Colloques en ligne

Frédérique Leichter-Flack

Une question de vie ou de mort ? Des usages éthiques de l’émotion dans la fiction

1Une bombe a été posée dans un lieu public, elle va exploser d’un moment à l’autre et faire des centaines, voire des milliers de victimes innocentes ; un homme a été arrêté qui sait où elle se trouve. N’a-t-on pas le droit, dans ce cas, d’user de tous les moyens possibles pour faire parler le terroriste et intercepter la bombe à temps ? C’est largement sur la base de ce scénario fictif, dit de « la bombe à retardement », que la question de la torture s’est réimposée dans le débat public sous la forme d’un enjeu moral. Pourtant, ce qui emporte alors souvent la tentation d’autoriser exceptionnellement, en conscience, la torture dans certaines circonstances liées au contre-terrorisme, ce n’est pas tant la puissance de conviction du raisonnement utilitariste lui‑même (sauver cent, mille ou dix mille vies au prix d’un corps torturé — et qui méritait bien de souffrir un peu, pourrait‑on ajouter) que l’émotion qui submerge alors la réflexion et balaie toute prudence dans la prise en compte de ce scénario fantasmatique. Mais l’adossement à cette fiction extrême n’égare‑t‑elle pas la réflexion collective sur la torture plus qu’elle ne la clarifie1 ? Car peut‑on prendre une décision juridique à portée générale sur la base d’une fiction d’exception inventée pour les besoins de la démonstration ? La « question de vie ou de mort » que véhicule ce scénario fictionnel n’engage-t-elle pas la réflexion morale au-delà du point où la raison lui accorderait d’aller ?

2Dans sa capacité à bâtir des récits de situations extrêmes auxquelles la puissance de l’émotion produite donne l’allure d’une question de vie ou de mort, la fiction est, en fait, extrêmement malléable sur le plan argumentatif. Si la fable de la bombe à retardement oriente la conviction en direction d’une légitimation de la torture, le récit de fiction peut très bien argumenter en sens inverse, et la littérature moderne, dans son formulation du problème du Mal, s’est même bâtie, pourrait-on soutenir, sur une fable qui argumente à l’inverse. C’est la fameuse question d’Ivan à Aliocha, à la fin du chapitre « Rébellion » des Frères Karamazov :

Dis-le moi franchement, je t’y appelle — réponds : imagine que c’est toi-même qui mènes toute cette entreprise d’édification du destin de l’humanité dans le but, au final, de faire le bonheur des hommes, de leur donner au bout du compte le bonheur et le repos, mais que, pour cela, il serait indispensable, inévitable de martyriser rien qu’une seule toute petite créature, tiens, ce tout petit enfant, là, qui se frappait la poitrine avec son petit poing, et de baser cette entreprise sur ses larmes non vengées, toi, est-ce que tu accepterais d’être l’architecte dans ses conditions, dis-le, et ne mens pas2 !

3À cette question, Aliocha, ébranlé par la vingtaine de pages de récits d’enfants martyrisés auxquels l’a soumis son frère, répond bien évidemment non. Mais si la conclusion argumentative est différente, le mécanisme est le même que dans la fable de la bombe à retardement : Ivan raconte des petites histoires, dont le statut avéré revendiqué (ce sont des faits divers repérés dans les journaux) n’enlève rien au caractère « fictif », puisque dans la bouche d’Ivan qui les raconte, elles fonctionnent avant tout comme des vignettes narratives visant à produire un certain effet sur l’auditoire auquel elles sont destinées ; ces récits engrangent un paquet explosif d’émotions, dont il suffit à la fin à Ivan d’allumer la mèche pour emmener son interlocuteur Aliocha (et le lecteur avec lui) là où il voulait le conduire dès le début. Dans les deux cas, le recours aux ressources de la fiction (comme art d’inventer et de raconter des histoires) provoque une décision morale qui engage l’universel, via le détour par la considération de l’exception.

4Quelle part faut-il donc accorder à la fiction dans cet usage de l’émotion au service de la réflexion éthique ? En imaginant et en formulant des situations possibles, la fiction narrative forme et affine notre capacité de réflexion éthique en l’obligeant à s’affronter aux mille nuances dont la littérature est le médium privilégié, au sens où elle formule sans doute des problèmes éthiques inaperçus qu’elle oblige ses lecteurs à prendre en compte. Mais ne fausse-t-elle pas, du même mouvement, le raisonnement moral sur ce qu’il est juste de faire ? Quelle valeur éthique pour l’émotion sur laquelle la fiction bâtit sa puissance ? Le survol de trois textes littéraires bien connus fournira quelques balises en direction de ce questionnement.


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5On se souvient comment, à la fin de Quatrevingt-treize, le roman que Hugo consacre à la guerre civile postrévolutionnaire, le contexte particulièrement dramatique précipite le dénouement de l’intrigue. Le royaliste vendéen Lantenac et ses hommes sont retranchés dans la Tourgue, encerclée et assiégée par l’armée républicaine de Gauvain et Cimourdin. Les royalistes ont trois otages avec eux, trois jeunes enfants âgés de deux, quatre et cinq ans, enfermés dans une pièce à laquelle ils menacent de mettre le feu si les républicains ne les laissent pas s’enfuir. L’assaut commence. Les Vendéens réussissent à s’enfuir par un passage secret, laissant sur place le plus sauvage d’entre eux, l’Imânus, pour couvrir leur fuite et retarder leurs poursuivants. Celui-ci, blessé, décide d’allumer la mèche fatale. Le feu prend. Les enfants vont mourir dans l’incendie : la porte de métal, fermée à clé, ne peut être enfoncée ; on n’a pas d’échelle pour les atteindre par la fenêtre. Les républicains ne peuvent que regarder d’en bas le spectacle tragique qui s’annonce. Leur impuissance est totale. Le seul qui pourrait encore quelque chose, c’est Lantenac, qui a la clé dans sa poche. Mais il a déjà quitté la Tourgue par le passage secret. Déjà loin, il se retourne pourtant sur l’incendie en entendant le cri d’horreur de la mère des petits, arrivée sur place après plusieurs semaines d’errance en quête de ses enfants enlevés. Le narrateur nous décrit alors comment, sans un mot, Lantenac revient sur ses pas, ouvre la porte de fer avec sa clé, traverse les flammes et, un à un, descend les trois enfants qu’il remet à leur mère, avant de se laisser arrêter par les révolutionnaires.

6Le geste de Lantenac se découpe sur fond de dramatisation extrême. Tout concourt à la création d’une émotion maximale, partagée par tous les témoins du drame imminent, et par le lecteur : la présence de la mère, qui ne retrouve ses enfants que pour les regarder mourir, quatre mille cinq cents hommes armés impuissants à sauver trois enfants d’une mort horrible, pas d’échelle pour atteindre la fenêtre, pas d’eau pour éteindre l’incendie, une porte en métal indestructible, aucun espoir de salut, et une disposition des lieux qui offre au regard des témoins assemblés en contrebas non seulement l’agonie imminente des enfants, mais même, avant elle, l’inconscience bouleversante des trois petits endormis, ignorants de ce qui les attend. Quant au geste de Lantenac, il ne sera ni théorisé ni expliqué ; sa décision de revenir sur ses pas n’avait pas été précédée d’une délibération : le dispositif narratif s’est arrangé pour qu’elle apparaisse directement déclenchée par la pression du contexte — l’urgence, l’émotion, le cri d’horreur de la mère (« on me brûle mes enfants ! »).

7Le dispositif narratif est donc clair : c’est l’émotion qui sauve les enfants. Si c’est là une vertu éthique de l’émotion, elle n’est nullement théorisée comme telle, et ne saurait l’être : quand une situation se présente, dans l’urgence, comme une question de vie ou de mort, on ne réfléchit pas, l’émotion précipite l’action, brouille le jugement. Dans le cas présent, l’émotion semble avoir obligé Lantenac à reconnaître à la vie des trois enfants une priorité morale sur la poursuite de son combat, la cause qu’il défend, et, accessoirement, sa propre vie, mais cette émotion n’est considérée comme bonne conseillère par le lecteur, dans ce cas précis, que parce que le roman s’est arrangé, jusque-là, pour que le combat de Lantenac ne suscite aucune sympathie. La question des priorités morales (l’arbitrage entre la vie de ces trois innocents et la cause qu’on défend, et au-delà de cette cause, toutes les autres vies qu’on défend au travers d’un engagement politique) n’est nullement tranchée par le choix de Lantenac : la longue délibération torturée de Gauvain, dans les pages suivantes, est là pour le prouver, puisqu’elle tourne précisément autour de cette question des priorités morales (dette de vie et d’honneur contre devoir envers la France et ses opprimés ?) et qu’elle ne la résout pas.

8Si l’émotion n’est pas directement porteuse d’un enseignement moral, elle a pourtant une fonction éthique assez claire : faire apercevoir le problème jusqu’alors inaperçu. Il fallait que cela sente le brûlé pour que le sort des enfants soit pris en compte comme l’incarnation symbolique d’un problème moral et politique crucial. Or, c’est peut-être dans cette fonction-là – pédagogique – que l’émotion à la Hugo est devenue le plus superflue, voire peut-être même gênante. Car pour les lecteurs contemporains que nous sommes, l’enjeu moral de la question de vie ou de mort n’avait pas attendu l’urgence de l’agonie imminente dans les flammes : le chantage à la vie des enfants n’avait-il pas servi de signal suffisant ? Quelques dizaines de pages plus haut, en effet, les assiégés de la Tourgue avaient adressé aux républicains une proposition en forme d’ultimatum :

Nous avons en nos mains trois prisonniers, qui sont trois enfants. Ces enfants ont été adoptés par un de vos bataillons, et ils sont à vous. Nous vous offrons de vous rendre ces trois enfants.
À une condition.
C’est que nous aurons la sortie libre.
Si vous refusez, écoutez bien […]. Si vous refusez de nous laisser sortir, les trois enfants seront placés dans le deuxième étage du pont, entre l’étage où aboutit la mèche soufrée et où est le goudron et l’étage où est la paille, et la porte de fer sera refermée sur eux. Si vous attaquez par le pont, ce sera vous qui incendierez le bâtiment ; si vous attaquez par la brèche, ce sera nous ; si vous attaquez à la fois par la brèche et par le pont, le feu sera mis à la fois par vous et par nous ; et, dans tous les cas, les trois enfants périront. À présent, acceptez ou refusez. Si vous acceptez, nous sortons. Si vous refusez, les enfants meurent. J’ai dit3.

9« Nous refusons », avaient immédiatement répondu les républicains. La réponse avait fusé, sans l’ombre d’une hésitation ; la seule marque de trouble avait été, dans la voix de Gauvain, recouverte par la perspective d’obtenir un délai suffisant pour organiser clandestinement un projet de sauvetage des enfants. Mais le problème ne s’était pas posé au moment du chantage : ni aux assiégés preneurs d’otages, ni aux assiégeants. Il ne se pose que dans l’urgence de l’agonie imminente, après la fabrication, par la fiction, d’une émotion artificielle, suffisamment puissante pour déclencher le réflexe de Lantenac, i.e. trancher le nœud gordien sans le démêler.

10Pourquoi toute cette émotion, intercalée entre la formulation du chantage à la vie des enfants otages, et le geste de Lantenac, à vertu pédagogique éthique évidente, nous paraît-elle aujourd’hui excessive, voire déplacée ? Tout semble se passer comme si nous n’en avions pas besoin, et que, du coup, elle nous irritait en nous donnant l’impression de s’adresser à des consciences éthiques moins évoluées que la nôtre. Est-ce à dire qu’il y aurait, entre les hommes de Hugo et nous, quoi que ce soit comme un progrès moral ? Ou est-ce parce que la violence politique s’est montrée, au cours du xxe siècle, plus cruelle et plus tragique que tout ce que Hugo pouvait imaginer à son époque ? Est-ce parce que nous sommes familiers de cas similaires, à la fois plus graves et plus sobres, en un mot parce que nous lisons Hugo après la prise d’otages de Beslan, ou après tout ce que l’on sait de la Gestapo ? L’histoire de la littérature a aussi joué en la matière un rôle crucial : toute une filiation littéraire en effet, à commencer par le sillage ouvert par le grand discours d’Ivan Karamazov à son frère Aliocha, a contribué à instaurer un réflexe éthique dès lors que la vie d’enfants est en jeu4. C’est aussi parce que nous avons assimilé toute cette littérature dans laquelle l’enfant est un marqueur moral, et que nous nous sommes laissé modifier par elle, que le chantage à la vie des enfants est assez parlant pour rendre superflue toute pédagogie supplémentaire par le pathos.

11Mais Hugo, en écrivant Quatrevingt-treize, n’avait ni lu Les Frères Karamazov, ni vu les images du carnage de Beslan à la télévision, et il fallait donc, pédagogiquement parlant, que ça sente le brûlé. L’émotion aura donc servi à sauver la vie des enfants. Mais enseigne-t-elle aussi que la vie de quelques enfants vaut plus que toutes les causes politiques, toutes les luttes, toutes les résistances ? Assurément non. D’abord, la cause de Lantenac n’étant pas perçue par le lecteur comme une guerre juste, son sacrifice n’est pas spontanément reçu au niveau éthique et politique où il mérite de l’être : il faudra toute la méditation postérieure de Gauvain sur l’acte de Lantenac pour le faire apercevoir pour ce qu’il est, à savoir un sacrifice non tant de sa propre vie, mais de son combat, du sens de son engagement, de la vision de l’avenir qu’il espère pour la France. Ensuite, la question des priorités morales et des dilemmes du devoir, longuement étudiée par Gauvain, ne sera pas tranchée par lui. Comme souvent chez Hugo, en effet, les dilemmes, loin d’être aussi simples que solennels, se composent de plusieurs questionnements enchevêtrés. En considérant ce qu’il doit faire de Lantenac emprisonné et condamné à mort, Gauvain se pose plusieurs problèmes successifs et parallèles. D’abord, une première question pourrait être : la justice doit-elle être clémente envers un meurtrier qui a sauvé des vies ? Si la bonne action et la mauvaise sont décorrélées, la réponse n’est pas si difficile à apporter ; mais si les deux actions (la culpabilité meurtrière et le sauvetage) portent sur le même terrain, tout en étant numériquement dissymétriques, la réponse est évidemment moins simple. L’émotion joue ici un rôle certain. La justice internationale chargée d’instruire les chefs de génocide, ou les instances mémorielles soucieuses d’honorer des justes, dans le contexte des génocides juif et tutsi, ont eu à se pencher sur des cas de ce type. Le principe « Qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière » ne saurait suffire à motiver une décision clémente de justice, surtout si l’on défend de la même manière l’idée que « qui tue un homme tue l’humanité tout entière »… Pas question de se résoudre, avec le personnage du fol-en-Dieu Ikonnikov dans Vie et destin, à considérer la bonté individuelle comme le seul Bien, ou comme la seule réponse à la question posée par la nécessité de la violence politique. Gauvain d’ailleurs dépasse vite le problème de la rétribution de la générosité du criminel :

Trois enfants étaient perdus ; Lantenac les avait sauvés.
Mais qui donc les avait perdus ?
N’était-ce pas Lantenac ?
[…]
Qu’avait-il donc fait de si admirable ?
Il n’avait point persisté, rien de plus.
[…] Et pour si peu, lui rendre tout5 !

12La deuxième question prise en charge par le dilemme de Gauvain concerne le difficile arbitrage entre devoirs incompatibles : dette de vie envers un homme, ou devoir envers la France ? Là encore, Gauvain n’a pas de réelle hésitation. Mais la question se déplace légèrement, sur le terrain de la légitimité, qui surgit de l’articulation entre le risque d’image et le sens politique profond de la cause qu’il défend. Car Gauvain s’inquiète de l’image que va s’attirer la Révolution si elle guillotine Lantenac après le sacrifice héroïque qui a permis sa capture.

Répondre à un acte généreux par un acte sauvage !
Donner ce dessous à la révolution !
Quel rapetissement pour la république !
[…]
Quoi ! Ne pas lutter de magnanimité ! […] faire dire qu’il y a, du côté de la monarchie, ceux qui sauvent les enfants, et du côté de la république, ceux qui tuent les vieillards6 !

13La séduction de son geste sert sa cause, car elle est conforme au sentiment moral populaire. Mais du coup, ce n’est pas qu’un risque d’image. La Révolution, comprend Gauvain, doit être à la hauteur morale à laquelle Lantenac a hissé sa cause. Il faut montrer au peuple, et affirmer solennellement pour nous-mêmes, pense Gauvain, que nous sommes « pour la vie » : « attester l’humanité », « prouver qu’au-dessus des royautés, au-dessus des révolutions, il y a l’immense attendrissement de l’âme humaine7 ». La question de l’exemplarité morale débouche donc sur celle de la légitimité du combat politique. Le problème se pose dans les mêmes termes aujourd’hui à propos de la lutte contre-terroriste et de ses dilemmes en démocratie. Camus résumait déjà, dans les Lettres à un ami allemand, tout le dilemme de la guerre juste dans le contexte pourtant difficilement contestable de la guerre contre le nazisme, avec « la perpétuelle tentation où nous sommes de vous ressembler8 ». C’est toute la question des moyens au service de la fin politique : le risque d’image est fondamentalement un risque de légitimité. Les perceptions comptent, profondément. Car elles sont un révélateur éthique.

14In fine, le choix de Gauvain, qui va libérer Lantenac au prix de sa propre vie, correspondra au mouvement premier, spontané, intuitif, vers quoi le portait son trouble devant la transfiguration de Lantenac, mais ce n’est pas son émotion qui provoque ce choix. Entre le trouble de Gauvain et la libération de Lantenac, plusieurs pages de délibération rationnelle se sont interposées. L’émotion n’aura été qu’un déclencheur de délibération éthique et politique. L’émotion a-t-elle alors une valeur morale ? Ou n’est-elle qu’un outil, un médium qui rend capable de percevoir le problème moral, qui prépare au dilemme resté sans elle inaperçu ?


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15Un autre exemple, très proche, et non moins connu que la fin de Quatrevingt-treize, permettra de prolonger la réflexion. Dans la pièce de Camus intitulée Les Justes, l’émotion remplit le même rôle que dans le roman de Hugo : elle sert d’opérateur de visibilité éthique, elle ouvre un espace de débat en obligeant à voir un problème qui était pourtant déjà là, mais qu’on ne se posait pas. C’est Yanek (Ivan Kaliayev) qui raconte : « Alors, je ne sais pas ce qui s’est passé. Mon bras est devenu faible. Mes jambes tremblaient. Une seconde après, il était trop tard9. » Dans le carrosse sur lequel il s’apprêtait à lancer sa bombe, le révolutionnaire venait d’apercevoir deux enfants, les neveux du grand-duc. Est-ce à dire que Yanek renonce à jeter sa bombe sur le carrosse du grand-duc par pitié pour les deux enfants qui s’y trouvent ? Pas tout à fait. L’émotion, ce réflexe du corps, arrête son geste, mais pas définitivement. Elle ouvre un espace de débat, mais ne tranche pas la question de savoir si oui ou non la bombe devait être lancée, et surtout, si elle doit l’être à nouveau, dès que possible, enfants ou pas. Au contraire, l’émotion déclenche un débat âpre et impitoyable, dans lequel la pitié est vite reléguée à sa juste place, en marge du problème.

16Car le groupe de terroristes a un problème urgent à trancher : Yanek doit‑il retourner attendre le grand-duc à la sortie du théâtre pour jeter sa bombe sur le carrosse transportant aussi les enfants ? Le fait d’avoir cédé à l’émotion sur le moment ne préjuge pas de la valeur et de la pertinence de ce choix émotionnel. Yanek est, au contraire, tout prêt à le remettre en cause, si le groupe lui donne l’ordre d’aller lancer sa bombe sur les enfants. L’émotion — la pitié ici — n’est pas un facteur légitime de prise de décision. Elle n’est, là encore, au départ qu’instrumentale. La pitié n’est donc pas une objection pertinente au terrorisme. Si elle brise la disjonction entre la cible et le visage de la victime, elle n’a qu’une capacité limitée à interrompre le geste, mais pas d’aptitude à le disqualifier. La vraie question n’est pas : « Pourrais-tu le faire, toi, tuer des enfants ? » comme il est demandé à Stepan qui conteste l’attitude de Yanek, car il y a toujours quelqu’un qui pourra le faire si on lui en donne l’ordre. La vraie question, déclenchée par l’émotion et prise en charge par le débat, est plutôt : faut-il le faire quand même ?

17Et, comme dans le dilemme de Gauvain, la question de la légitimité se donne à percevoir par l’intermédiaire d’un risque d’image, propédeutique à l’enjeu éthique. Car à la question : « A‑t‑on le droit de tuer des enfants pour renverser la tyrannie ? » Stepan répondait oui sans hésiter. Sa réponse pourrait être considérée comme exemplaire des raisonnements modernes sur la guerre juste, puisqu’il prend appui sur une évaluation coût-bénéfice : « Des enfants ! Vous n’avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc rien ? Parce que Yanek n’a pas tué ces deux-là, des milliers d’enfants russes mourront de faim pendant des années encore10. » Le discours de la guerre juste aura toujours l’argument de la proportionnalité de son côté (puisque son appréciation dépend de la valeur accordée au but) – du moins tant que l’émotion n’entre pas en jeu. Car les perceptions émotionnelles compliquent le raisonnement, brouillent l’évaluation coût-bénéfice, retournant l’argumentaire de la proportionnalité contre le thème de la guerre juste. Si, en théorie, l’objection de la guerre sale n’atteint pas le discours de la guerre juste, en pratique, les exemples ne manquent pas qui montrent combien la première défait le second. Car, quand l’émotion s’en mêle, il est plus difficile de justifier une mort singulière que mille morts anonymes. « Ouvre les yeux [dit Dora] et comprends que l’Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos bombes11. » L’invocation du risque d’image n’est pas une régression morale dans la bouche de Dora, c’est une preuve par le consensuel humain ; c’est le maillon opératoire qui permet de conclure contre Stepan, avec Yanek, « ceci, que pourrait dire le plus simple de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l’honneur12 ».

18Quel rôle joue ici l’émotion, pour les personnages et pour le lecteur balloté entre eux ? Elle est l’instrument, le médium de l’argumentation, l’opérateur de conviction qui rend les arguments rationnels efficaces. Mais elle est encore davantage. Car s’il y a une limite, comme dit Dora, dans l’usage de la violence politique, cette limite n’est pas aisée à définir : elle n’a rien d’objectif, et se déplace au gré d’un curseur circonstanciel : ici, on épargnera les enfants, mais pas la femme. Et surtout, cette limite n’est pas celle de l’innocence objective des victimes à épargner : peu importe ainsi à Yanek d’apprendre, de la bouche de la grande-duchesse, à la fin de la pièce, que les deux enfants qu’il a épargnés ont le cœur mauvais et ne méritaient pas la grâce qui leur a été accordée. La limite n’est pas celle de l’innocence objective des victimes, mais celle de l’innocence préservée comme un possible, comme une catégorie mentale qu’on est encore capable de prêter à l’ennemi, dont on est encore capable de reconnaître la nécessité, comme un sanctuaire que la violence politique n’aurait pas le droit d’atteindre : l’émotion élémentaire pour l’humain commun, ou le droit de la vie à la vie. Ce qu’ailleurs, dans les Lettres à un ami allemand, Camus évoquait comme « le souvenir d’une mer heureuse, d’une colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage13 ».

19C’est donc moins un pari sur la vertu de l’émotion qu’un pari sur sa valeur : maintenir en soi la possibilité d’être touché par l’émotion, le droit de l’émotion à arrêter le geste et à intervenir sur le terrain de la rationalité politique (où elle est pourtant le moins légitime) pour donner son avis, perturber les évaluations coût-bénéfice, s’inviter dans le jeu au risque de le faire tourner en notre défaveur. Au risque de creuser, davantage encore, notre propre vulnérabilité.


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20Car cette position morale fragilise, cela va de soi, la capacité à faire la guerre, quelle qu’elle soit, y compris là où elle est le plus nécessaire. Et c’est cette fragilité qui doit être à présent explorée, à partir d’un troisième exemple, tout aussi connu : la scène de la barricade dans Les Misérables de Hugo14. Il ne s’agit plus ici de tuer pour des idées, mais de mourir pour des idées, mais pour la manière dont le roman fait usage de l’émotion, cela revient à peu près au même. La scène se passe sur l’une des barricades des journées de juin 1832 : Enjolras, assisté de Combeferre et de Marius, dirige le petit groupe d’insurgés. Ceux-ci viennent d’apprendre que l’armée s’apprête à donner l’assaut et que le peuple ne se soulèvera pas : ils sont perdus, la barricade vit ses dernières heures. Loin de céder au désespoir alors, ils trouvent refuge dans l’exemplarité héroïque de leur engagement jusqu’à la mort : « Citoyens, faisons la protestation des cadavres. Montrons que, si le peuple abandonne les républicains, les républicains n’abandonnent pas le peuple. » Et tous de reprendre : « Vive la mort ! Restons ici tous. » Face à cet enthousiasme funèbre, à cet élan fanatique vers une mort non seulement acceptée, mais désirée comme la preuve ultime de la justesse de leur cause et de la totalité de leur engagement, Enjolras proteste avec irritation :

Pourquoi tous ? […] La position est bonne, la barricade est belle. Trente hommes suffisent. Pourquoi en sacrifier quarante ? […] la république n’est pas assez riche en hommes pour faire des dépenses inutiles. La gloriole est un gaspillage. Si, pour quelques-uns, le devoir est de s’en aller, ce devoir-là doit être fait comme un autre15.

21Les insurgés possèdent quatre uniformes de gardes nationaux : quatre hommes pourront s’enfuir, déguisés, sans risquer d’être arrêtés. Mais personne ne veut céder sa place dans cette gloire funèbre. C’est alors qu’intervient Combeferre : son discours, voué à l’émotion, va obtenir ce que les propos d’Enjolras n’avaient pas réussi à emporter : cinq hommes sont désignés et exfiltrés. Mais au prix d’une inversion de sens qui atteint frontalement l’héroïsme sacrificiel, et dont l’engagement lui-même ne sort pas indemne.

22Enjolras, en effet, avait contre le fanatisme suicidaire des objections rationnelles et pragmatiques : celle d’un militant qui s’efforce d’utiliser au mieux ses ressources humaines. Dans cette logique économique, certaines vies sont plus précieuses que d’autres, car plus utiles pour la continuation du combat : les meilleurs doivent être exfiltrés. Mais l’héroïsme sacrificiel (vive la mort !) ne peut pas entendre les arguments comptables de la raison militante. C’est le langage de l’émotion que Combeferre va leur parler. Et il annonce d’emblée la couleur, aux insurgés comme au lecteur : une rhétorique massive, tout entière vouée à la création de pathos. « Allons, dit-il, il faut avoir un peu de pitié. Savez-vous de quoi il est question ici ? Il est question des femmes. Y a-t-il des femmes, oui ou non ? y a-t-il des enfants, oui ou non ? […] Mourez, soit, mais ne faites pas mourir16. » Et de les rudoyer, en les prenant par les sentiments : tableau de la vieille mère, attendant à la fenêtre (« Vous vous faites tuer, vous voilà morts, c’est bon, et demain17 ? ») ; tableau des sœurs et des filles, qui se vendront sur le pavé (« Ah ! vous vous êtes fait tuer ! ah ! vous n’êtes plus là ! C’est bien ; vous avez voulu soustraire le peuple à la royauté, vous donnez vos filles à la police18 ») ; ou encore tableau de l’enfant affamé, « tout petit, haut comme cela », devenu orphelin, et dont Combeferre décrit l’agonie à l’hospice Necker19. Et de conclure : « Il ne faut pas être égoïstes20. » Cette rhétorique émotionnelle est efficace sur les hommes de la barricade, qui vont se « dénoncer » les uns les autres, se forcer mutuellement au salut. Mais – et c’est là le problème – elle l’est aussi sur le lecteur.

23Sous la surface de l’émotion, l’argumentaire logique, porté par elle, est doublement dangereux pour l’engagement. D’abord en ce qu’il ne saurait être circonscrit à des critères de sélection objectifs : tout le monde est concerné, chacun a des proches que sa mort va bouleverser et abandonner. L’accroche de Combeferre (« Il est question des femmes. Y a-t-il des femmes, oui ou non ? y a-t-il des enfants, oui ou non ? ») est trompeuse, de même que l’appel de Marius qui la relaie (« Les hommes mariés et les soutiens de famille hors des rangs21 ! ») ; elle mime la formule convenue « les femmes et les enfants d’abord ! » dans une situation où ces priorités-là ne sont plus pertinentes, si tant est qu’elles l’aient jamais été. Preuve par la fiction : cinq hommes sont désignés au lieu de quatre ; et tous ont le même droit (ou plutôt, le même devoir) de vivre : « – Toi, tu as une femme qui t’aime. – Toi, tu as ta vieille mère. – Toi, tu n’as plus ni père ni mère, qu’est-ce que tes trois petits frères vont devenir ? – Toi, tu es père de cinq enfants. – Toi, tu as le droit de vivre, tu as dix-sept-ans, c’est trop tôt22. » Au jeu de l’émotion, l’argumentation portera toujours trop loin. Car – et c’est le deuxième danger – elle transforme tout engagement en un dilemme « la révolution ou ma mère », au risque de rendre illégitime ou impossible tout engagement, de paralyser l’action en la rendant responsable de ses effets collatéraux, du mal indirectement causé aux proches, des dangers, des souffrances ou de la mort à laquelle chacun expose les siens par son engagement.

24Le roman ne néglige pas ce risque. Non seulement il l’aperçoit, mais il prend la peine de le souligner pour nous : « Combeferre, qui parlait ainsi, n’était pas orphelin. Il se souvenait des mères des autres, et il oubliait la sienne. Il allait se faire tuer. Il était “égoïste23”. » Le mot égoïste est entre guillemets. Ces guillemets, l’excès d’émotion du discours de Combeferre, ou le surplus comptable du résultat obtenu (cinq hommes au lieu de quatre), sont autant d’indices qui vont dans le même sens : ils visent à désigner au regard du lecteur la boîte de Pandore ouverte par Combeferre, cette zone de risque dans laquelle le pari sur l’émotion nous entraîne, risque d’argumenter au-delà de sa cible, et de dissoudre toute possibilité même d’engagement, toute idée de générosité, de dévouement, de sacrifice héroïque. L’hyper-pathos est aussi là pour avertir le lecteur du risque moral et politique que comporte tout recours à l’émotion. Mais le même roman en fournit aussi l’antidote, en mettant, un peu plus loin, dans la bouche du vieux Gillenormand récupérant le corps qu’il croît inanimé de Marius blessé, les mêmes arguments gauchis par un excès nécessairement perçu comme ironique par le lecteur :

Un gredin qui, au lieu de s’amuser et de jouir de la vie, est allé se battre et s’et fait mitrailler comme une brute ! Et pour qui ? Pourquoi ? Pour la république ! […] C’est bien la peine d’avoir vingt ans. La république, belle fichue sottise ! Pauvres mères, faites donc de jolis garçons ! […] À vingt ans ! Et sans retourner la tête pour regarder s’il ne laissait rien derrière lui ! Voilà maintenant les pauvres vieux bonshommes qui sont obligés de mourir tout seuls. Crève dans ton coin, hibou ! Eh bien, au fait, tant mieux, c’est ce que j’espérais, ça va me tuer net. […] Oui, ce temps-ci est infâme, infâme, infâme, et voilà ce que je pense de vous, de vos idées, de vos systèmes, de vos maîtres, de vos oracles, de vos docteurs, de vos garnements d’écrivains, de vos gueux de philosophes, et de toutes les révolutions qui effarouchent depuis soixante ans les nuées de corbeaux des Tuileries ! Et puisque tu as été sans pitié en te faisant tuer comme cela, je n’aurai même pas de chagrin de ta mort, entends-tu, assassin24 !

25En attendant, l’argumentaire de Combeferre a marché, au‑delà de toute espérance : car avant même que les cinq hommes n’aient été désignés, puis exfiltrés, quelque chose a été sauvé, quelque chose de plus précieux encore que la vie‑pour‑autrui de ces cinq‑là : la vie, la vie tout court, le « souvenir d’une mer heureuse, d’une colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage » dont parle Camus, l’émotion de respect pour la vie elle-même, qui s’est réinvitée dans le jeu politique, en une sorte de dé-fascination pour la mort, de neutralisation du fanatisme suicidaire. Ce que les insurgés de la barricade avaient perdu de vue, ce qu’ils avaient oublié mais qui garantit pourtant le sens de leur combat, se rappelle à eux dans cette émotion artificiellement suscitée, dans cet hyper-pathos où la fiction prend aussi le risque de se discréditer.


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26L’usage de l’émotion proposé dans cet épisode romanesque est exemplaire : l’émotion a une fonction éthique, comme déclencheur de prise de conscience de problèmes inaperçus ; elle porte aussi un risque, celui d’argumenter trop loin, c’est-à-dire de brouiller la perception rationnelle des enjeux, en transformant tout en une question de vie ou de mort. Mais l’usage qu’en fait le roman sait en tirer le meilleur tout en désignant le risque du pire au regard du lecteur, afin de l’en rendre conscient avant que l’urgence de la vie ne l’y piège. Car avec l’émotion, tout est toujours une question de vie ou de mort. Et si — sur le point d’agir dans le réel — il faut se méfier de cette mauvaise conseillère, dans la littérature, on peut se permettre d’écouter ce qu’elle a à nous dire. Cela ne remplace pas une politique, et ne doit pas y prétendre, sous peine de substituer un fanatisme moral à un autre ; mais contre tous les dégâts collatéraux des politiques consenties par adhésion rationnelle et morale à l’universel, l’objection émotionnelle est cependant, même quand elle fragilise, un progrès moral précieux. En rendant inconfortable l’action qu’on vient de décider, sans pour autant la paralyser, le scrupule rend conscient de son inéluctable imperfection, c’est-à-dire aussi de sa constante perfectibilité.