Colloques en ligne

Xavier Garnier

Littérature et histoire en Afrique : déjouer le piège impérial

1« On nous a piqué cinq siècles » déclare à qui veut l’entendre l’écrivain congolais Sony Labou Tansi. Le débarquement des Portugais sur les côtes atlantiques de l’Afrique centrale au xvesiècle, qui amènera l’effondrement du Royaume du Kongo, est ressenti par cet écrivain comme une préemption sur l’Histoire du pays. Ainsi le contact avec l’Europe aurait ouvert un trou historique dans lequel seraient tombés les peuples africains, telle est la vision que nous propose cet écrivain qui cherche à rendre compte d’une expérience, ou plutôt de ce que les adeptes d’exactitudes factuelles appellent un « ressenti ».

2Le problème posé n’est pas de savoir si l’histoire a continué à avancer en Afrique après le xve siècle, mais pourquoi ses acteurs se sont retrouvés étrangement placés à côté de leurs actes, comme si on les en dépossédaient au fur et à mesure qu’ils les posaient. Tout se passe comme si l’Afrique s’était retrouvée prise dans un dispositif impérial qui a mis l’histoire du continent dans une case bien verrouillée dont les écrivains cherchent la clé. Car l’empire est avant tout un dispositif spatial qui a démultiplié les histoires régionales ou locales et remet les acteurs à leur place, dans des contextes bien circonscrits. Les travaux d’Edward Said sur l’orientalisme et plus généralement sur l’impérialisme donnent tout son sens à la boutade de Sony Labou Tansi que l’on pourrait traduire ainsi : notre histoire, même quand nous essayons de la documenter nous-mêmes, ne nous appartient plus.

3C’est à partir de la notion de contexte historique que l’on peut envisager la question des rapports entre littérature et histoire en Afrique. Cette « science impériale » qu’était l’africanisme1 à l’époque coloniale insistait beaucoup sur la composante géographique du contexte et légitimait volontiers son savoir par une connaissance fine des différences culturelles qui marquaient la richesse du continent. La pratique du terrain est un préalable indispensable à toute élaboration d’un savoir historique sur le continent. Le passé est enveloppé dans la parole des anciens, dans des traces archéologiques, que seul un arpentage méticuleux du continent peut faire resurgir.

4C’est dans le cadre du développement de l’africanisme qu’une certaine littérature coloniale, mieux documentée qu’auparavant, a pu servir à ressusciter des mondes passés. L’exemple le plus connu est le Doguicimi de Paul Hazoumé2, publié en 1938, qui fait revivre dans toute sa splendeur l’ancien royaume d’Abomey au moment du premier contact avec les Européens. Cette littérature vouée à la reconstitution de contextes épouse une tonalité volontiers nostalgique voire crépusculaire et excelle, tant par le biais du roman que du théâtre3, à dire la façon dont les « mondes s’effondrent », pour reprendre la traduction française du titre du plus grand bestseller de la littérature africaine, Things fall apart, du romancier nigérian Chinua Achebe. La saisie du passé par la littérature de l’époque coloniale prend donc acte à la fois de la cohérence et de la fragilité de contextes anthropologiques et culturels cohérents que des événements extérieurs viennent menacer. Le motif ressassé à cette époque (et récemment ressuscité par un ex-président de la République française) d’une Afrique hors histoire n’est qu’une déclinaison de la représentation impériale du continent africain comme mosaïque de cultures juxtaposées dont les unes seraient anhistoriques (sociétés segmentaires non étatiques) et d’autres seraient historiques mais circonscrits (royaumes locaux et empires « régionaux »). Ces mondes sont perçus comme ayant la caractéristique commune de ne pouvoir évoluer sans se briser, ce qui leur donne une charge poétique particulière.

5Voici comment Paul Lomami-Tchibamba ouvre le roman qui lui vaudra le prix de la Foire coloniale de Bruxelles en 1948 :

Enfermés au cœur même de l’Afrique, dans une contrée bordée de hautes montagnes infranchissables, de grands lacs, de vastes et profondes forêts, nous ayant privés durant des milliers et des milliers d’années de tout contact avec d’autres peuples plus favorisés, nous nous sommes trouvés vraiment isolés du reste de l’humanité et livrés à la merci des forces de la Nature4.

6La géographie serait responsable du manque supposé d’histoire et sous-tendrait les contextes dits « locaux ». Le motif de l’absence ou du refus de l’histoire, si structurant dans la façon dont le continent africain a été appréhendé par l’Europe, s’accompagne d’une conscience exacerbée de la prégnance de contextes géographiques et culturels.

7Difficile dans ces conditions de se réapproprier le passé par le roman historique ou même le souvenir d’enfance (comme le fait de guinéen Camara Laye dans L’Enfant noir, un autre grand succès de la littérature coloniale) sans tomber dans le piège de la contextualisation verrouillée puisque, dans une perspective impériale, il n’est pas de contexte local qui soit doté du ressort interne d’ouvrir son propre avenir. Sans doute la littérature se défie-t-elle d’une histoire qui reconstitue des contextes dès lors qu’elle a compris qu’avec ces contextes sera livrée la perspective d’un avenir préempté par d’autres.

8La réponse postcoloniale que les écrivains africains apportent à cette situation biaisée quant à leur rapport à l’histoire passera par un travail sur l’espace dont la finalité sera de défaire les contextes. Sony Labou Tansi tourne par exemple les lieux contre les territoires, dans une littérature qui se voue à charger d’intensité des événements qu’une perception impériale tend à considérer comme purement locaux. Tel drame familial (un crime conjugal dans Les sept Solitudes de Lorsa Lopez), telle micro-anecdote (un baiser trop appuyé dans Le Commencement des douleurs) sont repris et répercutés par la rumeur populaire et font vaciller l’environnement social, culturel, politique, économique, jusque dans ses prolongements cosmiques. Il n’est rien qui ne se passe en tel ou tel lieu, aussi apparemment infime soit-il, qui n’ait une résonance cosmique dans une littérature de l’apocalypse, qui a choisi de présenter l’histoire du monde du point de vue de sa fin à venir.

9Sony Labou Tansi est emblématique d’une littérature africaine qui envisage l’histoire comme une dynamique qui défait des contextes, plutôt qu’elle ne les construit. La littérature « beuglée » de Sony Labou Tansi se greffe sur la part irréductible des lieux, qui les rend insoumis à la logique territoriale et au récit historique sur lequel elle s’appuie. Si les arbres parlent, si les pierres elles-mêmes recèlent des textes ou poussent des cris en s’éboulant, c’est parce que tout a vocation à parler dans cette littérature, rendant impossibles la sélection et la hiérarchisation des paroles en vue de la construction de contextes historiques. L’animisme de Sony Labou Tansi est une stratégie anti-impériale qui a pris l’histoire comme cible. Cette façon d’envisager l’histoire du point de vue de la catastrophe permanente qu’elle entraîne dans son sillage chez ceux qui la subissent, fait de Sony Labou Tansi et de nombreux autres écrivains africains de ces trente dernières années des « sentinelles messianiques » aux aguets5, moins soucieuses de nous faire un récit de l’Afrique, que de manifester la charge événementielle de ce continent qui, loin d’être en marge de l’histoire mondiale, est au cœur de nos devenirs mondiaux.

10(Université Paris 3)