : « Il lui faut en peu de temps faire valoir les ressources les plus opposées. Il doit être d’abord le plus fou, ensuite le plus sage. »19 Il tentera maladroitement de corriger ces maladresses formelles lors de cette réédition, mais, comme l’estime Marc Henrez, Drieu ne parvient qu’à banaliser ses poèmes, à aller dans le sens du classicisme : « Le résultat est loin d’être convaincant : le prosateur qu’il est devenu dans l’intervalle émousse un peu trop la violence même imparfaite du jeune poète. »20

15Ainsi, Drieu ne se trouve pas un talent à la hauteur de la haute mission spirituelle qu’il assigne à la poésie : « J’étais évidemment un prosateur »21 , affirme-t-il par la suite. Toute sa vie, rappelle Frédéric Grover22, Drieu composera néanmoins inlassablement des poèmes, qu’il détruira d’ailleurs presque aussi inlassablement. C’est peut-être pour cela qu’il s’intéresse autant aux surréalistes, et qu’il est aussi déçu par leur retombée dans les considérations mondaines. De ces jeunes gens qu’il estime d’un talent supérieur au sien, notamment Aragon et Eluard, il espère qu’ils pourront endosser ce rôle de guide vers les hautes sphères spirituelles, qu’il ne se sent pas capable de jouer :

Il est vrai qu’on a entièrement perdu en Europe le sens de l’absolu, et j’espérais que votre petite bande, par des voies d’ailleurs bien souvent futiles, n’avait pourtant faussé compagnie à la masse perdue que pour remonter vers cette source seule féconde. Oui, j’espérais vraiment que vous étiez mieux que des littérateurs, des hommes pour qui écrire est une action, et toute action la recherche du salut. […] Car voilà bien la fonction essentielle, la fonction humaine par excellence qui est offerte aux hommes comme vous, hardis et difficiles, c’est de chercher et de trouver Dieu […] si l’on pouvait parler de religion sans dogme, et sans église, et sans divin. Je reconnais que vous avez eu raison de vous indigner du mot de Dieu que j’employais dans ma lettre. […] Pour moi, c’était la profondeur du monde.23  

16Sa déception est donc proportionnelle à ses attentes : « Qui créera la réalité du monde moderne, donc entre autres communiste, si ce n’est vous ? »24

17Son idéal de l’art, inaccessible pour lui qui n’est pas vraiment poète, unit les contraires entre lesquels il se trouvera tiraillé toute sa vie : il est à la fois rêve et action – et c’est pour cela qu’il ne peut se résumer à ce qu’on appelle communément l’action politique :

La responsabilité de l’homme de pensée est plus cruelle que celle de l’homme d’action. […] Il est plus facile de mourir sur l’échafaud étant Robespierre, que d’endurer le supplice qu’a été pour Rousseau la mission de porter dans les mœurs toute la révolution, tout le romantisme, bien avant qu’ils ne soient enregistrés à grand fracas dans les actes notariés d’un bouleversement politique.25

18L’Art déborde et excède pour lui l’action politique ; le tort des surréalistes est de mutiler la portée de leur création, en voulant se contenter de l’engagement, au sens commun du terme. Si l’Artiste dirige l’avenir, politique et existentiel, c’est qu’il fait signe vers un ailleurs, ces « régions à l’air trop pur »26 dont le commun des mortels n’a pas conscience. « La véritable erreur des surréalistes », pour lui, c’est justement d’avoir renoncé à l’absolu :  

Le surréalisme, c’était la révélation, ce n’était pas la révolution. […] Vous avez lâché la voie de la vérité, vous êtes entrés dans la voie de mensonges du siècle.27

19Et cet absolu, inaccessible par sa propre écriture et délaissé par ceux en qui il fondait ses plus grands espoirs, Drieu va donc aller le chercher dans ce substitut de religion qu’est le totalitarisme.28

20Dans Gilles, le récit du 6 février 1934, révélation idéologique pour le héros, se réfère explicitement à sa fameuse épiphanie guerrière décrite dans La Comédie de Charleroi, reprenant point par point la structure de cette véritable scène primitive : s’arrachant enfin à son cynisme et à son indolence, le personnage retrouve par la violence environnante l’occasion d’agir en héros, et s’élance à la tête d’une foule non identifiée – au milieu des compagnons de lutte, mais détaché d’eux, comme plébiscité à leur commandement.    

« Ils tirent », criaient-ils, le prenant à témoin avec une confiance violente. Des mains l’empoignaient rudement. Des yeux l’interrogeaient avec une confiance passionnée. « Venez avec nous ». Sa jeunesse était revenue et rejoignait cette jeunesse […] En un instant il fut transfiguré. Regardant à sa droite et à sa gauche, il se vit entouré par le couple divin revenu, la Peur et le Courage, qui préside à la guerre. Ses fouets ardents claquèrent. Il s’élança à contre-courant de la foule qui refluait. Comme un soir en Champagne, quand la première ligne avait cédé ; comme ce matin à Verdun où il était arrivé avec le 20e Corps, alors que tout était consommé du sacrifice des divisions de couverture. […] C’est la première fois que je vis depuis vingt ans, s’était écrié Gilles.29

21Il est très clair à la lecture que le fascisme de Drieu est mystique avant d’être politique – la critique lui reproche d’ailleurs souvent le flou notionnel de son exaltation fasciste, méconnaissant la nature religieuse propre au totalitarisme de l’entre-deux guerres30. Drieu lui-même parle de foi – foi qu’il compare explicitement à la foi religieuse, notamment dans l’épilogue.31 Ce n’est pas à un contenu politique, à une promesse concrète de gouvernement qu’il adhère ; c’est au vieux rêve de fusion religieuse dans l’Un sacral, transposé sur le plan social. Il le revendique clairement lorsqu’il cherche à rallier à sa cause l’un de ses vieux camarades, militant politique à l’ancienne mode :

Ouvre un bureau immédiatement pour recruter des sections de combat. Pas de manifeste, pas de programme, pas de nouveau parti. Seulement des sections de combat, qui s’appelleront des sections de combat. […] Sors à tout prix de la routine des vieux partis […] Et tu auras aussitôt une puissance d’agrégation formidable. Les flots seront rompus entre la droite et la gauche, et des flots de vie se précipiteront en tous sens. […] Maintenant je marcherai avec n’importe quel type qui foutra le régime par terre, avec n’importe qui, à n’importe quelle condition.32

22Le fascisme est ainsi, pour lui et tous ceux qui sont « revenus, sinon flambants de la guerre, du moins liés à jamais à une idée émouvante de la vie forte »33, le moyen de renouer avec l’intensité existentielle qu’il a connue dans les tranchées. L’épilogue du récit, situé pendant la guerre d’Espagne, explicite cette idée : Gilles redevenu guerrier retrouve sa jeunesse, abolissant le temps, à la manière totalitaire, pour incarner lui-même une sorte de figure absolue, celle du « catholicisme viril du Moyen-Âge »34 : C’est d’ailleurs sur une véritable extase mystique que se clôt le roman – confirmant l’idée que la prose échoue à incarner cet absolu, ne pouvant le dire que par le silence, en se taisant :

Un blessé, sur les marches, gémissait : « Santa Maria ». Oui, la mère de Dieu, la mère de Dieu fait homme. Dieu qui crée, qui souffre dans sa création, qui meurt et qui renaît. Je serai donc toujours hérésiarque. Les Dieux qui meurent et qui renaissent : Dionysos, Christ. Rien ne se fait que dans le sang. Il faut sans cesse mourir pour sans cesse renaître. Le Christ des cathédrales, le grand dieu blanc et viril. Un roi, fils de roi. Il trouva un fusil, alla à une meurtrière et se mit à tirer, en s’appliquant.35

23Un guerrier qui fait la guerre pour lui-même, et non contre un ennemi. Comme l’a remarqué Paul Renard36, Gilles tire sans complément d’objet. C’est la posture du croisé médiéval, l’immersion dans l’action, le face à face avec la mort, qui séduisent Drieu, bien plus que telle ou telle doctrine ; dommage que cette image divinisée de l’héroïsme ne reste pour lui, en fait, qu’une fiction – dénoncée comme telle dans son écriture pour qui le lit un peu attentivement.

La guerre-fiction

24On l’a vu, Drieu n’a pas assez pratiqué la guerre pour s’en dégoûter. Il en a d’ailleurs parfaitement conscience, et le dit clairement dans un article où il répond à une comparaison faite entre son premier recueil de poésie, les écrits de Montherlant, et À l’Ouest Rien de nouveau :

Ce qu’il y a de capital dans L’Ouest c’est que c’est le livre du fantassin qui est resté très longtemps au front […] Or, ni moi ni Montherlant ne sommes restés jamais longtemps au front, et cela fait toute la différence. Certes, nous étions dans l’infanterie, et dans le rang, mais nous ne sommes jamais demeurés assez longtemps dans les tranchées pour y voir s’user tout notre élan d’imagination livresque et même notre instinct naturel de défense et d’agression, comme il était inévitable qu’il en advienne pour quiconque, après quelques mois de cette guerre bureaucratique et industrielle dans les tranchées. 37  

25Drieu n’est pas comme Brassens : la guerre de 14-18 est loin d’être celle qu’il préfère. On le voit bien dans La Comédie de Charleroi, la guerre moderne ne satisfait en aucune façon son obsession de la virilité, qui est l’équivalent étrange d’une aspiration métaphysique, d’un espoir d’élévation vers l’absolu :

J’étais couché dans la terre. J’étais étonné d’être ainsi cloué au sol ; je pensais que ça ne durerait pas. Mais ça dura quatre ans. La guerre d’aujourd’hui, c’est d’être couché, vautré, aplati. Autrefois la guerre, c’étaient des hommes debout. La guerre d’aujourd’hui, ce sont toutes les postures de la honte.38

26La guerre qui le fascine est un idéal qu’il n’a touché du doigt que quelques instants, et qui semble surtout formé sur un imaginaire littéraire. Il le dit dans la citation que nous venons de voir : son expérience du front est pétrie « d’imagination livresque », qui n’a pas eu le temps de s’épuiser dans l’horreur du réel. Sa guerre, c’est celle qui n’a d’ailleurs peut-être jamais existé ailleurs que dans les romans, celle du héros médiéval, et non celle du poilu dans les tranchées. Sa perception de la guerre est mythique et non historique. Cette guerre dont il ne cesse jamais de parler en creux, c’est en fait au moins autant une construction littéraire qu’un souvenir vécu. Mais, au fond, Drieu le sait bien. Il est le spécialiste de la pose – Bernard Franck en a parfaitement décortiqué le côté irritant dans La Panoplie littéraire. Il joue à l’écrivain sans l’assumer complètement, pas plus qu’il n’est ce guerrier qu’il se joue à être à la fin de Gilles. Il ne partira jamais en Espagne se battre pour Franco, et, déjà, lors de la guerre de 1914, il a renoncé à ce corps à corps viril qu’il exalte : cet Allemand qui, désireux de se battre avec lui, en combat singulier, semblait lui faire signe, il ne le rejoindra pas, et restera dans la tranchée à « le canarder de loin »39. Il rêve sa guerre comme on rêve de rencontrer Dieu. Sans véritable espoir de parvenir par l’écriture à l’incarner, ce que ne peut que la poésie, lui qui est, selon sa propre expression, « évidemment un prosateur », le voilà condamné à la représenter, à la regarder comme une fiction – qu’elle était peut-être déjà au départ... Son écriture ne pouvant être une poiesis, c’est-à-dire une action, elle se contente d’être une mimesis.

27 En effet, un élément peut nous frapper à la lecture des écrits de Drieu – et ce dès son premier ouvrage en prose, État civil. Petit, il joue déjà à la guerre à partir de ses lectures, et en compense le simulacre par le plaisir du récit :

On fit ma pâture d’abord des Mémoires de Marbot. […] Je vivais ces scènes qui se succèdent si facilement. Je me précipitais de mon fauteuil pour revêtir mes armes, pour me casquer et enfourcher mon cheval. Pendant des journées entières, seul, défaillant d’amour et lancé vers l’avenir en des espoirs déchirants je chargeais des carrés barbelés de baïonnettes, de moelleux édredons. Vers le soir, las de sabrer et de suppléer à l’insuffisance des choses par de si décevantes inventions, je laissais tout en plan et me précipitais dans la cuisine pour étonner Joseph par le récit de mes dernières aventures. Au dîner je recommençais, intarissable, monotone, impérieux, et mon grand-père, ma grand-mère, étaient forcés de me suivre à travers mes guerres. 40  

28Est-ce pour ne pas céder à la facilité de la narration comme simple compensation de l’action que Drieu, faute de trouver le style adéquat, n’évoque que peu directement la guerre ? On peut en tout cas remarquer que, dans ce premier recueil en prose, la guerre est déjà décrite comme une expérience littéraire – un moyen d’accéder au panthéon des écrivains poètes, ceux dont la parole est action, puisque Drieu parle de

…la tranchée où il se prélassait entre Nietzsche, Barrès et quelques autres, spécialement dérangés pour lui, pour être témoins de ces belles noces toujours manquées avec la mort et aussi un peu pour jouir, sans en avoir l’air, de l’efficacité de leurs phrases.41

29L’un des seules évocations directes de la guerre de 1914 dans ce livre est donc une projection du littéraire sur l’action. La jouissance, comme il le dit ici, est au second degré. Les écrivains, dans lesquels de toute évidence aimerait se projeter Drieu, regardent le combat, tels les Dieux de l’Iliade. Drieu ne sort en fait jamais de ce paradoxe : trouver un moyen d’expression verbal de ce qui est la négation du langage.

30Il en est de même pour sa première vision de la guerre, telle qu’il la décrit dans La Comédie de Charleroi. Il est tout près du champ de bataille, et pourtant il lit la guerre avant de la vivre :

Cette armée qui déployait partout ses rubans bleu et rouge rappelait les tableaux de bataille peints vers les années 1850. […] Je me rappelais mes lectures de Margueritte et de Zola. Ça m’avait tout l’air d’une édition revue et augmentée de 1870.42  

31Et cela continue de plus belle jusque dans Gilles, dans ce fameux épilogue fantasmé de la guerre d’Espagne. N’est-ce pas sa propre posture d’écrivain, bien au chaud dans son bel appartement parisien, qu’il met en scène, quand il prête à son héros, lors de son trajet aérien vers le théâtre de la guerre civile, cette pensée étrangement peu compatible avec l’euphorie fasciste de l’action qu’il tente d’imposer dans sa narration ? :

Aimait-il mieux être au Fouquet, à boire un verre au retour au cinéma ? Du cinéma où on l’on voit des gens en avion qui font les héros.43

32Quoi qu’il fasse, Drieu s’exhibe comme dédoublé dans cet épilogue entre le fasciste fantasmé qu’est son héros, et lui-même, qui n’est ni un guerrier ni un poète capable, comme Niezsche ou Barrès, d’une poésie-action. Son expérience du combat s’y dénonce toujours comme conditionnée par les modèles fictionnels, redoublant l’impression que nous sommes dans un roman – un roman au carré, celui d’un écrivain se rêvant dans son personnage vivant une vie romanesque :

De nouveau il y eut des pas. […] Où se cacher ? […] Pas un buisson autour de lui. Si, là-bas. Bien maigre. Cela valait-il la peine de faire du bruit en y rampant ? Il se rappela que, dans les films policiers, il était toujours scandalisé par la légèreté angélique des héros, marchant le long d’un couloir. Être à Paris, le cul tranquille dans un fauteuil de cinéma ? Ou crever de peur ici ?44

33Ce n’est donc pour nous pas un hasard si l’un des chapitres d’État civil s’intitule « Lectures et combats ».L’imaginaire de Drieu mêle inextricablement écriture et guerre, rêve et action ; il ne peut penser un pôle sans l’autre, mais n’a de cesse de trouver la juste combinaison, la manipulation alchimique qui permettrait de fondre l’un dans l’autre. Coutumier de la détestation de lui-même, cet écrivain place sur un piédestal le seul moment de sa vie où la violence guerrière s’expérimente pour elle-même, sans intellectualisation, sans passer par le filtre de la lecture. Au seul moment où il vit la guerre, et même où il vit, tout court, au seuil de la mort, un éclat de shrapnel dans la tête, cette fameuse extase à laquelle on ne cesse de revenir, il a un livre dans sa besace, et pas n’importe lequel, Zarathoustra ; mais, à ce moment précis, comme il le dit, il s’en moque bien45. Il ne vit plus dissocié entre la vie et la littérature, comme il le sera tout le reste de son existence.

Conclusion.

34 Si l’on envisage la dimension mystique du rapport de Drieu à la guerre, on s’aperçoit que l’Art comme la Politique sont pour lui tour à tour des substituts du divin – ce que confirme l’aboutissement de son évolution : sous l’occupation, juste avant son suicide, il ne croit pas plus au fascisme qu’il n’a cru à l’écriture. Lui restent, pour échapper au « morne et au monotone », et approcher ces « régions à l’air trop pur » qu’il enjoignait les surréalistes à viser, « la poésie et la prière. »46 Caressant jusqu’à la fin l’idée de repartir se battre, quel que soit le camp, il travaille jusqu’au dernier jour aux Mémoires de Dick Raspe, inspirées de la vie de Van Gogh – où les interrogations religieuses, débarrassées des oripeaux sécularisés qu’elles avaient revêtus jusqu’alors, apparaissent extrêmement prégnantes.  

35L’impact de la guerre, tout complexe et pétri de littérature soit-il, est donc pour lui essentiel : la guerre, pour lui, est ainsi à la fois l’aboutissement ultime et la négation de l’Art. D’abord modèle littéraire, et surtout poétique, puis point obscur, inaccessible, chanté tout au long de ses textes sur le mode de la déploration et de l’absence, et finalement du pur fantasme. La spécificité toute fasciste de l’imaginaire de Drieu est donc cette relation quasi-mystique à une violence primitive idéalisée, qui ne pourrait en réalité signifier autre chose que le silence de l’écriture. Drieu prosateur se condamne d’emblée à ne pouvoir s’approcher par son œuvre de cet idéal, mais n’endosse pour autant jamais complètement le costume du fasciste, c’est-à-dire de l’action pure – conscient peut-être que la guerre moderne, celle qu’il pourrait vivre, ne serait pas plus à la hauteur de ses hautes aspirations que sa propre poésie ou les poètes de son temps.

36Cette figure de l’entre-deux guerres, écartelée entre action et rêve, ni écrivain ni homme d’action, demeurera donc perpétuellement dans cet entre-deux que décrit parfaitement Bernard Franck dans La panoplie littéraire, et que Drieu définit lui-même pendant l’occupation :

Je ne suis pas au pouvoir, je ne suis jamais au pouvoir, je ne suis pas de ceux qui sont jamais au pouvoir. Je m’arrange toujours pour être assez mal avec ceux qui sont au pouvoir, même quand ils sont de mon bord.47

37Poétiquement aussi, toujours du côté des vaincus, il dénonce lui-même l’artificialité de sa prose en décrivant toujours la guerre comme une fiction, une représentation, un reflet à jamais rêvé. Mais c’est peut-être parce que ce à quoi il aspirait vraiment n’était pas humain, mais divin, et qu’il n’a jamais été pleinement dupe des ersatz qu’il a tenté, tout au long de sa vie, de se forger. Drieu la Rochelle s’est plu à se décrire comme un homme de la décadence ; n’était-il pas, avant tout, la victime éperdue du désenchantement ?