Colloques en ligne

Florent Perrier

Méprises et déprises dans Enfance berlinoise de Walter Benjamin

Textes abordés : « La commerelle », « Société », « Mendiants et prostituées ».

1Docteur en Esthétique et Philosophie de l’Art de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Florent Perrier, qui a enseigné plusieurs années dans cette Université et à l’Ecole supérieure d’art du Nord-Pas de Calais, est notamment chercheur associé à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC) et aux Archives Walter Benjamin de Berlin. En 2006, il a édité, préfacé et annoté l’ouvrage posthume de Jean-Michel Palmier, Walter Benjamin. Le chiffonnier, l’Ange et le Petit Bossu (Klincksieck et Suhrkamp, 2009 ; Belles Lettres, 2010 pour la version poche). En 2011-2012, il a été conseiller scientifique auprès du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme pour l’exposition Walter Benjamin. Archives. Dans ce cadre, il a proposé un cycle de conférences et une programmation de films autour de W. Benjamin, assuré l’édition scientifique de l’ouvrage Walter Benjamin. Archives. Images, textes et signes (Klincksieck, 2011) puis, à l’IMEC, organisé le colloque international « Une constellation française pour Walter Benjamin ». Il est avec Henri Lonitz l’éditeur scientifique de la nouvelle édition allemande du Passagen-Werk de Walter Benjamin et, avec Michel Métayer, responsable scientifique de l’édition critique intégrale de ses Œuvres et inédits à paraître en français aux éditions Klincksieck. Auteur de nombreux articles et d’éditions scientifiques d’essais, il travaille notamment sur les rapports entre l’art, l’utopie et le politique, et sur l’esthétique de la résistance. Son ouvrage Topeaugraphies de l’utopie est à paraître en 2015 aux éditions Payot, dans la collection « Critique de la politique ».

2Dans Un hiver à Paris publié par Jules Janin en 1846 figure un chapitre intitulé « Le flâneur », cette figure fameuse de la modernité urbaine qui passionna tant Walter Benjamin dans ses études sur Baudelaire comme dans son monumental écrit posthume Paris, capitale du XIXème siècle. Nulle part mentionné par W. Benjamin, cet ouvrage contient dans cette partie le passage suivant :

Il y a dans Paris des endroits que lui seul [le flâneur] connaît, d’affreux passages, des labyrinthes, des ruines, des cours habitées par tous les voleurs de la cité ; voilà le chemin que choisit notre homme ; il s’en va, les mains dans ses poches, à travers ces sombres couloirs. Ah ! voilà, certes, ce qui n’est pas beau à voir ; voilà le revers de cette médaille brillante ! Le Paris de la nuit est épouvantable ; c’est le moment où la nation souterraine se met en marche. Les ténèbres sont partout ; mais, peu à peu, ces ténèbres s’éclairent sous le falot tremblotant du chiffonnier, qui s’en va, la hotte sur le dos, cherchant sa fortune parmi ces haillons affreux qui n’ont plus de nom dans aucune langue.1

3À la faveur de la nuit, un monde succède ici à un autre dans une ignorance mutuelle respectueuse des codes comme des lois qui protègent et dérobent à la vue. Seul le flâneur, dont l’existence semble flotter au seuil de ces deux mondes, peut les considérer à part égale, circuler entre eux, les relier, voir et révéler sans peine leurs secrètes communications, leurs parentés inavouées. De la bonne société à la cour des miracles, il saura reconnaître les transfuges, lever le masque des hypocrisies, rendre à chacun sa part d’ombre.

4Cette position d’intermédiaire voire d’intercesseur entre deux mondes distincts, l’enfant mis en scène par W. Benjamin dans son recueil Enfance berlinoise vers 1900 la partage2. Entre le monde des adultes et le sien propre ou, plus évocateur, entre le monde des choses inanimées pour les adultes et le sien où ces dernières prennent vie sous son regard teinté de merveilleux, il sait opérer des rapprochements, s’ouvrir à des découvertes, au surgissement de l’inconnu qui vient alors inquiéter sa vision première et bousculer l’ordre institué qui lui fut jusqu’alors présenté comme stable, immuable.

5De même qu’il est un épouvantable revers à la « médaille brillante » qu’arbore la belle société de la Monarchie de Juillet, de même la société de ses parents, celle de son milieu berlinois d’origine n’est pas sans versants sombres ni couloirs inquiétants.

6À l’ébranlement de la nation souterraine dans les bas-fonds du Paris populeux pourrait faire pendant, en surface, une formule prussienne rapportée à la moitié du recueil Enfance berlinoise, dans le texte intitulé « Société », formule laconique : « Plus il est tard dans la soirée, plus beaux sont les invités. »3

7L’enfant de la bourgeoisie aisée qui s’endort calmement un soir de réception revêt les hôtes d’attributs magnifiques. Il les pare des couleurs changeantes de son imaginaire insatiable. Pourtant, une méprise ou un malentendu, un regard indiscret suffisent pour que les sujets de ses fantasmagories perdent soudainement leur aura : le monde des adultes lui apparaît d’un coup moins innocent et surtout, moins univoque. À cette occasion, s’ouvrent dès lors à lui autant de voies exposées au péril comme à la possibilité inverse d’échapper à son emprise, de pouvoir se déprendre de ses décrets, ses dictats.

8Le titre donné à cette intervention4 – « Méprises et déprises dans Enfance berlinoise de Walter Benjamin » – s’entend ici comme la mise en lumière de ce qui dans ce recueil écrit entre 1932 et 1938, relève à divers égards d’une libération de l’emprise.

9L’emprise a d’abord à voir avec l’expropriation, soit avec un espace pris sans le consentement de son propriétaire, mais ce terme – et plus particulièrement l’expression « être sous l’emprise de » ­­­– a, depuis le XIXème siècle, par croisement avec « empire » et avec « empreinte », le sens de domination intellectuelle, celui d’ascendant moral voire physique.

10« Se dégager de l’emprise de », « se déprendre de l’emprise de » aurait dès lors à voir, dans ces fragments de Walter Benjamin, avec une forme d’expropriation de l’enfance, une mainmise sur le monde de l’enfance qui ne pourrait être conjurée que, pêle-mêle, par la libération de l’emprise de la technique, celle de la famille ou de la classe bourgeoise, par la libération de l’emprise d’une histoire écrite par les vainqueurs ou encore celle du mythe.

11À l’empire de l’empreinte si caractéristique du XIXème siècle5 – empreindre, c’est exercer une pression sur : c’est presser, compresser, opprimer, réprimer –, s’opposerait donc dans le recueil Enfance berlinoise une résistance (de l’enfant), un mouvement récurrent de déprise qui trouve, singulièrement dans la méprise, une occasion rêvée de briser le lien de dépendance, une possibilité soudaine d’affranchissement, d’émancipation.

12Une phrase extraite de « La commerelle » dans Enfance berlinoise introduit à ce panorama des gestes de méprise qui ouvrent par la suite la voie à une déprise possible de l’univers engoncé des adultes où l’enfant est maintenu silencieux :

Mais moi, je suis défiguré à force d’être semblable à tout ce qui est ici autour de moi. J’habitais le XIXème siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle maintenant se trouve devant moi, creux comme une coquille vide.6

13L’empreinte qui défigure, l’adulte exproprié du siècle de son enfance, libre sans doute, mais mis à nu, sans défense désormais, exposé à l’adversité comme à son revers, l’occasion de pouvoir s’affranchir in extremis de ce carcan, de cette armature trop rigide : autant de motifs croisés que nous retrouverons au fil de cette lecture. À noter que « La commerelle » débute presque par ces phrases :

Mes méprises défiguraient mon univers. Mais de manière bénéfique : elles me montraient les voies qui conduisaient à sa nature intime. Toute occasion leur était bonne.7

14Rares sont les écrits de Walter Benjamin dans lesquels les figures de l’avers et du revers sont absentes. Le texte d’ouverture « Tiergarten » ne fait pas exception. Comme si toute forme élargie de méprise ne pouvait effectivement se concevoir que sur le fond d’une emprise clairement établie. « Tiergarten » montre qu’au revers d’un art ou d’une technique, d’un apprentissage ou d’une éducation stricte, soit au revers d’une maîtrise avérée se trouvent logées les possibilités de l’égarement ou de l’échappée, celles d’un écart :

Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose. Mais s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. Il faut alors que les noms des rues parlent à celui qui s’égare le langage des rameaux secs qui craquent, et des petites rues au cœur de la ville doivent pour lui refléter les heures du jour aussi nettement qu’un vallon de montagne. Cet art, je l’ai tardivement appris ; il a exaucé le rêve dont les premières traces furent des labyrinthes sur les buvards de mes cahiers.8

15Cet art de s’égarer, qui n’est autre qu’une poétique de la méprise, W. Benjamin l’avait aussi pratiqué au moyen de ses protocoles d’expériences réalisées avec divers stupéfiants. Ces protocoles sont légèrement antérieurs (1927) ou contemporains des premiers textes rédigés pour Enfance berlinoise. Il n’est pas anodin que l’exergue à Enfance berlinoise soit extrait des minutes de l’une de ces expériences. Cet exergue – « Ô colonne de la victoire, dorée comme un biscuit glacé par le sucre des jours enfantins » – témoigne d’une forme maîtrisée d’égarement car les expériences sous drogues réalisées par W. Benjamin avaient généralement lieu sous le contrôle d’amis médecins. Il est aussi le reflet d’une méprise sur la conception de l’histoire impériale. La colonne de la victoire est une colonne érigée pour commémorer les victoires militaires de la Prusse, et notamment celle sur la France à Sedan en septembre 1870. Sous l’effet des stupéfiants, elle se transforme en un doux biscuit destiné à ne pas durer, c’est-à-dire à fondre, même à s’effondrer pourrait-on dire. Quand l’histoire officielle impose visuellement une rigidité martiale redoublée par une symbolique phallique, W. Benjamin, lui, rêve une débandade sirupeuse en puissance, forme de méprise qui révèle ici l’envers d’une écriture de l’histoire établie en son univocité.

16Dès l’entame d’Enfance berlinoise vers 1900, divers modes d’emprise sont ainsi traversés ou inquiétés par des possibilités de rupture avec ce qu’ils représentent de continuité. S’intercalent dans les contextes larges de la technique, de la famille ou de la classe bourgeoise, dans ceux de l’histoire, du monde des choses et des mots, de menues discontinuités qui viennent marquer ici des échappées, là des bifurcations possibles au cœur d’un portrait en apparence classique d’une enfance modèle, choyée. Les méprises forment, dans ce cadre précis, autant d’indicateurs de dissonances qui fissurent discrètement les modalités mêmes du portrait classique de l’enfance. Elles l’arrachent à son vernis autobiographique pour le transformer en une suite d’images recomposées d’une génération abandonnée par ses pères au milieu des champs de ruines de deux guerres mondiales successives9. Dans Chronique berlinoise, recueil de textes ébauchés qui préfigure Enfance berlinoise vers 1900, W. Benjamin souligne qu’il ne s’agit nullement d’écrire pour lui sur un mode autobiographique, mais qu’avec la reconstruction matérialiste de ces souvenirs, il est avant tout « question ici d’espace, de moments, de discontinuité »10.

L’emprise de la technique

17« Le téléphone » est l’un des textes qui met en scène de manière privilégiée l’emprise de la technique et les marques extrêmes d’aliénation qui en découlent, celle-ci pouvant aller, précise W. Benjamin au sujet de son père, « jusqu’à l’oubli de soi »11. Cette emprise de la technique participe d’un irrationnel logé dans les moindres objets de la vie quotidienne, une forme d’ensorcellement qui apparaît comme un fil rouge dans Enfance berlinoise vers 1900. L’enfant qui en est le jouet cherche à tout prix à s’en déprendre, à s’arracher aux rets de cette nasse dans laquelle l’enserre un pouvoir inatteignable. Décrivant ses sens annihilés lorsque lui parvenait aux oreilles la sonnerie du téléphone qui « ne faisait qu’amplifier les terreurs de l’appartement berlinois »12, W. Benjamin montre l’ascendant qu’avait alors sur l’enfant qu’il était cette conjonction de la technique et du monde des adultes, les deux autorités parvenant à se liguer en un rien de temps pour s’emparer de lui, le réduire au silence :

Lorsque j’arrivais alors, à peine encore maître de mes sens, après avoir longtemps tâtonné dans le boyau obscur pour mettre fin au tumulte, que j’arrachais les deux écouteurs qui pesaient comme des haltères et que j’enfonçais ma tête entre eux deux, j’étais sans recours livré à la voix qui parlait là. Il n’y avait rien qui adoucît la violence étrange et inquiétante avec laquelle elle fondait sur moi. Je souffrais, impuissant, qu’elle m’arrache le respect du temps, du devoir et des résolutions, annule ma propre réflexion, et comme le médium qui obéit à la voix qui de l’au-delà s’empare de lui, je cédais à la première proposition qui me parvenait par le téléphone.13

18À cette expérience avilissante vécue sur le mode du traumatisme, seul le sabotage (des lignes) évoqué ailleurs par W. Benjamin14 semble pouvoir opposer une puissance suffisante d’arrachement, car la technique ne peut être à son tour réduite au silence qu’à compter de son dérangement même.

L’emprise de la famille

19 Dans Sens unique, publié en 1928, le texte intitulé « Pari mutuel » comporte une phrase à la lumière de laquelle peut être appréhendée l’emprise de la famille bourgeoise telle qu’elle est à plusieurs reprises soulignée dans Enfance berlinoise vers 1900 : « la famille est la bâtisse obscure et pourrissante dans les recoins et les réduits de laquelle se sont installés les instincts les plus sordides »15. À l’aune de cette violence, les moindres allusions acquièrent dans le recueil un sens différent, chacune des tentatives d’échapper au carcan familial qui y sont consignées devenant comme autant de gestes désespérés tentés par l’enfant pour s’affranchir de son milieu.

20Qu’il s’agisse d’inverser le cours du temps pour ne pas réintégrer l’appartement familial à l’issue de vacances loin de Berlin16 ou d’éviter d’être pris sous l’influence géographique de vieilles tantes qui toujours souhaitaient la bienvenue de leur fenêtre en encorbellement17, la famille doit d’abord être résolument tenue à distance. Ainsi, le contrôle exercé par les parents ou par les bonnes d’enfants peut se voir contesté, soit sous le mode métaphorique d’un plaisir sensuel et tactile pris à la dégustation de douceurs dans le garde-manger18 (la main de l’enfant n’est plus ici modérée ni guidée par la cuillère qu’impose l’adulte, mais abandonnée à son seul désir), soit, plus explicitement, par le rejet d’une tutelle perçue comme un obstacle à la liberté de cheminer19. Parvenir, ne serait-ce qu’occasionnellement, à se déprendre du poids comme de la présence de la famille, lui arracher la permission d’une sortie devient, pour l’enfant, une fête qui lui permet d’ouvrir autant de brèches dans le temps, brèches à l’intérieur desquelles tout peut désormais lui appartenir sans partage :

Théâtre de singes – ce mot a pour des adultes quelque chose de grotesque dont il était dépourvu la première fois que je l’entendis. J’étais encore petit. Que des singes sur une scène dussent être un spectacle inhabituel n’entrait pas en ligne de compte devant cette chose inhabituelle entre toutes : la scène elle-même. Le mot théâtre me traversa le cœur comme un éclat de trompette. L’imagination s’envola. Mais la trace qu’elle suivait n’était pas celle qui menait derrière les décors et qui conduit l’enfant plus tard, mais celle des êtres heureux et habiles qui avaient réussi à arracher à leurs parents la permission d’aller au théâtre en matinée. On y entrait par une brèche dans le temps, on ouvrait dans la journée une niche : c’était l’après-midi, qui fleurait déjà la lampe et l’heure de se coucher.20

21Il n’est d’ailleurs pas inintéressant de remarquer ici que la formulation de cette brèche dans le temps est associée à l’illusion théâtrale, comme si en ce domaine de l’artificialité où elle excelle pourtant, la famille n’avait plus prise, plus voix au chapitre et que seul comptait, désormais à l’abri des siens, l’émerveillement de l’enfant.

22Dans deux textes majeurs d’Enfance berlinoise, l’arrachement à l’emprise de la famille est aussi associée à la découverte du désir, à l’initiation au plaisir sexuel, le revers de la contrainte participant ici d’un monde de la jouissance jusqu’alors ignoré, c’est-à-dire occulté. L’apparition du désir est ainsi rendue possible, dans « Éveil du sexe », grâce à une conjonction de méprises où l’infortune et la perte se retournent pour finir en chance, soit en occasion, pour l’enfant, de passer à l’âge adulte et de rompre, en l’occurrence, avec les directives familiales qui le mettaient sous la protection rapprochée d’un chaperon peu apprécié :

On m’avait pour ce jour de fête confié à la garde d’un parent éloigné que je devais rejoindre chez lui. Mais, soit que j’eusse oublié l’adresse, soit que je n’eusse point retrouvé mon chemin dans ce quartier – il se fit de plus en plus tard et mon errance devint de plus en plus désespérée. Il ne pouvait être question pour moi d’oser aller à la synagogue par mes propres moyens, car mon protecteur avait les cartons d’entrée. La responsabilité de mon infortune devait être essentiellement imputée à mon peu d’attirance pour le presque inconnu qu’on m’avait assigné et à ma défiance envers les cérémonies religieuses, qui ne laissaient augurer que de l’embarras et de la gêne. Alors que j’étais en plein désarroi, d’un seul coup, une vague brûlante d’angoisse m’envahit – « trop tard, c’est raté pour la synagogue » – et, avant qu’elle eût reflué, exactement au même instant, une autre survint, mais cette fois d’insouciance parfaite – « advienne que pourra, je m’en fiche ». Et ces deux vagues unirent irrésistiblement leurs élans dans le premier grand sentiment de plaisir : la profanation du jour de fête s’associa à la rue maquerelle, qui me fit pressentir ici pour la première fois les services qu’elle devait rendre aux désirs adultes.21

23Que ce brusque retournement (l’errance désespérée, la vague brûlante d’angoisse se métamorphosent en insouciance parfaite, en premier grand sentiment de plaisir) naisse par ailleurs de la profanation d’un jour de fête religieuse montre combien l’emprise de la famille n’apparaît que comme l’une des formes d’un vaste réseau d’entraves. Échapper à une entrave, c’est conjurer d’autres entraves, au moins partiellement, ou du moins les tenir éloignées.

24Dans le second texte, « Mendiants et prostituées », s’oppose explicitement à l’emprise de la famille le registre de la révolte et plus spécifiquement celui de la révolte des corps, qu’il s’agisse du corps de l’enfant, toujours d’un demi-pas en arrière sur sa mère, brisant ainsi la ligne de front, l’alignement de classe22, ou du corps de prostituées en révolte contre la bienséance, l’ordre fixé des apparences. Si l’enfant met très concrètement un point d’honneur à échapper à sa mère et à sa classe, à se dérober à sa tutelle, c’est aussi un subterfuge ou un détour pour, semble-t-il, se rapprocher du corps vénal des prostituées, pour décrocher ou bifurquer en leur faveur. La déprise est ainsi aussitôt retournée en une emprise nouvelle cette fois consentie, désirée, hautement souhaitée, mais vécue cependant de manière confuse. Car de même que l’enfant soumis à l’emprise de la technique dans « Le téléphone » est frappé de mutisme, de même son impulsion et son désir mis face aux corps des prostituées, face à la proximité de leurs voix et regards, s’empêtrent inextricablement en une forme de méprise, de confusion où mots et gestes s’embrouillent tant qu’ils se perdent :

Tout ce que je devais à cette répugnance rêveuse lors de nos sorties communes en ville se révéla plus tard, lorsque le labyrinthe de celle-ci s’ouvrit au désir sexuel. […]Autrefois déjà, cependant, lorsque ma mère blâmait encore mes répugnances et ma flânerie somnolente, j’entrevoyais obscurément la possibilité de me dérober un jour à sa tutelle grâce à la complicité de ces rues dans lesquelles je ne retrouvais apparemment pas mon chemin. Il n’est pas douteux en tout cas que le sentiment – malheureusement illusoire – d’échapper à ma mère, à sa classe et à la mienne, expliquait l’attrait sans exemple qui me poussait à aborder en pleine rue une prostituée. […]Lorsque, à l’aube parfois, je m’arrêtais dans une porte cochère, je m’étais inextricablement empêtré dans les liens asphaltés de la rue, et ce n’étaient pas les mains les plus propres qui me délivraient.23

25Créer le plus de distance possible entre la famille et soi – même sur un mode « illusoire » comme le souligne ce passage – c’est se donner malgré tout la possibilité d’intercaler des jours, des échappées dans le tissu serré d’une parentèle précisément solidaire pour que n’adviennent jamais ces écarts grâce auxquels un des leurs viendrait à s’exempter du modèle à reproduire. En se dérobant à cette discipline, le plus souvent par méprise, l’enfant en dévoile les mécanismes qui sont aussi ceux d’une classe bourgeoise dont il cherche tout autant à se déprendre.

L’emprise de la classe bourgeoise

J’étais dans mon enfance prisonnier du vieil Ouest et du nouvel Ouest. Mon clan habitait alors ces deux quartiers avec une attitude où se mêlaient opiniâtreté et fierté et qui faisait d’eux un ghetto qu’il considérait comme son fief. Je demeurais enfermé dans ce quartier de possédants sans en connaître d’autre. Les pauvres : pour les enfants riches de mon âge, c’était seulement les mendiants. Et ce fut un grand progrès de la connaissance lorsque la pauvreté m’apparut pour la première fois dans l’ignominie du travail mal payé.24

26Dans « Mendiants et prostituées », W. Benjamin insiste sur son appartenance à un quartier, c’est-à-dire à une classe de possédants. Il est un enfant riche parmi les riches. Nettement marquée par un vocabulaire qui relève de l’enfermement aussi bien que du contrôle – prisonnier, clan, ghetto, fief –, cette emprise de la classe bourgeoise sur l’enfant a pour seule échappatoire possible un regard jeté sur la pauvreté qui se manifeste alentour. Car proche du délire obsidional, sur la défensive, la classe bourgeoise apparaît ici sur le qui-vive, attentive à ses seules positions, armée pour les défendre et n’autorisant aucune ouverture réelle vers l’extérieur. Un passage se laisse d’ailleurs voir entre cette classe bourgeoise et une catégorie supérieure qui l’englobe plus généralement, celle des vainqueurs : la peinture du père en chevalier belliqueux à l’armure étincelante offre une transition imagée de l’une à l’autre.

Et comme l’abîme qui l’avait craché [la société invitée à une soirée] était celui de ma classe, je faisais ainsi, ces soirs-là, pour la première fois, connaissance avec elle. Elle ne m’inspirait pas confiance. Je devinais que ce qui remplissait alors la pièce était insaisissable, lisse et toujours prêt à étrangler ce avec quoi il jouait maintenant ; [aveugle envers son époque et sa situation, aveugle à la quête du pain quotidien, aveugle à l’action]. Le plastron brillant comme un miroir que portait mon père ces soirs-là m’apparaissait alors tout à fait comme une armure, et dans le regard avec lequel il avait encore parcouru une heure auparavant les chaises vides, je découvrais l’éclat d’une arme.25

27Dans ce contexte, W. Benjamin invite le lecteur à ne pas se méprendre sur son compte, il souligne l’impossibilité qui est sienne d’avoir confiance dans sa propre classe. Toujours prête à écraser l’autre, à l’étrangler, cette classe de possédants relève en définitive d’un abîme semblable aux bas-fonds dans lesquels croupissent les chiffonniers. Les mots de vase, de bouillonnement, de boue humide utilisés par W. Benjamin dans « Société » disent autant son dégoût pour le pestilentiel que sa lucidité sur sa provenance effective. Faite d’une matière « insaisissable et lisse » qui n’offre dès lors aucune prise, la classe bourgeoise ainsi dépeinte cantonne l’enfant dans son mutisme et le tient sous son emprise en tant qu’être défait, désarmé si l’on veut, rejeté à ce titre dans le camp des vaincus. La défiance ressentie par l’enfant vis-à-vis de sa propre classe ne serait ainsi que l’expression d’une mainmise vécue sur le mode du traumatisme, un ascendant poisseux, tenace, dont on ne peut se déprendre sans arrachement, c’est-à-dire sans pertes.

L’emprise (d’une écriture) de l’histoire

28Que l’emprise (d’une écriture) de l’histoire officielle se manifeste d’abord dans les livres ne surprend pas, mais que ces livres soient distribués aux élèves dès l’école primaire montre l’étendue de son empire sur les enfants comme sur leur éducation. Dans le texte qui en rend compte le plus fidèlement – « Bibliothèque des élèves » – on peut isoler deux registres similaires à ceux que l’on a déjà identifiés dans le cadre de l’emprise de la classe bourgeoise : celui de l’enfermement et celui du pestilentiel. Parce que ces livres enferment, ils sentent le renfermé, parce qu’ils consignent, comme dans des casernes voire des cellules, ils s’apparentent à des cachots sans air ni lumière du jour, des recoins puants :

Quelle différence entre le monde de ces livres et celui des livres de lecture où pendant des jours et même des semaines, je devais rester consigné dans des histoires suivies comme dans des casernes qui, sur le portail, avant même le titre, portaient un numéro ! C’était pis encore dans les casemates des poésies patriotiques où chaque ligne était une cellule. Quelle douceur en revanche dans l’air tiède des romans d’aventures qui s’exhalait des livres distribués pendant la récréation et qui venait vers moi comme un vent du Sud !26

29Là où les livres d’évasion ou les romans d’aventures semblent tenir les promesses de leur appellation, les ouvrages patriotiques à vocation édifiante assignent l’enfant à un statut social prédéterminé où ne se renouvellera jamais que de l’existant, du donné. Aucun vent nouveau de l’histoire, aucune brise nouvelle ne viendra rafraîchir ici ces pages immobiles qui baignent dans un air vicié par l’esprit nationaliste :

Mais là où il [l’air quelque peu vicié de ces lectures] sentait le plus le renfermé, c’était surtout dans ces volumes d’Histoires du passé national qui s’étaient amassés en si grand nombre dans la bibliothèque de la sixième que nos chances d’y échapper et de tomber sur un volume de Wörrishofer ou de Dahn étaient bien réduites. Leurs couvertures reliées en toile rouge portaient en impression un hallebardier.27

30Claquemurée et cadenassée, tenue à distance des intrus, la fabrique de l’histoire officielle écrite par les puissants semble avoir d’ailleurs pour emblème un véhicule étrange qui apparaît dans le texte « Crimes et accidents » : c’est un fourgon blindé qui transporte des dossiers que le jeune Walter, examinant son aspect, ses fenêtres étroitement grillagées, pense d’abord destiné au transfert des criminels. Sur ce fantasme, il brode une forme de compassion pour ceux qui, rebuts de l’histoire, circulent sans être vus dans « les fourgons étouffants du malheur »28. Mais ce sont en réalité les écrits que l’on protège ainsi des regards extérieurs, métaphore d’une écriture de l’histoire occultée à laquelle la méprise de l’enfant restitue son envers arbitraire, ses vaincus méprisés. Quand les bas-fonds s’invitent à nouveau dans la lecture d’Enfance berlinoise, ce sont précisément ceux qui se targuent de les maîtriser ou de les dominer – les lettrés ou les savants, les administrateurs ou les politiques – qui finissent par leur ressembler, transportant leurs décrets et leurs lois à l’ombre d’un espace carcéral sans circulation d’air ni respiration possible, sans aucune ouverture.

L’emprise du monde des choses

31 On ne saurait en terminer ici avec ce panorama rapide de quelques modes d’emprises relevés dans Enfance berlinoise sans évoquer encore l’emprise du monde des choses comme l’emprise des mots, dernière partie qui conduira, pour finir, à l’évocation plus explicite de formes salvatrices de méprises.

32Associé à la classe des possédants, le monde des choses est celui de la matière entendue comme une prolifération qui toujours cherche à apposer son empreinte et étendre son empire jusqu’à la pétrification des êtres. Les jeux de l’enfant apparaissent comme autant de tentatives désespérées pour se déprendre de cette emprise spécifique qui l’ensorcelle et le paralyse.

L’enfant caché derrière la portière devient lui-même quelque chose de blanc et qui flotte, un fantôme. La table de la salle à manger sous laquelle il s’est accroupi fait de lui l’idole de bois du temple et ses pieds sculptés sont quatre colonnes. Et derrière une porte il est lui-même porte ; il la porte comme un masque pesant et, devenu magicien, il jettera un sort à tous ceux qui entreront sans se douter de rien. Il ne faut à aucun prix qu’on le trouve. Quand il fait des grimaces on lui dit qu’il suffit que l’horloge sonne pour qu’il reste toujours comme ça. J’appris en jouant à cache-cache ce qu’il y a de vrai là-dedans. Celui qui me découvrait pouvait faire de moi une idole pétrifiée sous la table, me condamner à rester pour toujours un fantôme dans la tenture, par un sortilège m’enfermer pour la vie tout entière dans la lourde porte. Aussi faisais-je s’enfuir par un cri perçant le démon qui me métamorphosait ainsi, lorsque celui qui me cherchait s’emparait de moi, et même, sans attendre le dernier instant, je prévenais son geste avec un cri de libération. Aussi ne me lassais-je jamais du combat avec le démon. L’appartement servait pour cela d’arsenal des masques.29

33Cette emprise du monde des choses a pour contrepartie l’illusoire sentiment de sécurité bourgeoise sur lequel W. Benjamin revient à de nombreuses reprises, un sentiment dont le caractère oppressant laisse naître chez l’enfant autant de craintes que d’angoisses irrationnelles.30 À chaque fois, au revers de ce monde des choses le plus souvent vécu tel un immense terrain de jeu, c’est l’enfermement qui se fait donc jour. C’est l’impossibilité pour l’enfant d’échapper à l’avalanche de biens qui l’entourent autant qu’ils le contraignent par leur obsédante présence. En jouer cependant, jouer de leur dénomination notamment ou se méprendre sur leur fonction, leur destination, semble bien la seule issue possible pour s’arracher à une pesante inertie que le poids de l’héritage familial – ce qu’il est convenu d’appeler les meubles de famille – accroît par ailleurs sensiblement.

L’emprise des mots

34L’emprise des mots ne saurait être mieux abordée, en ses principes généraux, qu’à travers un extrait du catalogue de l’exposition Walter Benjamin. Archives, extrait qui se rapporte à une section de l’exposition consacrée au petit carnet dans lequel W. Benjamin notait la venue au langage de son fils Stefan et où l’accent est précisément porté sur ce que les méprises ont d’émancipateur au regard de la seule fonctionnalité communicationnelle du langage :

Les notations fragmentaires de Benjamin […] ne s’orientent pas vers une documentation portant sur l’acquisition du langage, mais vers des aspects particuliers de la pensée et de la parole enfantines, vers les dérivations par où elles passent. Le fait de s’égarer dans la langue. Benjamin retient l’action déformante du langage enfantin. Pour lui les méprises et malentendus langagiers n’ont pas pour sens d’être corrigés. Multiples sont les déformations du langage chez l’enfant. Les mots déguisés – disloqués, distordus, mélangés, confondus. « Afrika » devient « Affika », « Photograph » « Gratophoph », « Universität » « Wursität ». Les mots se ratatinent. De « Universitätsbibliothek », Stefan fait « Unibilothek ». Des trouvailles verbales pleines de fantaisie, des formations mixtes et analogiques font leur apparition. S’il y a « Grausamkeiten » [cruautés], il faut qu’il y ait aussi « Grünsamkeiten » [crudités]. Les parents […] participent au bal masqué des vocables, eux aussi sont impliqués dans leur jeu. Benjamin, qui avait une prédilection pour les jeux de mots et les anagrammes, en était manifestement, avec un plaisir attentif, co-inventeur. Il gardait à l’oreille les malentendus de l’enfant générés par les sonorités, il notait les tournures métaphoriques à surprises que Stefan utilisait. La langue se présente à lui toute tissée de similitudes et de correspondances. Un jeu illimité de rapports se révèle dans la parole enfantine. Ce ne sont pas seulement les souvenirs de sa propre enfance, mais aussi l’exemple de son propre enfant que Benjamin avait sous les yeux lorsqu’il écrivit, dans « La commerelle », sur les malentendus et les déformations du monde langagier de l’enfant. C’est en 1932 que Benjamin a ébauché ce morceau d’Enfance berlinoise autour de 1900, la même année dont date la dernière note sur Stefan. En connexion avec « La commerelle » vit le jour, au début de 1933, la Théorie du semblable, où Benjamin noue ses réflexions théoriques sur le langage à une théorie de la faculté mimétique. Cette esquisse théorique (et sa version postérieure, Sur la faculté mimétique) n’est pas sans rapport avec les notes au sujet de son fils. Benjamin interprète le jeu enfantin comme une école du comportement mimétique – et il ébauche une conception du langage qui ne réduit pas celui-ci à son usage instrumental. Il ne se dissout pas dans sa fonction sémiotique de signification et de communication. Au contraire, la parole (et l’écriture) demande à être considérée comme l’utilisation de la faculté mimétique, comme une « archive des ressemblances non sensibles, des correspondances non sensibles ».31

35Dans Enfance berlinoise vers 1900, l’emprise des mots porte ainsi souvent à son revers des possibilités de méprises qui, saisies par l’enfant, peuvent le libérer de l’arbitraire du signe, l’affranchir des injonctions, des ordres ou des obligations qui, formant les règles d’un rapport policé au monde, l’y enferment.

36Les noms peuvent ensorceler l’enfant et outrepasser alors leur fonction identitaire – ainsi celui de sa condisciple Louise de Landau32 – ou se métamorphoser à l’occasion de méprises et ensorceler à leur tour. Le nom de la rue où demeure la vieille tante Lehmann, celle-là même qui, sans jamais bouger de sa fenêtre, régit magiquement l’espace environnant, se transforme et la rue de Steglitz de devenir celle du chardonneret – Stieglitz – moins pour permettre à l’enfant de s’évader que pour se déprendre de la tante qui, ainsi enfermée « dans sa cage comme un oiseau qui sait parler »33, est dans cette mise à distance rendue plus inoffensive. Ailleurs encore, l’adresse d’un appartement où il était « plus en sécurité encore que dans celui de [ses] parents », chez sa grand-mère, rue « Blumes-Hof », devient à ses oreilles « Blume-Zoof » : « une énorme fleur [Blume] en peluche qui me sautait ainsi au visage, en abandonnant son enveloppe frisée »34. Dans « Tiergarten », ce sont encore les noms pris au pied de la lettre qui donnent lieu à une méprise : « Quelles promesses dans le nom de l’allée des Chasseurs de la cour, qu’elle tenait si peu ! »35 Enfin, un mot défiguré par une prononciation trop rapide est l’occasion une méprise sur sa signification, méprise qui ouvre à l’enfant une réalité, sinon une vérité, jusqu’alors restée inaperçue ; Benjamin évoque ainsi

[…] le nom que les bonnes donnaient à ma mère. Elles voulaient dire « gnädige Frau », « Madame », mais elles écorchaient le premier mot ; c’est pourquoi je cru longtemps qu’elles disaient « Nähfrau », Dame Couture. On n’aurait pu trouver aucun titre où la perfection du pouvoir de ma mère fût révélée à mes yeux de plus lumineuse façon.36

37Derrière l’emprise des mots et du langage, l’immaturité et les tâtonnements mêmes de l’enfant, lors de son apprentissage, ménagent des ouvertures, des possibilités d’échappées ou d’évasion nées de méprises, d’erreurs qui viennent défigurer l’ordre institué des lettres, en briser la continuité signifiante au profit d’une réorganisation du monde agencée autour de son désir de liberté et d’autonomie créatrice. De ce rapport salvateur à la méprise, « La commerelle » représente assurément le paradigme :

Dans une vieille chanson enfantine apparaît la commère Rehlen. Mais comme « commère » ne me disait rien cette créature devint pour moi un esprit : la commerelle. Mes méprises défiguraient mon univers. Mais de manière bénéfique : elles me montraient les voies qui conduisaient à sa nature intime. Toute occasion leur était bonne.

C’est ainsi que le hasard voulut qu’on parlât un jour en ma présence de tailles-douces (Kupferstiche). Le lendemain je sortais brusquement ma tête de dessous une chaise : c’était faire coucou (Kopfverstich). Lorsque je défigurais ainsi et le mot et moi-même, je ne faisais que ce que j’avais à faire pour prendre pied dans la vie. J’appris de bonne heure à me dissimuler dans les mots, qui étaient en réalité des nuages. Le don de reconnaître des similitudes n’est, en effet, rien d’autre que les vestiges affaiblis de la vieille compulsion à devenir semblable aux autres, et à se conduire comme eux. Mais cette contrainte, c’étaient les mots qui l’exerçaient sur moi. Non pas ceux qui me rendaient semblable aux modèles de moralité, mais aux appartements, aux meubles, aux vêtements. Mais semblable à ma propre image, jamais.37

38Perçue comme une faute par le monde des adultes ou par la classe supérieure bourgeoise en ce qu’elle perturbe et déroge à la stricte éducation reçue, perçue comme un défaut ou un écart que la technicisation à outrance de la société peine à tolérer, la méprise fraie dans Enfance berlinoise vers 1900 un chemin à la déprise. L’une et l’autre brisent la continuité de l’emprise et ouvrent ainsi une brèche dans un temps sinon voué à une expropriation implacable des possibles de l’enfance.

39À l’aune de cette effraction intempestive dans un univers d’apparence stable qui soudain se renverse, peut sans doute être lu « Le Petit Bossu », ce fameux texte qui clôt Enfance berlinoise vers 1900.

C’est aujourd’hui seulement que je sais comment il s’est appelé. Ma mère me le laissait deviner, sans le savoir. « Avec les compliments de Monsieur Maladroit », me disait-elle toujours lorsque j’avais cassé ou laissé tomber quelque chose. Et je comprends maintenant ce dont elle parlait. Elle parlait du Petit Bossu qui m’avait regardé. Celui que le Petit Bossu regarde ne fait pas attention. Ni à lui-même ni même au Petit Bossu. Il se tient, effondré, devant un monceau de débris.38

40Le monceau de débris qui, par la seule présence de « cette engeance avide de destructions et de farces »39, s’amoncelle aux pieds de l’enfant maladroit, n’est pas si éloigné des montagnes et des murs évoqués par W. Benjamin dans son article sur « Le caractère destructif ». Dans cet article, le caractère destructif ne reste ni inactif ni songeur devant l’accumulation d’obstacles40, ni ensorcelé ni paralysé par leur inertie, mais cherche au contraire à « partout déblayer », à transformer tout ce qui existe en décombres, « non par amour des décombres mais par amour pour le chemin qui se fraie un passage à travers eux »41. L’enfant, d’abord interdit ou saisi devant le bouleversement de l’ordre des choses qui se profile devant lui, tente à son tour de s’engouffrer dans ses propres méprises pour ouvrir des chemins inédits au revers de situations sinon laissées sans issue, fermées à toute échappée42. Ce que T. W. Adorno notait ainsi à propos du Livre des Passages, cette mise au jour de « la figure spécifique du monde en ce XIXème siècle », « peut-être à partir de son envers, rebuts, restes, ruines43 », « La boîte à ouvrage », dans Enfance berlinoise vers 1900, l’expose et le confirme à sa manière :

Et tandis que le papier cédait avec un léger craquement la voie à l’aiguille, je cédais de temps à autre à la tentation de contempler amoureusement l’entrelacs du revers qui, à chaque point qui me rapprochait du but, devenait plus embrouillé.44

41Au revers de l’éducation classique d’un enfant modèle de la société bourgeoise, Enfance berlinoise vers 1900 expose un entrelacs de voies abandonnées. Des fils atrophiés ou coupés. Le recueil fait aussi place aux accrocs de l’existence qui, tirant par méprise sur un fil déjà tissé et fortement noué, le délacent brusquement pour défaire d’un coup l’agencement calculé. Il y va ici d’une poétique de la méprise qui fait étrangement, paradoxalement, de l’enfant un sujet sur le lieu même de son déséquilibre. Les ressorts aliénants du monde des adultes révèlent à cette occasion, à l’envers de leur face brillante, des failles impensées dont l’enfant seul saura entrevoir les lueurs salvatrices.