Colloques en ligne

Raphaëlle Guidée

L’écriture contemporaine de la violence extrême : à propos d’un malentendu entre littérature et historiographie

1Dans un récent numéro du Débat intitulé L’histoire saisie par la fiction, Pierre Nora ouvre la discussion sur la frontière entre historiographie et roman1 en proposant une brève histoire de la façon dont l’essor de la science historique conduit, au cours du xixe siècle, à une séparation très étanche entre restitution scientifique du passé et « pure imagination2 » et dont, inversement, depuis trente ou quarante ans, la frontière entre écriture littéraire et savante de l’histoire ne cesse de se brouiller. L’historien retrouve ici un constat qui nourrit depuis quelques années de nombreuses réflexions issues de la pensée historiographique et de la théorie littéraire. Comme l’a montré Emmanuel Bouju dans son essai sur La Transcription de l’histoire dans le roman européen, à l’historiographie s’exposant comme écriture et explorant des territoires a priori réservés au champ littéraire répond la façon dont la littérature historique contemporaine mime la scène historiographique, donnant à voir la résurrection du passé comme une enquête mobilisant recueil des témoignages, archives et critique des sources3.Ainsi, si « l’entrecroisement de l’histoire et de la fiction4 » est, pour Paul Ricœur, constitutif de toute écriture de l’histoire, il semble évident que cet entrecroisement subit une forte inflexion contemporaine, dont témoignent des publications ouvertement hybrides et relativement comparables comme l’essai historique d’Ivan Jablonka Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (éditions du Seuil, 2012) ou le récit d’enquête littéraire de l’écrivain et critique américain Daniel Mendelsohn Les Disparus (The Lost. A Search for Six of Six Million, 2006).

2Si l’on regarde les choses d’un peu plus près, on s’aperçoit néanmoins que ce brouillage des frontières concerne aujourd’hui essentiellement deux champs historiques. Le premier est celui des grandes catastrophes du xxe siècle5, dont la représentation offre régulièrement matière à polémique quand les écrivains sont accusés d’aller trop loin dans la fictionnalisation de l’histoire (rappelons, en France, les violents débats qui ont entouré la publication des Bienveillantes de Jonathan Littell et de Jan Karski, de Yannick Haenel), ou, parallèlement, quand la théorie littéraire semble vouloir effacer, au nom d’une rhétorique et d’une narrativité communes, les frontières entre le texte historiographique et le texte littéraire. En effet, tout en mettant à l’épreuve les outils de représentation traditionnels de l’historien, la mémoire de la Shoah, qui cristallise l’essentiel des débats, met également en évidence les conséquences d’une critique radicale de ces outils, telle qu’on la trouve sous la plume de ceux qui, comme Hayden White, font du discours historique un « artefact littéraire6 » pleinement assimilable au discours fictionnel.

3In fine le paradoxe, souvent noté, est que la violence extrême de l’événement appelle, au nom d’une même exigence éthique de vérité, la limitation du pouvoir de la fiction et le recours à la littérature. Ainsi Annette Wieviorka, qui signe une tribune très critique contre Yannick Haenel au moment de l’affaire Jan Karski7, défend pourtant dans L’Ère du témoin le recours à des sources littéraires dans l’historiographie de la catastrophe, dans la mesure où ces sources seraient, davantage que le récit historique, aptes à restituer et transmettre la façon dont l’histoire fut vécue par les victimes. Elle cède donc la parole à un romancier polonais, Adolf Rudnicki, pour décrire l’engloutissement du quartier juif de Varsovie, au motif qu’« il faut mesurer ce que signifie cette double disparition (du peuple juif et de ses lieux de vie) pour les rares survivants. La littérature y parvient peut-être mieux qu’un récit historique8 ». Plus loin dans le même essai, c’est aussi un écrivain, Aharon Appelfeld, survivant du génocide, qui est cité pour expliciter la spécificité de la littérature dans la transmission de la Shoah, définissant en creux les lacunes du récit historique : « La littérature dit : regardons cette personne en particulier. Donnons-lui une place. Offrons-lui une tasse de café… La force de la littérature réside dans sa capacité à créer de l’intimité. De cette sorte d’intimité qui vous touche personnellement9 ». La place grandissante prise par le témoignage dans l’écriture de l’histoire illustre cette capacité supposée propre à la littérature de donner un nom, une individualité, une histoire aux victimes et de toucher personnellement ceux à qui cette histoire s’adresse.

La vérité du passé : tentatives de restitution

4On le comprend, l’invocation de la littérature n’a pas seulement vocation à pallier le manque ou l’absence de traces, elle se pose également comme remède aux insuffisances du discours historien. C’est ce que montre par exemple le savant montage de reconstitution historique classique et de témoignages de victimes qui compose le grand livre de Saul Friedlander, L’Allemagne nazie et les Juifs, les voix des victimes venant, comme l’a bien montré Florent Brayard, « restituer à la donnée brute des faits leur substance même. Car dire en une simple phrase, comme R. Hilberg l’avait fait quelque part, que “8 000 Juifs ont été exécutés par la Police de sécurité” à Mariupol en 1941 ne veut rien dire10 ». Il ne s’agit pas ici seulement, au fond, de ce que Patrick Boucheron, dans une chronique passionnante sur les polémiques de la rentrée littéraire 2009, appelle « l’insuffisance de l’écriture académique à donner l’histoire en partage11 », insuffisance qui peut nourrir, chez certains historiens, le souci d’une écriture plus accessible ou simplement plus belle. La réflexion qui conduit un historien aussi rigoureux et soucieux des limites à ne pas transgresser12 que l’est Saul Friedlander à utiliser des sources testimoniales ou même fictionnelles, et des procédés identifiés comme littéraires (à l’instar du montage) témoigne d’une crise plus profonde, dans la mesure où elle engage moins la question de l’efficacité de la transmission que celle de l’incapacité supposée du langage de l’historiographie à atteindre son objet propre, à savoir la restitution exacte de ce qui a été. Car il est bien sûr exact que 8000 Juifs ont été tués à Mariepol, mais la vérité historique de cet événement se dérobe à celui qui la restitue aussi nuement. Pas seulement parce que les mots de l’historien, dans leur approche globale, sont ici insuffisants à restituer l’horreur des faits, mais aussi parce que ces faits concernent 8000 individus singuliers, et qu’une restitution qui se voudrait exacte, fidèle à la réalité, devrait pouvoir rendre compte du destin et des expériences singulières de ces 8000 victimes. Comme le dit un personnage d’historien à propos d’une grande bataille napoléonienne dans un récit de l’écrivain allemand W.G. Sebald, « si l’on avait réellement voulu […] relater […] sous une forme un tant soit peu systématique ce qui s’était passé en un tel jour », il aurait fallu dire « qui, exactement, en quel lieu et de quelle manière, avait péri ou avait eu la vie sauve, ou bien encore montrer à quoi ressemblait le champ de bataille à la tombée de la nuit, donner à entendre les cris et les gémissements des blessés et des mourants13 ».

5Bien entendu, cette volonté de restituer dans sa totalité la réalité singulière des combats ne s’oppose pas seulement au modèle de la synthèse historique traditionnelle, elle prend également le contrepied d’un modèle littéraire du récit de bataille, l’épopée. Ce qui appelle deux remarques. D’une part, la vocation éthique du récit de la violence extrême infléchit également la façon dont est formulée la spécificité du rapport de la littérature à l’histoire : la « littérature » dont il est question dans les débats récents sur la représentation de la violence historique, celle qu’on présente comme remède aux limites du discours historien, se réduit généralement à un mode d’expression de l’intime, de la subjectivité, de l’individu, au mépris d’autres formes littéraires de diction de l’histoire, comme l’épopée, ou, plus largement encore, d’autres façons de définir la spécificité du champ littéraire (ainsi par le travail de la langue). D’autre part, le besoin de littérature ne correspond pas, ou en tout cas pas seulement, au désir d’accéder, suivant les termes qui introduisent le numéro du Débat précédemment cité, à un « autre genre de vérité que celui que livrent les faits positivement attestés14 », cette vérité des fables qui se situerait à côté de la vérité historique, comme un complément ou bien comme un contrepoint. Tout au contraire, en contestant que les faits positivement attestés puissent à eux seuls délivrer une quelconque vérité, écrivains et historiens sembleraient se retrouver autour de l’idée que la littérature est un instrument indispensable pour appréhender de façon exacte la réalité du passé, et partant pour accomplir la vocation propre de l’historiographie. C’est d’ailleurs ce qui permet à W.G. Sebald de clore une conférence prononcée à l’occasion de l’inauguration de la maison de la littérature à Stuttgart sur l’affirmation suivante, si l’on y songe proprement renversante eu égard au partage traditionnel des genres et des disciplines : « Le regard synoptique [du poète] qui dans ces vers survole la frontière de la mort est assombri et néanmoins illumine en même temps le souvenir de ceux qui ont subi la plus grande injustice. Il y a de nombreuses formes d’écriture ; mais c’est seulement dans la littérature que l’on a affaire, au-delà de l’enregistrement des faits et au-delà de la science, à une tentative de restitution15 ».

6Pourtant, on sait bien que l’écrivain Sebald est de ceux qui, tout en critiquant l’insuffisance des restitutions scientifiques, ont recours dans leur œuvre littéraire, de façon très visible, aux archives et aux sources érudites. Lorsqu’il essaie de rendre compte de la vie d’un de ses personnages (fictifs) interné dans le ghetto de Theresienstadt à la fin de 1941, Sebald ne se contente pas de se rendre sur les lieux pour les photographier, ou de mobiliser des documents illustrant son récit, comme le plan de la forteresse ou la liste des emplois auxquels sont contraints les déportés ; il reprend, en une longue phrase d’une dizaine de pages, le contenu d’un livre de plus de huit cent pages rédigé par l’historien et écrivain H.G. Adler, qui décrit très précisément « l’installation, l’évolution et l’organisation interne du ghetto16 ». C’est en effet la lecture « ligne après ligne » de cette somme documentaire qui, d’après le narrateur, lui « ouvr[e] les yeux sur ce que, lors de [s]a visite de la ville fortifiée, [s]on ignorance presque complète [l’]avait empêché d’imaginer17 ». Seul un savoir précis et synthétique, reposant sur une enquête approfondie, méthodique, menée avec les outils scientifiques de l’historiographie, rend possible ici l’imagination et la transmission du passé tel qu’il a été, et ce alors même qu’il s’agit, dans ce récit d’enquête biographique, de retrouver la mémoire d’une expérience individuelle fondamentalement singulière, et qui plus est fictive.

7Ainsi, ce sont paradoxalement les mêmes contraintes éthiques liées à l’exigence de vérité surgissant du cœur de la catastrophe qui conduisent Sebald à promouvoir la littérature comme instrument privilégié de toute restitution du passé, « au-delà de l’enregistrement des faits », et à adopter néanmoins un récit en grande partie construit autour des archives et des témoignages du désastre, à la manière d’une enquête historique. Belle symétrie entre littérature et historiographie, la première étant chargée de restituer la singularité des victimes pour donner accès à la vérité des expériences passées, tandis que la seconde conditionne la capacité d’imagination de la fiction tout en garantissant que le romancier partage avec l’historien son horizon référentiel, ce « réel » qu’il leur faut tous deux viser pour éviter les pièges de la fictionnalisation de l’histoire.

La mélancolie en partage

8Dans le cadre restreint de cet article, je ne signalerai qu’en passant la réduction symétrique de la définition des champs littéraire et historiographique que suppose un tel partage des tâches (et que la complexité réelle de l’écriture sebaldienne de l’histoire, de fait, contredit). De la même façon que la littérature invoquée ou révoquée par les historiens se trouvait réduite à l’émotion, à l’exploration de l’intime, ou encore aux mirages et aux pouvoirs de la fiction, l’histoire prise pour modèle ou comme repoussoir de l’entreprise littéraire se cantonne souvent à un répertoire de procédés documentaires (l’archive, le témoignage) et son épistémologie est figée dans une forme de positivisme qui trahit bien moins la réalité des pratiques historiennes contemporaines que la méconnaissance qu’en ont les écrivains ou leurs commentateurs. Je ne m’attarderai pas non plus sur les confusions théoriques qui accompagnent la mise en œuvre de ce partage, témoignage et fiction étant confondus sous la bannière de la littérature comme la vraie et la fausse archive semblent symétriquement associées dans l’analyse des emprunts littéraires à l’historiographie. J’insisterai en revanche sur le fait que le recours à l’autre langage, dans les deux cas, se double d’une mise en évidence du caractère fondamentalement lacunaire de toute représentation du passé, qui suppose, de la part de l’historien comme de l’écrivain, une forme de modestie commandant au premier de mettre en avant sa subjectivité pour marquer les limites du discours savant, et au second, inversement, de s’effacer au profit des voix et des traces du passé. Car, quoi qu’il en soit, et dans les deux cas, nous n’aurons jamais affaire, suivant les termes de Sebald, qu’à « une tentative de restitution » du passé, d’autant plus limitée que la dimension catastrophique de la réalité visée par le récit engage un excès de l’événement auquel nul excès de savoir, de pathos ou d’imagination ne saurait tout à fait répliquer.

9C’est pourquoi le rapprochement contemporain de l’historiographie et de la littérature historique ne va pas à mon sens sans une certaine mélancolie, liée à la prise de conscience commune de tout ce qui échappe sans cesse aux tentatives de saisie du passé. Mélancolie de l’historien des guerres qui ne peut restituer l’histoire d’une seule bataille, ou d’un seul massacre, pourtant bien documentés, faute de pouvoir accéder à l’expérience de tous ceux qui les ont vécus. Mélancolie de l’enquêteur se confrontant au manque de traces individuelles des victimes, des anonymes, des sans voix auxquels l’histoire doit pourtant s’efforcer de rendre justice. Mélancolie, enfin, de ceux qui voudraient, à l’instar d’un narrateur sebaldien, dans un geste évidemment encore plus dérisoire, embrasser l’histoire de la totalité des êtres, des objets et des lieux qui sombrent dans l’oubli « chaque fois qu’une vie s’éteint18 », à mesure que disparaissent les « sociétés mémoire19 » qui assuraient la transmission vivante du passé. Aussi la mélancolie n’affecte-t-elle pas seulement la relation de la violence extrême, dont il est devenu un lieu commun de souligner les impasses, mais s’étend à tout ce qui doit être raconté dans l’œuvre historiographique ou littéraire précisément parce que la mémoire vive n’en retient plus la trace. Il faut désormais inscrire dans le texte de l’histoire ou de la littérature l’archive de tous les disparus, opposer à l’évidence de la perte et de l’oubli l’ambition quasi désespérée d’une mémoire totale, et ce « il faut » est bien formulé comme une injonction morale, l’oubli étant assimilé à une violence définissant, presque davantage que les violences historiques réelles que ceux-ci ont pu subir, les vaincus de l’histoire. Avec l’extension quasi infinie de la catégorie des opprimés, on observe ainsi une véritable torsion éthique de l’intentionalité de la représentation historique, laquelle rend indispensable à la restitution de la vérité le recours à l’intimité de la littérature ou aux realia de l’archive en même temps qu’elle redéfinit le partage des disciplines et des discours.

10C’est ici que l’histoire des violences de masse finit par croiser le second champ concerné par le brouillage entre littérature et historiographie et qui s’attache à ceux que Michel Foucault appelait les « infâmes20 », les fous, les malades mentaux, les criminels, ou simplement les malheureux dont l’histoire ne conserve la trace que dans les archives qui enregistrent, de façon souvent laconique, leur condamnation. Il faudrait ajouter à la liste de ces infâmes, quoiqu’ils ouvrent des problématiques distinctes et à bien des égards inverses des précédents, ces autres sans voix que sont les êtres humains ordinaires, dont les bonheurs et les malheurs intimes sont a priori irrémédiablement perdus pour l’historien. Des Vies minuscules de Pierre Michon au Monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin, on voit bien comment l’entrecroisement de la littérature et de l’histoire surgit, là aussi, dans un lieu où chaque forme de restitution éprouve ses limites sans pour autant parvenir à les surmonter, où l’injonction éthique qui préside à la tentative de restitution croise la mélancolie de ne pouvoir véritablement répondre à l’appel des engloutis.

D’un malentendu

11Si la mélancolie peut ainsi être identifiée comme l’un des sentiments définissant le mieux ce qu’historiens et écrivains ont aujourd’hui en partage, je voudrais, dans un dernier temps, faire l’hypothèse qu’elle opère également comme révélateur du malentendu que ce rapprochement occasionne21. Une correspondance entre Patrick Modiano et Serge Klarsfeld récemment publiée dans le Cahier de l’Herne consacré à l’écrivain22 permet de saisir avec beaucoup d’acuité en quoi consiste ce malentendu. P. Modiano, dans un texte publié en 1994 dans le quotidien Libération23, fait publiquement appel à l’avocat-historien Serge Klarsfeld à l’occasion de la parution du Mémorial des enfants juifs déportés de France, immense et bouleversant annuaire illustré de la déportation des enfants qui vient compléter le Mémorial de la déportation des Juifs de France paru en 1978. L’écrivain demande alors à S. Klarsfeld de l’aider à retrouver la trace d’une jeune fille, Dora Bruder, disparue en 1941 à l’âge de 14 ans à la suite d’une fugue, et déportée en direction d’Auschwitz avec son père en septembre 1942. Jusqu’à l’automne 1996, quelques mois avant la parution du livre Dora Bruder, Serge Klarsfeld mène l’enquête dans les archives de la préfecture de police parisienne, du camp de Drancy et du Yivo Institute, à New York ; il retrouve des lettres, des photographies de famille, des témoignages et reconstitue une grande partie de son itinéraire, ainsi que celui de ses parents. Patrick Modiano exprime à maintes reprises dans la correspondance sa gratitude et son émotion à la réception de chacun des documents, qu’il citera, mentionnera ou décrira quasi systématiquement dans son récit d’enquête. Mais lors de la publication du livre, au printemps 1997, avec le succès que l’on sait, Serge Klarsfeld envoie une dernière lettre à Patrick Modiano, dans laquelle il fait part de son profond étonnement à la lecture du texte :

Le 3 avril 1997

Cher Patrick Modiano

J’ai bien reçu « Dora Bruder » qui est un beau livre sur elle et sur vous aussi. Permettez-moi cependant de remarquer que l’enquête, telle que vous la narrez, tient plus du roman que de la réalité, puisque vous m’effacez et pourtant Dieu sait que j’ai œuvré pour découvrir et rassembler des informations sur Dora et vous les communiquer. Je ne sais si cette disparition que j’évoque dans ma lettre à Philippe Lepage24 est significative d’une trop grande présence de ma part dans cette recherche ou si c’est un procédé littéraire permettant à l’auteur d’être le seul démiurge.

En tout état de cause, après l’appel que vous m’avez publiquement lancé dans « Libération » pour savoir quelque chose sur Dora Bruder, comment avez-vous pu me faire disparaître de votre enquête-roman, alors que j’avais répondu à cet appel et très précisément. Ce n’est pas une plainte que je pousse, mais une espèce de constat irritant. Peut-être êtes-vous amoureux de Dora ou de son ombre et, comme nous l’avons cherché ensemble, vous tenez à la garder pour vous-même, tout en la faisant aimer par un large public. Je resterai donc avec les milliers de visages que j’ai pu retrouver, dont celui de Dora, sans trop chercher à comprendre.

Cordialement,

Serge Klarsfeld

12Contrairement à Voyage de noces (1990), dans lequel Modiano avait tenté de transposer de manière romanesque le parcours de la jeune fugueuse (dont il ignorait alors quasiment tout), Dora Bruder n’a rien, a priori, d’une fiction : la jeune fille est réelle, comme le sont toutes les personnes, événements et lieux évoqués sur le parcours que l’enquête biographique met au jour. Les archives citées sont authentiques, tout comme la description des photographies de Dora, dont la publication, dans le même Cahier de l’Herne, permet de vérifier la parfaite fidélité. Pourtant, du point de vue de l’enquêteur offensé d’avoir été effacé du récit, le livre tient davantage de « l’enquête-roman » permettant à l’auteur « d’être le seul démiurge » et de garder Dora, ou son ombre, pour lui-même.

13De fait, la seule mention dans le livre des recherches accomplies par Serge Klarsfeld pour le compte de Patrick Modiano est fort laconique, et la découverte à laquelle elle fait allusion semble quasi incidente : « Un ami a trouvé, il y a deux mois, dans les archives du Yivo Institute, à New York, ce document25 ». Ni le Mémorial de la déportation des Juifs de France, ni le Mémorial des enfants juifs, que Patrick Modiano décrivait respectivement dans son texte à Libération et dans une lettre comme « le seul livre qu’il fallait écrire » et « le plus important de sa vie », ne sont mentionnés dans le récit final, lequel indique seulement que l’écrivain avait lu le nom de Dora et de son père dans « la liste de ceux qui faisaient partie du convoi du 18 septembre 1942 pour Auschwitz26 ». L’effacement des sources est systématique, et P. Modiano se figure dans le texte en seul enquêteur, s’appropriant purement et simplement une partie des découvertes de son ami (ainsi « J’ai retrouvé une femme qui a connu, en 1942, ce pensionnat, quelques mois après que Dora Bruder avait fait sa fugue » (p. 43), quasi décalque de la formule par laquelle S. Klarsfeld annonce à P. Modiano qu’il a « trouvé une Mme Topeza […] qui a connu en 1942 l’institution catholique du bd de Picpus »). On peut donc naturellement comprendre l’irritation de Serge Klarsfeld devant cet effacement systématique, d’autant que la réception enthousiaste du livre présente régulièrement Patrick Modiano en seul « gardien de la mémoire » de Dora, luttant tel un Sysiphe moderne contre « la bureaucratie de l’amnésie27 ». La dernière lettre de S. Klarsfeld, restée sans réponse (mais publiée avec l’accord de P. Modiano), signe logiquement la fin de la relation entre les deux hommes.

14Pourtant, la querelle d’auctorialité masque sans doute un malentendu bien plus profond sur l’entreprise modianesque, et ce qui, en elle, relève proprement de la littérature, ou de ce que S. Klarsfeld croit identifier comme « procédé littéraire ». Car ce dernier a d’une certaine manière manqué l’essentiel dans sa lecture de l’enquête, à savoir l’usage que fait P. Modiano des sources qu’il a transmises, et les curieuses méthodes de son investigation sur les traces de Dora. L’écrivain ne se contente pas en effet de recopier les archives et les conclusions d’enquête de l’historien. Il raconte les lettres écrites aux directeurs des écoles où Dora aurait pu être inscrite, les formulaires remplis à la mairie où il demande son acte de naissance, la conversation téléphonique avec une cousine de Dora, ou encore ses errances dans les quartiers où elle a vécu. Mais il ne semble faire le compte rendu de ses recherches de la famille Bruder que pour insister sur « ce que l’on ignorera toujours de leur vie – ce blanc, ce bloc d’inconnu et de silence28 ». Ainsi, après avoir écrit en vain à tous les directeurs des écoles maternelles où Dora aurait pu être inscrite, le narrateur ajoute : « Enfin le directeur de l’ancienne école de filles du 69 rue Championnet m’a proposé de venir consulter moi-même les registres. Un jour, j’irai. Mais j’hésite. Je veux encore espérer que son nom figure là-bas. C’était l’école la plus proche de son domicile29 ». En somme, c’est précisément parce que la dernière école dont il n’a pas consulté le registre est probablement celle où le nom de Dora figure que l’écrivain préfère laisser inachevée son enquête, évitant non seulement de se confronter à son éventuelle absence des archives, mais aussi de mettre un terme au processus de résurrection littéraire. Dans un même ordre d’idées, la publication dans le Cahier de l’Herne des photographies de famille retrouvées par Serge Klarfeld n’a été acceptée qu’à contrecœur par l’écrivain, car il craignait que ces images de Dora ne dissipent par leur netteté même le tremblement spectral qu’il avait essayé de maintenir dans la description de la disparue30.

15Ne voulant ni répéter l’anéantissement de Dora, ni clore définitivement l’enquête qui rappelle sa brève existence et maintient présent le sentiment de sa disparition, Modiano use ainsi de l’inachèvement mélancolique comme d’un instrument pour prêter vie à une ombre à laquelle, ce sont les derniers mots du livre, « les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu […] voler » son « pauvre et précieux secret31 ». L’inscription des doutes et des lacunes de l’enquête ne trahit donc pas l’échec de la restitution, elle devient au contraire la condition paradoxale de l’éthique qui gouverne le récit littéraire et son usage des archives. La transcription partielle des sources par l’intermédiaire desquelles le narrateur retrouve des bribes de l’histoire de la jeune fille atteste ainsi moins la réalité d’une recherche méthodique appuyée sur des indices et des pièces à conviction que l’intensité d’un désir de mémoire, et le caractère nécessairement hasardeux d’une enquête lorsqu’elle s’attache à des individus qu’aucun présent ne rappelle. En ce sens, l’utilisation déceptive des documents et des témoignages ou l’effacement des procédures scientifiques par lesquelles ils ressurgissent – et avec elles de l’enquêteur réel qui les met au jour – constituent peut-être, du point de vue de Serge Klarsfeld, une rupture romanesque du pacte qui lie l’écrivain à l’historien, voire une façon de fausser la lecture de l’œuvre au profit de l’ethos de l’écrivain-démiurge, et au détriment de l’enquêteur et de Dora elle-même ; ils constituent pourtant, dans le même temps, un geste littéraire assumé répliquant à l’anéantissement, non parce qu’ils l’invalident en restituant le passé perdu, mais précisément parce qu’ils font advenir à nouveau la disparition dans le présent de l’enquête et de ses lectures.

16À l’inverse d’un historien comme Ivan Jablonka qui, dans Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, écrivait récemment vouloir défaire la frontière entre littérature et histoire en écrivant « une littérature qui satisfait aux exigences de la méthode32 », Patrick Modiano, dans un récit d’enquête pourtant exempt de fiction, tend à suggérer non seulement qu’il n’apporte aucune méthode véritable à sa tentative de restitution, mais que cette méthode serait préjudiciable à la révélation de la vérité qu’il entend dévoiler. Parce que la force de revenance du passé n’est garantie que par la continuation paradoxale de sa disparition, la mélancolie affectant toute représentation d’un passé violent ou englouti devient chez lui comme chez nombre d’écrivains contemporains une mélancolie choisie qui suspend délibérément la quête mémorielle. Alors que l’inachèvement de l’enquête historiographique semble signer l’échec d’un processus de connaissance destiné à rendre hommage aux morts tout en les inscrivant dans un passé nettement distinct du présent33, la mise en évidence de tout ce qui échappe encore au champ du savoir – les incertitudes et les hasards de l’enquête, l’altérité persistante des archives et des témoignages, les lacunes de la restitution – devient inversement dans la représentation littéraire la seule garantie d’une survie de l’oublié. Répondant à sa visée éthique propre, le récit littéraire n’utilise au fond l’historiographie que pour mieux s’en différencier, pour éviter que l’opération historiographique, par son succès même, n’accomplisse la séparation d’avec un passé enfin enterré. Ainsi la mélancolie que les écrivains et les historiens ont en partage est aussi, finalement, ce qui les divise, conduisant, au lieu même où s’éprouve la perméabilité des discours et des formes, à la réaffirmation d’une frontière entre littérature et histoire.

17(Forell B3, Université de Poitiers)