Colloques en ligne

Eric Méchoulan

Le sentiment du passé et l’histoire du littéraire : le médium de l’ami lecteur à la Renaissance

« La tâche des historiens de demain, s’il en existe encore,

sera d’écrire l’histoire comme une “histoire des sentiments”. »

Günther Anders, Aimer hier, Actes Sud, 2012, p. 13.

Au contact du passé

1Qu’elle soit connaissance rationnelle des événements du passé, agencement des faits dans un récit cohérent ou intelligibilité de processus de sociaux, l’histoire est peut-être plus immédiatement une manière d’être sensible à ce qui a disparu à jamais et dont nous possédons encore des « restes » (objets, discours, monuments, etc.) qui nous parlent, directement ou indirectement, de façons de vivre l’existence humaine. L’expérience vive de l’historien consiste d’abord (même si on l’oublie sous les effets de connaissance scientifique) à se sentir touché par ces existences d’autrefois, par ce qui a pu se passer.

2Il s’agit d’une expérience d’autant plus intense que la modernité a plutôt distendu les liens de chaque présent avec le passé : nous vivons le passé comme une énigme. Ce sont les étrangetés des existences anciennes qui nous frappent ; ce sont elles dont l’historien est censé rendre compte. Il est devenu notre « expert ès passé ». L’historien doit nous donner accès à ce qui n’offre plus d’évidence, tout en nous en faisant faire l’expérience comme autre de ce que nous connaissons aujourd’hui. Nous avons beau trouver chez Hérodote et Thucydide les sources de l’historiographie, ils n’éprouvaient pas ce sentiment de distance avec le passé, ils n’écrivaient pas pour combler ou reproduire ce fossé entre temps présent et temps anciens. La tradition dans laquelle ils s’inscrivaient donnait un accès toujours réactualisé aux expériences anciennes : leur présent était irrigué par le passé plus ou moins lointain dont ils parlaient.

3Depuis quelques décennies, l’« histoire immédiate » (dans la foulée de l’histoire du temps présent issue de comités d’historiens sur la seconde guerre mondiale, puis sur la guerre d’Algérie) ramène dans le présent le jeu historiographique. Mais elle le fait en tentant de prouver que les éléments fondamentaux du discours scientifique sur le passé y sont aussi respectés. Ce qui est juste. Mais on ne tire peut-être pas alors toutes les conséquences de cette histoire du temps présent, en n’en profitant pas pour remettre en cause ce paradigme de l’étrangeté fondamentale des événements d’autrefois à analyser. Il faudrait, au contraire, remettre le discours historiographique dans une philosophie du temps autre que le temps linéaire paisiblement découpable en passé et présent. L’histoire immédiate pourrait alors servir non de pointe extrême et problématique de l’expérience historiographique, mais bien de paradigme pour en saisir la logique intrinsèque1. Ce serait alors cette expérience vive de la présence du passé dont il faudrait partir, ce sentiment de proximité avec ce qui a pourtant disparu.

4Or, il est une expérience que nous avons sans doute tous faite qui peut nous en donner une idée : « Sitting across from me in the subway in Toronto, a woman is reading the Penguin edition of Borges’s Labyrinths. I want to call out to her, to wave a hand and signal that I too am of that faith. She, whose face I have forgotten, whose clothes I barely noticed, young or old I can’t say, is closer to me, by the mere act of holding that particular book in her hands, than many others I see daily2. » Alberto Manguel, ce grand érudit de la lecture, nous rapporte quelque chose de fondamental par cette simple anecdote : loin d’isoler chacun dans un monde parallèle et unique, comme on pourrait le croire, la lecture d’une œuvre littéraire passée construit du commun. Cette expérience engendre une communauté étrange, à la géométrie variable, aux temporalités inattendues, aux effets impondérables : surprise d’un commun plus encore qu’instauration d’une communauté. Le lien particulier qui unit les lecteurs amateurs d’un auteur ou d’un livre témoigne bien d’un sentiment de proximité, qui fait momentanément de ce lecteur que je découvre au détour du chemin une sorte d’alter ego. Cet autre lecteur d’un même ouvrage nous devient aussi proche qu’un ami tant semble forte la relation d’intimité que nous entretenons avec ces drôles d’objets que sont les livres de littérature.

5On peut amplifier encore cette étrange situation en notant que cet auteur, dont nous nous sentons si proches qu’il nous invite à nous lier à de parfaits inconnus — pour autant que ceux-ci l’aiment aussi, selon l’adage « les amis de nos amis sont nos amis » —, cet auteur donc n’a nul besoin d’être proche de moi historiquement ou socialement. Parmi tous les discours produits par les êtres humains depuis des siècles, ce que nous appelons « littérature » a, en effet, pour caractéristique de paraître traverser le temps impunément. Je ne vois guère que les textes de « philosophie » qui partagent un tel caractère3. Aucun éditeur aujourd’hui ne se risquerait à publier des manuels de confesseur du xvie siècle ou des recueils de jurisprudence médiévaux ; pourtant on continue à publier Homère, Horace, Chrétien de Troyes ou Jane Austen comme Platon, Sénèque, Guillaume d’Ockham ou Kierkegaard. Bien entendu, le système scolaire depuis plusieurs siècles en a constitué le corpus et assuré la reconduction. Mais on ne saurait ramener cette persistance à un seul effet institutionnel. Il faut bien qu’il y ait justement un sentiment de communauté induit par les lectures, que l’institution favorise sans doute, sans pouvoir pour autant l’ordonner totalement.

6Pour l’exprimer dans d’autres termes, nous pouvons reprendre la synthèse subtile de Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, « en général, c’est dans le jeu entre dénotation du passé et parole “universelle” que se joue le plaisir de la lecture littéraire. Cette manière de lire les textes, qui noue l’intime et le social, l’universel et l’historiquement situé, a elle-même une histoire : elle renvoie […] à un mode d’appropriation des textes étroitement lié à l’émergence, à la fin du xviiie siècle, du “grand écrivain”, cette figure puissante qui semble s’adresser au lecteur, individu singulier et inconnu, perdu dans l’anonymat du “grand public”, comme à un semblable, à un frère4 ». On a, certes, souvent fait de cette expérience une mystique de la littérature. Mais il est possible de saisir comment cet effet de lecture a pu être historiquement produit comme nous y invitent Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard. Si l’on désire comprendre mieux ce statut exemplaire du littéraire dans les œuvres d’écriture, nous devrions nous interroger sur la construction historique d’un tel sentiment de proximité et de communauté (sauf à croire à l’universalité et à l’intemporalité des génies). À l’instar des institutions ou des idées, c’est à une histoire des sentiments que nous devons alors recourir.

Une histoire des sentiments ?

7Il nous semble peut-être difficile de concevoir une historicité des sentiments dans la mesure où ils apparaissent privés, intérieurs et naturels, relevant d’états affectifs d’ordre biologique. Comment changeraient-ils ? Comment même pourrions-nous en repérer les évolutions ? Si la première parole de la littérature occidentale concerne la colère d’Achille, ne sommes-nous pas, nous aussi, en ce début de xxie siècle, capables d’éprouver de la colère avec autant de force ? À un certain niveau, les émotions du type de la colère sont bien naturelles : d’ailleurs, même les animaux manifestement les éprouvent. Pour autant, peut-on vraiment dire que nous partageons le même sentiment qu’Achille, alors que nous ne vivons plus dans une société où l’honneur et la réputation priment5 ? S’il se met en colère, s’il devient possible d’en chanter les péripéties, c’est d’abord que cette colère est publique plus encore que privée, extérieure et non seulement intérieure, ordonnée culturellement par le statut social d’Achille et le type d’affront qu’il ne peut recevoir, beaucoup moins par une réaction quasi organique. Les manifestations physiologiques de la colère peuvent rester à peu près identiques ; elles n’interviennent, cependant, pas dans les mêmes situations culturelles ni avec les mêmes portées sociales. Sans parler des différences de genre à l’intérieur d’une même société : au sein de la modernité occidentale, la femme en colère risque vite de passer pour une mégère acariâtre en proie à des passions qu’elle ne contrôle pas, tandis que l’homme y confirme sa virilité et sa raison, voire son courage sur la place publique6. C’est en quoi Fedric Jameson avait raison d’attirer notre attention sur le fait que la psyché avait elle aussi une historicité7.

8Les historiens ont développé, surtout depuis une quinzaine d’années, l’étude de ces évolutions des émotions ou des sentiments. Mais c’était déjà l’objet, révolutionnaire à l’époque, de la grande thèse de Norbert Elias sur le processus de civilisation qui conjoint nouvelle organisation sociale et politique (société curiale, État, complexification des fonctions sociales, développement de l’administration, interdépendance croissante des individus) et nouveau dispositif de contrôle des pulsions par intériorisation croissante. L’idée d’une « intériorité » naturelle des sentiments est elle-même culturelle.

9Quand les Grecs parlent du thumos, le lieu de production des énergies affectives, il est situable physiologiquement dans le ventre, mais surtout exprimable dans l’espace public. Quant Ajax entre en fureur contre Ulysse, Athéna qui veut protéger celui-ci ne contraint pas Ajax à garder en lui ses sentiments, elle lui fait simplement croire que ce troupeau de bœufs, qui vaque paisiblement près du camp des Grecs, est l’armée d’Ulysse dont il entend se venger : elle échange un espace public contre un autre pour l’expression de la colère (orgè). Quand le duc de Saint-Simon assiste à la déconfiture des bâtards du roi qu’il espérant tant, il en rapporte l’annonce officielle  avec un plaisir qui touche à l’orgasme (au début du xviiie siècle, le terme désigne encore la colère plutôt que la jouissance sexuelle, mais on voit bien avec Saint-Simon comment celle-là va glisser vers celle-ci via une intériorité bouillonnante) : « À ces paroles, je sentis un trouble de joie du grand spectacle qui s'allait passer en ma présence, qui m'avertit de redoubler mon attention sur moi. […] Moi cependant je me mourais de joie. J'en étais à craindre la défaillance; mon cœur, dilaté à l'excès, ne trouvait plus d'espace à s'étendre. La violence que je me faisais pour ne rien laisser échapper était infinie, et néanmoins ce tourment était délicieux. […] Je me devais, je me remerciais de ce que c'était par moi qu'elle s'effectuait. J'en considérais la rayonnante splendeur en présence du roi et d'une assemblée si auguste. Je triomphais, je me vengeais, je nageais dans ma vengeance8. »Il s’agit bien d’un spectacle public, mais le plaisir ressenti doit être contenu et on jouit d’autant plus que l’on parvient à ne rien montrer. L’interprétation générale de Norbert Elias semble bien décrire l’évolution de ce genre de phénomènes : les vengeances ne suivent plus les mêmes parcours.

10Cependant, le propos d’Elias reste justement trop général et pèche par de nombreuses simplifications historiques. Sa caractérisation des comportements impulsifs au Moyen-Âge ou sa manière de replier trop vite politesse ou civilité sur l’étiquette curiale laissent, à juste titre, sceptiques nombre d’historiens récents9. Du côté théorique, ses emprunts ponctuels à la psychanalyse (de la répression des pulsions aux conduites du Sur-moi) apparaissent également critiquables, soit parce qu’il plaque ces notions de manière réductrice sur des situations et des êtres, soit parce qu’il ne reprend pas la logique d’ensemble que proposait Freud. Mais au moins avait-on, avec Elias, une tentative pour penser la rationalisation étatique, sociale et individuelle du monde moderne à partir d’une histoire des affectivités.

11Depuis une quinzaine d’années, surtout du côté anglo-saxon, les travaux se sont multipliés sur l’histoire ou l’anthropologie des émotions. Ils tâchent de montrer comment les manières de ressentir et d’exprimer ses sentiments varient dans le temps et en fonction des cultures. Il en va de même pour les types de sentiment induits par les textes que nous appelons « littéraires ». C’est d’autant plus approprié que ces émotions ou sentiments sont référés à des conceptions variables du « moi », ainsi qu’à des systèmes de valeurs relatifs à des conditions sociales spécifiques10, or les textes « littéraires » jouent justement sur ces moi auctoriaux et ces questions de valeur.

12On peut, cependant, noter que nombre de ces conceptions conçoivent cette socialité des émotions en fonction de normes, de communautés, de régimes ou de styles : autant de manières plus ou moins rigides, plus ou moins contraignantes de concevoir l’extériorité des émotions. En rejetant le modèle d’une intériorité des émotions qui surgirait, malgré le contrôle des sujets dans l’espace public, on inverse le sens du fonctionnement et on souligne les formes d’intériorisation des codes ou des répertoires disponibles par apprentissage social11. On y gagne certainement une meilleure compréhension des processus culturels et des manières individuelles d’être, voire des enjeux économiques récents avec le développement des relations de service qui opèrent justement sur ce management des affects pour une intensification de la vie quotidienne12 — ce qui nous permet au passage de saisir combien ces investissements de la recherche tiennent eux aussi à des situations sociales et culturelles actuelles.

13Pourtant, le risque est aussi de s’illusionner sur les communautés en question, de perdre le sens des échelles (doit-on parler au niveau de la nation, de différents groupes sociaux, de la famille, des rôles sexuels ?) et de conserver des figures stables où la dynamique serait seulement celle du mouvement dehors/dedans ou dedans/dehors. On ne peut manquer de remarquer qu’en lien souvent avec l’héritage de la rhétorique et d’une psychologie des interactions, les émotions deviennent aussi l’objet des sciences politiques13 : on comprend l’intérêt pour la gouvernabilité des individus si l’on pouvait reconnaître et régler les formes sociales de production des émotions et stabiliser les processus mouvants de la constitution des sujets et des communautés. Se développe alors une « intelligence émotionnelle », dont on discerne vite les enjeux de pouvoir et de contrôle, quand elle parle d’une nécessité de « schooling the emotions » qui correspondrait à ce qu’on appelait autrefois, dans la morale la plus traditionnelle, « forger le caractère14 ».

14À l’inverse, certaines critiques féministes ont pris ce tournant affectif pour mieux déplacer la notion même de sujet  « and to radically rephrase the notion of agency itself15 ». C’est en bonne partie le propos de Sara Ahmed qui change la question « Que sont les émotions ? » en « Que font les émotions ? ». Pour elle, dans une lignée deleuzienne, c’est « through emotions, or how we respond to objects and others, that surfaces and boundaries are made ; the ‘I’ and ‘we’ are shaped by, and even take the shape of contact with others16. » C’est ainsi que les émotions configurent des sujets, aménagent leur cohésion, leur manière de coller des signes. À la différence d’un Brian Massumi qui oppose affect comme pure intensité non qualifiée et émotion comme intensité qualifiant un sujet et des contenus17, elle évite ces effets de purification et de pseudo autonomie des affects pour mieux en saisir l’épaisseur empirique. On peut aussi retenir les propositions fortes d’Hélène Merlin sur la nécessité de penser les émotions et leur langage, justement parce que cela permet d’analyser des dispositifs de signes, des procédures de contact, des manières de toucher18.

15Il est alors important de saisir la logique sociale des sentiments, affects ou émotions19 : ils relèvent moins d’une érotique (plus ou moins freudienne) que d’une thymotique. Le pathos20 est, en effet, l’affaire du thumos, qui constitue une instance bien plus générale que ce qui serait pour nous le siège des émotions. Le mot provient de thuô, brûler. Là où nous dirions « perdre la vie », les Grecs disaient « perdre le thumos ». On en a encore une trace estompée au xviie siècle dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) à l’entrée « sentiment » où un des premiers exemples est « Un mort est privé de vie et de sentiment. Un ladre, un membre engourdi, n'ont point de sentiment, ils sont privez de sentiment. » Un ladre est un lépreux ou un avare : ils n’ont pas d’énergie active, ils se trouvent en dehors des échanges sociaux, l’un par sa maladie, l’autre par son vice. Mais, pour Furetière, c’est une manière de saisir la dimension morale et sociale du sentiment autant que sa mesure physiologique. Cette dimension relève de ce que l’on peut appeler une « thymotique ».

16La thymotique ne s’occupe pas du désir, mais du besoin de gloire ou à tout le moins d’estime ou de respect. Elle détermine des « ensembles de fierté21 ». Les sentiments y trouvent leur creuset politique. En effet, autant la dynamique érotique est fonction d’un manque, autant l’énergie thymotique est l’enjeu d’une reconnaissance. Le sentiment est donc avant toute chose publique, parce qu’il est affaire de relations et d’échanges, de contacts et de litiges. De quelle forme d’échange peut-on alors parler quand on essaye de faire l’histoire du littéraire ? Peut-on faire l’archéologie du sentiment amical dont témoigne encore l’anecdote que rapporte Alberto Manguel ? Que serait une thymotique du littéraire ?

Le médium de l’ami lecteur

17Depuis quelques décennies sociologues et historiens du fait littéraire ont développé l’idée que ce que nous appelons « littérature » ne concerne vraiment qu’un phénomène récent. Il faudrait attendre l’autonomie esthétique du xixe siècle ainsi que son économie de marché et l’institution des avant-gardes pour voir émerger la « littérature ». De fait, ce sentiment d’amitié entre un auteur et ses lecteurs est exactement ce que note Mme de Staël au seuil de la modernité, dans son ouvrage justement intitulé De la littérature, en faisant de Rousseau « l’écrivain qui a donné le plus de chaleur, de force et de vie à la parole, l’écrivain qui cause à ses lecteurs une émotion si profonde, qu’il est impossible de le juger comme un simple littérateur. L’on se sent entraîné par lui comme par un ami22 ». Mais on voit bien qu’il s’agit déjà de reculer dans le temps, de construire un sentiment à partir d’une expérience du passé : elle parle sous le Consulat d’un écrivain d’ancien régime. Cela nous invite à reculer dans le temps. Malgré les différentes fonctions sociales que pouvaient avoir des poèmes, des tragédies ou des romans avant la modernité, c’est aux xvie et xviie siècles que s’établit vraiment ce « médium » de l’ami lecteur.

18Car il s’agit avant tout de formes matérielles de médiation ou de transmission. C’est seulement en apparence que le sentiment littéraire circule entre deux personnes (l’auteur et son lecteur), en fait deux autres instances sont aussi importantes pour le mouvement affectif : le public et l’objet livre. Les jeux d’échange et de reconnaissance en constituent les traces mouvantes.

19Le problème concerne, en effet, la logique même de la production écrite : la littérature concerne bien les litterae. Sur ce point Platon avait parfaitement ciblé le problème de ce médium particulier quand il souligne dans le Phèdre que, « quand, une fois pour toutes, il a été écrit, chaque discours va rouler de droite et de gauche et passe indifféremment auprès de ceux qui s'y connaissent, comme auprès de ceux dont ce n'est point l'affaire ; de plus il ne sait pas quels sont ceux à qui il doit ou non s'adresser. Que par ailleurs s'élèvent à son sujet des voix discordantes et qu'il soit injustement injurié, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n'est capable ni de se défendre ni de se tirer d'affaire tout seul23. » L’enjeu ici est bien moins épistémologique que politique. Ce sont les lecteurs « incompétents » sans doute, mais surtout illégitimes qui posent problème, ceux qui ne devraient pas avoir accès aux textes de certains auteurs. Dans une situation d’oralité, vous pouvez contrôler dans une certaine mesure votre public, modifier votre discours en fonction de votre déchiffrement des visages ou des postures, répondre aux objections ou éclaircir les malentendus éventuels ou, tout simplement, comme Horace sélectionner votre public : « Aucune boutique, aucun pilier ne pourrait offrir mes petits livres [libellos] aux mains suantes de la foule [manus insudet volgi] [...]. Je ne les débite à personne [nec recito cuiquam], sinon à mes amis [nisi amicis]24. »

20Avec l’écrit la mésentente devient l’horizon de la communication. Seul un réseau amical semble pouvoir constituer une audience acceptable, car le malentendu devrait y être minimal et la bienveillance, générale. C’est exactement ce que les humanistes retrouvent en même temps qu’ils étudient et diffusent les textes de l’antiquité grecque et latine et que le recours à l’imprimé s’impose25. Les adresses au lecteur se multiplient qui l’invoquent comme candide ou bienveillant, pieux ou érudit. Mais bien souvent, l’auteur ou l’éditeur tentent de l’enrôler dans un groupe d’amis : amice lector, ce vocatif en appelle directement au lecteur et l’engage immédiatement à aborder le texte avec le regard et la compréhension d’un ami. Les humanistes en font grand usage. Par exemple, cet ouvrage de Peter de Backer dont la typographie marque bien la valeur accordée à cette adresse amicale :

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21La République des Lettres est ainsi constituée par des amis qui correspondent par le moyen d’écrits, tantôt lettres personnelles directement adressées, tantôt ouvrages aimablement dédiés (il arrivera ainsi à Érasme de dédier à différentes personnes le même ouvrage sans y trouver motif à trahison). Livres et lettres tendent à se superposer dans leur destination. Se répandent même des ouvrages que l’on appelle Thesaurus amicorum qui sont formés de pages blanches bellement ornées et encadrées pour que les amis puissent y écrire eux-mêmes. Avec le développement de la culture de l’imprimé, l’amitié devient un médium de communication.

22Comment est-ce possible ? Pourquoi ce choix de l’amitié ? Il ne s’agit pas simplement, même en ces temps profondément aristotéliciens, d’un héritage intellectuel de l’Éthique à Nicomaque (dont l’interrogation sur la justice et le vivre ensemble se termine par deux livres entiers sur l’amitié) ; c’est que l’amitié occupait une fonction sociale beaucoup plus large que la nôtre et surtout une fonction publique bien plus que privée. Les communautés se décrivaient comme des associations d’amis et les alliances politiques suivaient le même principe. Par exemple, l’accord entre les cités souveraines de Lausanne, d’un côté, de Berne et de Fribourg, de l’autre, jusque-là en conflit, est ainsi formulé  : « À tous ceux qui liront ces présentes faisons savoir, nous, conseillers, sénateurs et citoyens de Berne et Fribourg, d’une part, et nous, gouverneurs, sénateurs et citoyens de la communauté de Lausanne, d’autre part, que nous avons fait amitié [amicitia] mutuelle et combourgeoisie, pour le profit de nos choses publiques et sujets26. »

23Nous devons donc éviter de concevoir l’amitié à l’aune du seul vertige de l’alter ego. Montaigne est le premier à souligner le caractère tout à fait exceptionnel de son amitié avec La Boétie, dont nous avons fait rétrospectivement le modèle de nos amitiés modernes. Il est bien conscient de ces autres amitiés, qu’il nomme « communes », à la fois parce qu’elles renvoient à des considérations d’intérêt qui les rendent vulgaires et qu’elles ont un usage social où elles font littéralement « communauté ». Le juriste Jean Bodin, son contemporain, dit encore dans son grand ouvrage sur la République que « ce n’est pas assez que les loix et Magistrats contraignent les sujects de vivre en paix, s’ils n’ont amitié les uns aux autres. Aussi le fondement principal des mariages et de la societé humaine gist en amitié, qui ne peut estre durable sans l’harmonie et concorde mutuelle27. » Le modèle nobiliaire des réseaux d’amis comme affinités électives dans lesquelles l’investissement affectif est aussi important que les services rendus compte aussi notablement28. Sans parler de l’amicus interior chrétien, hérité de saint Augustin29 qui se mêle aux manières antiques des mises en scène de Cicéron : ainsi, Michel de L’Hospital reçoit volontiers ses amis dans son domaine au Vignay en rejouant à sa manière le Tusculum de Cicéron, se montrant à la fois grand homme d’Etat et lettré savant, au milieu de ses familiers30. Autant d’éléments enchevêtrés qui allouent à l’amitié une fonction sociale évidente, voire une fonction politique dans l’espace public.

Le dossier Rabelais

24Ouvrons alors un dossier, celui de Rabelais.

25Jacqueline Cerquiglini nous rappelle qu’il y a certes, dans ces temps d’hétéronomie de la littérature, dépendance interpersonnelle, comme dans le système féodal, entre le poète et son patron, mais qu’il existe aussi un réseau horizontal entre poètes qui « se développe à la fin du Moyen-Âge sous deux aspects : celui des confréries joyeuses, compagnies bachiques et goliardiques, réseau in praesentia des amis avec lesquels on festoie ; celui des compagnies sérieuses, des cercles d’humanistes, réseau in absentia des amis auxquels on écrit31. » Or, Rabelais se trouve exactement à la conjonction des deux. Ce qui explique qu’il ait été lu tantôt sous l’angle du comique populaire, tantôt sous celui de l’érudit profond.

26On voit bien la construction de cet espace de réciprocité amicale, jouant à la fois de la distance épistolaire humaniste et de la présence joyeuse des familiers, dans les Epistres morales et familières du Traverseur de Jean Bouchet. Il entame ainsi son ensemble de lettres où il met en relief la manière de se voir par écrit :

Amy lecteur duquel le clair esprit

Suyt les propos de diverses matieres,

Qu’ont les amys de se veoir par escript,

En trouveras es lettres familieres

Du Traverseur, toutes particulieres.

De divers sens, sentences, et propos,

Non de luy seul, mais de plusieurs suppos

Grans orateurs, et clercs en toutes lettres,

Au Grec, latin plusque au françois dispos,

Non ignorans pourtant vulgaires metres.

27Procureur à Poitiers, Jean Bouchet cherche à se placer comme poète de cour, sans jamais y parvenir. Dans l’héritage des grands rhétoriqueurs, et faisant preuve d’une grande érudition il entend donner une instruction morale et religieuse à ceux qui ne lisent pas le latin. Ses épîtres circulent dès les années 1525, mais elles ne sont publiées qu’en 1545 (il a déjà soixante-neuf ans). Certaines épîtres sont en fait, comme il l’annonce lui-même avec un excellent sens de la publicité liminaire, écrites par ses correspondants poètes ou savants, ce qui lui permet justement de montrer les formes de réciprocité amicales qui fondent cette République des lettres. C’est ainsi que « maistre François Rabelais homme de grans lettres Grecques & Latines » lui écrit :

Les talloniers de ton patron Mercure,

Et sur les vents te metz allègre & gent

Car Eolus ne sera négligent

De t’envoyer le bon & doulx zéphire

Pour te porter ou plus on te desire

Qui est céans, je m’en puis bien vanter

Ja (ce croy) n’est besoing s’assavanter

De la faveur & parfaite amitié

Que trouveras, car presque la moitié

Tu en congneuz quant vins dernièrement […]

A liguge ce matin de septembre

Sixiesme jour, en ma petite chambre,

Que de mon lict je me renouvelais

Ton serviteur & amy Rabellays32 »

28En introduisant son lecteur dans ces échanges entre amis poètes et érudits, en le nommant d’entrée « ami », il l’inclut dans les cercles heureux de la communauté lettrée — et réciproquement, il devrait en être d’autant plus estimé et aimé. En entremêlant savoir moral et plaisir de la lecture, il sait flatter ses lecteurs et s’en faire bien recevoir. Cependant, il ne faudrait pas limiter ces enjeux à une simple captatio benevolentiae d’ordre rhétorique. La possibilité d’échanges amicaux alimente la constitution d’un groupe social aux assises qui semblent ainsi plus harmonieuses.

29L’adresse au lecteur et le prologue du Gargantua soulignent cette double dimension d’association joyeuse et de confrérie savante. Rien d’étonnant alors qu’il entame son adresse par

Amis lecteurs qui ce livre lisez,

Despouillez vous de toute affection,

Et le lisant ne vous scandalisez.

Il ne contient mal ne infection.

Vray est qu’icy peu de perfection

Vous apprendrez, si non en cas de rire.

Aultre argument ne peut mon cueur elire.

Voyant le dueil, qui vous mine et consomme,

Mieulx est de ris que de larmes escrire,

Pour ce que rire est le propre de l’homme.

Vivez Joyeulx33.

30Rabelais demande donc à ses lecteurs, de manière rituelle, de prendre cette posture de candeur caractéristique de l’ami (la candor est cette page blanche sur laquelle on peut écrire comme dans un thesaurus amicorum). Nulle passion personnelle ne doit venir troubler la bonne réception du texte imprimé. La clause de modestie affichée (guère de perfection à attendre et peu d’instruction à acquérir puisqu’il n’est question que de s’amuser) se retourne pourtant en figure philosophique fondamentale, puisque le rire est l’essence de l’homme. Le lecteur doit donc participer, lui aussi, à cette double scène des confréries joyeuses et des compagnies érudites.

31Pourtant, à l’intérieur même du récit, il est un moment où le public apparaît bien éloigné d’un tel idéal. Gargantua vient d’arriver à Paris, or les habitants de la capitale sont présentés comme le public dissipé par excellence. Au lieu d’écouter attentivement un « bon prescheur evangelique », le public parisien est si « inepte de nature qu’un basteleur, un porteur de rogatons, un mulet acvecques des cymbales » les attirera plus. Voyant cela, Gargantua en pieux géant, leur paye le spectacle en les compissant « par rys ». Ceux qui en réchappent sont soit en colère soit, « par rys » à leur tour, s’en amusent. Et c’est ainsi que Paris fut nommée. Paris n’est qu’un jeu de mots sur cette essence de l’homme et ce peu de perfection qu’est le rire34. Mais si certains parisiens parviennent à rire avec Gargantua, c’est qu’ils ont su entrer dans le jeu et, par extension, dans la bonne façon de lire les événements35. L’ami lecteur comprend les enjeux du rire et sait qu’ils fondent et nomment même la capitale du Royaume.

32L’histoire ne finit pas là. Car il y a une autre étymologie, extrêmement savante celle-là, qui rend compte du public parisien : « les Parisiens, qui sont faictz de toutes gens et de toutes pieces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes et quelque peu outrecuydez dont estime … que sont dictz Parrhesiens en Grecisme, cest a dire fiers en parler. »

33L’étymologie érudite (puisque provenant du grec dans un livre en latin) renvoie ainsi les parisiens à la figure de la parrhêsia. Michel Foucault a mis en relief cette notion dans son dernier cours au Collège de France et a insisté sur la valeur philosophique essentielle de ce courage de dire vrai36 (différent de dire la vérité). Avec Rabelais, nous avons l’autre facette de la parrhêsia : la prétention à dire le vrai, voire l’outrecuidance, en tous les cas la fierté (plus que le courage) de prendre publiquement la parole pour affirmer, d’un même mouvement, un état des choses et son propre être.

34La parrhêsia relève de la thymotique, avec toute l’ambivalence que peut recéler cette fierté entre affirmation de soi et reconnaissance publique. C’est que la parrhêsia engage toujours un certain agencement public des énonciations. Michel Foucault insiste sur la dimension de production de ce dire vrai. Qu’arrive-t-il à ceux qui s’emparent de ce qui a été énoncé et entendent, à leur tour, entrer dans le mouvement de la parrhêsia ? Comment faire pour que les paroles franches ne soient pas prises pour trop rudes, trop abruptes ? Comment s’assurer que cette franchise soit de l’ordre d’une faveur plus que d’une censure ? L’ami est justement celui qui dit vrai à son ami, tout en le comprenant intimement et en le ménageant pour qu’il se corrige sans se rebuter.

35Nul hasard donc de voir intervenir cette figure comme un médium de communication entre ceux qui ont « fier parler ». S’ils répondent au dire vrai de Gargantua (son compissage autant que sa revendication souriante de le faire « par rys » constitue sa parrhêsia) par la colère, les habitants de la capitale n’aboutiront qu’au conflit ; s’ils répondent « par rys », alors ils se seront accordés (au sens musical autant que politique) avec ce dire vrai. La complicité établie par le rire permet une relation amicale où la fierté, l’affirmation de soi dans son dire, permet de ne pas entrer dans une relation antagoniste, voire dans une outrecuidance (une façon de trop croire en soi) qui empêcherait le dialogue. Le problème est alors de savoir comment passer de la familiarité de l’ami qui nous connaît (et nous comprend) aux amis lecteurs, par définition, inconnus (qui risquent de nous mépriser en affirmant fièrement leur propre interprétation ou leurs choix aberrants : une mule à cymbale plutôt qu’un prêcheur évangélique).

36N’oublions pas que Gargantua est publié dans un moment de querelles croissantes sur l’interprétation de la parole biblique. Ainsi, pour le carême de 1533, le chapelain de Marguerite, la sœur du roi, fait un prêche, en présence du roi, qui est jugé trop proche de Zwingli par les théologiens de la Sorbonne ; ceux-ci condamnent les prêcheurs évangéliques et invitent les parisiens à les soutenir contre le roi ; en retour François Ier bannit trois théologiens parmi les plus enflammés en mai, sans parvenir à endiguer rapidement les « émotions » populaires (comme on disait). On ne sait exactement de quand date la première édition du Gargantua, sans doute 1534 et plutôt vers la fin de l’année37, en tous les cas assez proche de l’affaire des placards : dans la nuit du 17 au 18 octobre 1534, un violent manifeste intitulé Articles véritables sur les horribles, grands et importables abus de la Messe papale, inventée directement contre la Sainte Cène de Notre Seigneur, rédigé par Antoine Marcourt (pasteur à Neufchâtel, influencé par Zwingli), est placardé à Paris, Tours, Orléans, Blois, Rouen et à Amboise jusque sur la porte de la chambre du roi. Une liste de suspects d’hérésie est dressée (le 24 octobre Antoine Augereau, soupçonné d’avoir imprimé ces placards, est condamné et exécuté) et une procession expiatoire est organisée pour purifier la capitale de cette « pollution » publique. Car l’enjeu concerne bien l’appel au public par Marcourt et la nécessité, pour le roi et les théologiens de la faculté de Paris, de contrôler ce même public. Comme le note Torrance Kirby, cet épisode constitue « a key dramatic episode in the unfolding of the Reformation in France, and serves to hightlight the emergence in the early modern period of a new and popular sense of “public” over a much older and hieratic sense embodied int the institutions of monarch and church38. » Le roi qui semblait prêt à accepter les prêcheurs évangéliques modérés se détourne d’eux. D’autant plus que le 13 janvier 1535, du même pasteur circule un Petit traité de la saincte eucharistie, qui relance le scandale, au point que le roi interdit purement et simplement toute publication imprimée. Il revient sur cet édit, impossible à maintenir, un mois plus tard, mais un tel désir de mettre fin aux opérations éditoriales montre bien les risques politiques de l’écrit imprimé. Quand on sait qu’Antoine Marcourt avait publié en août 1534 un ouvrage de critique des membres du clergé catholique vu comme des vendeurs d’âme sous le titre de Le Livre des Marchands, fort utile à toutes gens et qu’il le signait ainsi : sire Pantapole, bien expert en telle affaire, prochain voysin du seigneur Pantagruel, on discerne l’implication possible de la satire rabelaisienne dans les affaires théologiques et politiques. C’est dans ce contexte de polarisation politique de cette nouvelle culture de l’imprimé que paraissent la première puis la seconde édition de Gargantua.

37Rabelais a laissé son manuscrit à l’imprimeur lyonnais François Juste qui s’occupe de la publication pendant que Rabelais accompagne l’évêque du Bellay à Rome. Cette première édition est plutôt bâclée et Rabelais prend la peine de travailler avec l’imprimeur, comme souvent c’est le cas chez les humanistes, pour faire une seconde édition en 1535 bien meilleure. Or, cette édition soignée comporte au revers de la page de titre, dans la désormais traditionnelle adresse au lecteur, une très belle coquille.

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38Voici donc que nous avons le singulier et le pluriel appelés par le même mouvement du typographe : « Au Lecteurs » ! Or, cela constitue sans doute la manière la plus éloquente qui soit d’exhiber le paradoxe du lectorat : simultanément singulier et multiple, familier et sans visage, proche et lointain. Ce léger défaut d’attention dans le titre même de cette adresse au lecteur — pour autant que l’on n’imagine pas le sourire de Rabelais quand il a dû découvrir la coquille et qu’il l’a peut-être laissée : on peut rêver ! — est signe de la tension entre auteur et lecteur(s). Un écrivain contemporain, familier de Rabelais, l’a très bien senti : « Rabelais ne nous laisse pas en main de médiation qui rejoigne quête intérieure et comportement dans le monde, tout en faisant de ce conflit son permanent et pragmatique matériau : c’est à la fois la promesse et l’obstacle39 ». Il s’agit, en effet, de faire comme si le lecteur devenait un ami ayant accès à notre propre quête intérieure tout en le maintenant à l’horizon politique de l’espace public dans son ensemble. Mais cette absence de médiation trouve quand même dans le médium de l’ami lecteur, réunies, la douceur politique du vivre ensemble et le risque du fier parler, la promesse de solidarité et l’obstacle de l’altérité. La minuscule faille matérielle de la coquille touche juste, peut-être justement parce qu’elle est une minuscule faille matérielle. L’auteur espère que l’« ami lecteurs » pourra se glisser par cette faille où il apparaît simultanément multitude du public et intimité d’une relation. Face à l’illégitimité potentielle des lecteurs d’aujourd’hui ou de demain, face à leur propre fier parler qui pourrait vite tourner à la censure et au rejet, l’appel à l’amitié opère comme un adoucissement politique du fier parler de l’auteur et une supposition de familiarité et de solidarité.

39Toute prise de parole publique risque, en effet, de paraître outrecuidante. Sauf à suivre les circuits autorisants des institutions dans lesquelles les individus trouvent leur autorité, au nom de qui ou de quoi parler publiquement ? Et même si les légitimations et les compétences sont affirmées, il n’en demeure pas moins le risque d’une critique agressive, d’une surdité obstinée, d’une dénégation des tampons administratifs40. L’adresse à l’ami lecteur est aussi un appel à sa générosité critique : la lecture accueillante devient un contre-don indispensable à l’économie des échanges d’écrits.

40Cependant, l’exigence de générosité est d’autant mieux fomentée que l’on a déjà fait le tri entre les lecteurs légitimes et les illégitimes. Nous en trouvons une image dans le texte même du Gargantua dans l’épisode conclusif de l’abbaye de Thélème. En ce lieu de convivialité idéale, n’entre pas qui veut ! Une inscription au-dessus de la porte de l’abbaye, comme une adresse au lecteur sur le seuil du livre, en énumère les conditions par une longue liste qui tâche de recenser tous les cas de figures possibles. Et ce n’est pas un hasard si l’on commence par les exclus, car ce sont bien ceux qu’il faut absolument repérer de loin, avant d’en venir à ceux et celles qui pourront pénétrer et vivre en harmonieuse communauté :

Cy n’entrez pas hypocrites, bigots

vieux matagotz, marmiteux, boursouflez,

Torcoulx badaux plus que n’estoient les Gothz […]

Cy entrez, vous, et soyez bien venus,

Et parvenus, tous nobles chevaliers.

Cy est le lieu ou sont les revenuz

Et parvenus, afin qu’entretenuz

Grands et menuz, tous soyez a milliers,

mes familiers serez, et peculiers […]

en  general tous gentilz compaignons41.

41Il est significatif que, d’entrée de jeu, ce soient les hypocrites, ceux qui jouent un double rôle, ceux dont la parole ne dit pas vrai, qui soient exclus, à l’instar des bigots, trop étroitement attachés aux formes et aux rituels pour atteindre la vraie foi. Le début de la liste des bien venus est également significative : tout d’abord, un accueil des nobles, mais aussi une ouverture aux personnages socialement importants comme à la foule des possibles lecteurs (« Grands et menuz »), sous certaines conditions éthiques, ainsi que la manière de souligner leur liaison (« entretenuz » désigne autant le fait que l’on prendra soin d’eux physiquement et spirituellement, que la nécessité d’une vie commune où tous se tiennent les uns les autres par des attaches affectives). L’intéressant étant surtout que l’on retrouve la logique paradoxale de la coquille dans un jeu sur le signifiant, puisque ces grands et ce menu peuple sont des « milliers » qui se retrouvent dans « familiers ». C’est même dans le plus intime, le familier, que se trouvent logés les milliers, plutôt que l’inverse — de même que c’est « au lecteurs » que l’auteur s’adressait. La relation la plus personnelle abrite la démultiplication possible des destinataires. Ce n’est pas le singulier qui peut apparaître à l’horizon du multiple, mais bien l’inverse : les nombreux lecteurs, pour être accueillis, doivent entrer dans l’intimité personnelle de l’ami. Les effets d’oralité, si présents chez Rabelais, permettent aussi de troubler l’écrit, de déplacer les lettres, de toucher à la typographie. Or, c’est aussi ce contact qui est privilégié.

42Dans sa synthèse très utile sur l’humanisme, Tony Davies souligne à sa manière ce paradoxe : « Nothing could be more public, more impersonal, than printing : the mechanised manufacture of large numbers of identical commodities for profitable sale to a ‘reading public’ whose individual identities are a matter of complete indifference to the writers and other producers of those objects. Yet in the production of those commodities, and even more in their silent and solitary consumption, quite unprecendented depths and ardours of privacy, of intimate colloquies and self-communing inwardness are disclosed42. » En fait, c’est précisément parce que l’imprimé est un média froid, impersonnel et commercialisable que l’on doit passer par le médium chaud, intime et généreux de l’inscription amicale.

Le triage amical

43Multiples sont, en fait, les possibilités d’exploiter le registre social de l’amitié pour mieux contrôler son lectorat. Car on voit bien que l’amitié est autant une machine à exclure qu’un appareil à inclure. Prenons quelques cas de figure indicatifs, en commençant par la présence seulement indirecte de référence à un lectorat amical.

44Sans doute n’est-ce pas un hasard si le grand texte d’Hélisenne de Crenne, Les Angoysses douloureuses, ne s’appuie pas au sens strict sur des amies lectrices — de féminisation du lectorat, je n’ai trouvé aucun exemple, les femmes étant simplement embarquées (ou laissées pour compte) dans le mouvement généralisant du masculin. Elle trouve, néanmoins, le moyen de mobiliser les figures d’échange amical où la leçon morale vaut quelques larmes en mêlant épître dédicatoire et adresse aux lectrices :

L’epistre dedicative de Dame Helisenne à toutes honnestes dames, leur donnant humble salut. Et les exhorte par icelle à bien et honnestement aymer, en évitant toute vaine et impudicque amour.

Les anxietez et tristesse des miserables (comme je peux penser et conjecturer) se diminuent, quand on les peult déclarer à quelque sien amy fidele. Parce que je suis certaine par moy mesme, que les dames naturellement sont inclinées à avoir compassion. C’est à vous mes nobles dames, que je veulx mes extremes douleurs estre communicquées. Car j’estime que mon infortune vous provocquera à quelques larmes piteuses : qui me pourra donner quelque refrigeration medicamente43

45Il faut donc le transit généralisant de « l’amy fidele » (masculin) pour y glisser la spécificité des femmes portées naturellement à la compassion. L’écrit participerait ainsi à une sorte de thérapie de groupe. Cette thérapie ne fonctionne, cependant, que par une série de relais, comme une écluse faisant descendre par paliers le lectorat dans des prises de paroles successives, jusqu’à en venir à la publication même du livre. En effet, Hélisenne raconte son amour (adultère) pour Guenelic et son enfermement dans une tour par son époux (à qui elle a été mariée à l’âge de onze ans) ; Hélisenne rapporte ensuite ce que lui a dit Guénelic de ses propres aventures pour la retrouver ; enfin, Quezinstra, ami de Guénelic narre la fin de l’histoire et leurs morts à tous deux.

46Le récit ne s’arrête pourtant pas là, car la publication du livre lui-même en fait partie. Comment ces récits ont-ils pu arriver jusqu’entre les mains du lecteur ou de la lectrice ? Survient Mercure qui doit emporter les âmes au royaume de Minos et Quezinstra découvre alors près des corps un petit paquet de soie dans lequel se trouvent les écrits d’Hélisenne ; après le jugement des âmes de ses amis, Quezinstra est ramené et Mercure emporte les écrits au consistoire céleste, mais Pallas et Vénus entrent en dispute sur ces récits ; Jupiter tranche et dit à Mercure de publier le livre pour le bénéfice des hommes, et de le faire « dans la tres inclite [c’est-à-dire excellente] et populeuse cité de Paris », Pallas approuve et loue cette ville parce qu’elle regorge de savants, Vénus aussi parce qu’elle est pleine d’amoureux… Comme dans l’histoire de Gargantua, c’est à la gloire bien ambiguë de Paris que se fait le récit de l’impression, puisque l’histoire d’Hélisenne énonce plutôt les méfaits des amours que ses heureux moments. Mercure ramène enfin le livre à Quezinstra pour qu’il le fasse imprimer. L’ami fidèle assure donc à la fois la construction du tombeau des deux amants malheureux et la publication imprimée de leur histoire chez un libraire parisien.

47Tout se passe comme s’il fallait ces multiples relais narratifs en même temps que le récit de la publication pour être sûr de toucher le lecteur de la meilleure des façons possibles. La voix féminine trouve ses lectrices dans ces déplacements successifs et grâce à ses autorisations d’édition par Jupiter lui-même. Mais il est assez évident que, malgré l’épître dédicatoire aux honnêtes dames, c’est bien plus un regard masculin qui contemple par-dessus les épaules des lectrices imaginées à la fois leur émoi ou leur compassion et les événements dramatiques des jeunes amoureux. On peut rappeler que « the early modern woman as sexual object was figured and described as a book to be opened. Female reading was frequently eroticized and implicated in the sexual body44. »

48Autre cas de figure, le livre lui-même peut servir d’intermédiaire : en s’adressant directement à lui, l’auteur fait comme si tout se jouait en dehors de lui et qu’il était le simple spectateur d’une relation directe entre le livre, en posture de performance, et les lecteurs. Tantôt le livre est encouragé, surtout vis-à-vis des lecteurs/auteurs, comme le fait Ronsard au début de la publication soigneuse qu’il donne de ses Œuvres :

À son livre

Va Livre, va, desboucle la barrière,

Lasche la bride, et asseure ta peur,

Ne doubte point par un chemin si seur

D’un pied venteux em-poudrer la carrière.

Vole bien-tost, j’entens desja derrière

De mes suivans l’envieuse roideur […]

Livre, cesson d’acquerir plus de bien,

Sans nous fascher si la belle couronne

Du Laurier serre autre front que le mien45.

49Tantôt le livre est sévèrement critiqué pour son émancipation (dans le droit romain renouvelé par les juristes du Moyen-Âge et de la Renaissance, ce processus désigne la façon dont le fils est délié du pouvoir paternel) et mis en garde contre le monstre que représente le public, puisque celui-ci juge hors de tout bon sens, ravalé au commun du vulgaire et soumis à la multitude des incompétents. Entre courage de dire vrai et manque de discrétion et de sagesse, le livre exhibe de lui-même le dilemme :

Mon livre, mon enfant, hé ! pourquoi trop volage

Veux-tu suivre l’ardeur de ton jeune courage ?

Et, te montrant aveugle et sans discrétion,

Donne la voile au vent de ton ambition ? […]

Tu resembles l’enfant dont la jeunesse fole,

En secouant le frain du maistre et de l’escole

Se derobe du père afin de voiager […]

Toi de mesme, mon fils, estimant trop severe

Le censurant courroux de ton bien-veillant père,

Te desrobe de lui, pouvret qui ne sçais pas

Que, pour vivre, tu cours au chemin du trépas,

Sujet au jugement d’un commun populaire,

Ce grand monstre testu à qui rien ne peut plaire,

Qui soit mal, qui soit bien, juge à tort, à travers,

Aussi divercement que son nombre est divers ;

Duquel ton droit ne peut d’une juste balance

Estre contrepesé, fors qu’au pois d’ignorance46.

50Tantôt le livre, comme preuve de sa raison, est envoyé aux amis seuls et Honoré d’Urfé reprend ici la manière par où Horace disait sélectionner son public :

A MON LIVRE.

Or va, mon fils : mais sage ne t’adresse

Qu’entre les mains de mes plus chers amis47.

51Ainsi, l’outrecuidante prise de parole est-elle relayée et neutralisée par l’objet livre. Le « fils » prend tous les risques : il peut aller sur les grands chemins et rencontrer maints agresseurs ou filer vers les domiciles plus familiers des intimes sur lesquels on devrait pouvoir compter. Autant de dispositifs qui adoucissent l’autorité de l’écrivain, déchargent l’auteur de son initiative, donnent une présence particulière aussi à cet objet matériel chargé soudain de trop d’audace ou de sagesse. Il s’agit aussi d’une façon de rendre plus émouvante la relation à ces pages de papier, ces typographies plus ou moins élégantes, ces reliures plus ou moins luxueuses. Le livre ne personnifie pas l’auteur ; juste au contraire, il nous permet de saisir que, à son image, l’auteur est un agencement de signes.

52On pourra dire que c’est consacrer beaucoup de temps et d’effort à des éléments marginaux des textes eux-mêmes plutôt que s’occuper des contenus, des formes, des genres, des discours, des styles. Mais ce sont justement ces marges qui définissent des territoires et ces seuils qui permettent de franchir, ou créer, des frontières. Comme le dit bien Michael Saenger, « all of the pages of books provide an extraordinary sensitive and ambivalent record of the imaginative terrain in which the various producers and consumers of texts intersect. The dynamics of this terrain, indeed, not only record subtle social, ideological, epistemic, and literary patterns, but they also had a subtle role in changing their course48. » En suivant le fil de cette construction du lecteur dans les ouvrages, on saisit mieux ce qu’il en est, en fait, du rapport qui se crée à ces genres, ces discours ou ces styles.

53Examinons enfin brièvement un dernier cas en débordant sur le xviie siècle49, celui de la seconde partie du Don Quichotte. Après la publication apocryphe par un nommé Avellaneda d’une suite, Cervantès fait imprimer lui-même la véritable continuation des aventures du chevalier à la triste figure. Ce sera, d’ailleurs, l’occasion de faire lire par don Quichotte lui-même ses aventures de la première partie. Mais, dès le prologue au lecteur, Cervantès met en scène ce jeu d’emboîtement.

54Il commence par interpeller son public : « Vive Dieu ! avec quelle impatience, lecteur illustre ou plébéien, peu importe, tu dois attendre cette préface, croyant sans doute y trouver des personnalités, des représailles, des injures, contre l'auteur du second don Quichotte : je veux parler de celui qui fut, dit-on, engendré à Tarragone. » Cervantès raconte alors une histoire censée servir de leçon pour bien comprendre que l’écriture est une opération délicate. C’est l’histoire d’un fou qui veut, en soufflant dans leur derrière, faire enfler les chiens : tâche compliquée… « Eh bien, à mon tour, je demanderai : Pensez-vous que ce soit un petit travail de faire un livre? Si ce conte, ami lecteur [lector amigo], ne lui convient pas, dis-lui cet autre, qui est encore un conte de fou et de chien : Il y avait à Grenade […] ».

55Autrement dit, après avoir raconté une histoire de fou aux dépens du faussaire, il convoque son allié : l’ami lecteur, pour lui faire prendre la parole et raconter lui-même une seconde histoire de fou contre l’auteur du texte apocryphe. Quoi de mieux, en effet, que de laisser au lecteur ami le plaisir de la performance du récit ? Sous le couvert de l’agression contre un faussaire, l’auteur peut se liguer avec son ami lecteur, comme dans un duel, à l’époque, les amis sont censés seconder le duelliste. Face au faux écrivain, qui a cru pouvoir continuer lui-même les aventures de don Quichotte et Sancho Pança, l’ami lecteur est, lui, autorisé par l’auteur à prendre la suite de son prologue avec un second conte de fou qu’il doit raconter. Ces déboîtements de prise de parole témoignent de ces jeux multiples de l’énonciation dans le contexte du livre et des rapports de pouvoir qui sont ainsi entraînés. Pourtant, dans une certaine mesure, l’auteur apocryphe n’est jamais qu’un lecteur qui a pris au sérieux le lien amical et qui a prolongé dans l’écriture ce que son ami auteur avait publié… Mais la reconnaissance du lien fictionnel avec l’ami lecteur permet en définitive de faire front commun contre le faussaire ennemi.

Retour sur l’histoire du sentiment littéraire

56Reprenons les judicieuses remarques de Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard : « en général, c’est dans le jeu entre dénotation du passé et parole “universelle” que se joue le plaisir de la lecture littéraire. Cette manière de lire les textes, qui nous l’intime et le social, l’universel et l’historiquement situé, a elle-même une histoire : elle renvoie […] à un mode d’appropriation des textes étroitement lié à l’émergence, à la fin du xviiie siècle, du “grand écrivain”, cette figure puissante qui semble s’adresser au lecteur, individu singulier et inconnu, perdu dans l’anonymat du “grand public”, comme à un semblable, à un frère50 ». Ce sentiment d’une étrange proximité, cette impression de confrérie hallucinée a pu faire croire à certains qu’il existait bien une mystique de la littérature. Ils confondaient simplement ce rapport construit aux inconnus avec l’ouverture vertigineuse sur l’inconnaissable. Le pouvoir de nouer le familier intime et l’anonyme quelconque est intervenu dans un moment assez précis de l’histoire des formes et des techniques de communication, dont on voit qu’il faudrait en fait le faire remonter au xvie siècle si l’on prend appui plutôt sur l’élaboration du médium de l’ami lecteur plutôt que sur celui du grand auteur. Il y fallait à la fois une angoisse croissante (sur ce point, à l’inverse du livre de Harold Bloom analysant sur les grands auteurs ce qu’il appelait « the anxiety of influence », on peut plutôt voir du côté du rapport aux lecteurs, l’angoisse de la non influence !) et la disponibilité d’une figure, celle de l’ami à la fois affectivement proche et socialement multiple.

57Ce dispositif d’autorisation est, potentiellement, pratiqué par tous ceux qui publient. Peu à peu, ce sentiment de proximité dans le lointain va se cristalliser du côté des ouvrages « littéraires » (sans qu’il faille se leurrer sur ses enjeux d’ordre politique : machine à exclure autant qu’à créer des effets de communauté). Deux raisons peuvent le faire comprendre, une troisième va y aider.

58D’abord, à la différence des auteurs qui peuvent s’appuyer sur des compétences dont ils font preuve dans leurs publications ou de statuts sociaux qui les amènent, de manière légitime, à prendre la parole publiquement, les « écrivains » ont pour statut de ne pas en avoir51, ce qui rend infiniment plus fragiles toutes leurs œuvres. Les « grands auteurs » relèvent bien de cette outrecuidance sociale, cette « mégalophonie », à prétendre avoir quelque chose d’important à dire là où rien ni personne ne nous y a par avance autorisé. D’où souvent des tentatives de placer sa légitimité du côté d’une vocation transcendante ou d’un génie inattendu.

59Ensuite, à la différence encore des autres types d’ouvrages, la « littérature » va travailler à même les sentiments et en faire presque son exercice privilégié. De l’anatomie du cœur humain aux appréhensions du monde extérieur, sous couvert de morale mondaine ou de règlement social, les littérateurs vont déployer les facettes bariolées des sentiments à un public de plus en plus friand de cette épaisseur énigmatique des psychés. Montaigne, qui a pu figurer comme le modèle de l’amitié la plus intime et idéale qui soit avec son alter ego La Boétie, Montaigne qui rejetait les amitiés sociopolitiques comme trop vulgaires, en vient pourtant à avouer : « plusieurs choses que je ne voudroy dire à personne, je les dis au peuple, et sur mes plus secretes sciences ou pensées renvoye à une boutique de libraire mes amis les plus feaux52. »

60Enfin, ces deux éléments conjoints ont entraîné une attention scrupuleuse aux dispositifs d’énonciation, un déploiement formel des inventions, en même temps qu’une reconnaissance sociale allouée à ces formes dont l’originalité devenait de plus en plus une valeur intrinsèque. Au fur et à mesure que le marché éditorial prenait de l’ampleur, le public anonyme (plutôt que le patron et ses clients connus) devenait la cible et le pourvoyeur, au point qu’à la fin du xviie siècle, on voit une Mme de Villedieu (première écrivaine dont on dit qu’elle vivait de sa plume) dédier un de ses livres au public ami et un Boileau, dans la première édition complète qu’il signe de son nom en 1701, reconnaître qu’il n’a fait, dans tous ses textes, que donner une expression à ce que pensait et sentait le public. L’intimité entre les anonymes lecteurs et les écrivains est ainsi bien cristallisée dans un sentiment qui s’est petit à petit constitué socialement.

61Néanmoins, le succès du dispositif tient aussi à la constante fragilité de cette intimité, à l’épreuve, en réalité, du lointain justement dans cette proximité, de la fiction d’un sentiment dans l’expérience d’un contact. C’est ce qui explique que la littérature ne soit pas simplement un mode de configuration esthétique ou un type d’organisation des événements, mais un exercice de résistance au temps par cristallisation d’un sentiment et mise en scène de la distance à soi et à ses formes d’expression. En œuvrant sur les litiges de reconnaissance, sur les seuils de légitimation, justement parce qu’il n’existe pas a priori de légitimité à l’emploi de ces ouvrages, le littéraire (plus encore que LA Littérature) travaille sur les frontières des mots et des usages (non dans la Faille ontologique, mais dans ce qui défaille ici et là et là encore).  Julien Gracq en exprime, avec l’éloquence qu’on lui connaît, le travail particulier : « Ce qui commande chez un écrivain l'efficacité dans l'emploi des mots, ce n'est pas la capacité d'en serrer de plus près le sens, c'est une connaissance presque tactile du tracé de leur clôture, et plus encore de leurs litiges de mitoyenneté. Pour lui, presque tout dans le mot est frontière, et presque rien n'est contenu53.  »

62Ce sont ces frontières qu’il importe d’arpenter, car là se jouent les contacts entre surfaces, entre signes, entre individus, entre moments du temps. En permettant d’ouvrir cette dimension singulière (faite d’intimité et de distance, fabriquant des seuils et fomentant des passages) le littéraire nous fournit bien une manière de comprendre l’historicité des phénomènes. En effet, je disais au début que l’histoire immédiate était plus profonde qu’elle n’en avait l’air. C’est que l’histoire immédiate n’est pas simplement l’histoire de l’actualité. Elle est l’histoire du contemporain, et le contemporain est, littéralement, ce qui tient ensemble des temps différents. Plus encore, le contemporain est ce qui donne à notre présent le visage reconnaissable d’un passé.

63Comment penser, en effet, qu’il y ait du passé ? Comment ce passé a-t-il justement pu passer ailleurs, exclus d’un présent qu’il n’est plus ? La solution que trouvait Bergson à ce problème classique peut encore nous être utile. Nous devons d’abord concevoir que chaque présent est double : présent de la perception qui fuit instantanément et présent de la mémoire qui amasse chaque moment. Il n’y a pas le présent, puis le passé ; mais un passé sans cesse constitué dans chaque présent. C’est ce dédoublement de chaque instant qui nous donne une sensibilité particulière aux seuils, aux frontières et aux points de contact.

64Contrairement à ce que notre modernité a conçu, peut-être pouvons-nous imaginer aujourd’hui pour l’histoire, non l’étrangeté radicale d’un passé à jamais disparu et qui nous semble pour toujours énigmatique, mais bien l’étrangeté de notre présent qui en assure précisément la durée par cette étrangeté même au moment qui passe, car il faut bien reconnaître que tout ce qui colle au temps s’efface avec lui.

65(Université de Montréal)

66Les éditrices remercient la Bibliothèque des livres rares et collections spéciales de l’Université de Montréal ainsi que la Bibliothèque Nationale de France de les avoir aimablement autorisées à reproduire les images ci-dessus.