Colloques en ligne

Jean-Yves Potel

Pologne : le lyrisme de la perte

1On trouve une même fascination de l’Histoire dans la littérature polonaise contemporaine. Elle n’est pas nouvelle. On pourrait d’ailleurs dresser un catalogue complet de ses usages littéraires, en partant des premières chroniques polonaises du 15e siècle jusqu’aux romans postmodernes de Dorota Maslowska1. En ce sens, cette littérature ne se distingue pas des autres, en Europe. Je voudrais toutefois attirer l’attention sur une singularité qui semble s’affirmer depuis une vingtaine d’années chez de nombreux écrivains, dans leurs relations à l’Histoire. Je veux parler de leur méfiance de la fiction historique.

2La Pologne a eu ses romanciers historiques, à commencer par Henryk Sienkiewicz, prix Nobel 1905, et auteur du fameux Quo Vadis2 (1896) ; elle a eu aussi ses détracteurs, comme Witold Gombrowicz, qui voyait dans ces fictions une « fantaisie collective » éloignée de la réalité3. Sous le communisme, outre dans les « romans de production » staliniens, les sujets historiques étaient légion. On s’en servait pour parler du présent de manière masquée, pour entretenir une mythologie nationale ou pour s’interroger sur la polonité. Or, depuis le début des années quatre vingt dix, si l’on s’intéresse toujours à l’Histoire, c’est d’une autre façon.

3Les circonstances ont changé : le climat mémoriel est tourmenté ; les légendes sont mises à mal ; les douleurs refoulées s’affichent ; les règlements de compte et la culpabilité refont surface. Stimulés, éclairés par la prise de parole des témoins, des victimes ou de leurs enfants, voire des coupables, les conflits de mémoires rebondissent sans cesse, allument une succession de feux de paille médiatiques. Parmi les grandes controverses de ces années, il suffit d’en citer quelques unes pour mesurer l’ampleur des remises en cause : la collaboration avec le régime communiste, les hauts faits de l’opposition démocratique, le rôle de Lech Walesa, les relations judéo-polonaises, la résistance au nazisme, les rôles de l’Église catholique, le passé pluriculturel de la Pologne, l’émigration, etc4. De nouveaux historiens passent enfin ces mémoires au crible des sources disponibles, se livrent à des recherches approfondies, reconstituent et tentent d’expliquer les faits. Ils livrent une vérité.

4Et la littérature s’en mêle. Elle ne tente pas comme jadis de fabriquer de grands récits alternatifs, ni de sculpter des héros de référence.  Au contraire. Elle place le lecteur au contact de cet héritage longtemps manipulé ou ignoré. Elle le restitue dans sa brutalité, concret, comme autant d’éclats du passé qu’il faut sauver, et qui portent une vérité. La langue est le point de contact. En d’autres termes, la littérature nous offre une « historicité », en prenant le parti de la mémoire individuelle.

5Andrzej Stasiuk, une des plus belles écritures de cette génération, se raconte roulant dans un camping-car, à travers les paysages des Carpates, et tapant à la machine ce qu’il nomme un « on the road slave ». Il regarde « par la vitre arrière », non pas pour graver le paysage dans sa mémoire, « mais pour tout [se] rappeler sans cesse à nouveau, tout recommencer, jusqu’à ce que la pensée et l’illusion recouvrent entièrement la réalité, effacent, gomment tous ces noms et ces paysages, ces événements dont on pourrait se passer et ces aventures qui auraient pu arriver à un autre. » C’est ce qu’il nomme le « lyrisme de la perte5 ». L’expérience littéraire du passé ne vise pas à la reconstitution, encore moins à la restauration comme on restaure une cathédrale, mais à un contact intime avec ce passé et ses questionnements, ce que sous d’autres cieux, un poète nommait la « mémoire par la langue6 ».

6Certes, les directions varient. Certains auteurs s’engloutissent dans cette perception du passé ; Stasiuk revient sur des lieux connus, et son « esprit assimile ce qui fut, décante le jus de la mémoire pour en isoler les éléments premiers, sentir enfin leur odeur et les goûter7. » D’autres dévoilent ce qui est oublié en collectionnant les « preuves d’existence », comme Hanna Krall qui arpente les rues d’un ancien shtetl, un plan que lui a envoyé un vieux Juif du Canada à la main, et qui veut voir un poêle. Elle se heurte aux légendes et aux superstitions8. Il y a encore ceux qui font revivre un monde disparu, à travers le contact des objets du passé, le toucher individualisé d’une mère ou d’un enfant, comme ces voisins de Hanemann, le personnage central du roman éponyme de Stefan Chwin9. Ce sont des Allemands de Dantzig qui fuient en 1944 devant l’avancée de Russes. Chwin leur redonne chair et sentiments, et porte le lecteur vers un regard dépassionné de ce passé.

Une quête de vérité

7Je trouve chez ces auteurs et quelques autres, une relation commune à l’Histoire et aux souvenirs, qui les éloigne des fictions historiques ou des vies imaginées si prisées en France. Leurs textes vont à la rencontre des mystères de la mémoire et ils tentent, sinon de les élucider du moins de les entendre. La narration est organisée autour d’un questionnement. L’investigation, l’enquête sur ce passé mis en doute (voire douteux) devient le moteur de l’énoncé, capte le lecteur, l’emporte sur le territoire de l’auteur sans jamais tout éclaircir, bien sûr.  Cette configuration narrative va de l’interrogation sur un trouble jusqu’à l’authentique enquête policière. Elle se présente comme une quête de vérité et/ou d’identité. Voici quelques exemples.

8Je pense d’abord aux auteurs issus de ce qu’il est convenu d’appeler, en Pologne, le « reportage littéraire ». Ce style, dont la tradition remonte avant la guerre, s’est développé quand des journalistes tentaient de contourner la censure du régime communiste. Il a donné des livres à succès. Nous connaissons en France, Ryszard Kapuscinski10, un peu moins Hanna Krall qui en a pourtant été la grande prêtresse. Elle s’est fait connaître dans les années 1970 par des récits sur la Russie profonde, et surtout, en 1977, par un entretien étonnant avec Marek Edelman, l’un des commandants de l’insurrection du ghetto de Varsovie11. Elle a travaillé aussi avec le cinéaste Krzysztof Kieslowski, puis en 1990-1992, elle a animé le groupe des jeunes reporters du grand quotidien né du changement démocratique, Gazeta Wyborcza12. « Je ne sais pas vraiment où se termine le journalisme et où commence la littérature », a-t-elle dit un jour. En 1985, elle s’est essayée au roman sur fond autobiographique13 pour, petit à petit, se consacrer presque exclusivement à la mémoire juive en Pologne. Elle s’est faite à la fois acteur et témoin de l’intérêt grandissant du public polonais pour ce passé enfoui par les mensonges du régime ou de l’Église catholique.

9Ses textes évoquent des parcours ordinaires, des personnages oubliés des shtetl de l’ancienne Pologne ou bien des combattants broyés par l’histoire, ou encore des enfants de rescapés. Elle tourne le dos à l’épopée ou à la vie exemplaire, pour nous restituer le destin des petites gens d’un monde juif disparu. Elle écrit du point de vue de la vérité du personnage, elle n’invente rien. Elle cherche, elle s’appuie sur des faits réels et documentés, parfois même compulse des archives. Le témoignage recueilli devient récit. Elle le met en scène dans un style qui place le lecteur au plus près du personnage, de ses étonnements et de ses évidences. Ce qui ne va pas sans malentendus avec les témoins. Ainsi, cette Isabelle R. qui s’était adressée à l’auteur dans les années 1980 ; devenue une vieille dame rescapée d’Auschwitz vivant en Israël, elle cherchait un écrivain qui fasse de sa vie « un roman pour Hollywood ». C’était sans doute sa manière de témoigner, « le livre devrait devenir un best-seller mondial ». Devant les protestations d’Hanna Krall elle avait insisté, et l’écrivaine s’était exécutée. Elle avait interrogée la vieille dame et lui avait soumis un manuscrit. Elle ne s’y était pas reconnue. Ou plutôt, elle n’y avait pas retrouvé la jeune Juive, toujours courageuse, qu’elle s’était inventée, mais une « héroïne » contradictoire, une femme soumise à son mari capable des pires audaces pour le sauver. Isabelle R. voulut qu’Hanna Krall enlevât « certains mots, tels que ‘humble’,’docile’, ‘douce’, ‘soumise’… Pas question, madame Krall ! Soumise ? Moi ? » L’écriture avait dévoilé son secret et le livre en resta là14.     

10Des années plus tard, Hanna Krall revient au témoignage d’Isabelle. En 2006, elle publie Le roi de cœur15, qui est cette fois un roman. Celui d’une jeune femme, nommée Izolda, dans la Pologne occupée par les nazis, puis en Allemagne et à Vienne, quand être une jeune juive, même de « bonne apparence », peut coûter très cher. Le lecteur partage ses peurs, ses espoirs et sa ténacité d’épouse séparée de son mari déporté à Mauthausen ; il comprend que le hasard est meilleur allié que Dieu. Tout est raconté « comme dans un film passé au ralenti », mais l’auteur cherche d’abord à transmettre ce vécu. Il mêle sans cesse un récit réaliste – ainsi cette histoire de sac posé « à la juive » sur une table qui faillit la démasquer –, et les rêves de midinette de la belle Izolda. Elle est sauvée par sa naïveté, par son ignorance de ce qui lui arrive, à moins que ce soit par le « roi de cœur », cette carte qu’une de ses amies tire régulièrement : « Le roi de cœur pense à elle… » En nous racontant de cette manière, le destin de ce couple sauvé par le hasard et l’amour d’une femme ingénue (libérés ils auront des enfants, mais le mari la quittera), Hanna Krall nous rapproche d’une vérité sur le sort des Juifs pendant la guerre sans céder aux fantaisies hollywoodiennes….

11On trouvera le même type de « reportages » chez d’autres auteurs qui ne viennent pas toujours du journalisme. Ils en empruntent la forme, notamment lorsqu’ils traitent un thème très fréquenté par ces écrivains : le retour au village de son enfance. Les résultats diffèrent, mais les récits sont toujours structurés autour d’une (en)quête, même lorsqu’ils prennent des tours poétiques. J’ai déjà signalé Andrzej Stasiuk et ses voyages à Dukla ; sa quête est presque métaphysique : « J’ai toujours voulu écrire un livre sur la lumière. Il me semble que rien ne rappelle autant l’éternité. » Il la rencontre sur les objets de son village : « Si je les regarde et les décris, c’est uniquement parce qu’ils réfractent la lumière, la façonnent et lui donnent une forme que nous pouvons appréhender. »  La langue choisie pour les descriptions nous emporte au-delà du réel : « Au tout moment, la lumière donnait vie aux choses avant de la leur enlever, avec une indifférence froide et surnaturelle. » Et touche le narrateur lui-même qui éprouve « l’hérésie de l’existence » : tel un objet, « je voyais la lumière s’emparer de moi […]. Touché par cette grâce, je demeurais assis à cette table, la main ceignant un verre aussi vide que je l’étais. » Dès lors, le souvenir convoqué à la faveur d’un reportage mémoriel, prend une toute autre force. Il reconstruit un monde disparu qui entre en écho avec une nostalgie de la Pologne rurale traditionnelle si présente dans l’inconscient collectif. C’est le cas, parmi d’autres, des images d’un grand père « très croyant », maire du village, qui organisait des « petites messes » chez lui, avec des vielles femmes. L’auteur ne se laisse pas prendre à une sorte de carte postale mélancolique, ou au pittoresque. Il nous embarque du point de vue de l’enfant qu’il fut au milieu de ces femmes, il nous dit ses découvertes du merveilleux ou du mensonge, ses premières émotions érotiques et ses peurs, tout en nous transportant dans une sorte de sociologie d’une existence perdue, son histoire même, où « la peine du quotidien » disparaît dans les rêves. Quand le grand-père s’agenouillait pour prier, son corps se libérait du « tourment éternel », « la pensée changeait la viande en lumière », il était transporté « dans un autre espace, situé au-delà du village, au-delà du monde, dans une réalité toute autre… »  La quête des lumières de l’enfance l’a conduit vers l’univers religieux des paysans16.

12D’autres abordent l’histoire plus directement, mais vue d’en bas. Ainsi, Pawel Huelle, qui raconte non sans humour, la « tragique » destinée d’une table, laissée par un Allemand à Gdansk, et qui est devenue un véritable objet transitionnel entre la grande Histoire, les querelles familiales et l’éducation d’un adolescent17. Ou bien Olga Tokarczuk, avec Dieu, le temps, les hommes et les anges, sans doute son plus beau roman18, qui nous fait traverser les drames du siècle dernier sur les traces de son village natal. Elle nous raconte sa désintégration à travers et par l’Histoire. Elle reconstitue des situations, égraine des « temps », une soixantaine de chapitres, autant de souvenirs de trois générations de personnages. Elle nous place dans une situation mémorielle classique – comme feuilletant un album de vieilles photographies –  et petit à petit nous comprenons qu’il ne s’agit pas de nostalgie mais d’une quête de sens. Sur fond de déchéance et de destructions du monde traditionnel par la guerre, le communisme et la bêtise humaine, le merveilleux populaire se transforme en préjugés, lâchetés et superstitions. Même Dieu est en concurrence avec un jeu de hasard. Et finalement, par le truchement d’un personnage qui revient vingt ans après avoir fui les violences paternelles, une jeune femme moderne (comme l’auteure ?), nous perdons le contact avec ce passé, nous le laissons comme elle quitte son père « assis sur un tabouret de cuisine au milieu du tas de gravats ». Je n’ai « plus besoin de rien, dit-il. Je n’ai plus peur de rien. »

Les abîmes de l’Histoire

13Cette quête de vérité peut donc être très douloureuse. Elle structure la relation de ces romanciers à l’Histoire, même et peut être surtout, quand elle s’accroche à des lieux. La ville natale devient un cauchemar dans les romans de Joanna Bator. Le dernier, Il fait noir, presque nuit19, met en scène une journaliste d’investigation, envoyée dans sa ville (Walbrzych) pour un reportage, qui s’installe dans sa vieille demeure familiale, et qui découvre des horreurs sur le passé. Comme dans ses livres précédents, note une critique, elle manie des styles très divers empruntant aux conventions du gothique, du roman policier ou psychologique, mais avec humour. Il se dégage de ce roman « une réflexion profonde sur le thème du monde imprégné par le mal », sur « la souffrance historique, la folie et la tragédie de ceux qui du fait de leur sensibilité, ne parviennent pas à en supporter le fardeau. Le passé se révèle une charge difficile, voire impossible, à surmonter ; l’histoire aime à se répéter, les démons peuvent se réveiller à nouveau à chaque instant20. »  

14A l’inverse, Marek Bienczyk, évoque un asile de fous comme un petit coin de paradis. C’est Tworki, le Sainte-Anne varsovien, en pleine guerre, apparemment oublié des nazis. Des jeunes Polonais, comptables de leur état, y ont trouvé du boulot en répondant à une petite annonce ; ils sont la jeunesse et la beauté même, ils s’adoptent et s’aiment, rient, dansent et s’embrassent sous les regards complices et amusés des quelques pensionnaires aux noms familiers – Goethe, Wirtuoz, Napoléon, Newton ou Antiplaton – qui déambulent en pyjamas rayés. Or l’harmonie de ce paradis est déréglée par la lente pénétration de la vraie folie, celle qui vient de l’extérieur. Dans ce roman21, Bienczyk réussit merveilleusement à tisser une intrigue qui nous emporte, sans en avoir l’air, dans l’Histoire et ses cruautés, et nous place devant nos responsabilités.

15Les procédés sont purement littéraires. Sans récit ni notation historique, il part d’une lettre dont on ne comprend pas le sens – il la cite à la première page – mais qui devient bouleversante, à la fin, quand nous connaissons Sonia qui a signé S. C’est raconté du point de vue d’un personnage, Jurek, dont on se demande parfois s’il n’est pas l’auteur, ou plutôt l’auteur joue sur cette identité en s’adressant parfois directement au lecteur. Le bonheur de ces jeunes gens embauchés à l’asile, dont on ne nous dira jamais que plusieurs sont Juifs et qu’ils se cachent après avoir échappé aux tueries nazies de 1942-1943, est transmis par une langue tout à fait étonnante. Étrange écriture en temps de guerre que ces volutes fleuries, joueuses, moqueuses, enfantines ! Il parle des femmes comme Ronsard. Ainsi cette apparition : « Laide était la guerre, belle était donc la gorge d’Anna, convions tous les ponts du monde à saluer son passage dans le décolleté nu comme le cœur du rédempteur. Terrible était la guerre, belle était donc la main d’Anna, serrant la première fleur du printemps couleur d’innocence, belle était la main d’Anna aux doigts serrés sur sa taille comme cinq frêles synonymes. Sauvage était la guerre, belle était donc la robe claire d’Anna, avec ses volants enjoués, sa texture délicate, ses boutons d’argent fidèles au poste. Anna avait choisi pour ces temps difficiles, un rouge à lèvres pastel avec un soupçon de mauve, des cheveux raides, épais, attachés en arrière, et la timidité de son visage comme le meilleur des maquillages. Elle se tenait dignement dans le musée de l’instant matinal22… » Il peint un bal d’anniversaire en faisant danser les mots à trois ou quatre temps : « Un deux trois il faisait pivoter Sonia sur son axe, un et deux la repoussait de côté, trois l’attirait à lui, et deux et trois s’envolait avec elle, puis un et un faisait tourbillonner l’air, et l’on ne voyait plus que les petites flammes dans les yeux de Sonia23… » Une écriture qui n’oublie pas la présence allemande en multipliant les inserts ironiques.

16La virtuosité de l’auteur lui permet de confondre les points de vue. Il est parfois Jurek amoureux de Sonia, le plus souvent il l’observe. Il invective le lecteur, l’exhorte d’adopter la petite reine de cette belle compagnie, qui venait de Berditchev – on ne le savait pas – et qui s’est livrée à la gestapo. Nous courons avec eux pour la sauver, mais « la mort était là. Le temps ne durait ni ne passait, Sonia n’était plus, on avait pendu Sonia en dehors de la ville, à Kopry, Sonia était pendue au peuplier, la mort était là24. » N’éludant pas les déclarations patriotiques et catholiques des autres, l’auteur adopte les questions de Jurek : pourquoi a-t-elle fait ça ? « J’y pense et j’y repense sans arrêt », dit-il à son amie Janka. « Tu peux encore vivre, toi. Voilà ce qu’elle m’a dit tout bas. Ce jour-là, ce matin-là. », [avant de se livrer], lui répond Janka. Jurek ne comprend pas : « Elle aussi pouvait vivre. Au paradis, à Tworki. Comme un coq en pâte. » Janka répète : « Tu peux encore vivre, toi. Voilà ce qu’elle m’a dit. Elle, elle ne pouvait plus. Tu comprends25 ? » Bienczyk, qui ne nous a pas dit que Sonia avait survécu à l’assassinat de tous les siens, ni même qu’elle était juive, qui n’a introduit la mort que par allusions, place tout à coup son lecteur devant l’abîme de l’Histoire. La question devient insupportable. Et Jurek finit par se ranger à la sagesse d’Antiplaton, un patient qu’il croise dans le jardin et qui lui demande de raconter. Il sort la lettre de Sonia de sa poche : « Vous voyez, dit-il en soupirant profondément, elle a écrit et signé pour mourir. Et maintenant moi aussi je dois écrire et signer. Jusqu’à mon dernier jour. Visiblement c’était écrit ! C’était écrit que j’écrirais. Que j’écrirais toute ma vie à Berditchev. » Puis il ajoute : « Toute la Pologne écrira26 ! »

17Ainsi la fiction romanesque et l’inventivité langagière, nous ont placé dans une relation singulière à l’Histoire : ni une restauration ni une légende mais une question forte, bien réelle, posée par des personnages tirés d’une archive – la lettre de S. qui a été retrouvée, « une lettre écrite au crayon, avec une drôle d’écriture, soignée mais trop serrée », précise l’auteur en postface.  

18En conclusion, je voudrais insister sur le succès de ces auteurs. Ils sont couverts de prix et certains de leurs romans comptent parmi les plus lus, en Pologne aujourd’hui. Certes, ils regardent beaucoup vers « la vitre arrière » pour reprendre le mot de Stasiuk, ils expriment une douce nostalgie des temps révolus, mais leur regard est lucide, parfois cruel. Ils ne cherchent pas à retrouver un monde idéalisé. Ils peuvent se souvenir avec tendresse d’une époque, d’un lien avec un lieu ou un objet, sans vouloir pour autant les restituer. Ainsi, Stefan Chwin  évoque le temps de Dantzig, des atmosphères, des personnages ou des voix sans nourrir les ressentiments. Hanemann, ce vieil Allemand au centre de son roman, assume son deuil. En feuilletant des albums de photos, « Hanemann revoyait les lieux, les maisons, les salons et les visages du passé, mais son cœur ne parvenait pas à retrouver, dans ces images de la ville qui n’était plus, quelque chose qui pouvait lui être proche. (…) Il s’abandonnait à ce jeu des réminiscences du passé vidé de tout souvenir douloureux.27 » Et le narrateur qui l’a observé lorsqu’il était enfant, qui, adulte, interroge des témoins, lui renvoie un regard tendre et compréhensif. L’auteur n’oublie ni le nazisme ni l’insouciance de cette population qui a profité de la guerre entre Danzig et Zoppot, et qu’il décrit avec finesse au début du livre. Sans complaisance, il évoque les responsabilités de chacun, avant, pendant et après la guerre. Mais d’une manière qui permet une reconnaissance mutuelle.

19La quête de ces auteurs les conduit plutôt à la déconstruction  des mythes – locaux, familiaux, nationaux voire européens – en multipliant les interrogations. Ils dérangent la conscience de chacun, surtout celles modelées par les mythes romantiques qui ont bercé des générations. Mythe d’une nation héroïque et martyre, innocente et victime de trahisons multiples. Mis à mal par l’Histoire découverte, ces mythes reviennent en mille morceaux dans les récits tourmentés de ces écrivains. En Pologne aussi, la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

20(Universités Paris 8 et Paris 4)