Colloques en ligne

François Ouellet

Marcel Valois. Un rêveur proustien au Québec

1Université du Québec à Chicoutimi

2Le succès de Proust après la guerre en France n’a guère été partagé au Québec. Dans le Québec de l’époque, profondément conservateur et clérical, qui proscrit la lecture d’un Gide ou d’un Morand, ce sont les écrivains catholiques qui ont la cote. Même dans les milieux littéraires de la jeune génération, les plus ouverts aux nouvelles formes romanesques, comme celui de La Relève autour de Robert Charbonneau, on lit plus volontiers Maritain et Mauriac, Bernanos et Dostoïevski. Dans les années 1960, quand le Québec rompt avec son passé traditionnaliste et s’inscrit résolument dans une modernité tardive, les principales références de la nouvelle génération sont à la fois les existentialistes et les nouveaux romanciers, Barthes et les théoriciens de Tel quel. Entre la lecture approfondie des romanciers catholiques à La Relève (revue fondée en 1934 par Robert Charbonneau et Paul Beaulieu) et la découverte des romanciers formalistes à La Barre du Jour (revue fondée en 1965 par Nicole Brossard) et aux Herbes rouges (revue fondée en 1968 par Marcel et François Hébert), Proust ne trouva pas vraiment sa place.

3Proust eut pourtant, au Québec, un lecteur aussi singulier, étonnant et attachant que passionné et dévoué : Marcel Valois (1898-1991), écrivain et critique musical au quotidien La Presse. Son véritable nom était Jean Dufresne. Par admiration, semble-t-il, il emprunta à Proust son prénom pour signer ses premiers poèmes en 1919 (dans La Revue moderne de Montréal), ses premiers livres1 et ses articles dans La Presse. En 1964, Valois fit paraître aux éditions du Cercle du livre de France (Montréal) un petit ouvrage intitulé Le Sortilège de Marcel Proust pour célébrer le cinquantième anniversaire de Du Côté de chez Swann2. Le titre était on ne peut mieux évocateur du sort proustien qui ensorcela Valois pendant quarante ans. Valois avait souhaité toute sa vie écrire un livre sur Proust ; mais estimant qu’il n’en avait « ni le talent ni la force », car il est « de ceux qui racontent leurs livres » ou « qui les rêvent pendant de si longs mois que les projets finissent par s’effacer de la mémoire3 », il proposa à Pierre Tisseyre de réunir en volume l’ensemble des textes qu’il avait publiés sur Proust entre janvier 1932 et novembre 1962. Pour l’occasion, afin de mettre son ouvrage à jour, il écrivit trois brefs articles sur des parutions plus ou moins récentes sur Proust qu’il n’avait pas eu l’occasion de commenter et les joignit en appendice.

4À vrai dire, Le Sortilège de Marcel Proust est un très curieux ouvrage. Il est composé d’un peu moins d’une vingtaine de textes de genre, de longueurs et aussi sans doute d’intérêt divers. L’article et la recension y croisent la fiction et le pastiche. Si de l’ensemble se dégage une impression de fouillis, l’aspect hétéroclite apporte à l’ouvrage un charme et un intérêt indéniables, où se côtoient, dans une écriture à la fois fervente et fringante, le développement sérieux et l’anecdote cocasse. Quoi qu’il en soit, il est certain que Le Sortilège est un ouvrage unique dans les lettres proustiennes.

5Valois a choisi d’aligner ses textes suivant l’ordre chronologique de leur première publication, en les faisant précéder d’un commentaire sur leur contexte de publication. À la fin de l’ouvrage, il a dressé la liste des 134 ouvrages qui composent sa bibliothèque proustienne et qu’il appelle ses « Proustiana » (p. 9) : plus précisément, cette section se donne à lire comme « le répertoire commenté de [s]a collection personnelle » (p. 78). S’y trouvent notamment l’édition de la Recherche de la NRF publiée en seize volumes entre 1919 et 1927, la première édition dans la collection de la Pléiade en 1954, des traductions anglaises, neuf numéros de la NRF comportant des extraits de la Recherche, les numéros des Œuvres libres dans lesquels avaient été publiées des pages de Sodome et Gomorrhe et de La Prisonnière en 1921 et en 1923, les Cahiers Marcel Proust, des ouvrages de correspondance et de nombreux ouvrages sur Proust.

6Parmi ces derniers, Valois en isole quatre qui « ne ressemblent à nul autre, sont personnels dans leur conception comme dans leur forme » (p. 85) : Le Côté de Chelsea d’André Maurois (Gallimard, 1932) ; Une lecture de Roland Cailleux (Gallimard, 1948) ; Gilberte retrouvée de Philippe Jullian (Plon, 1956), qu’il juge « à la fois macabre, comique et brillant » (p. 86) ; Le Dîner en ville (1957) de Claude Mauriac, qui « est imbibé de la sensibilité et de la technique si nouvelle révélées dans la Recherche » (p. 86). S’ajoutent, bien sûr, des ouvrages autour de Proust, comme les Mémoires de Robert de Montesquiou ou encore le Du Côté de chez… par Camille Vettard (De la tête noire, 1946). On voit, à la lecture de cette brève énumération, que Marcel Valois joignait au culte qu’il vouait à l’écrivain la passion du collectionneur. Valois se mirait dans cette œuvre comme une sorte de Narcisse, et c’est probablement, d’ailleurs, à la fois cette reconnaissance intime et cette recherche de soi dans l’écriture proustienne qui l’aura toute sa vie empêché d’écrire le véritable essai tant attendu. Il le confessait lui-même au moment de réunir les textes qui composeraient Le Sortilège de Marcel Proust : « Cet ouvrage terminé verra-t-il le jour ? Le moi y est-il haïssable ? Mais comment écrire sur Proust sans parler de soi quand on l’aime à ce point, quand on sent qu’on est peut-être le seul à vivre À la recherche du temps perdu avec, semble-t-il, le sang de Marcel Proust coulant dans les veines par une mystérieuse et lente transfusion [?] » (p. 92).

7Valois fit la découverte de Proust en août 1920, alors que son condisciple à l’Université de Montréal, Berthelot Brunet, futur romancier des Hypocrites (1945), lui apporta le dernier Goncourt : « C’est difficile à lire et bien long. Je ne sais si tu aimeras ça » (p. 31), dit-il à Valois. Pour Valois, comme aussi pour Jean-Aubert Loranger, qui à l’époque publie son premier recueil de poésie (Les Atmosphères en 1920), et Paul Décarie, c’est un coup de foudre. Pendant des mois, les quatre amis passent tout leur temps libre à parler de Proust dans un ravissement intarissable. « Longtemps nous nous sommes couchés tard, jeunes littérateurs que nous pensions être, à cause des mondes enchantés que presque à chaque page Marcel Proust révélait à notre imagination et à notre cœur de vingt ans » (p. 32), relate Valois. « [I]l nous faisait lire en nous en même temps que dans son livre » (p. 33). Pour ces admirateurs de Proust, formés par la limpidité des vers de Racine et la prose d’Anatole France, habitués à la « savante mécanique » des romans de Paul Bourget et à l’implacable logique des romans de Balzac, l’auteur de la Recherche ouvrait un univers littéraire complètement inédit, avec ses phrases serpentines et les distinctions de la période, son regard si personnel et investi dans les sentiments, les hommes et les choses : « Il nous fallait remonter à Montaigne s’interrogeant sans cesse ou à Saint-Simon ressuscitant la cour de Louis XIV pour trouver un prédécesseur à cet écrivain » (p. 35).

8La diversité des écrits de Valois sur Proust témoigne d’une passion qui s’est exercée aussi bien par la volonté de rendre compte objectivement de l’œuvre que par le recours à une forme d’écriture suscitée par l’identification. Je voudrais, dans les pages qui suivent, faire état de cette diversité.

Critique

9Pendant une trentaine d’années, Valois a suivi assidûment l’actualité proustienne, s’efforçant d’en traiter chaque fois que l’occasion lui était offerte. En 1932, il rend compte, dans La Presse, d’une conférence en anglais « extrêmement intelligente et juste sur Marcel Proust », donnée par le professeur Algy Noad et placée « [s]ous les auspices du département des relations extérieures de l’Université McGill » (p. 13). Nous savons qu’il a assisté à bien d’autres conférences dont il n’a pas parlé et qui témoignent d’un intérêt certain pour l’œuvre de Proust dès la fin des années 1920 à Montréal. C’est ainsi que furent données des conférences de Robert LaRocque de Rocquebrune en 1928, du professeur Henri Dombrowski à la Faculté des Lettres de l’Université de Montréal au tournant des années 1932-1933 ou encore de la duchesse de Clermont-Tonnerre devant le Canadian Women’s Club en 1933. Valois lui-même, en novembre 1934 au Ritz-Carlton, prononça une conférence qui eut beaucoup de succès. Intitulée « Introduction à la lecture de Marcel Proust », elle inaugurait les Soirées littéraires fondées par Jean Lallemand. Pour l’occasion, Valois relut toute la Recherche ! La soirée elle-même fut très proustienne se souvient Valois, car « [i]l y eut outre la causerie, concert et réception mémorable au milieu d’une élite plus mondaine que littéraire » (p. 16). Cette conférence valut à Valois une caricature de Robert Lapalme intitulée « La Proustatite » dans le journal du lendemain.

10Par ailleurs, Valois fait la recension de quelques ouvrages, notamment les deux premiers volumes de la Recherche réédités à Montréal, en 1944, aux éditions Variété ; cet éditeur avait entrepris de réimprimer des classiques de la littérature française pour satisfaire à l’industrie éditoriale française momentanément paralysée sous l’Occupation. En 1952, Valois commente la publication de Jean Santeuil et des lettres de Proust à sa mère. Dans ce dernier cas, Valois fait part de sa déception devant l’insipidité des lettres de Proust et rappelle que seules les lettres publiées de Proust à Gallimard sont « d’une importance capitale et d’un attrait littéraire et humain véritable » (p. 60) ; car elles sont « un véritable roman de l’homme de génie s’appliquant à devenir un homme de lettres » (p. 75). En outre, il juge sévèrement le minutieux travail d’édition de Philippe Kolb, qui lui paraît souvent superflu. « Consciencieux, M. Kolb donne en notes les raisons qui lui font croire que telle lettre est de l’automne 1902 plutôt que du printemps 1903. Sa minutie ne craint pas le ridicule. Il lui arrive d’ergoter là-dessus aussi longuement que Marcel sur ses crises d’asthme ou ses insomnies » (p. 61). En 1948, il critique le Marcel Proust d’Élizabeth de Gramont, car elle s’attarde aux événements qui composent la Recherche, alors que l’essentiel, selon Valois, est dans les répercussions que ces événements ont sur Proust. En revanche, À la recherche de Marcel Proust d’André Maurois, en 1949, lui paraît être le document « à ce jour le plus complet, sinon le plus profond, sur Proust et son œuvre » (p. 51) ; plus d’une quinzaine d’années plus tard, au moment où il termine de préparer Le Sortilège de Marcel Proust, Valois estimera que Maurois est « le véritable chef spirituel de la communauté proustienne à travers le monde » (p. 86).

11La lecture que fait Valois de la Recherche témoigne toujours d’une lecture attentive et sensible de l’œuvre. Comme dans ses commentaires partagés sur les livres sur Proust, il a ses préférences et ses réticences. Si les deux premiers volumes ont sa faveur, il juge plus faible le deuxième volume du Côté de Guermantes et ceux de Sodome et Gomorrhe : « Proust se permet là de n’avoir que du talent » (p. 42). Mais La Prisonnière lui paraît remarquable, même s’il la trouve « épuisante » : « On voudrait crier à Proust : “Mais oui, c’est entendu, l’amour n’existe pas et il est impossible de connaître la vérité sur ceux qu’on aime, mais par pitié essayons de penser à autre chose” » (p. 24). Dans Le Temps retrouvé, il retrouve du « Proust à son meilleur et [qui] rejoint la manière la plus brillante de Swann et de Guermantes » (p. 45).

12Dans tous les cas, dès la parution des premiers volumes, Valois sait mettre en évidence ce que Proust apportait de nouveau dans l’histoire du roman. Il en fait état dans plusieurs textes, et plus particulièrement dans les deux longs articles qu’il consacre à la Recherche, en 1941 dans la revue Amérique française de Pierre Baillargeon et l’année suivante dans la revue La Nouvelle relève de Robert Charbonneau, pour souligner le vingtième anniversaire de la mort de Proust. Bien sûr, Valois note que Proust subit l’influence de Bergson et parle des liens qui rattachent l’écrivain à la théorie de la relativité d’Einstein et aux théories de Freud. Visiblement, il a lu nombre de critiques, de sorte que la valeur de sa lecture de la Recherche est redevable de la qualité de ses lectures sur Proust, ou plutôt de sa sensibilité à départager dans les discours sur Proust les plus justes des moins appropriés.

13Car il reste que Valois, en analysant Proust vers 1940, va à la découverte de l’étudiant qu’il était dans les années 1920, lorsque sa sensibilité recevait les volumes de la Recherche au fur et à mesure qu’ils étaient édités dans les dernières années de la vie de Proust. « Ce qui nous étonna d’abord, ce fut l’attitude d’esprit si neuve de l’auteur en face des idées, des sentiments, des hommes et des choses » (p. 33), écrit-il. S’appliquant à mettre en lumière l’écriture résolument différente de Proust, Valois observe par exemple :

Avant que Proust les connaisse, la duchesse de Guermantes alors princesse de Laumes, Mme Verdurin, Mme Swann, au temps qu’elle était encore Odette de Crécy, nous sont présentées telles que les fréquentait Swann, plusieurs années avant que le roman commence pour de bon. Cette technique nouvelle et remplaçant le traditionnel retour en arrière a des avantages. Le lecteur s’intéresse plus vivement aux personnages, l’auteur a plus de temps ensuite à donner aux découvertes et aux déceptions de son double, le Marcel du roman. Car le centre d’intérêt de À la recherche du temps perdu, personnage réfléchissant plutôt qu’agissant, est Proust, et l’œuvre ne sera que l’histoire de ses émotions refroidies par l’expérience mais cristallisées par l’art (p. 38).

14Ailleurs il explique :

Il ne faut pas s’attendre à entendre dans La Recherche du temps perdu les personnages s’exprimer comme dans un roman. Au lieu de faire parler les siens comme s’il était dans leurs têtes ou leurs cœurs, procédé régulier du romancier, Proust les écoute parler et cherche dans leurs paroles, le sens de leurs pensées, ainsi que nous faisons dans la vie. En causant, chacun est forcé d’interpréter constamment les propos de son interlocuteur se demandant par exemple s’il est sincère, poli ou intéressé ou peut-être les trois à la fois, lorsqu’il vous remercie d’une invitation ou d’un cadeau. Ainsi fait Proust et tous ses personnages ne vivent qu’en relation avec lui-même (p. 28-29).

15Plus loin, il note que le traitement du personnage d’Albertine est lié à la qualité de l’amour de Marcel : « l’auteur ne nous présente que des ébauches successivement retouchées et jamais nous n’avons d’elle une image concrète. […] Parce que l’Amour est aveugle, Albertine restera imprécise. Si un autre personnage du roman nous parlait d’elle, il en serait autrement » (p. 39). Bien d’autres passages mériteraient d’être cités, qu’il s’agisse du refus du narrateur, observe Valois, d’affirmer une chose au profit du choix qu’il laisse au lecteur entre quelques explications, voire entre quelques interrogations, ou qu’il s’agisse de la volonté de Proust de mettre en scène des personnages selon leur capacité à éclairer des problèmes qui se posaient à son esprit. Tous ces extraits font voir la manière dont Valois et ses amis recevaient l’œuvre de Proust et le profond sentiment de nouveauté qu’elle suscitait à l’époque au Québec, plus précisément dans un Québec qui boudait encore résolument la modernité, continuait de vivre à la manière paysanne de l’Ancien régime et qui restait marqué dur comme fer par la poigne de l’Église.

16Les rares fois où Valois manifeste sa réprobation concernent l’inversion de Charlus et la « double personnalité » de Robert de Saint-Loup, encore que ce soit moins pour condamner le vice que parce qu’il y détecte une erreur de ton. Ainsi se plaint-il que Proust, après avoir présenté Saint-Loup « comme l’incarnation de la noblesse de cœur et de l’élégance corporelle », en fait « un libertin anormal à la fin de son œuvre. Ce revirement ne s’explique pas » (p. 25), juge Valois.

17On voit, à la lecture de tous ces textes, que ce qui intéresse Valois, ce sont fondamentalement les personnages, le traitement que Proust en fait et l’émotion qui les supporte. En 1962, pour marquer le quarantième anniversaire de la mort de Proust, Valois choisit d’écrire un texte sur Mademoiselle de Saint-Loup, « le dernier personnage » de la Recherche, en qui il retrouve tous les personnages du roman, car fille de Gilberte Swann et de Robert de Saint-Loup, elle « réunit le côté de chez Swann et le côté de Guermantes » (p. 73). Ce dernier personnage est ainsi l’héroïne du dernier texte consacré par Valois à Proust dans la presse, comme si cette jeune fille « riante et silencieuse » dans une œuvre « dont elle incarne à la fois la réalité et le rêve » (p. 73) devait résumer aussi bien toute l’œuvre du romancier que le parcours de l’amateur proustien. Si Valois peut dire que Proust « élargit sa théorie de la révélation psychologique jusqu’à s’en faire une éthique autant qu’une esthétique » (p. 27), c’est aussi parce que, par le biais d’une identification non pas tant aux personnages qu’au lieu de leur émotion et d’une vérité unifiée par la conscience du narrateur, c’est sa propre vie sensible que Valois retrouve et reconstruit dans sa lecture.