Colloques en ligne

Sylvie Triaire, Montpellier III et C.R.I.S.E.S

« Pas une ligne pour l’empêcher ». La Commune et l’impossible communauté des écrivains

1Dans le texte manifeste des Temps Modernes, en octobre 1945, Sartre écrit :

On regrette l’indifférence de Balzac devant les journées de 48, l’incompréhension apeurée de Flaubert en face de la Commune ; on les regrette pour eux […] Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action. Celui qui consacrerait sa vie à faire des romans sur les Hittites, son abstention serait par elle-même une prise de position. L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. L’occupation nous a appris la nôtre.1

2Fondant sa revue sur l’implication et la responsabilité des écrivains, en une période qui prépare le procès des silences et des collaborations, et qui invite à refonder la Cité sur l’active participation des écrivains à la vie collective, Sartre motive les orientations présentes sur les choix passés, parcourant de Voltaire à Gide et de Balzac à Flaubert les trajets concurrents de l’engagement et du désinvestissement. Cet historique sélectif qui distingue, du point de vue de la conscience d’appartenance, bons et moins bons constitue le socle du manifeste de l’après-guerre, et fait jouer quelques grandes évidences référentielles, Calas et Dreyfus comme « affaires », ou les journées de 48 comme repère historique. Affaires individuées d’un côté – Calas, Dreyfus, victimes, boucs émissaires des institutions politiques et religieuses, dont des écrivains (Voltaire, Zola) choisirent, à un moment, de se faire les relais -, et phénomènes collectifs de l’autre, poussées de fièvre du politique et de l’histoire, qui embarquent les populations – 48, mais aussi la Commune, dont Sartre rappelle la mémoire à propos de Flaubert et d’Edmond de Goncourt. De 1848 à la Commune, le lien politique est évident, mais l’appréhension collective de ces événements, de même que leur réception par les écrivains, sont extrêmement différentes. Pour le dire vite : si Balzac peut, sur 1848, faire figure d’absent, en raison de sa position personnelle dans un moment qui est globalement à l’enthousiasme socialisant ou utopiste (Flaubert ne manque pas d’introduire dans L’Éducation sentimentale la chanson populaire « chapeau bas devant ma casquette, à genoux devant l’ouvrier »), en 1871 ce ne sont pas seulement Flaubert et Goncourt qui manquent – mais tout le monde, ou presque, et pour des raisons diverses, que nous essaierons de dégager.

3En somme, partant de cet appel fondateur de Sartre pour le XXe siècle, qui utilise  Flaubert et son rapport à la Commune en occultant le contexte, il faut redonner à la question posée par Sartre une dimension plus historique : pourquoi la Commune de 1871 fut-elle tenue à l’écart non seulement par Flaubert ou Goncourt, mais par les écrivains en général – et même plus qu’à l’écart : en discrédit ?

4Pourquoi n’y eut-il pas de communauté esthétique et intellectuelle autour de la Commune ? car Flaubert, tenu pour exemplairement responsable (avec Goncourt) par Sartre, incarne en fait la réception normée  de l’insurrection parisienne, brève et fulgurante – encore faut-il, et nous le verrons, noter que ses réactions face à la répression sanglante ne sont pas parmi les pires, dans la mesure où il pense et juge l’exercice haineux de l’écrasement…  La littérature, à travers les « hommes de lettres », non seulement rompit avec sa pratique romantique –  faire peuple, faire communauté – mais développa un discours de haine contre une classe sociale, contre des idées, contre une menace de l’ordre bourgeois ; l’un des sommets pourrait en être la somme que Maxime Du Camp consacre en 1881 aux Convulsions de Paris, et dont la préface donne le ton :

[…] pour tout individu épris de justice et aimant la liberté, la Commune reste un forfait exécrable. On peut en amnistier les auteurs et les rendre à leurs droits politiques, l’acte en lui-même demeure justiciable de l’histoire et de la morale, qui ne l’amnistieront jamais. La Commune nous apparaît aujourd’hui telle que nous l’avons contemplée à la lueur des incendies allumés par elle : un accès d’envie furieuse et d’épilepsie sociale.

[…] dans cette révolte il n’y eut rien qui ne fût condamnable.

5Quant aux acteurs, quoi que puissent en dire certains (Hugo est visé, comme auteur de L’Année terrible ou chantre de l’amnistie) Du Camp persiste :

En vérité, ils ont été les chevaliers de la débauche et les apôtres de l’absinthe2.

6 Les « effets » littéraires de la Commune, s’il y en a, sont alors certainement décalés, sensibles dans l’après-coup, soit de la création soit de la réception. Effets discrets, aux antipodes de la rhétorique et de « l’objectivité » historique, mais en lesquels se joue la politique de la littérature, selon les termes mêmes de Jacques Rancière3.

 La Commune – causes historiques de son rejet

7Pas de communauté autour de la Commune, donc, dès lors qu’au lieu d’un regroupement autour d’un projet collectif, elle suscite un phénomène de pur rejet. Un déploiement régulier du fait révolutionnaire s’est effectué jusque là, autour de scansions majeures – 1789, 1830, 1848 – imposant chacune un changement de régime ; pourtant, 48 introduit une distorsion dans le phénomène démocratique ouvert depuis 89, dès lors que la république réprime dans le sang en juin l’insurrection de ceux qui l’ont établie en février. Le conflit de régime entre monarchie comme forme passée, dépassée et renversée, et république comme forme moderne du destin démocratique est brusquement rendu caduc du simple fait que la république entre en guerre contre ses propres principes, sans même pouvoir se prévaloir de la nécessité terroriste de 93, où la violence se déployait contre la menace monarchique. Glissant comme naturellement à l’Empire, la Seconde République née de février 48 prépare l’efficacité policière du Second Empire et ces étonnants plébiscites qui en émaillent le cours, le tout visant à tuer dans l’œuf ce qui aurait dû sortir de la révolution politique : la révolution sociale. Reste que 48, entre février et juin, incarne sur les barricades une lutte de classes que 1871 réactivera en lui donnant les couleurs de la guerre.  

8Les événements de 1830 et de février 1848 ont aisément trouvé leur place dans la représentation collective, portés par la rhétorique des poètes orateurs et/ou candidats à la présidence de la république (Lamartine) ; les idées de liberté qui les fondent nourrissent romans et feuilletons, ou se fixent dans l’image mythique de la Liberté guidant le peuple... Il y a encore là comme une évidence, celle des rapports entre l’art et la politique – et que les petits Homais soient la vivante et cocasse synthèse des grands courants littéraires (Athalie, Irma) et des figures politiques de Napoléon et Franklin4 montre la prégnance du liage, même dégénéré en idée reçue sous la plume de Flaubert. Février 48 est l’occasion dans L’Éducation sentimentale d’une peinture large d’un « mythème » républicain, la prise des Tuileries ; c’est l’occasion certes pour Flaubert de faire dire à Hussonnet que « les héros [du peuple] ne sentent pas bon », mais non sans introduire le contrepoint de Frédéric Moreau qui « trouve le peuple sublime »5. En revanche, Juin 48 n’est l’occasion de rien, puisque Frédéric coule des jours heureux à Fontainebleau en compagnie de Rosanette lorsque se déroule la répression parisienne ; nous n’en verrons que l’après – pas même la fin, Frédéric parcourant Paris dans le grand silence d’après la bataille :

De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond, absolu, - un silence noir6.

9 Cet après-coup de la répression de juin 48 prend d’ailleurs, d’être publié en 69, peu avant la Commune, des airs de ruines ultérieures  -

Sur les barricades en ruine, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures de plâtre7.

10- et Flaubert lui-même évoquera, nous le verrons plus loin, son récent roman lors d’une promenade dans le Paris dévasté post-communard... Si le grand blanc relevé par Proust dans le roman de Flaubert concerne le coup d’état de décembre 518, il n’en reste pas moins remarquable que la visibilité de l’événement politique est escamotée dès la phase de juin de ces événements de 48. La pliure idéologique est donc bien là, entre février et juin, séparant absolument le processus hérité de 89, celui de la poussée démocratique dans un contexte relevant encore de l’ancien régime (février), et le processus nouveau de la poussée sociale, prolétarienne (juin), dans le cadre d’une « république » inquiétée par l’émergence de forces qui s’organiseront en Internationale et mondialiseront les conflits de classes.

11La Commune est le produit de cette nouvelle donne ; Révolution Sociale, comme le perçoit immédiatement Karl Marx, elle s’emploiera, durant les 73 jours que dure son existence entre le 18 mars et le 28 mai, à traiter des problèmes relatifs au travail - sa durée, son organisation ou sa nature (les coopératives) -, à l’éducation laïque (proclamant 35 ans avant la loi de 1905 la séparation de l’Église et de l’État), au logement (imposant la remise des loyers échus – mais aussi des échéances commerciales – pour les parisiens ruinés par le Siège). Il faut sur ces points renvoyer aux travaux de Jacques Rougerie, qui ont permis au cours des quatre décennies passées de considérer dans ses réalisations une Commune jusque là appréhendée idéologiquement. Mais ces 73 jours se trouvent pris dans un ensemble complexe, qui à la fois a rendu possible la Commune et à la fois l’a condamnée d’avance, faisant d’elle une révolution sans lendemain, sans changement durable de régime politique pour en marquer l’existence, au contraire des deux précédentes, qui avaient installé l’une une monarchie parlementaire, industrielle et bourgeoise, l’autre une république, deuxième du nom. Pour la Commune, rien de tel. Elle surgit dans une situation complexe, où l’histoire politique nationale se compose avec l’histoire militaire du conflit avec la Prusse ; la IIIe Républiqueelle-même semble advenir par le fait du hasard politique9 de la chute de l’Empire, défait en un éclair par la Prusse. La Commune introduit presque aussitôt dans le jeu de ces forces la question sociale, posée depuis 48 mais instrumentalisée dans le paupérisme et sa gestion « humanitaire » et religieuse par le régime impérial. La lisibilité de l’insurrection parisienne n’a sans doute pas gagné dans un tel contexte où tout va très vite : le régime impérial se dissout alors même que l’on croyait et la Prusse prise avant de combattre, et l’Empire assuré par le plébiscite de 1870 ; la guerre est perdue en moins de deux mois, la République est proclamée le 4 septembre, la résistance à l’ennemi relancée, mais 4 mois plus tard, après un siège terrible, Paris capitule, et voilà l’armistice signé le 28 janvier 71. On connaît la suite, et comment, dans ces circonstances de misère, de fatigue, et « d’atroce déception10 », commence, le 18 mars, l’insurrection – Paris refusant de rendre les canons (comme pour freiner la débâcle ?) qui ont servi à assurer le siège face aux prussiens ; la fraternisation de la troupe avec le peuple... L’extrême rapidité des effondrements vécus par le pays – effondrement du régime impérial et de l’armée (impériale puis républicaine), occupation prussienne d’une partie du pays – alliée au caractère géographiquement limité des tensions explique que la « révolution » parisienne apparaisse finalement comme très « parisienne », et comme une conséquence dramatique des privations et des souffrances de cette population longuement assiégée. De fait, si la province a connu ici et là quelques « communes » (Lyon, Saint-Étienne, Narbonne…), l’insurrection n’a pas réussi à prendre, au cours de ses deux petits mois d’existence dans la capitale, une ampleur nationale11. Le Paris des Communeux, des Partageux, restera seul contre les forces de Versailles, qui auront raison de la capitale et massacreront gaillardement en mai ; au-delà, le Paris Communard fait figure d’ennemi pour les Ruraux, ces députés très nombreux, représentants d’une France conservatrice que le second Empire avait faite à sa main, flattée, et dont le conservatisme se révèle très largement en cette occasion. La réorganisation de l’armée par Thiers, où se joue fantasmatiquement le recouvrement d’une forme de fierté militaire nationale apporte l’illusoire impression d’une revanche guerrière contre l’ennemi (même si c’est le compatriote que l’on tue), impression que les nombreux discours sur le cosmopolitisme des insurgés parisiens viennent alimenter… En somme, on le voit, les conditions historiques, politiques, géographiques et sociologiques dans lesquelles la Commune vit le jour ont joué contre la révolution parisienne, et ont concouru largement à l’occultation de ce moment dans les mémoires, dans les manuels d’histoire12, et dans l’histoire littéraire. Elles expliquent également sans doute en partie les réticences des écrivains face à la Commune.

Les écrivains contrela Commune

12Après le naufrage de la seconde république et le coup d’état du 2 décembre, l’écrivain entre dans une phase de tension avec le public bourgeois qui lui assure sa subsistance, mais le prive d’autonomie ; ces phénomènes ont été décrits et analysés par la sociocritique puis la sociologie de la littérature (Claude Duchet, Pierre Bourdieu), tandis que Roland Barthes de son côté parlait de déchirement entre la condition sociale de l’écrivain et sa vocation intellectuelle13. C’est dans ce contexte nouveau que deux épreuves s’imposent aux écrivains, exigeant de leur part un positionnement clair : la Commune et l’affaire Dreyfus. Indiscutablement, pour la Commune, c’est « la réaction de classe qui l’emporte […] toute la bourgeoisie fait bloc, des propriétaires aux intellectuels, à quelques exceptions majeures près »14 ; se fixent en outre des « stéréotypes réactionnaires » que Paul Lidsky a recensés dans Les écrivains contre la Commune15 (alcoolisme, hystérie, déclassement, cosmopolitisme…, qui auront la vie belle dans le discours anti-communard au long cours, comme le montrent les analyses de Eric Fournier). Claude Duchet souligne la particularité de la réception de la Commune en montrant le contraste que fait avec elle l’affaire Dreyfus, « crise interne à la bourgeoisie » affectant particulièrement les milieux intellectuels ; avec l’affaire Dreyfus, on est « entre soi », en somme. L’Affaire (comme on dit) en tout cas crée une communauté, celle à laquelle la voie progressiste de la tolérance et la recherche de la vérité, mais aussi la révision du procès donneront raison ; communauté de ces « intellectuels » décriés par Brunetière mais presque aussitôt devenus garants des valeurs communes ; communauté qui rassemble des écrivains (Zola, Mirbeau, parmi les plus engagés), mais aussi des professeurs, des savants (Monod l’historien, Bréal le linguiste, Grimaud le chimiste), et qui trouve un prolongement dans des structures où s’incarne la visée universaliste de la défense du cas d’Alfred Dreyfus : la Ligue des Droits de l’Homme et du citoyen, créée en 1898 et reliant explicitement la communauté intellectuelle de cette fin du siècle avec les principes fondateurs de la Révolution française. L’affaire Dreyfus réactive ainsi l’existence d’une communauté d’artistes et de savants16 garante des valeurs humanistes et démocratiques – égalité, justice, liberté. En même temps, cette communauté des intellectuels, auxquels l’éthique donne raison, existe dans la tension et la confrontation avec le groupe de ceux qui, revendiquant un communautarisme national, dessinent les lendemains nationalistes de l’Europe. Les parties en présence représentent ainsi, à la bascule du siècle, l’amont et l’aval, l’héritage des principes révolutionnaires et le devenir problématique des nations : l’affaire Dreyfus est un objet politique dans la mesure justement où elle appelle à une reconfiguration historique et culturelle. Albert Thibaudet dans son Histoire de la littérature française par générations définit l’affaire Dreyfus comme une épreuve d’un genre nouveau pour la génération de 1885 :

La génération de 1820 avait dû traverser une révolution politique, celle de 1830, la génération de 1850 avait été plus ou moins disloquée par la guerre de 1870 : donc toutes deux par les grands événements ordinaires de la vie du XIXe siècle, révolution et guerre. La génération de 1885 traverse quelque chose de particulier, qui n’est ni révolution ni guerre, qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé ou suivi : c’est l’affaire Dreyfus.17

13L’on se souvient que la suite des « générations » que propose Thibaudet repose sur la série 1789 – 1820 – 1850 – 1885 – 1914, et permet d’aligner sur ces dates Chateaubriand / les Romantiques / les Critiques (avec Flaubert, Taine, Renan) / Naturalistes et dissidents / enfin Proust, Valéry, Claudel, entre 1914 et 1936, date de publication de son Histoire. Pour cette génération de 1914, « génération mutilée », génération de « l’écrivain inconnu » couché sous l’Arc de Triomphe, Thibaudet imagine qu’elle eût été un tournant, « une très belle équipe », comme celle de 182018. Cette histoire littéraire croisant générations d’écrivains et épreuves de l’histoire est une composition particulière de la littérature avec la politique, dans laquelle nous pouvons percevoir une sorte de point aveugle : celui de la guerre de 70 pour la génération de 1850, que Thibaudet dans la citation qui précède analyse comme phénomène banal, « grand événement ordinaire de la vie du XIXe siècle », mais qui, deux cents pages plus haut, apparaît, associée à la Commune, comme un phénomène bien plus complexe ; il y est question de la « brisure de 1871 » :

On remarque que des générations de 1789 et de 1820, il y a un moment intermédiaire, en principe un col, qu’elle franchit, et qui l’introduit sur un nouveau plan. Ou, si l’on veut, un tremplin sur lequel elle rebondit. […] C’est la rentrée des émigrés en 1802, pour la première, et c’est pour la seconde l’entrée en masse des poètes, des professeurs […] dans les places en vue, en 1832 environ […] La génération de 1850 comporte un moment médian analogue, mais ce n’est ni un col, ni un tremplin, ni une trouée ; c’est au contraire un cassis, un trou, un chemin creux […] d’où elle sort sinon brisée, du moins déviée : 1871.

En 1871 les Renan, les Taine, les Flaubert, les Goncourt, les Dumas, tous ceux dont la jeunesse a commencé avec la retraite de Louis-Philippe, ont dépassé de peu la quarantaine : l’épreuve que la guerre et la Commune imposent à cette génération encore jeune est probablement la plus terrible qu’ait subie en bloc une équipe littéraire depuis le XVIe siècle.19   

14Cette épreuve conjointe de la guerre et de la Commune – dont Thibaudet souligne le caractère singulier, et la violence (pas une trouée – mais un trou ; trou noir de la défaite, trou noir de l’occultation) – conduisit les écrivains au pessimisme, sous les formes de la seule réponse possible à la question posée par Renan : « Qui sait si la vérité n’est pas triste ?20 »

15L’intérêt du point de vue de Thibaudet réside dans cette vision brusquement mélancolique qu’il construit, et qu’il fonde sur les hasards historiques de la distribution générationnelle. Le point de vue de Paul Lidsky sur la Commune, plus resserré, montre comment se construit chez les écrivains à la fois un discours personnel de rejet et une stéréotypie littéraire relative aux Communards. Le recensement des écrivains « contre » la Commune est parlant : « presque tous les écrivains vont réagir [devant] la brusque secousse » de la Commune, « et leur réaction est quasi unanime ».

À l’exception de Vallès, de Rimbaud, de Verlaine, de Villiers de l’Isle Adam qui sympathisent plus ou moins avec la Commune, de Victor Hugo qui adopte une attitude de neutralité durant l’événement, puis qui condamne sévèrement les Versaillais lors de la répression, tous les autres écrivains notables prennent position ouvertement contre la Commune, les uns de façon modérée, la plupart avec une virulence qui surprend aujourd’hui.21

16  De fait, ces quelques noms font exception – car les plus grands (à part Hugo, mais il était en exil avant le 4 septembre) et surtout les plus attendus au tournant de la révolution sociale –George Sand, par exemple – ne sont pas de la liste. C’est-à-dire Flaubert et Goncourt – oui Monsieur Sartre – mais aussi Sand, Zola, Gautier, Leconte de Lisle, Taine, Daudet, Du Camp, France également (anti-communard, mais plus tard dreyfusard). Tous n’ont pas écrit contre la Commune, même s’ils se sont largement exprimés dans leur correspondance ou dans les journaux – c’est le cas de George Sand -, mais ceux qui ont produit une œuvre sur la Commune ont généralement écrit contre elle - (Zola, La débâcle, Jacques Damour ; France, Les Désirs de Jean Servien, Daudet, les Contes du lundi, pour ne donner ici que quelques exemples). Paul Lidsky établit sur la base de ces récits une typologie des tares et pathologies présentées comme constitutives de l’étiologie de l’insurrection : alcoolisme, envie, bêtise, paresse, sans oublier la fièvre obsidionale ni la volupté hystérique des femmes, obscènes insurgées et futures pétroleuses qui se donnent jusqu’à dix-huit amants sur une seule barricade, comme l’atteste la rumeur, qui court, enfle et s’impose à tous, Flaubert compris - lui, l’homme qu’agace pourtant tellement l’opinion, la sotte opinion… Le voilà qui s’esbaudit, en septembre 1871, dans une lettre à la princesse Mathilde et une autre à George Sand, d’une demoiselle Papavoine, « une pétroleuse, qui a subi au milieu des barricades les hommages de 18 citoyens, en un seul jour ! Cela est roide, et dépasse de beaucoup la fin de la pauvre Éducation sentimentale, où les héros se bornent à offrir des fleurs, passage déclaré cynique ! » Le lendemain, Flaubert récidive, pour George Sand – et peut-être avec quelque trait d’ironie, sans que l’on parvienne toutefois à décider s’il se moque de la pétroleuse Papavoine arrêtée et jugée à Versailles les 4 et 5 septembre, et dont le Figaro faisait l’article le 6, ou de ce journal, capable de traiter un tel sujet22. Paul Lidsky relève également, non sans raison, le travail d’adjectivation grandiloquente et outrée d’écrivains jugeant avec le plus grand mépris une insurrection dont jamais ils n’évoquent les objectifs ni les ambitions. Chacun alors se satisfait de la fiction des fainéants enclos dans la Cité, d’où il faut les déloger ; telle semble bien avoir été la modalité dominante d’une conscience commune des écrivains face aux événements parisiens.

17Parallèlement à Paul Lidsky présentant la littérature des années 1870-80 comme très largement anti-communarde, Hubert Juin donnait à peu près au même moment une version littéraire « heureuse » de la Commune dans un bref article, « La Commune et ses écrivains », daté de 1971 (récemment republié dans l’ensemble Lectures du XIXe siècle23).  

18Même s’il pose comme un fait que « la brève et tumultueuse existence de la Commune  de Paris, d’évidence, ne suffisait pas à créer ou promouvoir un dessein littéraire24 », il accorde à la révolution parisienne de « prématurément mettre un terme au XIXe siècle » en donnant naissance à un « avant-siècle » (jusqu’en 1914) que caractérise un éclatement des formes traditionnelles qui lui paraît lié à la Commune : « sur le plan […] des écrivains, écrit-il, la Commune s’ébauche bien avant son surgissement, le 18 mars, et se prolonge bien après la Semaine Sanglante et la plaine de Satory ». Juin considère ainsi l’affaire Dreyfus comme prolongement de la partition active lors de la Commune :

[…] dans cette sainte alliance du sabre, du goupillon et de la propriété, il n’est question que de protéger l’État-Major, le même exactement que celui qui perdit Sedan et Metz, mais qui triompha dans la mitraille de la Semaine Sanglante des insurgés parisiens. De l’autre côté, ceux qui – l’avouant ou non – refusent la dictature et l’Ordre de Versailles. Une nouvelle fois, ce même partage va se faire parmi les écrivains entre les novateurs et les nantis des Lettres !25

19Parmi ces « novateurs », à la fois bohèmes et révolutionnaires de la forme, Hubert Juin place Lautréamont et Rimbaud ;

Il est étonnant que nous finissions par convenir que des deux grands écrivains « communards », l’un est mort avant les événements, et l’autre était, au moment où ces événements s’inscrivaient, un enfant provincial. Il n’empêche qu’au niveau de la poésie, la Commune brille rouge entre ces deux noms, ces deux œuvres, ainsi que la flamme dans une lampe à arc.26  

20À la frilosité des écrivains nantis, s’opposerait l’absolue marginalité incarnée par ces deux figures de la fulgurance – œuvres aussi brèves et tumultueuses que le fut l’insurrection parisienne. Quant aux « nantis », les témoignages de leur esprit étroit de possédant menacé et apeuré ne manquent pas : ainsi de Gautier - car celui « qui fait profession habituelle d’apolitisme, [comment] pourrait-il tolérer la Commune ? […] Mais c’est qu’il l’aime, lui, cette société : il vit pour elle, et elle le fait vivre27 » écrit Hubert Juin. Lidsky de son côté cite ces propos, tenus par Gautier à Edmond de Goncourt en 1870 :

Je suis une victime des révolutions. Sans blague ! Lors de la révolution de Juillet, mon père était très légitimiste, il a joué à la hausse sur les ordonnances de Juillet : vous pensez comme ça a réussi ! Nous avons perdu toute notre fortune, 15000 livres de rentes. J’étais destiné à entrer dans la vie en heureux, en homme de loisir ; il a fallu gagner sa vie. […] Enfin, après des années, j’avais assez bien arrangé mon affaire, j’avais une petite maison, une petite voiture, deux petits chevaux. Février met tout ça à bas…28

21L’étroitesse d’esprit bourgeoise choque sans doute davantage chez un homme « de lettres » que chez un artisan ou un bourgeois du Quartier latin29. Flaubert, l’homme qui signait quelquefois ses lettres Bourgeoisophobus, manque pourtant s’étrangler de rage avec le décret promulgué par la Commune en mars 1871, sur la remise des loyers30 :

La question des loyers, particulièrement, est splendide. Le gouvernement se mêle maintenant de Droit Naturel et intervient dans les contrats entre particuliers. Elle (la Commune) affirme qu’on ne doit pas ce qu’on doit, et qu’un service ne se paie pas par un autre service. – C’est énorme d’ineptie et d’injustice31.

22Est-ce bien le même homme qui dans Madame Bovary plantait « devant les bourgeois épanouis, ce demi-siècle de servitude », la servante de ferme Catherine Leroux, avec ses mains qui « restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies32 » ?

23Pour Lidsky, l’unanimité du rejet de la Commune tient en partie à l’âge des écrivains en vue en 1871, presque tous gens vieillissants33 : 63 ans pour George Sand, 60 pour Théophile Gautier, 50 pour Flaubert. En outre gens assis, voire rassis : Goncourt lui-même, dans son Journal en date du 6 juin 1865, épinglait déjà ses petits camarades, les beaux dîneurs du restaurant Magny (Sand, Sainte-Beuve, Gautier, Flaubert, Goncourt, Taine, Renan…)

Chez tous, quelle peur bourgeoise de l’excessif, de l’idée de demain ! […] Ce sont tous des domestiques de l’opinion courante, du préjugé qui a force de loi…34   

24En somme, et pour ne pas nous éterniser dans ce procès, la Commune apparaît, littérairement, comme ce chemin creux, cette ornière dont parlait Thibaudet – en même temps que, peut-être, comme effet décalé35, production désolidarisée de formes qui n’étaient pas immédiatement lisibles : Rimbaud et Lautréamont, ces deux pôles entre lesquels « ça brille rouge » selon Juin, ne seront véritablement reçus que dans l’après-coup (celui du surréalisme).

Politique de la littérature : les effets décalés

25Les stéréotypes, la pauvreté de la langue, la rigidité idéologique qui marquent systématiquement les romans anti-communards se lisent aussi comme les symptômes d’une crise du roman ; seul Vallès – mais représentant le côté opposé - a survécu, dans une œuvre qui justement se libère de la structure romanesque pour devenir ce « grand livre de vision, passionnée et latérale, d’engagement et de distanciation, et d’écriture fragmentée sur une grande révolution, dont nous n’avons l’équivalent ni pour 1789 ni pour 184836 », comme l’écrit Roger Bellet à propos de L’Insurgé. Dans la plupart des romans de la Commune, l’événement est différé, ou s’inscrit sous le signe de l’effacement – comme si la Révolution ne pouvait se regarder en face ? comme si elle ne le méritait pas ? - : c’est le cas dans La Débâcle de Zola (1892), où la Commune est la portion congrue du roman, la conséquence dégoûtante de la guerre perdue, le résultat du dérèglement d’esprits désespérés par la défaite. De même, Jacques Damour (1880) est le récit d’une erreur fatale (participer à la Commune, pour Jacques Damour) opposée à la parfaite réussite de ceux qui ont su rester à leur place de bons travailleurs à la tête froide (la femme de Jacques, bien sûr remariée à un brave travailleur logiquement enrichi par la grâce de sa nature laborieuse et non belliqueuse…) Chez Zola, si la Commune n’est pas tout à fait un point aveugle, elle est le point de déconstruction de la possibilité même de la révolution.  

26Sans doute faut-il considérer, chez Hugo, non pas seulement L’Année terrible mais la double perspective qu’introduisent en 1872 L’Année terrible et en 1874 QuatreVingt-Treize, pour avoir un point de vue intéressant sur la Commune : car la force du témoignage contemporain, brut, porté par la poésie (dans le sillage des Châtiments) rencontre la mise en roman de la révolution comme question, qui ne peut se formaliser que dans l’écart historique qui rend possible la perspective comparative et archéologique proposée entre le présent et ses racines dans la grande Terreur.

27Il faut alors regarder ce qui s’est écrit aux périphéries, aux marges de la Commune, qui ne parlait pas de la Commune mais qui pouvait bien pourtant prendre en charge littérairement les changements en jeu, pour le donner en partage dans l’ordre du sensible – ce que Rancière exprime ainsi :

L’expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. Elle suppose qu’il n’y a pas à se demander si les écrivains doivent faire de la politique ou se consacrer plutôt à la pureté de leur art, mais que cette pureté même a à voir avec la politique37.

28C’est dire que le poète peut, relégué en sa pratique - retranché, dirait Mallarmé -, être plus que jamais au cœur de la Cité. Rancière ajoute

L’activité politique reconfigure le partage du sensible. Elle introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux. Elle rend visible ce qui était invisible, elle rend audibles comme êtres parlants ceux qui n’étaient entendus que comme animaux bruyants.38

29 Je choisis ici Rancière contre Sartre. Flaubert n’a certes pas écrit « une ligne » pour empêcher la répression, et il est vrai qu’il dégoise sec contre la bêtise des communards en même temps qu’il affirme se retirer :

 [24 avril 1871] : Tout le monde a une maladie du cerveau. À force de blaguer on est devenu très bête – bête et lâche. Pauvre, pauvre pays !

Pour n’y songer plus, j’ai repris mon travail avec fureur. […] je continue, comme autrefois, à tourner des phrases. Cela est aussi innocent et aussi utile que de tourner des ronds de serviette39

[6 septembre 1871] : Ah ! comme je suis las de l’ignoble ouvrier, de l’inepte bourgeois, du stupide paysan et de l’odieux ecclésiastique ! […] Vous me direz qu’il vaudrait mieux être utile ! Mais comment l’être ? Comment se faire écouter 40?

30Mais il est vrai aussi qu’après avoir honni la Commune, il vomit la Réaction, et la bêtise des parisiens libérés – une bêtise « si inconcevable qu’on est tenté d’admirer la Commune41 » ; il se dit, en mai 71, « épouvanté par la réaction qui s’avance » portée par « un régime conservateur d’une bêtise renforcée42 ». En outre, dès avant le mois de mars, il envisageait l’avenir sous la double tutelle du catholicisme et de l’uniforme, avec pour horizon la revanche, « passion » sur laquelle spéculeront les gouvernements de la France : « Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts, l’idéal de la France43 ! » La vision est lucide, et le retranchement qui en résulte révélateur : retiré dans sa Tentation de saint Antoine, Flaubert y fait parler tous les dieux « à l’état d’agonie44 », auscultant en sceptique radical les croyances, toutes les croyances…  On est donc bien loin d’une indifférence butée aux réalités du temps.  

31L’œuvre de Flaubert est plus profondément encore « politique », dans ce partage du sensible qu’elle reconfigure. Je n’en prendrai qu’un exemple, au plus près des propositions de Rancière citées ci-dessus, et dans la proximité des positions sartriennes. Il faut partir d’un souvenir rapporté par Maxime du Camp dans ses Souvenirs littéraires, souvenir assez méchamment introduit : Flaubert s’imaginait avoir expliqué dans L’Éducation sentimentale « les aspirations sociales, les tendances révolutionnaires dont la France est tourmentée » et avoir ainsi produit « une œuvre d’un intérêt exceptionnel ».

Cette opinion était enracinée dans l’esprit de Flaubert, car, au mois de juin 1871, comme nous étions ensemble sur la terrasse du bord de l’eau, que nous regardions la carcasse noircie des Tuileries […] il me dit : « Si l’on avait compris l’Éducation sentimentale, rien de tout cela ne serait arrivé45 »

32Voici donc Flaubert en situation de faire valoir l’une de ses œuvres comme avertissement – mieux que « quelques lignes » (Sartre), un roman pour empêcher que n’advienne le chaos. La situation des deux amis en ce mois de juin 1871, sur la terrasse du bord de l’eau, renvoie le lecteur à un épisode particulier de L’Éducation, qui se déroule en juin 1848, au même endroit. Sous la terrasse du bord de l’eau sont emprisonnés quelque neuf cents hommes, parmi lesquels se trouve Sénécal. Le passage est bien connu, surtout parce que c’est au soupirail de cette prison que le père Roque tire à la tête d’un jeune garçon réclamant du pain, laissant au bord du baquet « quelque chose de blanc ». Il n’est pas question d’analyser ici cette scène, souvent mentionnée et largement commentée46 ; seulement d’en citer ce qui souvent ne l’est pas, le préambule à la scène du coup de fusil.

Ils étaient là, neuf cents hommes, entassés dans l’ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d’une détonation, ils croyaient qu’on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs, puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu’il leur semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. […] dans la crainte des épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se rejeta en arrière, épouvanté par l’odeur des excréments et des cadavres. Quand les prisonniers s’approchaient d’un soupirail, les gardes nationaux qui étaient de faction – pour les empêcher d’ébranler les grilles, fourraient des coups de baïonnette, au hasard, dans le tas.

Ils furent, généralement, impitoyables. Ceux qui ne s’étaient pas battus voulaient se signaler. C’était un débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois […] 47

33Flaubert met en place deux peurs, l’une qui est celle des victimes, déshumanisées et innombrables que les camps d’extermination plus tard s’emploieront à brimer et broyer au-delà de toute limite ; l’autre, qui est la peur muée en férocité vengeresse. Dans ce tableau, l’analyse est parfaite : elle donne à saisir la panique, la saleté, la folie qui menace, le dégoût qui initie la violence du geôlier, et par dessus tout cela l’animalisation, qui éloigne et le prisonnier et son tortionnaire de l’humanité. La description flaubertienne révèle les dessous – et rend visibles et audibles, derrière l’avilissement qui les animalise, ces hommes qu’Aristote définit comme êtres politiques parce qu’êtres de parole, et que la répression voudrait ramener dans l’inarticulé du cri animal.

34On est très loin ici du tableau que Gautier livre au public dans ses Tableaux du Siège (1871) :

Il y a sous toutes les grandes villes des fosses aux lions, des cavernes fermées d’épais barreaux où l’on parque les bêtes fauves, les bêtes puantes, les bêtes venimeuses, toutes les perversités réfractaires que la civilisation n’a pu apprivoiser, […] tous les monstres du cœur, tous les difformes de l’âme : population immonde, inconnue au jour et qui grouille sinistrement dans els profondeurs des ténèbres souterraines. Un jour il advient ceci que le belluaire distrait oublie ses clés aux portes de la ménagerie et ces animaux féroces se répandent par la ville épouvantée avec des hurlements sauvages. Des cages entr’ouvertes s’élancent les hyènes de 93 et les gorilles de la Commune.48

35L’extrait se passe de commentaires. Il révèle a contrario la part que prend Flaubert d’une écriture démocratique, et les différents régimes qu’elle peut prendre, selon qu’elle construit la figure de la servitude aux Comices agricoles de Madame Bovary, ou la terrifiante hubris de la violence des pleutres dans L’Éducation sentimentale.

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37Hubert Juin on s’en souvient désignait comme les deux grands écrivains communards  Lautréamont « mort avant les événements », et Rimbaud encore « un enfant provincial » quand ils se déclenchèrent ; sans aller jusqu’à ranger Flaubert dans cette catégorie (ni dans aucune d’ailleurs, puisqu’il les abhorrait toutes), nous nous permettrons d’en faire (quoi qu’ait pu en penser Maxime du Camp) ce fin moraliste qui, sur la terrasse des Tuileries réduites en cendres, savait ce qu’il avait écrit en amont de l’événement historique de la Commune et qui pourtant le concernait, puisque s’y révélait ce fond anthropologique de peur et de violence qui nourrit la politique et l’histoire.

38L’Éducation sentimentale, publié un an avant la guerre et la Commune, est bien un roman qui « introduit sur la scène du commun des objets et des sujets nouveaux », dans la perspective d’une politique de la littérature qui ignore les engagements personnels des écrivains et leurs choix politiques, puisqu’elle est politique en tant qu’elle est littérature.

39 De la position de Sartre à celle de Rancière, le pas est net ; les circonstances historiques récentes sont pour Sartre telles qu’il n’est écrivain qui puisse échapper à l’injonction de dire, de dénoncer, de protester. Le domaine de la parole libre s’ouvre largement, après des années de censure et de propagande ; la responsabilité de l’écrivain peut dans ce cadre apparaître comme un absolu. La phrase qu’écrit Sartre après ses critiques de Balzac et Flaubert - « Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action49 » - a un sens très clair, trop sans doute puisqu’elle ignore intentionnellement la puissance que peuvent acquérir dans l’œuvre d’art des voix impersonnelles et des figures de la velléité ; car de fait mutisme (ou retenue) et passivité sont action – mais pas forcément selon le dualisme sartrien abstention / position, parole / silence. Dans les silences de Flaubert, et dans ces blancs qui trouent littéralement L’Éducation sentimentale en particulier, se trouvent bien des choses dites, à bas bruit, sans rhétorique ; dites en silence, à qui veut bien les écouter.

40D’ailleurs, si l’on considère cette même phrase encore - « Serions-nous muets et cois comme des cailloux, notre passivité même serait une action » - en oubliant un instant l’orthodoxie sartrienne, ne voyons-nous pas se réduire le pas entre les deux philosophes ? Car Jacques Rancière souligne incessamment cet aspect majeur de la politique de la littérature au temps de la « modernité » littéraire : qu’elle quitte la scène bruyante des orateurs pour investir les choses banales et comme pétrifiées ; aux temps de l’archéologie et de la paléontologie, « [l]es pierres aussi, parlent. Elles n’ont pas de voix comme les princes, les généraux ou les orateurs. [ou les philosophes…] Mais elles n’en parlent que mieux. Elles portent sur leur corps le témoignage de leur histoire. Et ce témoignage est plus fiable que tout discours proféré par une bouche humaine. Il est la vérité des choses opposée au bavardage et au mensonge des orateurs ».50