Colloques en ligne

Dominique Dupart

Avant-propos

« Aujourd’hui, le cours de l’expérience a chuté. »

Walter Benjamin, Le Conteur1.

1Avec cette phrase, on doit entendre une dénonciation de la phraséologie, propre à l’époque, dans la lignée d’un journaliste avec lequel Benjamin entretenait des liens contradictoires mais fructueux, Karl Kraus, rédacteur au journal Die Fackel. Au moyen de la dénonciation de cette phraséologie, c’est tout le régime journalistique et médiatique qui est mis à distance. Nous sommes aujourd’hui, écrit Benjamin, « devenus plus pauvres en expériences communicables ». Ce qu’il appelle « l’art du récit », « l’aspect épique de la réalité », ou encore des « choses tissées dans l’étoffe de la vie » n’est plus possible parce que le régime journalistique a introduit un nouveau rapport à la fiction. « Désormais, tout ce qu’on veut lire, écrit Benjamin, doit être plausible. »2 Les ambitions du récit sont irrémédiablement affectées par ce désir de plausibilité. La littérature contemporaine d’aujourd’hui perpétue toujours ce régime de la parole défini, dénoncé par Benjamin, c’est-à-dire qu’elle essaie de survivre à l’omniprésence et à l’omnipotence de la phraséologie en s’appropriant ses pratiques. Elle essaie de mimer les pratiques des sciences humaines, de les intérioriser puis de les fictionnaliser, d’en faire une nouvelle littérature au moyen d’un déplacement des pratiques des sciences humaines dont elle fait une mimésis sans volonté réelle de les accréditer.

2Nous sommes donc face à un paradoxe : puisque aujourd’hui, ce que nous recherchons avec Benjamin, ce sont justement ces expériences communicables dont il témoignait déjà, en son temps, de la disparition. En lisant Enfance berlinoise on a l’impression que jamais le cours de l’expérience n’a été aussi haut et on éprouve le désir que Benjamin nous transmette quelque chose d’existentiel, qui a sûrement à voir avec sa fin tragique. « La mort est la sanction de tout ce que relate le conteur », écrit Benjamin3. L’échec même, le suicide, confèrent une positivité à sa parole. De ce qui a été manqué, nous cherchons en le lisant à retrouver des traces et à les grandir en aura afin de vivre dans l’ombre de ce qu’elles nous apprennent sur un temps disparu et qui aurait pu être autre.

3Quatre chercheurs, de disciplines différentes – un historien, un archiviste, un traducteur philosophe et une chercheuse en lettres – se sont emparés de l’enfance décrite, rêvée, méditée par Benjamin pour récréer une continuité logique, philosophique, qui puisse perpétuer sous forme de paraphrases le grand récit fracassé en fragments de l’enfance. À lire dans leur succession ces quatre propositions – qui sont suivies de deux discussions – on est frappé par la multiplicité des axes choisis pour circonscrire la pensée dialectique, redoutable, de Benjamin. Appliquée à la question de l’enfance, elle s’ébat sur un terrain extrêmement vaste, aussi vaste que toutes les histoires qu’on se raconte, notre vie durant, sur notre enfance : parce que le temps de l’enfance n’a jamais été que le temps vécu par l’enfant – on s’en doutait – mais également un précipité épistémologique, existentiel de la vie : biologique, politique, historique. L’enfance est comme temps premier, d’abord, comme un temps second ensuite, ce fil du temps dialectique qui accompagne la vie politique dans la cité, la vie de l’adulte penseur, en extension de la vie psychique ou même de la vie d’une langue parlée par nous jusqu’à notre mort. « Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à une tombe », écrit Flaubert à Louise Colet4. « Enfant, Enfant… », lui répond-il aussi quand elle lui écrit qu’elle l’aimera toujours. « Enfant. »5 Ce qui a été, ce qui ne sera pas, ce qui se perpétue : l’horloge de l’enfance est un cadran des possibles dont certains naissent déjà morts – l’amour pour la vie de Gustave et Louise, entre autres, sans doute, mais aussi un avenir de l’Allemagne et de l’Europe qui auraient résisté au fascisme au lieu de se donner à lui. Une leçon pour notre temps présent, européen? Un cadran impossible à phraser dans la langue de l’époque qui considère le plausible et l’information comme les seuls critères de la vérité, au lieu que l’intensité et l’émancipation soient originellement passionnément choisies pour dire la vie, toute la vie.

4« Moi, je suis défiguré à force d’être semblable à tout ce qui est ici autour de moi. J’habitais le XIXème siècle comme un mollusque habite sa coquille, et ce siècle se trouve devant moi, creux comme une coquille vide. Je la porte à mon oreille. »6 À propos de Walter Benjamin, Corina Golgotiu fait le tour de cette coquille vide qui s’enracine dans l’enfance, quand Walter petit s’identifiait aux mots au point de risquer la désintégration en eux – apocalypse enfantine, révélation du monde mais aussi tentation de se dissoudre dans le cercle magique du langage. Le parti pris de Benjamin pour le caractère non-arbitraire du signe fait qu’à ses yeux le mot est à la fois ce qui se cache et ce qui révèle. « J’appris de bonne heure à me dissimuler dans les mots, qui étaient en réalité des nuages. »7 Demeure dans l’avenir le choix de faire table rase des principes esthétiques du passé, de cette magie du langage identifié aux choses, explique Corina Golgotiu, destruction libératrice qui fait exploser l’intérieur bourgeois, la coquille à la fois vide et trop pleine du mollusque, et qui libère l’enfant de son emprise pour le précipiter dans l’avant-garde8.

5Mais l’enfant rêvé, vécu par Benjamin – comme le flâneur – flotte aussi entre deux mondes, entre le monde de la nuit, monde effroyable, monde souterrain, et son envers, le monde diurne, celui des adultes – explique Florent Perrier. L’enfant seul sait bousculer l’ordre institué et percevoir les chemins qui libèrent : « … s’égarer dans une ville comme on s’égare dans une forêt demande toute une éducation. »9 Alors le monde s’anamorphose, les représentations se dissolvent et la colonne de la victoire, emblème de la Prusse victorieuse, s’inverse en biscuit fondant, un plaisir sucré de l’enfance. Même les « Vierges vigilantes », les « Toutes-Puissantes », les « Demoiselles du téléphone » célébrées par Proust dans La Recherche, quand bien même elles espionnent les conversations téléphoniques et maltraitent ainsi ceux qui s’aiment, sont du monde de l’enfance chez Benjamin. Mais elles y apparaissent bien plus tyranniques encore que dans Du côté de Guermantes, car elles livrent – sortilège de la technique – l’enfant sans recours à la « voix qui parlait là »10. De cette voix, il faut s’échapper comme enfant, comme il ne faut pas marcher du même pas que la mère pour briser la ligne de front, se dérober à sa tutelle et observer le corps des femmes vénales qui font le trottoir. « J’étais dans mon enfance prisonnier du vieil Ouest et du nouvel Ouest […] un ghetto […] qu’il [mon clan] considérait comme son fief »11. De la classe des possédants dont l’enfant fait partie par sa lignée, il faut s’échapper aussi. Se ressaisissant de l’emprise magique des mots sur l’enfance décrite par Benjamin et étudiée par Corina Golgotiu, Florent Perrier note enfin que les méprises enfantines dans l’usage des mots sont aussi émancipatrices. Elles permettent de s’échapper de la seule fonctionnalité communicationnelle du langage12.

6Patrick Boucheron, en historien, s’intéresse à la perception auratique au moyen de laquelle les choses vues semblent prendre la parole d’elles-mêmes : en contrepoint réflexif à la contemplation des choses de l’enfance qui identifiait celui qui regardait aux choses regardées, l’aura est un lointain poétique et intense, un mystère sensible qui fait lever la tête vers ce qui nous regarde – point d’identification alors, mais une immobilisation du sujet devant une image qui crépite de courts-circuits13. La seule façon de dissiper l’aura qui nous maintient en son pouvoir, c’est l’écriture de l’histoire, celle qui choisit de suivre la trace plutôt que de rester médusée : devant l’aura justement. Sans doute l’enfant Walter a-t-il été un ancien flâneur endormi dans l’enfance sous l’emprise d’une aura mortifère, qui, ensuite, a grandi et est devenu chiffonnier, un chiffonnier qui regarde là où il met les pieds, ramasse les chiffons, c’est-à-dire tout ce qui fait trace : alors ses écrits sur l’enfance seraient-ils une tentative de redéployer dans le passé la poursuite de la trace émancipatrice et libérée de l’aura14 ? Le « temps des chiffonniers », comme l’appelle Patrick Boucheron, commencerait dans l’enfance, si, par enfance, on entend un temps hybride, discontinu, véhiculant le pire, néanmoins porteur des plus grandes promesses15.

7Au sujet du recueil Enfance berlinoise vers 1900 même, Philipe Ivernel, lui, décrit une macro-monade, comme une cristallisation de la totalité, un infini concentré dans un fragment, qui fonctionnerait comme une centrale téléphonique entre chacune des parties qui la composent. C’est le principe, ainsi, d’une totalité historique en mouvement, tendue vers la transcendance, étoilée en constellation entre plusieurs sous-fragments : des textes d’inégales longueurs, de statuts différents, plurivoques, qui, surtout, suscitent l’autoréflexion du penseur Benjamin16. L’appartement bourgeois y joue un rôle capital, qui construit une intériorité en extension du monde extérieur et qui se caractérise par une absence de prolétariat symptomatique de l’enfermement de l’enfant. Selon Philippe Ivernel, l’enfant Walter est somnambule dans l’appartement bourgeois et, en tant que tel, il est soumis aux puissances du mythe : cependant, il rêve aussi, il rêve des rêves émancipateurs qui mettent en mouvement l’imagination productive17.

8Ainsi en quatre temps, en suivant l’échelle Benjamin qui gradue les impuissances et les promesses comme autant de temporalités successives et simultanées de l’enfance, cette journée d’étude a tenté de cerné les enfances de Benjamin. Des unes aux autres, nous avons l’espoir que les textes s’éclairent pour ceux qui les découvrent : à l’occasion d’un concours quelconque – ou, qui sait ? on peut rêver – d’une découverte libre et flâneuse sur les territoires de la Fabula.