Colloques en ligne

Anne-Marie David (Université de Montréal) et Sylvain David (Université Concordia)

L’abîme regarde aussi en toi. De la métatextualité défensive chez Antoine Volodine

1[…] il murmura On se croirait dans un mauvais roman d’espionnage, et je rétorquai Pourquoi, mauvais1

2L’œuvre d’Antoine Volodine a entre autres pour particularité de reposer sur ce qu’on pourrait nommer une « métatextualité défensive », laquelle, loin de viser à orienter le lecteur, à baliser sa traversée de l’œuvre, cherche au contraire à l’égarer, à provoquer sciemment la mauvaise lecture – voire, à interdire toute possibilité de lecture véritable. La narration du livre Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze prétend à cet égard recourir à « un procédé du mensonge littéraire […] qui [...] joue avec une vérité tapie en amont du texte, avec un non-mensonge inséré dans la réalité réelle, ailleurs que dans la fiction2. » Pareille falsification se justifie, dans l’univers volodinien, par la présence de forces hostiles qu’il importe de dérouter :

Cette liste que je donne [précise la narration] contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La liste aux apparences objectives n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien. Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice. (PE, 11)

3Une telle approche dissuasive de la littérature prend tout son sens dans le contexte du « post-exotisme » – un courant littéraire entièrement inventé par Volodine, dont l’ouvrage ici cité prétend établir les bases théoriques –, lequel a pour caractéristique contradictoire d’être à la fois une forme d’évasion dans l’imaginaire et une arme de combat : « […] c’était une construction intérieure, une base de repli, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre. » (PE, 17)

4Comment, à la lumière de cette revendication d’une poétique à la fois onirique et pamphlétaire (soit deux approches de l’écriture qui prennent leurs aises avec la « réalité réelle »), comprendre le jeu subtil entre « mensonge littéraire » et « non-mensonge » dans lequel risque de s’enferrer le lecteur? La question se pose d’autant plus que l’œuvre volodinienne, comme le rappelle Dominique Viart, « conjugue l’inquiétante familiarité de notions historiques et politiques bien connues […] à l’effet d’estrangement qui les déplace et les réinstalle dans un univers inconcevable, […] chaotique et détraqué3 », ce qui en rend l’appréhension à l’aune d’un référent extérieur particulièrement hasardeuse. Viart surmonte toutefois cette difficulté en voyant dans le protectionnisme de la narration volodinienne une « “mise en abyme inverse” : non pas une image de l’œuvre à l’intérieur de l’œuvre, mais l’œuvre elle-même comprise comme une part de ce qu’elle énonce », qui, par le fait même, « retourne sur le monde un certain nombre de questionnements ouverts dans l’œuvre littéraire4. » Suivant cette idée, l’hostilité manifeste de la narration volodinienne face à son lecteur éventuel serait une transposition formelle de la dynamique totalitaire qui en demeure le sujet récurrent. En d’autres mots, « cette structure à la fois “égarante” et “englobante” de l’œuvre, qui prétend établir à l’interne sa propre glose, et par là même régir la critique qui s’intéresse à elle, ressemble aux systèmes concentrationnaires qu’elle décrit volontiers5. »

5Cette interprétation ouverte que propose Viart de l’œuvre volodinienne – qui fait de son lecteur « réel » à la fois l’équivalent des figures d’inquisiteurs qui abondent au sein de sa diégèse et la victime du mensonge totalitaire que ceux-ci contribuent à mettre en place – est rendue possible par la confusion qu’entretient un livre comme Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze entre texte et hors-texte : comme il s’agit d’un « paratexte fictif6 », on ne sait guère si le lecteur auquel il est fait référence est interne ou externe à l’univers de la fiction. Le texte apporte pourtant deux précisions essentielles à ce sujet. D’une part, c’est au sein même de l’œuvre que se situerait la définition de son destinataire : « le [texte post-exotique] introduit en lui, en tant que composante importante de la fiction, une représentation de son lecteur. Le véritable lecteur du [texte] post-exotique est un des personnages du post-exotisme. » (PE, 43) D’autre part – et en apparente contradiction avec ce qui précède –, ce lecteur idéal n’existe peut-être même pas. Ni dans sa version positive, de compagnon de route ou confrère de l’auteur : « le “nous” [est] d’autant plus un mensonge littéraire, d’autant plus une convention romanesque que [l’auteur] [est] seul » (PE, 12); ni dans sa version négative d’inquisiteur potentiel : « [le] cryptage [du post-exotisme] est vain, […] peut être tout simplement parce que personne ne. Personne n’écoute. » (PE, 18) À la lumière de cette double observation, nous proposons ici une relecture de l’œuvre volodinienne en son ensemble, de manière à montrer comment s’y développe progressivement la thématisation de la réception, et en quoi cette représentation dysfonctionnelle de l’acte d’appréhension et d’interprétation – qui s’apparente dès lors à une forme de mauvaise lecture – évoque certes, comme le suggère Viart, la dynamique concentrationnaire propre au texte, mais aussi – et surtout – la futilité de la résistance, désormais purement symbolique, qu’entretiennent les personnages face à celle-ci.

Post-exotisme et mensonge littéraire

6Avant d’ouvrir la réflexion à l’ensemble de l’œuvre volodinienne, concentrons-nous encore un moment sur Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze – le plus « théorique » des ouvrages de l’auteur – afin de bien dégager les conceptions de la lecture et du lecteur propres à l’univers du texte. De manière générale, le « post-exotisme » – mouvement esthétique fictif qui regroupe autant la production littéraire interne à la diégèse que l’œuvre de Volodine elle-même – est défini comme une « mauvaise lecture » (dans un autre sens du terme), qui s’inscrit à l’encontre des canons et des attentes habituels : « Dans de telles œuvres, l’idée de la connivence avec le lecteur, si huileuse et si généreusement répandue sur les rouages de la littérature officielle, a été négligée jusqu’au moindre détail. » (PE, 18) Une telle précision vise non seulement à décourager l’herméneute amateur, mais également – et surtout – le critique professionnel :

Nous savons tous qu’il est hasardeux d’analyser la production post-exotique quand on emploie les termes que la critique littéraire officielle a conçus pour autopsier les cadavres textuels dont elle peuple ses morgues. L’exercice est possible, mais au prix de contorsions mentales qui font du post-exotisme un lieu de rendez-vous pour élites schizophrènes et hautaines, perversement amoureuses d’une musique de l’illisible. (PE, 59)

7Non seulement l’exercice de déchiffrement de l’œuvre « de l’extérieur » est-il d’emblée qualifié de vain, mais encore celui qui s’y risquerait malgré tout se voit à l’avance dénigré et relégué à la désagréable catégorie des gêneurs et des parasites. L’unique lecture autorisée par le texte est donc celle qui utilise, plutôt que les instruments mortifères de « la critique officielle », « le vocabulaire critique du post-exotisme » (PE, 31), élaboré par et pour lui de manière dangereusement tautologique. Du même mouvement, toute appréhension non orientée par le texte lui-même est discréditée, irrémédiablement mauvaise.

8Une telle stratégie de refoulement s’avère conséquente avec la fonction à la fois de résistance et d’évasion attribuée à l’œuvre. D’un côté, le « post-exotisme » se voit clairement défini comme une littérature de combat, qui doit prendre garde à ne pas éventer le secret de la conspiration : « Les narrateurs savent qu’une manipulation du texte aura lieu […] et que des mains et des esprits s’en empareront, dont certains seront dépourvus de bienveillance. » (PE, 42) Dans cette perspective, la narration développe un art de l’esquive – « des merveilles d’hermétisme limpide » (PE, 71) – par le biais de procédés formels :

nous n’avons presque jamais raconté les histoires que l’ennemi attendait de nous, le plus souvent nous les avons racontées de loin, en adoptant un point de vue formaliste, littéraire en excès, qui ne correspondait guère à notre goût, nous avons contourné les anecdotes centrales afin de ne pas renseigner l’ennemi sur ce qui nous émouvait vraiment […]. Nous avons toujours parlé d’autre chose, toujours. (PE, 48-50)

9D’un autre côté, toutefois, ce type de littérature est présenté comme une sorte de refuge anywhere out of the world : « Le post-exotisme est une littérature partie de l’ailleurs et allant vers l’ailleurs, une littérature étrangère. » (PE, 60) Si le texte a dès lors pour visée « d’accentuer le décalage avec le monde réel, perçu comme étant la source de toute douleur » (PE, 55), il sert également – et paradoxalement – à compenser l’absence de cette même réalité, pour cause d’isolement carcéral et/ou existentiel : « […] comme ils n’ont pas de livres à leur disposition, ils en inventent. Ils imaginent une réalité extérieure et ils la commentent. » (PE, 22) On n’échappe donc pas à l’idée d’une authenticité extérieure au texte, que celui-ci manipulerait à sa guise : « Des clés sont fournies, qui n’expliquent rien, ou suggèrent que des vérités existent, essentielles, monstrueusement violentées ou cachées, ailleurs que dans les textes et dans la réalité fallacieuse que les textes explorent. » (PE, 30)

10Cette apparente cohabitation d’univers incompatibles se voit toutefois revendiquée – et par conséquent justifiée – par le texte. Le statut de la narration demeure en effet incertain : « La distorsion des voix et la confusion dans le nom véritable des donneurs et des preneurs de paroles est […] une caractéristique du [texte post-exotique]. » (PE, 39) Il en va de même pour celui des univers représentés : « […] notre littérature […] a donné pour support à l’action une réalité faite de mondes multiples, illusoires et parallèles. » (PE, 75) De telles caractéristiques sont certes propres à toute fiction à propension fantastique ou poétique, mais elles sont ici convoquées dans le but d’égarer le lecteur :

Sur cette question, la volonté de dissidence des auteurs est totale, et, concrètement, elle s’affirme dans le refus de donner des justifications ou de mener une polémique contre le « bon sens » de l’adversaire. La logique de la non-opposition des contraires a toujours marqué la pensée du post-exotisme. Elle se sent assez forte et assez totalitaire pour ne pas avoir à s’expliquer sur sa singularité. Quand le [texte] brasse une pâte où les catégories intellectuelles de l’extérieur sont remises en cause, voilà qui ne dérange personne dans la littérature [post-exotique]; et nul ne regrette que, dans l’objet poétique surgi de ce pétrissage, l’idée d’un dialogue avec les univers officiels soit cruellement absente. (PE, 40)

11En résulte une série de genres « post-exotiques » inventés de toute pièce – le « romånce », la « Shaggå », l’« entrevoûte » ou le « murmurat » – qui ont pour caractéristique commune de s’écrire contre une part de leur public éventuel. Cette perspective défensive constitue une caractéristique essentielle des genres intercalaires : la présence malveillante pressentie parmi leur lectorat met en jeu le texte entier puisque son contenu est édulcoré de crainte qu’il ne tombe en de mauvaises mains :

L’effet obtenu a des implications qui vont au-delà de l’esthétique. Il est en relation avec le statut du lecteur, de l’auditeur. La [littérature post-exotique] semble s’adresser à un lecteur qui est en connivence idéologique et culturelle étroite avec l’auteur, mais elle sonne devant un public plus vaste, inconnu, parmi lequel se dissimulent des entités inamicales. C’est pourquoi aucun message significatif n’est délivré. Seule est communiquée la forme que le message aurait pu prendre s’il avait été transmis et crypté. (PE, 30)

12En définitive, le « message » n’existe que par sa forme, selon une expression qui rappelle – sur le mode cryptique – celle de McLuhan : the medium is the message. Autrement dit, le contenu d’un médium est toujours un autre médium – celui de l’écriture, le discours, par exemple7 – et c’est à peu près ce qui se passe ici, si ce n’est que l’utilisation du conditionnel ampute le processus de sa finalité. Il y a une écriture, mais la signification de son discours est occultée, non immédiatement accessible : c’est d’ailleurs sur cette discontinuité sémantique que se fonde une esthétique qui apprécie « La beauté extrême des messages non-transmis. » (PE, 32)

13Il n’est donc pas étonnant que les différences entre les divers destinataires potentiels distingués par Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze se manifestent dans la plasticité du texte, lequel se métamorphose selon qui l’approche : « La [littérature post-exotique] offre au lecteur [révolutionnaire] – son seul destinataire réel – un temps de complicité inaboutie. Au lecteur occasionnel, elle offre un moment de calme caresse poétique. Au lecteur rapace, un espace équivoque où son hostilité se gaspillera. » (PE, 30) L’attitude face au texte et la compréhension intime de ses enjeux, par les trois types de lecteurs recensés (soit le destinataire « inamica[l] », « de connivence » ou « réel »), sont représentées de façon matérielle – ou « formelle » – par les plages spatiales ou temporelles qui leur sont offertes par la littérature, sujet actif et protéiforme de la phrase : c’est elle qui dicte, en fonction de la valeur du lecteur, celle de sa lecture. Dans cette perspective, la réception idéale (soit une véritable communion esthétique et intellectuelle) ferait de l’œuvre « un havre d’exil pour le narrateur, une terre d’exil pour le lecteur, d’exil tranquille, hors d’atteinte de l’ennemi, comme à jamais hors d’atteinte de l’ennemi. » (PE, 57) Or, la paranoïa généralisée – et exacerbée – des personnages volodiniens, concentrée dans la dernière citation dans le « comme » qui, à la fin de la phrase, jette un doute rétrospectif sur son contenu entier, tend plutôt à faire du « lecteur rapace » (et donc du mauvais lecteur) le cas de figure par défaut. C’est notamment à partir d’un tel point de vue que Viart fait de l’œuvre de l’auteur une vaste métaphore du processus concentrationnaire. Mais, comme on va le voir à l’instant, si un texte comme Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze s’amuse effectivement à éveiller en son lecteur un soupçon quant au degré d’amitié – ou d’empathie – que lui portent les figures de la diégèse, une telle « mise en abyme inverse » demeure plutôt inhabituelle dans l’œuvre volodinienne : en effet, dans tous les textes antérieurs à ce « paratexte fictif », les conditions de réception présumées par les personnages demeurent internes à l’univers de l’œuvre.

Un péril intérieur

14On trouve quelques allusions au mensonge littéraire – volontaire ou non – dans les quatre premiers romans de Volodine (publiés à l’origine dans une collection de science-fiction), mais ce n’est qu’à compter de Lisbonne dernière marge (qui marque le passage de l’auteur aux textualistes Éditions de Minuit) que la métatextualité défensive – et donc la mauvaise lecture qui en découle – se fait l’un des principaux thèmes de l’œuvre. Ce récit met en scène une terroriste en cavale qui, dès l’incipit, prétend faire démarrer son propre roman (à venir) par « une phrase qui […] gifle » son destinataire : « Qui les gifle, eux, les esclaves gras de l’Europe, et les esclaves boudinés et les cravatés, et les patrons militarisés par l’Amérique, et les serfs du patronat, et tous ces pauvres types asservis par tous, et les sociaux-traîtres et leurs dogues8. » Le lecteur « réel » pourrait éventuellement se reconnaître dans l’une de ces catégories, mais le texte les associe plutôt à des figures intra-diégétiques lorsqu’il précise qu’en produisant un tel « bouquin truffé de renseignements », le personnage risque de permettre à « n’importe quel fouineur de la police » de le débusquer « dans [s]a cachette » (LDM, 8). On demeure donc, selon toute apparence, dans une logique interne à l’univers du texte. La narration prétend cependant que cette propension au mensonge littéraire s’inscrit en réaction directe à « une falsification généralisée du monde réel » (LDM, 106), évoquant à ce sujet la situation de l’Allemagne de l’après-guerre, où « les falsifications avaient été indispensables à la survie de chaque famille […] et à l’équilibre mental de chaque foyer. » (LDM, 153) Face à une telle omniprésence du mensonge, c’est, paradoxalement, dans la fiction – si codée soit-elle – que demeure une élusive part de vérité : « […] à côté de la littérature officielle, humaniste, autre chose avait existé, avait utilisé des mots, écrit et diffusé des livres, autre chose avait survécu dans les souterrains de la culture. » (LDM, 147) La dualité appuyée entre la littérature « officielle » et son contraire, exprimée de façon récurrente par la reprise litanique de mêmes formules – il y avait « au moins deux races distinctes, avec deux histoires distinctes, deux cultures distinctes » (LDM, 148) – mime cette relation duelle de la diégèse à la « réalité » : elles sont distinctes point à point… si bien qu’elles sont très proches, voire symétriques. Bref, si le texte n’autorise « aucune transposition mécanique sur le monde contemporain » (LDM, 243), il n’en reste pas moins que seule une telle littérature des « poubelles » (LDM, 147) – mauvais genre pour mauvais lecteurs – peut prétendre à l’authenticité.

15Pareille « gymnastique spirituelle de la fausseté » a par ailleurs pour avantage de permettre au protagoniste de « refouler [s]es hantises, la violence qui bouillonnait en [elle]. » (LDM, 49) Cette idée du mensonge comme réflexe de protection individuel se voit exploitée dans le livre suivant de l’auteur, Le Nom des singes, qui met en scène le long interrogatoire d’un individu suspect par un chaman-psychiatre : « Je m’étais remis à mentir, chaque jour augmentant la dose d’invraisemblable, chaque jour cherchant à oublier, à m’éloigner de9… » La dynamique d’esquive par le biais du langage s’y fait encore plus évidente dans la mesure où elle concerne un interlocuteur physique et non plus un hypothétique lecteur : « Comme souvent quand on me menace, je ne me hâtai pas de livrer l’essentiel, à supposer que l’essentiel soit livrable ou existe. » (NS, 143) En effet, non seulement l’interrogé cherche-t-il à éluder les questions de son inquisiteur, mais encore aspire-t-il à « cacher […] sous des mots » (NS, 176) les souvenirs désagréables que l’exercice éveille en lui. Car « le nom des singes » c’est, à une lettre près, « le nom des signes » : est à l’œuvre le recouvrement d’une réalité déjà linguistique – la conjonction d’un signifié et d’un signifiant – par une couche supplémentaire de langage qui l’éloigne encore d’un hypothétique référent et en rend la signification d’autant plus confuse. Le protagoniste en viendra donc, comme le théorisera plus tard Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, à « parler d’autre chose » : « [il] livr[e] des renseignements secondaires, nommant par exemple les herbes dans lesquelles les corps déchiquetés avaient rampé, ou essayant de se rappeler à quel moment du crépuscule telle ou telle chauve-souris était venue crier au-dessus d’eux puis disparaître. » (NS, 219) S’ensuivent d’interminables énumérations botanico-zoologiques, à l’origine chez l’interrogateur d’injonctions peu amènes concernant la justesse du « lexique » utilisé (NS, 17), la précision du « récit » (NS, 118) et « l’intérêt » qu’il suscite ou non en fonction des « anecdotes » convoquées (NS, 24). Ces réflexions étonnamment littéraires définissent la valeur de l’interrogatoire comme « tissu narratif » sur lequel se « greff[ent] » des « personnage[s] » (NS, 145) et des situations, au gré de l’imagination de celui qui le subit : on nage en pleine fiction dans la fiction, loin des préoccupations factuelles du chaman-psychiatre. La prolifération des combinaisons possibles est cependant limitée par un souci de réalisme, lorsque le personnage s’exclame : « Halte-là […]!... Les collines sont rocailleuses autour de Yaguatingua. Le paysage est vert, certes, mais moins vert. La forêt là-bas se clairsème. Vos coloris sont faux jusqu’à la moelle. » (NS, 64) Il s’agit dès lors moins de taire la vérité que de noyer celle-ci dans une « liste des possibles » (NS, 226), d’où, peut-être, la part d’authenticité malgré tout fréquemment revendiquée par le texte post-exotique. Celui-ci, sous l’action des forces contraires de qui le produit et de qui, en quelque sorte, le censure, oscille entre véracité et fantaisie complète. Le moteur de la confrontation est donc essentiel à sa génération, comme s’en rendent compte les personnages. Quand le suspect en vient à dégoûter le psychiatre de sa personne, il ressent instantanément le besoin pervers de reprendre la fonction de ce dernier : « […] je sus qu’à partir de ce moment mon monologue risquait d’être plus solitaire encore, et que je devrais moi-même jouer le rôle du questionneur pour donner aux réponses un semblant de vie. » (NS, 147)

16Le protagoniste du Nom des singes fait en outre face à un autre problème dans la mesure où son délabrement physique se traduit par un oubli progressif du lexique, ce qui constitue bien évidemment une entrave supplémentaire à l’énonciation d’une éventuelle vérité : « J’ai la mémoire en lambeaux […]. Souvent le vocabulaire essentiel m’échappe. » (NS, 13) Semblable soupçon entretenu quant à la matière même du discours se voit relayé dès la première phrase du roman subséquent de l’œuvre volodinienne, Le Port intérieur : « On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper et se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent. » (PI, 9) De telles paroles s’expliquent par le fait que ce récit offre une synthèse des cas de figure recensés précédemment du texte piégé (Lisbonne dernière marge) et de la confrontation directe (Le Nom des singes), en mettant en scène un personnage d’écrivain qui a produit un faux livre de souvenirs afin de protéger la femme qu’il aime d’un tueur à gage venu l’abattre : « Gouverné par cette certitude qu’un jour [l’assassin] viendrait et les lirait. Et s’y égarerait. » (PI, 99) Or, si le texte semble ainsi mettre en abyme son fonctionnement même en évoquant une narration volontairement faussée face à laquelle le destinataire entretient un évident soupçon, l’analogie se voit rompue dans la mesure où le tueur, en fin de compte, ne s’intéressera guère au texte prévu à son intention : « J’écris pour un lecteur qui souhaite me détruire, pour un lecteur qui ne connaît pas mes textes et n’ouvrira même pas mon livre, mes fragments de livre. » (PI, 92) Le mensonge littéraire, s’il relève d’une fondamentale stratégie de survie, témoigne ainsi également – et avant tout – d’une fondamentale impuissance. Le langage – selon la formule bien connue de Beckett – « rate » la réalité on ne peut plus concrètement quand un protagoniste déclare, à propos d’un paysage sublime, qu’« on a beau chercher les mots pour peindre, pour dépeindre, on ne. » (PI, 10) : l'effacement du verbe est son manquement assumé. A contrario, lorsque le personnage d’écrivain se trouve « impliqué dans une aventure qui exig[e] de lui les mêmes qualités que celles dont [s]es personnages [doivent] faire preuve dans [s]es romans » (PI, 120), il échoue lamentablement.

17Cette idée de « crypter » la parole contre « une intelligence hostile » (PI, 11) trouve son expression emblématique dans Vue sur l’ossuaire, premier livre volodinien où apparaît l’expression « post-exotique10 » et dont la forme éclatée préfigure par ailleurs le traité offrant dix et une leçons sur le sujet. On y retrouve ainsi le thème de l’interrogatoire, où une protagoniste s’applique à constamment « redémarrer l’entretien à partir d’un point de vue qui sembl[e] justifié par [une] précision nouvelle, mais qui, en réalité, fauss[e] et exag[ère] irrémédiablement ce qui avait été dit » (VO, 14), ce qui lui permet dès lors de livrer « des aveux où pas une seule phrase ne correspon[d] exactement à la vérité telle que sa mémoire l’avait enregistrée ou voulue. » (VO, 14) Mais, surtout, cette inquisition cherche à déterminer pourquoi « elle avait choisi de mentir dans des livres plutôt qu’ailleurs. » (VO, 12) On apprend ainsi qu’elle a pratiqué une littérature hautement polysémique, où « des modifications de détail […] soudain suggéraient d’autres lectures, d’autres couches de mensonge sordide ou de sincérité sordide, d’autres vérités insondables. » (VO, 21) La sédimentation textuelle en question est bien repérable dans la diégèse : à propos d’un pendu « plus becqueté que dé à coudre » (VO, 87), par exemple, un narrateur cite subrepticement François Villon. En résulte une sorte de « palimpseste secret », indécodable pour qui ne connaît pas la fameuse « Ballade ». La technique d’écriture permet ainsi d’« échafauder en parallèle deux ou trois sincérités indépendantes, parfois contradictoires et parfois non. » (VO, 66) Cette pratique littéraire du faux est explicitée en une double mise en abîme, où, par-delà ce que rapporte une narration apparemment hétérodiégétique, le livre propose dans leur intégralité deux récits distincts – faits par deux protagonistes – des mêmes événements. Compte tenu de leur ressemblance et de leur disparité, on ne peut faire fi de l’impression que l’un de ces deux textes enchâssés (voire les deux) porte sciemment à la mauvaise lecture… Il est à noter que chaque volet du diptyque se clôt sur une version différente – accident de voiture puis tireur embusqué – du trépas peu tranquille de son auteur présumé. Si les martyres d’écrivains sont monnaie courante chez Volodine, ceux-ci ont la particularité d’être intimement liés au bitume : la route qu’un conducteur maladroit quitte un brin trop brusquement dans le premier, le « goudron » (VO, 109) sur lequel se fixe l’esprit de la narratrice agonisante dans le second. Or, Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze recense en guise de dernière trace du courant un livre dont le titre, Retour au goudron, est l’expression poétique de ces deux morts à la fois. L’échec de l’œuvre – et celui du post-exotisme avec elle – est imputé à son intransitivité : si elle « possédait les qualités d’un [texte post-exotique] puissant, [… elle] sonnait ainsi, faiblissimement, à peu près sans auteur et sans auditeurs, pour rien. » (PE, 84) Reportées à Vue sur l’ossuaire, ces lignes enrichissent les clausules des récits symétriques d’une signification nouvelle : le défaut de lecture qu’ils induisent est à mettre en relation avec leur fin sanglante, laquelle est celle de toute la littérature qu’on tente ici de comprendre en résonance avec sa réception problématique. Dans cette perspective, la dislocation des corps des auteurs, sous la pression du métal « brisé et tordu » (VO, 58) ou la « piqûre » (VO, 108) des balles, représente le nécessaire « retour au goudron » appelé, a posteriori, par Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze : « Il fallait construire une nouvelle fiction pour rejoindre le goudron final et tout équilibrer finalement et clore. » (PE, 83)

18Si cette recension de divers textes volodiniens a permis de montrer l’apparition progressive de divers thèmes caractéristiques de l’œuvre, elle a aussi – et surtout – eu pour effet de souligner que la réception – faussée ou non – de la parole ou de l’écriture qui y est représentée est généralement hypothétique (dans la mesure où elle n’a pas encore eu lieu), et demeure toujours – exception faite de la double mise en abyme de Vue sur l’ossuaireinterne à la diégèse de l’œuvre. Le lecteur de Volodine n’a donc pas – à moins d’un willing suspension of disbelief particulièrement marqué – à se sentir directement visé par le phénomène. Vue sur l’ossuaire vient cependant apporter, encore, un soupçon supplémentaire quant au sort fait à la production discursive dans l’œuvre. En effet, la protagoniste soumise à la question a la particularité d’avoir, de par le passé, déjà « occupé des fonctions dans le secteur de la propagande » (VO, 22), où elle aurait, entre autres choses, inventé de toutes pièces la littérature post-exotique et ses adeptes : « Les réseaux clandestins n’existaient pas, c’était une invention littéraire qu’elle-même avait contribué à forger. » (VO, 17) Bien sûr, une affirmation aussi problématique relève peut-être elle aussi de la logique mensongère de l’interrogatoire – d’autant qu’on a vu que l’ossuaire pouvait également être celui d’une littérature qui, si elle meurt, a forcément existé. Elle constituerait dès lors un simple piège de plus au sein de la diégèse, mais il n’en reste pas moins que ce doute semé quant à l’existence même du post-exotisme laisse se profiler une seconde grande tendance de l’œuvre volodinienne : après avoir, en un premier temps, vanté les capacités de résistance et d’évasion de la littérature, les textes subséquents au Post-exotisme en dix leçons, leçon onze semblent à l’inverse en rappeler constamment l’impuissance et la profonde inutilité – et ce jusqu’au « goudron final ».

Un combat d’avance perdu

19À compter de Nuit blanche en Balkhyrie, mais surtout dans (presque) tous les ouvrages de Volodine publiés après Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, émerge une conception autre de la littérature (et donc de la lecture), qui en fait non plus un mode de résistance active, mais plutôt le chant du cygne d’individus en fin de parcours, tant physiquement qu’intellectuellement. Ainsi, Breughel, personnage principal de la Nuit blanche en question, a été victime d’une lobotomie destinée à calmer ses ardeurs révolutionnaires, laquelle a eu pour effet pervers de généralement brouiller sa perception du réel :

L’ironie, les obsessions égalitaristes, les pulsions insurrectionnelles, une cuillerée de mémoire, la musique, les repères idéologiques et poétiques, l’exigence d’une révolte contre l’inadmissible, le sens de l’écoulement du temps et autres broutilles annexes, on m’avait puissamment élagué, quand on résume11.

20Ce dérèglement sensoriel, dont les effets ne sont pas sans rappeler ceux des pièges volontairement tendus au lecteur par les écrivains post-exotiques, ne l’empêche pas de vouloir à son tour « communiquer avec d’hypothétiques auditeurs ou auditrices. » (NBB, 55) Or, comme nul ne s’intéresse à lui au fond de l’asile où il stagne, le personnage se voit réduit à s’adresser à un public de figurines et de poupées – qu’il surnomme ses « [s]es fous » – stratégiquement disposées autour de lui : « mes fous […], les seuls pour qui j’aie jamais eu envie de continuer à écrire de la poésie romanesque et de la musique » (NBB, 27); « je monologuais en leur compagnie. » (NBB, 128) Pareille défaillance – ou déficience – intellectuelle du protagoniste s’avère en fait un cliché récurrent de la seconde moitié de l’œuvre volodinienne. Ainsi, le héros éponyme du roman Dondog a pour trait principal d’être amnésique, ce qui a pour conséquence de vouer son activité littéraire à un éternel retour du même : « Tout ce qui était situé avant le présent disparaissait au fur et à mesure. Même le contenu de [s]es livres ne se fixait pas en lui de façon durable. [Il] devai[t] constamment en réécrire d’autres pour se rappeler les histoires [qu’il avait] déjà racontées12. » Les infimes variations d’un récit à l’autre – dans le nom des personnages, par exemple, qui se distinguent par de subtiles altérations orthographiques – induisent un effet de ressemblance et de disparité qui rappelle les narrations semblables mais différentes de Vue sur l’ossuaire. Mais les choses vont plus loin puisqu’ici, c’est la vie du protagoniste qui est en jeu : Dondog s’invente des « biographies » (D, 156), un genre qui ne s’accorde généralement ni au pluriel ni à l’invention. L’impression de mauvaise lecture qui en résulte gagne ainsi des proportions existentielles et le lecteur ne sait plus si c’est lui qui appréhende mal le livre ou son protagoniste qui est incapable de « lire » et d’ordonner les événements de sa propre existence. Dans un même ordre d’idées, Mathias Olbane, l’une des figures évoquées dans le recueil Écrivains, souffre d’un trouble de la mémoire qui entrave la cohérence de son discours : « Bien souvent, les souvenirs qui se présentaient à lui semblaient avoir surgi par suite d’un tirage au sort maladroit13. » Cette « incapacité à faire le tri entre l’essentiel et l’accessoire » (É, 13) a là aussi des enjeux vitaux car le protagoniste se laisse distraire par ces afflux mémoriels hétéroclites alors qu’il s’apprête à se faire sauter la cervelle. L’échec du projet est directement imputé au fait que l’aspirant suicidé, plutôt que de « revoir en accéléré l’ensemble de son existence » au seuil de celle-ci, n’arrive qu’à faire « se répét[er], sans évoluer », « deux ou trois événements dont il ne mesur[e] même pas l’insignifiance. » (É, 13) En d’autres mots, l’écrivain est comme Dondog incapable de faire récit de sa vie – interdisant par le fait même une éventuelle appréhension cohérente des épisodes la constituant.

21Pareil délabrement n’est cependant pas propre aux seuls personnages à vocation littéraire, mais concerne en fait l’univers de la diégèse en son entièreté : « On touchait déjà à une époque de l’histoire humaine ou non seulement l’espèce s’éteignait, mais où même la signification des mots était en passe de disparaître14. » En résulte une défamiliarisation lexicologique vécue à répétition par l’habitué de l’œuvre volodinienne, riche en vocables inusités ou inventés – qu’on pense par exemple au verbe « surruquer », qui dans Le Nom des singes désigne de façon systématique, en vertu du « recouvrement linguistique » déjà mentionné, l’acte sexuel. Conséquemment à l’aggravation de cette triste réalité, les figures d’auteur de la seconde moitié de l’œuvre volodinienne doivent souvent faire face au constat que leur production artistique n’intéresse – ou n’est comprise par – personne. Par exemple, le héros de Nuit blanche en Balkhyrie entretient malgré tout une foi révolutionnaire en son œuvre : « nous ne négligions aucun public et aucune forme d’expression, avec l’espoir toujours d’élargir notre audience parmi les organismes vivants ou les insanes. » (NBB, 61) Cette aspiration à toucher un auditoire se voit toutefois régulièrement déçue : « L’expérience nous avait enseigné, en effet, que le public boudait nos manifestations. » (NBB, 62) Ce type de soliloque de l’écrivain est un autre thème récurrent des romans postérieurs au Post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Ainsi, Des anges mineurs évoque un personnage de romancier dont la première caractéristique est qu’il « ne réussissait pas à trouver la forme littéraire qui lui eût permis d’entrer véritablement en communication avec ses lecteurs éventuels et ses lectrices et, démoralisé, il n’allait pas jusqu’à l’achèvement de son propos. » (AM, 11) Cet auteur sans public n’a pourtant pas négligé la diffusion de son œuvre dans la mesure où ses divers textes ont été « copiés en deux et même trois exemplaires » (AM, 217)! Dans un même ordre d’idées, le héros de Dondog recopie les biographies dont il a été question précédemment « sur des feuilles de journal pliées en huit ou en seize » et qu’il « [va] ensuite subrepticement glisser […] sur les rayonnages de la bibliothèque, entre les volumes officiels. » (D, 256) Hélas, comme il en fait chaque fois le constat, « [p]ersonne n’y […] touch[e]. » (D, 257)

22En réaction logique à ce désintérêt du lectorat, la plupart des figures d’écrivain dans l’œuvre volodinienne tardive choisissent de « poursuivre dans la voie de l’expression orale, puisque écrire était exclu. » (NBB, 13) Par-delà donc les destinataires hypothétiques – les forces de l’ordre, notamment – évoqués dans des récits comme Lisbonne dernière marge ou Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, cette transition à une forme de littérature parlée a pour effet de donner à voir des scènes de réception en direct, lesquelles ont pour trait commun d’être toujours ratées. Dans cette perspective, Des anges mineurs présente un conférencier qui, en dépit d’un programme régulièrement maintenu, n’attire personne : « Nul ne manifestait jamais l’intention d’assister à l’événement et, le soir venu, la salle restait vide. » (AM, 87) De même, Bardo or not Bardo décrit les affres d’un dramaturge qui n’a jamais réussi à toucher le moindre public : « L’absence de spectateurs était un phénomène avec lequel Schlumm coexistait pacifiquement depuis toujours15. » L’homme de théâtre n’a pourtant pas négligé ses peines en annonçant la tenue de son spectacle par l’entremise de tracts diffusés à « dix-huit ou même dix-neuf exemplaires » (BB, 107)! La représentation du triste sort fait à la production discursive se fait par ailleurs de plus en plus grotesque. Ainsi, Bardo or not Bardo met en scène un moine qui, alors qu’il devrait réciter le Bardo Thodol (le livre des morts tibétain) à un agonisant, doit se contenter de ce qu’il a sous la main, soit : « L’art d’accommoder les animaux morts, un manuel de cuisine… Et […] Cadavres exquis… Une anthologie de phrases surréalistes!... » (BB, 29) La mauvaise lecture dépasse ainsi le simple brouillage pour se faire substitution de contenu. Ou, dans un exemple encore plus imagé, un écrivain emprisonné doit faire face au détournement de son œuvre par autrui : « Sans susciter chez lui de notables colères, ses codétenus se servaient parfois de quelques feuillets manuscrits comme papier-toilette. » (É, 18) La forme du livre, qu’on a vu subjective et changeante dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, est dès lors objectivée et du même coup réduite à sa plus simple – et basique – expression matérielle.

23Il demeure, ceci dit, révélateur de constater que les écrivains ratés (ou, du moins, singulièrement méconnus) en question persistent, contre toute logique, à proscrire l’accès à leurs textes face à un public, qui, pourtant, n’existe pas. De ce fait, le romancier sans lecteur des Anges mineurs se soucie néanmoins de « défend[re] l’intégrité de ses espaces oniriques en y plaçant des pièges destinés aux indésirables, des glus métaphysiques, des nasses. » (AM, 31) De même, le héros de Dondog, après s’être converti à l’oralité de la scène, estime devoir se prémunir de son éventuel public : « J’avais l’impression que le théâtre était plus dangereux pour moi que la prose normale, dit Dondog. Il fallait que je me protège, que je prenne des précautions spéciales. » (D, 271) Or, là encore la précaution se révèle inutile dans la mesure où non seulement la pièce n’attire pas le moindre spectateur, mais le dramaturge en herbe doit-il aussi faire face au désistement massif de ses comédiens. De manière encore plus révélatrice, un autre dramaturge, évoqué cette fois dans Bardo or not Bardo, justifie son total insuccès par l’intransigeance de son œuvre face aux attentes du grand public :

Personne ne l’avait questionné sur le sujet, mais, si ç’avait été le cas, il eût encore une fois proclamé son refus des littératures officielles et des facilités dont celles-ci bénéficiaient en échange de leur docilité. Schlumm haïssait le star system et ne souhaitait pas se faire happer par son engrenage […]. (BB, 109)

24Mais, comme l’œuvre en question est jouée au fond d’un bois difficile d’accès, pour un seul auditoire de volatiles qui manifestent leur appréciation esthétique en fientant massivement sur l’auteur, on voit une fois de plus se profiler le défi d’une norme qui, à bien des égards, n’existe pas. Il ne faut dès lors pas s’étonner si les auteurs volodiniens destinent leur œuvre à un éventuel happy few, « en rêvant à des lecteurs hypothétiques, situés dans le futur et dans l’ailleurs. » (É, 104)

25Au vu du contexte généralement apocalyptique de l’univers du texte, cependant, une telle foi en l’avenir semble pour le moins naïve, mais surtout mal placée. La seule scène d’écriture réellement satisfaisante pour son auteur répertoriée dans Écrivains – qui en rassemble pourtant, comme le titre l’indique, plusieurs – montre un enfant qui « n’avait pas pour perspective intime de proposer ensuite [son texte] à la lecture des adultes, et encore moins, bien entendu, à la lecture de ses condisciples. » (É, 43) Ce souci de la réception évacué, l’écolier produit dans l’allégresse – la description de l’épisode est particulièrement sensitive – une œuvre-fleuve bourrée de fautes et probablement illisible : le titre de la nouvelle et qui pourrait aussi être le sien, « Comancer », offre dès le départ un brillant exemple de cette liberté grammaticale totale. Si l’absence de lecteurs stimule ici la verve littéraire, leur présence, même très réduite ou hypothétique, la freine : Mathias Olbane, l’écrivain et suicidé manqué, voit s’éteindre « sa vision de lui-même en tant que créateur » (É, 14) lorsqu’il accède à la publication. Qui plus est, c’est la « confrontation » avec son « reflet » dans le miroir, alors qu’il dirige le canon de son pistolet vers son crâne, qui le trouble et le fait « s’embrouiller » dans ses souvenirs (É, 10). Or, dans la logique de « non-opposition des contraires » prônée par le post-exotisme (PE, 39), ce double négativé de l’auteur peut fort bien n’être nul autre que le lecteur…

26Cette recension – là encore rapide – des textes postérieurs au Post-exotisme en dix leçons, leçon onze a eu pour effet de mettre en valeur la profonde cohérence de l’œuvre volodinienne quant à la représentation de la littérature (et donc de la lecture) qui y est offerte. Elle a également – et de manière plus significative – permis de souligner le fait que, après avoir suscité un doute quant à l’identité de la figure du lecteur dont elle traite – s’agit-il du lecteur « réel » ou d’une figure textuelle – la production de l’auteur retourne à des préoccupations internes à sa diégèse : on y thématise désormais des réceptions directes d’œuvres diverses (théâtre, conférences, etc.) ainsi que l’impuissance des personnages d’écrivain à toucher un quelconque public. Quelques contre-exemples épars viennent toutefois nuancer ce portrait hautement négatif. Par exemple, le héros des Anges mineurs doit, telle Shéhérazade, sa survie à sa capacité de narration, qui lui permet de faire patienter un peloton d’exécution qui pourtant le tient en joue : « […] il leur murmurait des récits qui les charmaient. À quoi bon s’acharner sur ce qui nous charme? disait-on sans conclure. » (AM, 150) De même, le personnage d’écrivain à qui est attribuée l’écriture du roman Songes de Mevlido a recours au même principe de non-contradiction propre à la fiction pour ménager une vague permanence de destin à son protagoniste :

Conclure tant d’épreuves sur un épisode unique ne lui plaît pas. […] Il a donc recours à la technique post-exotique du faseyage narratif […]. Trois versions vont alors coexister, indépendantes et inextriquées, trois séquences issues d’une même pâte narrative avec quoi Mingrelian façonne habilement une fin maladroite pour son récit, ainsi que, pour son héros, une éternité inaboutie16.

27Ceci dit, si de telles ouvertures semblent ménager un ténu espoir quant aux capacités d’évasion et de survie mémorielle permises par la littérature, il n’en reste pas moins que, poussée à ses extrémités « post-exotiques », une telle stratégie retourne rapidement au néant dont elle est issue. Comme il est dit d’une des figures d’auteurs recensées dans Écrivains : « Il inventait des mots et il les classait maniaquement par catégories. Raconter des histoires ne l’intéressait absolument plus. » (É, 17) La communion avec le public, fût-ce par le partage élémentaire du langage, semble désormais chose du passé. Comment en effet lire – ou mal lire – ce qui n’offre même pas, ou plus, le moindre élément de signification?

Une révolution (dans l’) imaginaire?

28De cette relecture chronologique de l’œuvre volodinienne organisée, à partir du point focal de son « paratexte fictif », autour du thème de la mauvaise lecture – ou, plus généralement, de la réception déficiente (ou dysfonctionnelle) de la parole –, deux constats s’imposent. D’une part, comme c’est un cliché récurrent depuis Lisbonne dernière marge, les personnages de la diégèse font preuve d’une propension marquée à coder – ou piéger – leurs discours. Le texte littéraire est conséquemment impénétrable, ou du moins se représente-t-il comme tel. Qu’il soit allégorisé par le biais d’une forêt « fermée, moisie, inextricable, asphyxiante, mortelle pour le touriste » dans Le Nom des singes (NS, 20) ou, dans Le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, d’un bâtiment en flammes dont les habitants tentent de « détruire » les assaillants (PE, 23), il se définit toujours comme une forteresse labyrinthique, d’accès périlleux. D’autre part, toutefois, tel que le suggèrent la majorité des récits à compter de Nuit blanche en Balkhyrie, les discours en question ne semblent paradoxalement intéresser personne, ce qui rend leur cryptage plutôt vain. Lorsqu’un narrateur du Post-exotisme déclare, comme on l’a déjà cité, que « personne ne. Personne n’écoute » (PE, 18), l’élision suggérée du verbe « lire » renvoie, au gré d’un accroc grammatical, son action au néant et à l’inexistence. Une telle disparité entre la forme littéraire subversive – ou « post-exotique » – constamment décrite (et revendiquée) par les textes (à laquelle on peut dès lors associer l’œuvre volodinienne elle-même dans son entièreté) et la réalité à la fois apathique et cruelle sur laquelle ladite littérature prétend agir mène à conclure en posant une triste hypothèse quant au sort (et à la fonction) des figures d’écrivains de la diégèse : loin de persévérer dans la lutte active par des moyens détournés, ils ne feraient que chercher à entretenir, dans l’imaginaire, les enjeux d’une révolution qui a depuis longtemps échoué.

29Un tel constat de défaite semble confirmé par le recueil Écrivains, dernier ouvrage en date de Volodine qui a pour thème unificateur un questionnement sur le rôle et le statut de la création littéraire dans un monde perçu comme étant tour à tour indifférent, inintelligible ou hostile. Il est ainsi révélateur de constater que la littérature y est définie – malgré l’éthos révolutionnaire constamment revendiqué dans l’œuvre volodinienne par ceux qui la pratiquent – comme une action fondamentalement impuissante à changer de quelque manière que ce soit le cours des choses, notamment en ce qui a trait aux réalités sociopolitiques ou économiques : « Ce que des actions militaires n’ont en aucune manière ébréché, des paroles d’écrivain ne peuvent le menacer ni le briser. Nous savons cela. Nous n’entretenons aucune illusion sur cela. » (É, 37) La faillite du combat armé implique dès lors nécessairement celle des œuvres qui le commémorent ou le prolongent, selon un essoufflement progressif qui rappelle celui qu’on ressent au contact de la langue de Volodine. Les omissions récurrentes de verbes d’action – nous en avons cité tout à l’heure un exemple –, les suspensions et les formules qu’on pourrait dire « terminales » – les lecteurs de l’œuvre connaissent bien les « C’est tout pour l’enfance, les camps, ma vie, etc. » qui rythment Dondog et Des anges mineurs – créent une atmosphère de « fin de partie » énonciative. Si à cela l’on ajoute qu’un ex-terroriste de basse volée avoue ne pas terminer ses phrases pour « se montrer à lui-même qu’il n’[est] pas totalement déjà mort » (D, 268), les étranglements du style sont ceux de toute une littérature imprégnée d’idéologie désuète : l’impuissance de l’une relance les restes de l’autre en lui renvoyant son image, le jeu de miroir prouvant ironiquement aux deux qu’elles ne sont – peut-être – « pas totalement déjà mortes ». De manière plus significative encore, un personnage d’Écrivains reconnaît ouvertement l’incapacité de l’écriture, telle qu’il la pratique, à toucher le moindre lecteur (et donc – par le fait même – à créer la solidarité à la base de tout engagement ou soulèvement populaire) :

Le lecteur doit pouvoir traduire ce qu’il lit en le rapportant à sa propre expérience, celle qu’il a cristallisée en menant sa vie ou en lisant d’autres livres. Ces conditions sont négligées dans le dispositif narratif [post-exotique]. Le lecteur a l’impression d’accompagner des êtres peu sympathiques à l’intérieur d’une aventure étouffante, inquiétante, opaque, dont il reçoit les échos et les peurs sans être vraiment convié à s’y intégrer. (É, 97)

30À la lumière de ces dernières paroles, il ne semble pas étonnant que la figure de l’auteur, chez Volodine, soit si souvent vouée à une forme de schizophrénie. Un tel dérèglement intellectuel permet certes un accès privilégié à l’univers onirique qui structure l’imaginaire des textes, mais il métaphorise également la difficile condition de révolutionnaires qui, à force d’échecs récurrents et d’exils dans la clandestinité, en viennent à ne plus pouvoir compter que sur eux-mêmes, et, surtout, la désagréable situation d’écrivains subversifs qui, en jouant constamment sur la possibilité affichée de la mauvaise lecture, ont fini par se couper de toute possibilité de réception.