Colloques en ligne

Assia Kovriguina

La littérature des ravins

1Je voudrais brièvement évoquer ici certains problèmes posés par l’écriture spécifique d’un événement comme l’extermination des juifs d’URSS pendant la seconde Guerre Mondiale. Dans ces territoires, le génocide a été perpétré par les nazis non pas dans des camps, mais en majorité sur place : dans des ravins ou des fosses communes improvisées auprès des villes et des bourgades. L’expression  « littérature des ravins » vise donc à se distinguer de l’expression  « littérature concentrationnaire », telle qu’elle a été formée et pensée en Occident. En la désignant ainsi, je voudrais l’inscrire dans le contexte qui en fonde la spécificité et qui, au regard de la notion de « littérature de témoignage » aujourd’hui constituée, instaure à la fois une similitude et une différence.

2Cette littérature nous permet d’opérer un décentrement pour nous rapprocher de ces territoires où la Shoah n’était pas un « événement sans témoin », mais un « génocide de proximité ».  Les massacres s’y sont déroulés au vu et au su de nombreux témoins et avec la participation forcée ou volontaire de la population  locale. Le génocide tel qu’il s’est exercé dans ces terres met en jeu toute une complexité de logiques de violence imbriquées et détermine la particularité du témoignage1.

3Une autre particularité de cette littérature s’explique par le contexte de persécution dans lequel elle est née. Le totalitarisme soviétique a imposé des contraintes qui ont pesé sur l’écriture testimoniale en provoquant la réécriture et la déformation des paroles des témoins, et en imposant leur ajustement aux normes de l’histoire et de l’esthétique officielles. C’est sur cette particularité que je voudrais m’arrêter.

4Dans quelle mesure la tractation indispensable pour se faire publier est-elle contradictoire avec la posture de témoin ? Peut-on de plein droit inclure les témoignages soviétiques dans ce qu’on appelle « la bibliothèque de la Catastrophe » ?  Dans quelle mesure les canons officiels ont-ils pesé dans l’acte même de témoigner ?

5La mémoire de la Shoah est devenue en URSS, et ce déjà pendant la guerre, un des « sujets difficiles ». Si le Kremlin ne niait pas les massacres de Juifs, l’extermination des Juifs n’était ni considérée ni officiellement reconnue comme un événement spécifique.On se contentait de la qualifier de « meurtre de civils soviétiques », on l’englobait dans la souffrance de tous, sans avoir pris soin de distinguer le fait du génocide, l’éradication totale du peuple juif.

6La campagne antisémite déclenchée par l’État tout de suite après la guerre a  privé de parole les rescapés et les témoins indirects des massacres. Le Livre noir2, ce document précieux qui était censé retracer l'histoire de« l'assassinat du peuple », et pouvoir donner la parole, entre autres, aux rares survivants parvenus à s’extraire des fosses, a été interdit de publication. Plusieurs personnes ayant participé à sa conception ont disparu dans les prisons du KGB.Le génocide des Juifs a été proscrit de l'historiographie soviétique jusqu'à la Perestroïka.

7Mais des textes littéraires sur la Shoah ont continué à voir le jour. La littérature a cherché à combler les non-dits et les vides de l’histoire. Certains textes n'ont été publiés qu’une seule fois, d’autres apparaissaient miraculeusement, même pendant les années les plus noires de la répression.

8Ce sont les écrivains confirmés, fidèles au régime soviétique, qui se trouvaient à l’époque au faîte de leur gloire et savaient jouer de la censure, qui ont pris en charge la transmission de la mémoire du génocide.  Le rôle traditionnel de l’écrivain dans la société russe, qui consistait à aller vers le peuple pour devenir son porte-parole et dénoncer l’injustice – rôle qui lui a été enlevé à l’époque soviétique –,  s’est réactivé chez ceux profondément touchés par le fait du génocide. Donner une voix aux souffrances de ceux qui ne pouvaient rien dire, c’était la charge qui pesait sur eux non seulement en tant qu’écrivains, mais aussi en tant que témoins secondaires.

9Dès les années 1930, l’écriture, l’édition, la diffusion, et tout autant la consommation du livre sont soumises en URSS à une surveillance totale. L’État a pris sous son contrôle la production littéraire, en l’orientant de façon directive et autoritaire. La littérature sert à des fins politiques et toute l’écriture spontanée, qui fait du témoignage sa forme, sa raison d’être et sa spécificité, est interdite de publication. Le témoignage en tant que tel est exclu de la littérature soviétique.

10C’est à l’écrivain qu’il revient de mener l’enquête, de regrouper des sources et de recueillir les paroles des témoins.On témoigne devant l’écrivain et pour l’écrivain qui est pris à témoin par le survivant. Parce que le survivant est privé de parole et qu’il ne peut pas parler ouvertement, l’écrivain se doit de s’investir dans la cause du témoignage. La plupart des textes écrits par les correspondants de guerre arrivés près des ravins lors de la reconquête des territoires par l’Armée rouge ne témoignent pas uniquement des traces des massacres, mais donnent une voix aux survivants et aux témoins indirects. Néanmoins, l’auteur peut aller jusqu’à réécrire le témoignage, en altérant profondément ce qu’il a pourtant vu de ses propres yeux et entendu de ses propres oreilles. Il le réécrit pour contourner la censure, mais aussi pour transformer le témoignage en un texte enfin inscrit dans le temps infini de la littérature. Cette force littéraire  dérange le censeur qui commente ainsi l’essai sur Babi Yar, écrit par Lev Ozerov pour Le Livre Noir : « J’ai commencé à faire des corrections, mais j’ai laissé tombé. Ce n’est pas corrigible3 ».

11Écrits sous l’oppression soviétique, censurés et mutilés, ces textes, malgré leur force intrinsèque, étaient adaptés aux normes idéologiques de l’art officiel ; les lire comme des témoignages serait donc opérer une simplification excessive et injuste. Si les récits de déportation peuvent malgré tout être traités par les historiens comme des « sources », ce n’est pas le cas des textes soviétiques. Ou du moins, cette littérature apporte un savoir d’une autre nature. Écrits sous la contrainte, ils n’éclairent pas les faits historiques liés au génocide, mais dévoilent plutôt l’histoire politique soviétique et les décisions politiques du moment. À défaut d’être des sources fiables nées de l’événement génocidaire, ces textes sont des documents précieux qui font apparaître les enjeux d’une vérité officielle mouvante, que la littérature était censée respecter et dont elle rend compte à l’historien d’aujourd’hui. Il faut repositionner chaque texte dans l’histoire, dans son contexte, et c’est ainsi qu’il devient révélateur. Falsum index sui et veri. C’est ce travail de la censure qui est éloquent et qui peut servir de source : en cachant ce qu’il fallait dire, il le dévoile.

12Chaque texte sur la Shoah écrit en URSS a connu son propre parcours de sauvetage et d’édition ou de non-édition. Cette littérature fait apparaître une autre histoire, celle de sa conception et de sa réception difficiles, qui est en somme une histoire parallèle de la littérature. Elle exige une autre méthode et une autre poétique. Il serait erroné de ne prendre en considération que le sommet de l’iceberg, cette partie du texte publiée. Il faut chercher à rétablir les péripéties imposées au texte, et tenter de reconstituer les témoignages avant leur dénaturation par la censure.

13En URSS, l’acte de l’écriture ne peut être perçu comme spontané et sorti de « soi », car il n’y a pas de soi. On ne peut pas connaître les vraies intentions de l’auteur, car le phénomène de l’autocensure existe toujours. Comment accéder au véritable texte-brouillon formé dans la conscience de l’auteur-témoin pendant son contact avec la réalité génocidaire ? On ne peut prendre en considération et n’analyser que le témoignage secondaire, cette version mutilée du témoignage transformée par l’autocensure et la censure extérieure. C’est bien à l’effacement politique du texte qu’on a affaire. Les multiples chemins qui conduisent au texte définitif dans le monde occidental ne sont pas praticables dans le monde de l’oppression. La génétique du texte comme telle s’y révèle souvent impossible. Dans le cas où l’on trouve dans les archives quelques variantes d’un texte, on voit que le mouvement, bien loin d’aller vers la perfection du texte, tend vers l’ajustement avec la ligne de la version officielle de l’histoire.Les avant-textes, carnets et journaux intimes de l’écrivain sont des trouvailles assez rares et ce pour des raisons évidentes. L’expérience génocidaire y est ainsi le plus souvent gommée ; si elle est révélée, ce n’est que de façon laconique ou chiffrée. La première version, brute, nue et sans mensonges tactiques n’existe pas.

14La littérature de la Shoah est une réponse au crime génocidaire, mais dans le cas de l’URSS, elle est une réponse à un double crime : l’assassinat du peuple juif puis celui de la mémoire du génocide. En URSS, la mémoire assassinée devient elle-même le sujet du témoignage.

15Chaque auteur pratique et invente une forme narrative non seulement en raison de ses contraintes d’énonciation, mais aussi en fonction de sa volonté de publier le témoignage pour le transmettre. L'écrivain soviétique est chargé d'un travail spécifique : il doit  faire en sorte que le témoignage passe l’entrave. Il ne peut pas ne pas être falsificateur, là où la falsification et la réécriture de l’histoire sont les règles à observer. Il est tel une horloge faussée qui reproduit mécaniquement sa défaillance.

16(Université Paris 7)