Colloques en ligne

Jean-François Chassay (Université du Québec Montréal)

L’Amérique n’existe pas, c’est un livre qui nous le dit

1Chacun est libre de regarder l’histoire à sa façon, puisque l’histoire n’est que la réflexion du présent sur le passé, et voilà pourquoi elle est toujours à refaire.

2Flaubert, correspondance

3Mon texte porte sur le troisième roman de Pierre Senges, La Réfutation majeure1, publié en 2004 et qui remet en question rien de moins que l’existence de l’Amérique. Mais j’aimerais d’abord rappeler une affirmation de Claude Duchet, que je reprends à mon compte, à savoir qu’un énoncé littéraire sans date n'est pas un énoncé littéraire; un texte n'est complet qu'avec sa date. Ce qu’on peut interpréter en avançant que cela signifie une chose assez claire et une autre qui l'est beaucoup moins.

4D’abord, qu'une date renvoie à l'Histoire et qu'un texte littéraire serait impensable en-dehors de l'Histoire, de la société qui le voit naître (ce serait la chose claire). Celle qui est moins claire consiste à se demander de quelle date on parle, exactement. La date de publication? La date de « mise en fonctionnement » (quand un texte commence à faire sens socialement)? Et peut-on même circonscrire le texte à une seule date?

5Par exemple, quelle serait la « date » de Lord's Byron Doctor de Paul West2? Ce roman s’appuie sur les pages disparues du journal de Polidori, qui fut médecin de Byron. À la mort de Polidori, sa famille publia semble-t-il son journal, en éliminant les pages jugées obscènes, ce qui représentait environ 90% du total. West réécrit ces pages disparues, imaginant Polidori présent lors de la période où les Shelley, Byron et Clara Clairmont vivaient près de Genève, ce qui correspond au moment de la rédaction de Frankenstein par Mary Shelley.  Quelle est donc cette date? 1989, date de parution du roman de West, ou 1816, année de l’écriture du roman de Mary Shelley? Ou 1818, date de parution de Frankenstein, sans lequel le roman de Paul West n'aurait aucun sens? Ou 1821, année de la mort de Polidori, le médecin, dont la tragédie explique la publication du journal, ce qui explique en retour la volonté de West d’écrire à partir des pages censurées? Etc.

6Posons maintenant la question à partir du roman de Pierre Senges qui présente un document supposément authentique datant du XVIe siècle.

7On l’a beaucoup écrit : dans la littérature contemporaine – et dans celle des États-Unis en particulier – l’essor des réseaux cybernétiques et de la virtualité a provoqué le développement d’un genre romanesque « paranoïaque », de Thomas Pynchon à Don DeLillo. Les procédés médiatiques entraînent les personnages dans un chaos et provoquent l’effritement des points de repère au sein d’un monde où le pouvoir se masque facilement, disparaît dans l’ombre, se trouve partout et nulle part. La technologie a transformé les rapports de force et, dès la fin des années quarante, Theodor Adorno accusait avec raison Sartre, à propos de sa pièce Les Mains sales, de mettre en scène un pouvoir trop facilement repérable et aisé à cerner – et donc à combattre,  alors même que la force du pouvoir reposait sur sa capacité à demeurer invisible3. Dès lors, comment ne pas voir des complots partout?

8On pensera peut-être que c’est par esprit de contradiction, pour le plaisir de paraître paradoxal, que j’aborde de cette manière le troisième roman de Pierre Senges, La Réfutation majeure, présenté comme la « version française de la Refutatio major, d’après l’exemplaire en latin de la bibliothèque de Grenoble » et qui serait l’œuvre d’Antonio de Guevara datant du début du XVIe siècle (le manuscrit aurait été écrit entre 1517 et 1525). Pourtant, un livre semblable – je parle de celui de Senges, pas de celui de Guevara –, brillant et pétillant d’intelligence, on l’imagine mal rédigé il y a un siècle, tant il s’ancre dans un univers ontologique contemporain. Un texte n’échappe pas aux discours de son époque, à sa « date »; certaines évidences valent d’être répétées. Et je pose l’hypothèse que, s’il s’agit bien de la découverte espagnole de l’Amérique dont ce manuscrit nous parle, par un effet d’anamorphose, c’est autant d’une autre Amérique, de l’Amérique états-unienne dont il est question (le pays qui se confond aujourd’hui, trop souvent, avec le terme même d’« Amérique »), notamment par la récurrence du complot qui en constitue toute la trame (du livre, mais aussi, dans une certaine mesure, des États-Unis, depuis que les puritains y ont débarqué).

9La réfutation de Guevara  est effectivement majeure : dans un plaidoyer adressé au roi Charles Quint, il affirme que l’Amérique n’existe pas, qu’il s’agit d’une invention, d’un complot dont il cherche par tous les moyens à démonter les engrenages. Et il lui faut, avouons-le, bien de la persévérance pour prouver sa hantise. Si nous ne sommes pas à l’ère des réseaux cybernétiques, du moins sommes-nous à l’ère d’un nouvel univers communicationnel, avec le développement  de la navigation qui permet – permettrait! – de traverser l’Atlantique pour découvrir d’immenses terres nouvelles. Et l’ampleur du complot, à la hauteur de la paranoïa de Guevara, signale évidemment l’étendue de l’objectif. Si « l’imposture du monde nouveau compte sur des officines, sur un réseau d’hommes secrets, sur des livres d’abord rares, devenus par la suite des succès d’imprimerie, sur de l’herméneutique patiemment dévoilée », c’est bien parce que tout cela sert l’ambition « de nous rendre notre continent odieux, et finalement invivable. » (65) C’est un regard apocalyptique qui est posé ici sur le monde, en quoi on reconnaît une obsession de Pierre Senges – que serait un écrivain important s’il n’était un grand obsessif? – qui trouvait déjà dans Veuves au maquillage et Ruines-de-Rome, ses deux premiers romans, matière à ce qu’on pourrait nommer des « apocalypses intimes », voyages au pays de la destruction aussi bien que de l’autodestruction assumée.

10En lisant l’argumentation serrée de Guevara, on ne peut faire autrement qu’avoir une autre date précise en tête, celle du 20 juillet 1969, lorsque la fusée Saturn V de la mission Apollo 11 s’est posée sur la Lune. On sait que, pour certains, cette expédition fut un pur mensonge, un événement entièrement créé en studio. Si des individus (des groupes, des sectes) aux États-Unis ont eu des réactions immédiates après l’alunissage en refusant d’y croire, il est bon de souligner que cette attitude perdure et prend même les allures d’un véritable complot. Ainsi, sur le site français « Imposture de la Lune », en date du 9 octobre 2010, on peut lire ceci :

mesdames et messieurs bonjour, en 1944, lors de la deuxième guerre d’europe, ces amerloques n’ont pas cesser de crier sur les toits qu’ils étaient venu libérer les européens alors qu’ils ont, en réalité, tout démoli de la normandie jusqu’à berlin juste pour récupér les V.1 et les plans et surtout les ingénieurs concepteurs, et en 1969, au mois de juillet, ils ont berné tout le monde, ce qui est rigolot c’est que tous les états y ont cruent alors que la scène se passait sur terre. Conclusion : en Amérique, tout le monde ment; du président à l’élécteur-chomeur. Bravo la démocratie des amerloques4

11La Lune, c’est le voyage de l’Amérique (« The Last Frontier », comme disait Kennedy) et non plus le voyage vers  l’Amérique. Mais le principe de l’imposture reste le même.

12Dès lors, dans un monde où communications et technologies sont beaucoup moins développées, on ne peut s’étonner de l’hypothèse selon laquelle la découverte de l’Amérique serait un parfait built-up ou même un cover-up (restons dans l’esprit américain). Mais il s’agirait d’un cover-up, c’est-à-dire d’une couverture, pour quoi? Dans quel but? Quand on vit dans l’esprit du complot, toutes les options restent ouvertes. D’ailleurs, dans son texte, Guevara critique la rhétorique hyperbolique des présumés découvreurs de l’Amérique, en estimant que, si ça continue de cette manière, on nous fera croire que c’est sur la Lune qu’ils ont débarqué. Le complot lunaire, à le lire, ne date pas d’hier :

C’était d’abord un écueil, puis une poignée de rochers affleurant, puis une île, puis un archipel : c’est devenu ensuite une presqu’île rattachée à une autre terre; à force d’exagération, les metteurs de retour de voyage, les cartographes eux-mêmes et les affairistes comptant sur des arpents de terrain à rentabiliser, les prêcheurs et les missionnaires ont ensuite transformé cette presqu’île en pays, le pays en continent. Voyez que bientôt ce continent sera un globe terrestre, tout juste tangent au nôtre et sur lequel on grimpera : ce serait la Lune, s’il fallait nous faire avaler d’autres sornettes et parce que notre appétit de mensonges est insatiable. (21)

13Évidemment, c’est la rhétorique de Guevara elle-même qui fait dans l’hyperbole, un style hyperbolique qu’il prête à ses adversaires et une manière plutôt démagogique de les ridiculiser.

14Revenons aux sources : si l’Amérique n’existe pas, l’auteur de ce manuscrit présumé, lui, existe-t-il? La réponse est : oui, absolument. Antonio de Guevara fut prédicateur franciscain, chroniqueur et orateur de Charles Quint. Historiographe du roi, il rédigea de nombreux discours pour ce dernier et contribua, semble-t-il, à forger une idéologie propre à l’Empire hispanique. Il serait mort peut-être en 1545, dans La Réfutation majeure on le fait mourir en 1548. Mais nous voilà dans l’ordre du détail, d’une ampleur nettement inférieure à celle de l’Amérique. Il aurait donc participé par ses discours à la glorification de l’Empire, Empire qu’il s’affaire pourtant ici, ironiquement, à amputer d’une Amérique qui ne serait qu’un mirage. Mais si ce manuscrit lui est attribué, l’incertitude demeure quant à l’identité réelle de son auteur.

15En tout cas, dans ce livre très borgésien, à défaut de nous présenter une Amérique réelle, tout est fait pour nous convaincre de l’authenticité du document que nous avons sous les yeux. Le livre s’ouvre sur un feuillet qui est une « présentation des éditeurs », suivi du manuscrit de Guevara (185 pages) et enfin d’une postface de plus de quarante pages qui fait le point sur ce qu’on peut dire de ce manuscrit à partir de recherches historiques.

16La dernière page de la « présentation des éditeurs » rappelle ce fait, véridique, qui concerne une publication de Guevara :

En 1529, Antonio de Guevara, devenu évêque de Cadix, publie son Horloge des Princes, auquel est incorporé le plus fameux livre de Marc Aurèle : un recueil de conseils, d’apologues, de formules et d’injures adressés aux souverains pour les inviter, comme font tant d’autres à la même époque, à un plus juste gouvernement du monde. Guevara attribue le fameux livre à Marc Aurèle lui-même : un artifice littéraire dont personne n’est vraiment dupe. Le philologue anglais Meric Casaubon voyait dans ce jeu une infâme imposture, quand à Pierre Bayle, il traitait tout simplement Guevara de faussaire. (3)

17Ce rôle de faussaire, dans un brillant jeu de miroirs, annonce la fiction de ce que le lecteur a lui-même entre les mains. Le texte de Marc-Aurèle est de Guevara, comme le texte de Guevara est de Pierre Senges. Personne n’est dupe de l’artifice et l’accusation de faussaire, claire, nous défie en quelque sorte de croire à ce livre très convaincant… auquel on ne peut croire. Mais la « présentation des éditeurs » ne s’ouvre-t-elle pas aussi sur une phrase dont une parenthèse indique que l’Histoire est toujours réécriture : « Dans le journal de bord signé Christophe Colomb (mais réécrit presque entièrement par Bartolomé de las Casas)… »? L’Histoire s’appuie sur des documents, mais des documents qui sont eux-mêmes transformés, interprétés. Énoncer l’Histoire consiste à combler des vides; utiliser sa voix pour faire revivre le passé signifie réveiller ce qui est mort, ce qui est tombé dans le silence, et conséquemment parler à la place du passé. Dès lors, donner une forme à ce passé consiste à manipuler les faits pour reconstruire cette forme. Il est d’autant plus ironique, dans ce contexte, de voir que Guevara, dès le premier paragraphe de son manuscrit qui suit « l’Épître dédicatoire », affirme, lui, s’appuyer sur des faits pour défendre une hypothèse pour le moins tendancieuse :

Trompé par tant de fables passant pour des promesses, et par cette fausse monnaie qu’après ma mort on jettera dans ma tombe en guise de terre, je n’ai plus comme recours que la solitude et l’exposé des faits, l’un et l’autre si exacts. La solitude, ce serait cette chambre,  ou le reflet de mon visage dans une glace, ou bien encore mon seul pouvoir; l’exposé des faits est ce présent livre, que j’abandonne mais que je voudrais semblable à une piqûre d’épingle. (13)

18Voilà le héros, porteur de vérité, qui exhibe en même temps sa paranoïa dans sa certitude d’être seul contre tous. Ce personnage rousseauiste, plutôt que de se promener, préfère avoir une chambre à soi pour écrire, et écrire au prince qui profite de ce qu’il cherche à dénoncer. Cet appel au Prince, tout au long du texte, n’est pas sans en rappeler un autre, plus récent : « Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse et de la plus ineffaçable des taches? » On aura reconnu l’ouverture du « J’accuse » de Zola, adressé au président Félix Faure. Une manière de dire, en termes fleuris : « Vous êtes vraiment très con, mais heureusement qu’il y a des gens intelligents autour de vous pour vous expliquer ce qui se passe. » Guevara ne fait pas autre chose, au début de son texte, en s’adressant à son souverain :

Ne pas s’étonner de l’existence d’un continent nouveau c’est, de la part des souverains, démontrer que leur souveraineté l’emporte sur les lois de la géographie, s’il le faut même sur celles de la physique, comme elle l’emporte déjà souvent sur le bon sens et sur les règles les plus simples tirées des commandements mosaïques. En somme, la crédulité d’Isabelle et de Ferdinand, et de quelques ministres disposés comme des perruches de part et d’autre du couple royal, est une forme de mépris à la mesure de leur propre grandeur; mais chaque courtisan désireux de reprendre à son compte cette manière particulière de crédulité sombre dans le ridicule, parce qu’il n’a rien de grand en lui, en dehors d’un chapeau à plumes et d’une langue pendue. (15)

19Plus prudent (ou plus fourbe, ou plus lâche) que Zola, il garde l’anonymat et le texte au fond d’un tiroir. Être seul contre tous comporte le risque de se voir stigmatisé, mais qu’importe, tenir à ses convictions a le mérite de la grandeur : « (Le plus héroïque n’est pas de risquer l’Enfer, mais de refuser le Paradis avec la hauteur qu’on mettrait à refuser une sinécure en province.) » (19)

20Pour appuyer son hypothèse présentée comme une Vérité avérée, Guevara utilise une technique que les Républicains américains ont su développer avec beaucoup d’efficacité : l’attaque personnelle contre les principaux adversaires, la critique injuste, biaisée et mensongère, à boulets rouges, contre l’icône de la partie adverse. En l’occurrence, il s’agit ici notamment de ce pauvre Christophe Colomb qui en prend pour son rhume : « l’imposteur Colomb, pantin tenu par des ficelles » (32); le « demi-marin rondouillard appelé Colomb, pas tout à fait pieux, imparfaitement cynique » (38); « une baderne gonflée par Isabelle » (91); « Malgré une immobilité de bon bourgeois, Colomb aurait quelque chose de bousculé, d’instable, comme d’avance heurté par les récifs ou mis en porte-à-faux par la gîte de ses barcasses »(92); « L’amiral Colomb se maintient à la proue, fluctuant, échevelé; il croit conserver son équilibre en empoignant son crucifix » (93); ce « Cristobald […] à […] la figure de courge enflée. » (94) Guevara va même jusqu’à traduire le nom des trois fameux vaisseaux, la Pinta, la Nina et la Santa Maria en les appelant « La Peinturlurée », « Le Petit Lot » et la « Marie Couche-toi-là ». Ce travestissement est en soi révélateur de sa manière de fonctionner pour exposer les « faits », « si exacts », lui qui utilise le persiflage et les demi-vérités pour mieux accuser les autres de comploter et de mentir.

21Guevara utilise la traditionnelle technique consistant à multiplier les indices épars pour semer le doute et donner l’impression que ces quelques ruines forment un temple de la vérité. Les 200 pièces du puzzle sont là, et qu’importe si elles viennent toutes de différents puzzles, il y a peu de chance que quelqu’un s’arrête aux détails et tente de reproduire l’image dans son ensemble. Le 20 juillet 1969, disais-je? Prenons une date encore plus récente : le 11 septembre 2001. Les théories du complot ont fusé autour des deux tours, avec parfois moult détails, indices, fort réfutables pris un à un mais dont l’amas finissait par donner le tournis et laisser entendre qu’après tout, pourquoi pas? L’Amérique est tellement méchante, l’Amérique est tellement le centre de tous les complots de l’histoire, pourquoi ne jouerait-elle pas à fomenter ses propres tragédies? William Burroughs, qui en connaissait un bout sur le mal nous avait prévenu dès les premières pages de Naked Lunch : « America is not a Young land : it is old and dirty and evil before the settlers, before the Indians. The evil is there, waiting5. » Si on ajoute que Burroughs continue en affirmant qu’il y a et qu’il y a toujours eu des policiers, partout, surveillant, la table est mise pour que le grand complot universel se développe : 1492-1969-2001, même combat! Et puis ajoutons 1944, puisqu’il paraît que les Américains ne se trouvaient en Europe que pour tout détruire et kidnapper les scientifiques allemands.

22Et puis il y a des constantes dans l’histoire : le complot de 2001 qui détruisit les deux tours, évidemment, il y avait des Juifs derrière. Mais qui croyez-vous donc se cache derrière cette imposture de l’Amérique? Ben voyons! Il faut tenir compte du pouvoir des

Hébreux, fils d’Abraham et de Tubal-Caïn, […] l’invention du monde nouveau permet de donner à leur nouvel exode une allure de voyage au long cours (une aventure librement consentie, une traversée vers l’or de Chine), ou […] c’est le seul moyen qu’a trouvé Cristobald Colomb, un marrane à peu près déguisé, pour s’en aller aux frais de la reine chercher une autre terre promise, de l’autre côté des Canaries, et l’offrir à la diaspora. (64)

23Mais foin d’antisémitisme, il s’agit d’un épiphénomène d’un problème plus vaste, puisque la participation au complot est globale, planétaire; il possède des ramifications jusqu’en Afrique, intéresse les différentes couches sociales comme les différents corps de métiers, les pauvres (qui pourraient peut-être y trouver un avenir) comme les riches (qui pourraient peut-être y investir). Le complot et le mensonge vont tellement de soi, que Guevara va jusqu’à critiquer les Français, trop bêtes manifestement pour y croire : « En revanche, dès les premiers temps, la France est restée placide : peut-être parce que ce pays est peuplé de sceptiques et de raisonneurs ou d’arbres secs insensibles aux charmes de l’imagination, tandis qu’un peuple sanguin au-delà des Pyrénées se laissait échauffer par des récits de muscades et de filles sortant du bain. » (47) Guevara, dans sa solitude, incarne plutôt l’envers de ce monde où chacun participe sans vergogne au complot. Ainsi, il se laisse aller à l’émotion quand il parle de « la solitude de l’imposteur » à propos de la papesse Jeanne. Solitude de l’imposteur, solitude du paranoïaque : l’auteur, à ce moment, se trouve en communauté d’esprit avec ce personnage historique. Être seul, abandonné, devoir se cacher et se taire : voilà, son lot à lui aussi.

24Si Guevara fait flèche de tout bois et fustige, sous le couvert du « complot américain » et de ce signe (fuyant) qui se nomme « Amérique », le discours social de son époque, reste une ambiguïté, jamais résolue, et qui ne manque pas de sel. Guevara voue aux gémonies les effets de cette Amérique supposée qui transforme l’ordonnancement du monde, pèse de tout son poids sur ses structures sociales, fait en sorte que commerce et investissement deviennent les seules valeurs qui comptent, ayant une incidence sur le reste : charges confiées, délégations, missions, gouvernance. Mais derrière ce complot se dessine le pouvoir de la fiction, de l’imaginaire, devant lequel on le sent moins réticent :

Pour faire le portrait de ce pays nouveau, les ateliers de cartographes dessinent à main levée des côtes qui n’ont pas grand-chose de fantaisiste hormis le fait de regarder notre monde de profil depuis l’autre bord et de paraître nous toiser. Faire naître des îles sur le papier est un jeu grisant : je m’y suis livré à mon tour pour apprécier l’ivresse que procure la tromperie, et celle d’une aventure en haute mer, à si peu de frais, se prolongeant dans le tracé minutieux de golfes et de collines, de ports naturels, de pointes, de caps, de deltas, de marais, d’ossuaires et de rocs peuplés de poules grises; il suffisait d’y faire gambader des corsaire. (23-24)

25La figure récurrente de l’alchimiste, celui qui trompe tout le monde et devant qui Guevara est finalement assez admiratif, montre que ce ne sont pas ceux qui ont le plus de pouvoir (politique) qui sont les plus grands comploteurs : « L’alchimiste dissimule, mais rarement, une seule vérité dans une forêt de signes, morcelle ses propos, fait tenir la fin avant le début, tronque des formules qu’il renvoie à un volume annexe, introuvable, perdu seulement dans une bibliothèque à Parme ravagée par un incendie. » (52) Derrière la figure de l’alchimiste, n’y a-t-il pas celle de l’écrivain, du poète, qui « composent et recomposent les mémoires des navigateurs de retour de l’ouest : les relations de Vespucci par exemple, dont elles ont exagéré les termes » (46)? Sans les artistes et les poètes, l’Amérique n’existe pas. Ce sont eux qui couvrent d’écriture cette page blanche, cette terra incognita que des navigateurs balourds nomment « Amérique »; ce sont eux qui créent de la vraisemblance pour un territoire dont on rapporte des preuves de l’existence, selon Guevara, uniquement grâce à des artefacts provenant du Portugal ou du nord de l’Afrique. L’Amérique est affaire d’écrivains et d’artistes, pour le meilleur et pour le pire.

26Selon Guevara, de toute manière, « il n’y a pas pire menteur qu’un voyageur de retour, surtout s’il retourne de nulle part […] il n’y a pas pire menteur : à commencer par l’enfant perdu d’Ithaque qui ramenait de sa fugue des récits de Calypso et de guerre sans merci. » (129-130). « Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage» est donc bien une phrase de poète, de voyageur, d’inventeur, de menteur, de créateur de monde (Du Bellay est d’ailleurs un contemporain de Guevara). L’Amérique existe-t-elle? Assurément, puisque les écrivains ne cessent d’en parler. Tel Guevara lui-même qui, a contrario, par son obsession, donne « l’envie de l’Amérique ».

27Ainsi, dans une langue qui s’apparente à celle du XVIe siècle, Pierre Senges ne cesse de multiplier les clins d’œil métatextuels : « […] je maudis ceux à qui rien n’échappe et qui, une fois tournée la dernière page d’un livre, sont convaincus d’avoir fait ce qu’il y avait à faire, jouissent de cette tautologie comme du devoir accompli. » (174) Lui, plutôt, à la manière de l’alchimiste sur lequel son narrateur  réfléchit,  joue avec  (et de) son lecteur : « […] quand il est sûr que tout le monde a lâché prise et que l’amphigouri a eu raison de toutes les patiences, il délivre un tout petit peu de sa science. » (175) Mais quelle est cette science? Science de la fabulation ou science de l’Histoire? Car au milieu de vrais personnages historiques (ce pauvre Colomb, encore), on ne sait plus s’il en existe des faux, on ne sait plus ce qu’il faut croire et ce qu’il faut rejeter. La Réfutation majeure est aussi une poétique de la lecture, un art de lire entre les lignes.

28Et le couronnement de cette machination survient lors de la longue postface où on s’interroge sur le nom de l’auteur véritable de ce texte (Antonio  de Guevara? Amerigo Vespucci? Jeanne la Folle?) pour finalement n’en trouver  aucun. Ainsi, après l’Amérique, voici que l’auteur s’efface, laissant le lecteur en plan et en proie aux cogitations. L’auteur du texte s’efface comme le pouvoir aujourd’hui qui se trouve partout et nulle part, comme ce roi auquel Guevara s’adresse et qui ne prend jamais la parole, perdant au plan narratif son emprise sur le monde. Reste alors le cœur de la littérature : la présence des mots, des mots seuls, et de leur puissance sur l’imaginaire.

29Ce roman fait la démonstration que la littérature peut être à sa manière un savoir, une interrogation sur la réalité même de notre monde, une oscillation entre la vérité et l’invention qui nous plonge dans l’Histoire, la vraie, pour mieux la mettre à distance. En venant des sciences humaines, Emmanuel Le Roy Ladurie disait écrire avec Montaillou, village occitan un « roman vrai » sur le peuple du XIVe siècle; en venant de la littérature, Pierre Senges écrit également un « roman vrai » sur l’Europe du début du XVIe siècle.