Colloques en ligne

François Dosse

La biographie à l’épreuve de l’identité narrative

1Aujourd’hui, ce qui s’exprime avec la nouvelle passion biographique contemporaine, n’est pas la figure du même, celle de l’Historia magistra vitae, du culte de la vie exemplaire, mais un nouveau souci pour l’étude de la singularité et une attention particulière aux phénomènes émergents qui sont considérés comme des objets bons à penser grâce à leur complexité, et à l’impossibilité de les réduire à des schémas mécaniques. Sous le même vocable qui renvoie au bios en tant que vie au sens biologique, mais signifiant d’emblée aussi une manière de vivre, le genre biographique a incarné des exigences différentes suivant les moments historiques. Manifestement lié au besoin de construire son identité dans le temps et dans l’espace, le genre biographique a suivi les évolutions d’une société qui a fait une part croissante aux logiques singulières des individus. Au point de départ, la personne s’effaçait sous le personnage, le portrait se diluait sous le modèle unitaire conçu pour être imité et donner lieu à identification. Leçon de vie, l’Historia magistrareprésentait une source d’inspiration pour la propre vie de son lecteur par le caractère exemplaire du personnage érigé en héros ou en saint. Le biographe n’apparaissait pas pour laisser toute la place à son personnage, en un simulacre de réalité qui devait gagner par l’illusion créée en force de conviction. La biographie fonctionnait alors sous le régime de la mêmeté, modèle porté à son paroxysme au xixe siècle par Taine, selon une lecture scientiste de l’identité personnelle. Taine se donnait pour ambition d’accéder aux « règles de la végétation humaine1 ». Le biographe est alors l’équivalent du zoologiste ou du botaniste, qui élabore ses classifications d’espèces en fonction des portraits psychologiques qu’il repère.

2Cette quête identitaire n’a pas disparu, mais elle s’est fragmentée en une myriade de « biographèmes » qui n’ont plus besoin d’être reliés par un ciment de sertissage. Au contraire, la pluralité est de mise, présupposée chez le biographé traversé par des tensions contradictoires qui lui donnent une identité le plus souvent paradoxale. Cette pluralité se retrouve aussi dans la méthode elle-même du biographe appelé à écrire des biographies « chorales2 », comme les appelle Sabina Loriga, restituant les phénomènes d’interactions, l’enchevêtrement des vies, ainsi que l’implication du biographe dans son évocation de l’autre. L’identité biographique n’est plus considérée comme figée, à la manière d’une statue, mais toujours en proie aux mutations. Elle ne peut se réduire à la simple transcription des empreintes digitales ; comme l’affirme Carlo Ginzburg, une telle approche relève d’un point de vue étroitement policier. L’identité biographique se trouve confrontée à la traversée du temps, et subit dans ce parcours de multiples altérations qui suscitent un incessant bougé des lignes, selon des rythmes non linéaires, à partir de brisures temporelles, de phénomènes d’après-coup et d’un futur du passé qui dépasse les limites biologiques de la finitude de l’existence.

L’identité entre arbres et rhizomes

Le modèle de la mêmeté

3Le modèle qui sert de patron à toute cette histoire littéraire et offre les moyens d’un lien entre la vie de l’auteur et son œuvre est pour l’essentiel inspiré par les portraits littéraires de Sainte-Beuve, qui a fait du récit de vie l’essentiel du travail du critique littéraire : « Je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même3. » La peinture de portraits psychologiques est l’entrée privilégiée par Sainte-Beuve dans la littérature, en tout cas entre 1829 et 1849. Son modèle dans ce domaine reste, comme pour tous les portraitistes, Plutarque : « Maintenons commerce avec ces personnages, demandons-leur des pensées qui élèvent, admirons-les pour ce qu’ils ont été d’héroïque et de désintéressé, comme ces grands caractères de Plutarque, qu’on étudie encore et qu’on admire en eux-mêmes4. » La galerie de portraits de Sainte-Beuve s’attache à glorifier les héros ou héroïnes pour en faire partager les qualités morales : « Depuis bien du temps, tous les portraits que j’écris ne sont pour moi qu’un prétexte à de petits essais de morale, une suite de chapitres dont l’étiquette ne dit pas le but5. » C’est le cas par exemple, entre bien d’autres, de Mme Roland, présentée comme l’égérie du groupe politique qu’elle anime avec son mari et dont elle est « le génie dans sa force, dans sa pureté et sa grâce, la muse brillante et sévère dans toute la sainteté du martyre6 ». À travers ce personnage, c’est toute sa génération politique dont prétend rendre compte Sainte-Beuve, qui voit en elle la quintessence de ceux qui ont voulu 1789 et que 1789 n’a ni lassés ni vraiment satisfaits. Il utilise ses Mémoires et sa correspondance pour restituer ses combats, ses sympathies et antipathies, reconfigurant son parcours d’immersion dans la fièvre révolutionnaire, jusqu’au coup d’arrêt devant l’horreur que lui inspirent les massacres de septembre : « Mme Roland et ses amis, à partir de ces jours funèbres, se rangent ouvertement, et tête levée, du côté de la résistance7. » Sainte-Beuve partage le point de vue de Vauvenargues selon lequel « les hommes naissent sincères et meurent trompeurs », soit l’idée selon laquelle la société suscite un processus de dégradation, de dégénérescence, auquel seuls quelques cas exceptionnels savent ne pas succomber. C’est le cas de génies dont les qualités sont telles qu’elles ne peuvent servir de modèles tant elles échappent au sort commun. La fonction du biographe consiste alors à exalter ces cas singuliers. Que les femmes ne croient pas qu’elles puissent s’identifier à Mme Roland pour prétendre sortir d’une condition de discrimination sociale, car « les femmes comme Mme Roland sauront toujours se faire leur place, mais elles seront toujours une exception… ce génie qui perçait malgré tout et s’imposait souvent, n’appartenant qu’à elle seule, ne saurait, sans une étrange illusion, faire autorité pour d’autres8 ». À partir du milieu du siècle, les portraits laissent place à des biographies conçues comme un stade préliminaire à toute démarche scientifique dans son accès à la littérature : « Je n’ai plus qu’un plaisir, j’analyse, j’herborise, je suis un naturaliste des esprits9. » Ce travail de tissage vise donc à relier l’écriture littéraire à des éléments biographiques, à un contexte précis pour en faire valoir le sens : « Chaque ouvrage d’un auteur vu, examiné de la sorte, à son point, après qu’on l’a replacé dans son cadre et entouré de toutes les circonstances qui l’ont vu naître, acquiert tout son sens, – son sens historique, son sens littéraire, – reprend son degré juste d’originalité, de nouveauté ou d’imitation10. »

4L’autre source d’inspiration de ces notices biographiques littéraires, et donc de la « vieuvre », est la psychologie telle que la définit l’historien Hippolyte Taine. Il entend restituer « les règles de la végétation humaine11 » de manière très déterministe, sur le modèle des sciences de la nature. Dans sa préface à La Fontaine et ses Fables, il assimile la création d’un poème à un phénomène biochimique : « On peut considérer l’homme comme un animal d’espèce supérieure, qui produit des philosophies et des poèmes à peu près comme les vers à soie font leurs cocons, et comme les abeilles font leurs ruches12. » Le biographe est avant tout, selon Taine, un observateur, à la manière du zoologiste ou du botaniste qui classe dans son herbier ses portraits psychologiques. Taine aspire à « deviner la véritable histoire, celle des âmes, la profonde altération que subissent les cœurs et les esprits selon les changements du milieu physique ou moral où ils sont plongés13 ». Il pratique la démarche biographique à la manière dont la médecine envisage la dissection des corps, en quête des particules signifiantes du fonctionnement de la psyché humaine dans sa singularité :

Je viens de relire Hugo, Vigny, Lamartine, Musset, Gautier, Sainte-Beuve, comme types de la pléiade poétique de 1830. Comme tous ces gens-là se sont trompés ! Quelle fausse idée ils ont de l’homme et de la vie ! […] Combien l’éducation scientifique et historique change le point de vue ! Matériellement et moralement, je suis un atome dans un infini d’étendue et de temps, un bourgeon dans un baobab, une pointe fleurie dans un polypier prodigieux qui occupe l’océan entier14.

5Si Taine envisage donc la particule individuelle comme faisant partie d’une totalité, la manière d’en rendre compte est de partir de ce qui en fait la singularité à partir de ces signes minuscules qui affleurent de la dissection, de fragments reliés les uns aux autres. Tout en étant critique vis-à-vis des usages faits des informations anecdotiques, Taine « insistait sur l’importance conceptuelle de toutes les petitesses individuelles dédaignées par Hegel15 ». La clé de l’œuvre se trouve pour Taine en son extériorité dans le milieu, le moment, la race. Son déterminisme est tel que Sainte-Beuve prendra quelques distances avec ses thèses, réaffirmant le caractère artistique du genre et surtout une certaine liberté qui ne peut être totalement réduite par des faisceaux de déterminations strictes : « Pour l’homme, sans doute, on ne pourra jamais faire exactement comme pour les animaux ou pour les plantes ; l’homme moral est plus complexe ; il a ce qu’on nomme liberté et qui, dans tous les cas, suppose une grande mobilité de combinaisons possibles16. » La postérité ne retiendra cependant que ses positions les plus causalistes et la parution en 1954 d’écrits posthumes de Proust sous le titre Contre Sainte-Beuve aura fortement contribué à durcir cette image mécaniste.

6La biographie se présente comme l’exposé des voies de l’accomplissement selon une téléologie qui fait de l’écrivain un individu déjà doté dans son berceau de toutes les qualités requises pour devenir un créateur exceptionnel. Il ne fait que réaliser un destin qui l’attend. La notice biographique se transforme en leçon de morale, en véritable message éthique selon la conception exprimée par Sainte-Beuve : « L’étude littéraire me mène […] tout naturellement à l’étude morale17. » Outre sa fonction pédagogique d’outil à la fois maniable et facile à utiliser pour l’évaluation des connaissances des élèves, contribuant à l’exercice d’une gymnastique intellectuelle dans l’usage des interactions entre vies et œuvres des écrivains, la notice biographique doit aussi contribuer à exemplifier le génie national autour d’un certain nombre de figures. L’histoire littéraire joue sur ce plan le rôle de complément de ce bréviaire national qu’est le Lavisse en histoire. Les héros de la création sanctifiés auprès des héros de la nation doivent susciter identification et imitation, contribuant à forger les bases d’un consensus républicain fort de nouvelles vocations. Ainsi, Molière est « de race gauloise par le tour de son esprit, le ton de sa raillerie […]. Ses ancêtres ne sont ni les Grecs, ni les Romains, ni les Espagnols et son génie est de tradition purement française18 ». Un véritable transfert de sacralité se cristallise dans la société laïque sur ces nouveaux hommes illustres, qui ont fait la littérature française avec un égal talent et sens du sacrifice que ceux qui, du côté de l’histoire, ont dirigé le pays ou ont succombé dans ses batailles. Le Panthéon républicain imaginaire, au sens où Malraux parle de musée imaginaire, récupère les grandes figures de l’Ancien Régime et notamment le fameux trio des gloires du théâtre qu’ont été Corneille, Racine et Molière. En même temps que ce souci patriotique, qui anime l’écriture historienne19 autant que l’abord de la littérature, une attention scientifique guide la méthode choisie dans les deux disciplines qui se mettent à l’école des sciences de la nature, des sciences expérimentales, en plein essor à la fin du xixe siècle. Un similaire évolutionnisme inspire un Jules Michelet, fasciné par les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire et un Sainte-Beuve ou un Taine, qui s’approprie la métaphore botanique : « tel arbre, tel fruit20 ». Une psychologie des humeurs forme une des ressources essentielles des distinctions établies entre types de caractères différents capables de restituer les mystères du génie créateur.

La prolifération horizontale du rhizome

7L’identité est alors conçue comme plurielle, multiple, proliférante à la manière du rhizome, selon des agencements variables, ce qui fait dire à Gilles Deleuze et Félix Guattari : « Nous avons écrit L’Anti-Œdipeà deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde21. » Au paradigme de l’identité comme arbre enraciné et immuable, à la progression programmée et continue, donnant toujours les mêmes fruits, Deleuze et Guattari opposent le paradigme du rhizome, celui des bulbes, des tubercules dont la progression est imprévisible et horizontale. Leur vision peut être suggestive sur le plan biographique, car elle revêt quelques implications méthodologiques qui confortent la pluralisation identitaire. N’importe quel point d’un rhizome peut être connecté avec n’importe quel autre, ce qui induit une prévalence des principes d’hétérogénéité et de connexion. Le primat accordé à la multiplicité suppose un abandon du principe unitaire au profit de la diversité des grandeurs, à la manière du schéma des cités de Luc Boltanski et Laurent Thévenot22. Il ouvre sur un plan non hiérarchique, sans profondeur, de pure immanence où se déploient des ruptures a-signifiantes. Le rhizome pouvant être rompu, brisé en quelque endroit, il ne donne lieu qu’à des lignes de segmentarité et à des lignes de fuite, selon des mouvements contradictoires de déterritorialisation et de reterritorialisation : « À la différence des arbres ou de leurs racines, le rhizome connecte un point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signe très différents et même des états de non-signes. Le rhizome ne se laisse pas ramener ni à l’Un ni au multiple. Il n’est pas l’Un qui devient deux, ni même qui deviendrait directement trois, quatre ou cinq, etc. […] Il constitue des multiplicités linéaires à n dimensions, sans sujet ni objet23. » Une telle conception plurielle conduit Deleuze à définir l’immanence comme « la vie », dans son dernier texte publié avant sa mort : « On dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre24. » La vie ainsi conçue n’en est pas pour autant individuée, mais pure virtualité, pure événementialité. Elle donne lieu à ce que Deleuze qualifie comme une « Heccéité », une singularité sans sujet qui n’est plus individuation.

L’identité narrative entre idem et ipse

8À cette impasse faite sur les processus d’individualisation totalement déconstruits, et pour éviter l’aporie inverse du portrait de cire figé du scientisme, Paul Ricœur a avancé l’idée d’une centralité de l’identité narrative qui répond à la question posée par Hannah Arendt du « Qui ? » de l’action, ce qui revient à « raconter l’histoire d’une vie25 » :

L’histoire racontée dit le qui de l’action. L’identité du qui n’est donc elle-même qu’une identité narrative. Sans le recours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution : ou bien l’on pose un sujet identique à lui-même dans la diversité de ses états, ou bien l’on tient, à la suite de Hume et de Nietzsche, que ce sujet identique n’est qu’une illusion substantialiste26.

9Ricœur suggère de dépasser l’alternative entre dissolution de l’identité et maintien d’une identité fixe en distinguant l’identité comprise comme le même (idem) et l’identité comprise au sens de soi-même (ipse). C’est cette seconde forme de l’identité qui confronte le sujet au temps, au changement, à des mutations constitutives dans le rapport à autre. La dialectisation de ces deux dimensions, l’ipséité et la mêmeté permet seule, par la médiation de l’identité narrative, de restituer une cohésion de vie qui ne cesse de se faire et de se défaire : « Notre thèse constante sera que l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité27. » L’émergence d’un soi, qui n’est plus un moi du fait des altérations provenant de sa relation avec l’autre et de sa traversée du temps, offre un moyen de sortir de « l’illusion biographique » dénoncée par la sociologie bourdieusienne.

10Avec son concept du « soi », du sujet qui est la résultante de l’action du moi sur l’autre et réciproquement, Paul Ricœur offre un moyen de penser ensemble la tension, le dilemme de tout biographe entre la reproduction d’un caractère intangible du sujet biographié et les changements qu’il connaît tout au long de son existence. Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reprend une question centrale, qu’il avait laissée en suspens à la fin de Temps et récit : celle de l’identité narrative. C’est ce « reste » que reprend Ricœur pour le confronter à la question de « l’homme capable », du « je peux ». Cette traversée du pronom réfléchi – le soi – traduit bien la conception d’un cogito brisé qui rend caduque la tentative traditionnelle de saisie intériorisée du « je ». Le sujet en tant que personne n’en est pas moins là, mais devenu le point d’aboutissement d’une démonstration partie de la troisième personne et des réponses à la question « Qui ? » dans les domaines du discours, du récit et de l’action. La personne apparaît alors au terme d’une opération de clivage des formes d’inscription de l’identité. Ricœur distingue en effet, au cours de sa démonstration, la mêmeté de l’ipséité. La mêmeté évoque le caractère du sujet dans ce qu’il a d’immuable, à la manière de ses empreintes digitales, alors que l’ipséité renvoie à la temporalité, à la promesse, à la volonté d’une identité maintenue en dépit du changement ; c’est l’identité dans sa traversée des épreuves du temps et du mal : « Notre thèse constante sera que l’identité au sens d’ipse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité28. » L’ipséité ne se construit donc pas dans un rapport analogique d’extériorité à l’autre, mais dans une implication, une véritable intrication à l’autre. C’est le sens donné au titre même du livre d’un soi-même « en tant que... autre29 ».

11L’herméneutique du soi se trouve à la croisée d’une double dialectique entre l’idem et l’ipse et entre l’ipséité et l’altérité à l’intérieur. Le parcours du soi apparaît alors comme celui d’une prise de responsabilité, d’un engagement qui prend en charge la traversée de l’expérience comme mode d’avènement à soi. Le soi est à cet égard la dimension réfléchie de tous les pronoms personnels. Il n’est ni le je, ni le tu, ni le il, et en même temps il les englobe tous comme leur forme de secondarité. L’autre avantage de la notion de soi est l’impossible accès immédiat à une connaissance qui ne peut être qu’indirecte. Elle permet d’éviter l’alternative ruineuse entre un ego tout puissant, divinisé et un sujet humilié, dissous. Si Ricœur oppose à la toute-puissance de la conscience les multiples détours nécessaires, les décentrages indispensables pour l’appréhender, il met en avant face aux philosophies du soupçon, la notion majeure du soi, celle de l’attestation, qu’il définit en 1988 à Cerisy comme une manière de se situer entre phénoménologie et ontologie30.

12Cette attestation de soi comme être agissant et souffrant qui se laisse exprimer par le biais du témoignage31 « demeure l’ultime recours contre tout soupçon32 » et, à ce titre, l’herméneutique du soi, selon Ricœur, peut « prétendre se tenir à égale distance du cogito exalté par Descartes et du cogito proclamé déchu par Nietzsche33 ». Ricœur accomplit le deuil de toute position fondatrice du sujet et déplace le problème : « C’est un nouveau type de certitude qu’il s’agit de définir. C’est ici qu’intervient la notion d’attestation34. » En situant cette notion au centre de sa démonstration de ce qu’est l’ipséité, Ricœur entend faire comprendre que l’on ne peut rien prouver de définitif dans cet ordre-là. L’on bute inexorablement sur l’impossible preuve selon laquelle on trouverait son identité dans tel ou tel mode d’être. Par contre, ce qu’il est possible d’attester se trouve dans l’acte de confiance que l’individu investit dans l’agir tant vis-à-vis de lui-même que vis-à-vis de l’autre. L’attestation implique un moment de croyance qui échappe au dilemme entre doxa et épistémè : « Croyance veut dire ici plutôt créance qu’opinion. On comprend alors la parenté qui existe entre l’attestation et le témoignage, Bezeugung et Zeugnis, même s’ils ne se confondent pas35. » C’est cette créance comme forme de confiance, de fiance, qui retient le cogito blessé de sombrer comme cogito brisé sous l’effet du soupçon. L’être-soi se définit donc, au terme du parcours, comme un engagement ontologique de l’attestation, toujours en position de terre promise, d’horizon d’attente : « L’attestation est l’assurance – la créance et la fiance – d’exister sur le mode de l’ipséité36. »

13Cette distinction entre mêmeté et ipséité peut être le moyen de sortir des apories de l’utopie biographique en validant la pertinence du genre, tout en évitant les écueils possibles de sa pratique. Récusant aussi bien l’enfermement dans un moule établi une fois pour toutes, par un caractère individuel qui se déploierait de manière purement linéaire selon sa logique endogène propre, que l’autre écueil qui reviendrait à réduire la personne en simple agent jouet de structures extérieures, le distinguo mêmeté/ipséité permet de penser ensemble ce qui perdure et ce qui change de l’expérience vive, de son expression et de la compréhension que l’on peut en avoir.

La biographie comme modèle identificatoire

L’Historia magistra

14La biographie est un genre ancien qui s’est diffusé autour de la notion de bioi (bios), laquelle ne renvoie pas seulement au fait de retracer « la vie », mais une « manière de vivre ». Dans l’Antiquité grecque, cette notion relève d’un savoir philosophique et fait référence, comme chez Platon dans le Gorgias, à la moralité. Cette appartenance du genre à la sphère du jugement à partir duquel on évalue telle ou telle attitude avec la volonté de transmettre des valeurs édifiantes pour les générations à venir est un trait fondamental que nous retrouvons tout au long du parcours historique du genre biographique. Pour longtemps, ce mode d’écriture trouve même là sa marque singulière : « La distinction entre biographie et histoire est aussi ancienne que l’historiographie grecque37. »

15Le grand maître de la biographie antique, Plutarque, est né vers 45 apr. J.-C., sous le règne de l’empereur Claude. C’est sur le modèle de ses écrits que le genre biographique va se cristalliser comme genre spécifique. La destinée de Plutarque est spectaculaire, comme l’analyse François Hartog dans sa présentation à la republication des Vies parallèles38. On doit à la période de la Renaissance la redécouverte et un véritable engouement pour Plutarque, avec l’édition complète de son œuvre. Les dirigeants de cette époque font de lui leur précepteur, leur guide en matière de conduite dans le domaine des responsabilités politiques. La Popelinière, historiographe du xvie siècle, voit en Plutarque une fréquentation obligée pour tous les princes de son temps39. Il est lu comme un contemporain par les hommes de la Renaissance, un compagnon et l’exemple à suivre. Montaigne confessera : « C’est mon homme que Plutarque40. » Au xviie siècle, le pouvoir monarchique dans sa splendeur et son autocélébration se nourrit de Plutarque et, lorsque le dramaturge Racine fait la lecture au roi Louis XIV quand ce dernier est malade, il choisit les Vies parallèles. Au xviiie siècle encore, Rousseau en fait sa lecture de prédilection : « Plutarque, surtout, devint ma lecture favorite. Le plaisir que je prenais à le relire sans cesse me guérit un peu des romans41. » La passion pour Plutarque va jusqu’à l’identification avec ses héros et se transforme en véritable transport affectif, au point que Vauvenargues écrit à Mirabeau : « Je pleurais de joie lorsque je lisais ces Vies : je ne passais point de nuit sans parler à Alcibiade, Agésilas et autres42. » Plus tard, Napoléon en fait aussi son modèle et emporte dans tous les périples de sa grande aventure les Vies parallèles. Il ne cesse de comparer son propre destin à celui des héros de Plutarque : « On commence avec Hannibal (la campagne d’Italie), Alexandre suit (l’Égypte), bientôt César s’impose, mais aussi Solon et Périclès, et tout s’achève avec Thémistocle43. » L’influence de l’œuvre de Plutarque va grandissant jusqu’à la Restauration. Jusque-là, comme le signale son biographe Jean Sirinelli, on trouve ses Vies « dans toutes les maisons nobles et bourgeoises44 ». Cependant, à partir de la Restauration le rayonnement de l’étoile biographique faiblit pour longtemps et le genre sombre dans le discrédit d’une forme d’écriture laissée aux polygraphes sans talent ni compétence.

16En bon connaisseur de la Grèce où il a vécu ses premières années de formation, Plutarque a conçu ses biographies au fil de couples binaires, confrontant les mérites et les défauts d’un héros grec et romain. Platonicien, il n’éprouve que peu de goût pour l’histoire et il se défend d’en écrire, dissociant d’emblée son écriture biographique du genre historique : « Nous n’écrivons pas des Histoires, mais des Vies », précise-t-il dans sa préface à la « Vie d’Alexandre45 ». Il explicite tout de suite en quoi son objet de curiosité diffère du genre historique, et il définit son ambition en ajoutant : « [D]’ailleurs ce ne sont pas toujours les actions les plus éclatantes qui montrent le mieux la vertu ou le vice : un petit fait, un mot, une plaisanterie révèlent souvent mieux un caractère que les combats sanglants, les batailles rangées ou les sièges les plus importants46. » Ce qui est au cœur du projet de Plutarque est de donner à lire les traits saillants d’un caractère psychologique dans ses ambivalences et sa complexité, inaugurant ainsi le genre de la vie exemplaire à visée morale : « En s’inscrivant dans une double référence à Aristote et à la peinture, Plutarque revendique pour le biographe le droit à styliser la réalité de l’expérience vécue pour lui permettre de porter des témoignages à valeur et à portée générales47. » Cette vocation universalisante de la biographie est celle d’être, selon la caractérisation de Cicéron, une maîtresse de vie, une magistra vitae. La longue postérité de l’œuvre de Plutarque tient essentiellement au fait que c’est sur ce modèle que le genre va s’imposer pour une longue durée, qui va de l’Antiquité jusqu’à la rupture dans le régime d’historicité qui s’opère au cours du xviiie siècle. Les deux présuppositions de ce discours sont celles de la continuité et de la contiguïté temporelles, qui relient le présent au passé comme forme de reproduction du même, ainsi que l’a analysé Reinhart Koselleck48.

17Pour Plutarque, il s’agit de perpétuer par l’exemplum un certain nombre de vertus morales. Le comparatisme ne lui sert que de support à une démonstration au cours de laquelle il fait valoir des traits de caractère et des tendances psychologiques similaires, par-delà la différence de période entre la Grèce et Rome. Le bios, à la fois « vie » et « mode de vie » est pour lui le support nécessaire pour asseoir un certain nombre de vertus morales indispensables aux dirigeants politiques et militaires. Le héros de Plutarque est une personnalité forte, animée par un idéal auquel il se consacre. Défini comme un être hors-norme, marqué par la démesure, l’hubris, le héros de Plutarque est par définition sujet aux tentations de l’excès. Il doit donc redoubler de vigilance pour éviter de sombrer dans les pires écueils. C’est une leçon morale qui se veut suggestive pour n’importe quel lecteur et Plutarque s’adresse d’abord à ses contemporains et à leurs successeurs. Au-delà de la factualité et de la singularité des parcours retracés, c’est l’incarnation de valeurs abstraites qui est visée par Plutarque, comme l’a noté le sociologue Jean-Claude Passeron : « Les Vies parallèles ne comparent qu’en apparence César et Alexandre ; la mise en parallèle des deux vies est une mise en raisonnement par le récit d’une question qui doit trancher de la remise d’un prix, la question de savoir quelle est de César ou d’Alexandre la vie qui incarne le mieux la figure du Grand guerrier, du Grand conquérant49. » L’horizon de la démonstration est celui d’une philosophie de l’action. Le récit de vie est une matière première qui invite à philosopher sur les forces et les fragilités des hommes confrontés à des épreuves historiques, donc au tragique. Cette invitation à philosopher n’est qu’un premier stade, car le but ultime est celui de l’imitation du modèle vertueux, et cela justifie la peinture de la vertu comme du vice pour mieux apprécier leurs différences et mieux acquérir les facultés du discernement : « Il me semble que nous serons des spectateurs plus zélés et des imitateurs plus ardents des vies les meilleures si celles qui sont mauvaises et objets de blâme ne nous sont pas tout à fait inconnues50. »

18Les « vies » écrites par Plutarque ne sont pas des panégyriques ni des éloges. Tout au contraire, le biographe use du contraste entre vices et vertus pour mieux faire ressortir la dernière dimension. Cette contradiction peut agir chez un même personnage. Un certain nombre de passions animent la mise-en-intrigue de Plutarque et, en premier lieu, la passion politique. Tout un jeu conflictuel se déroule autour du pouvoir de représentation et donc autour de l’image du héros dans l’opinion. Elle est le théâtre et l’arbitre d’une véritable compétition des ambitions politiques qui peuvent déboucher sur la gloire, mais aussi sur le pire qui, à l’époque, outre la mort, consiste à être ostracisé. L’enjeu décisif auprès de l’opinion pour rendre éclatantes ses vertus politiques pousse le héros à se faire non seulement psychologue, mais aussi pédagogue.

L’hagiographie

19La biographie s’était présentée dès l’Antiquité comme un genre à part, distinct de l’histoire. Il en ira de même avec l’écriture de la vie des saints, l’hagiographie. Ce genre littéraire privilégie les incarnations humaines du sacré et se donne pour ambition de les rendre exemplaires pour le reste de l’humanité. En tant que genre littéraire, son régime de vérité reste distinct de ce que l’on attend de l’historien. Loin du pacte de vérité que présuppose l’écriture historienne, la vie de saint enseigne à son lecteur tout autre chose qu’un factuel attesté. À l’époque médiévale, l’hagiographie est un genre florissant : « Au Moyen Âge, le genre littéraire le plus largement répandu et le plus populaire est l’hagiographie, les “Vies” de saints51. » Les hagiographies empruntent aux Évangiles la tension constante entre l’être et le paraître. Il est moins question de connaître la vie authentique d’un individu que de chercher l’édification du lecteur52.

20Comme nous l’enseigne Michel de Certeau, les hagiographies sont bien davantage à interroger sur la conception du monde véhiculée par l’hagiographe que sur la vie effective du saint dont on relate la vie. Elles sont un concentré de la perception, du rapport au monde d’un moment, d’une conscience collective. Le document hagiographique répond à une organisation textuelle spécifique, celle des acta sanctorum : « La combinaison des actes, des lieux et des thèmes indique une structure propre qui se réfère non pas essentiellement à “ce qui s’est passé”, comme le fait l’histoire, mais à “ce qui est exemplaire53”. » Le récit de vie a valeur de témoignage d’une traversée expérientielle, celle du rapport à Dieu de celui qui a été canonisé comme saint. L’hagiographie répond à une structure particulière dans laquelle « l’individualité compte moins que le personnage54 ». À la différence de la biographie qui déploie une évolution dans le temps des potentialités de l’individu, l’hagiographie postule que tout est donné à l’origine. Elle privilégie les descriptions spatiales de lieux sacrés pour enraciner la figure sainte qui en est l’esprit protecteur, et n’utilise la narration que comme moyen. De son côté, la biographie privilégie la narration, le parcours d’une existence dans le temps, et n’attribue à la description d’états d’âme, aux portraits et bilans d’actes et d’œuvres qu’un rôle secondaire pour animer la logique narrative temporelle. Le déroulement de l’histoire pour l’hagiographe n’est qu’épiphanie progressive d’un état initial de vocation ou d’élection du saint, selon une conception foncièrement téléologique. La vie de ce dernier se situe dans une temporalité figée, celle de la constance à porter son être propre, au point que « la fin répète le commencement. Du saint adulte, on remonte à l’enfance, en qui se reconnaît déjà l’effigie posthume. Le saint est celui qui ne perd rien de ce qu’il a reçu55. » Il se différencie donc du héros, qui est le théâtre d’un conflit tragique le traversant jusqu’à l’ébranler et, parfois, jusqu’à lui faire transgresser les lois divines et les lois de l’humanité. Le saint est d’un bloc, immuable, prêt à affronter toutes les épreuves sans aucune altération.

21Rappelant que l’hagiographie relève d’un genre littéraire, Michel de Certeau considère qu’il est vain de considérer ce corpus sous l’angle de sa véracité historique : « Ce serait soumettre un genre littéraire à la loi d’un autre – l’historiographie – et démanteler un type propre de discours pour n’en retenir que ce qu’il n’est pas56. » Les vies de saints ne se réfèrent pas à ce qui s’est passé, mais à ce qui est exemplaire au moment de leur rédaction. Leur structure spécifique vise donc une efficacité pratique. Selon de Certeau, la vie d’un saint est à prendre comme document sociologique, expression d’une communauté ecclésiale : « À cet égard, il a une double fonction de découpage. Il distingue un temps et un lieu du groupe57. » Dès les premiers temps des livres canoniques, les hagiographies apportent à la communauté un temps festif, en se situant du côté de la détente et du loisir. L’hagiographie est fondamentalement un discours des vertus et institue une prévalence de la logique des lieux sur les notations temporelles marginalisées et renvoyées à l’ordre de l’immuable : « L’aujourd’hui liturgique l’emporte sur un passé à raconter58. » La vie de saint se déroule essentiellement comme une configuration de lieux sacrés : « L’itinéraire même de l’écriture conduit à la vision du lieu : lire, c’est aller voir59. » L’intrigue se déplie entre un départ et un retour, un dehors qui conduit à un dedans, désignant un non-lieu qui métaphorise la morale de l’hagiographie, soit « une volonté de signifier dont un discours de lieux est un non-lieu60. »

22Ce que l’on retrouve de la vie des héros antiques dans le discours hagiographique, c’est le discours des vertus, mais sur son versant merveilleux, miraculeux, car celles-ci relèvent d’une logique qui n’est pas de ce monde. L’hagiographie présuppose la disparition du saint et une construction singulière des témoins de sa vie, avec l’idée de montrer que la logique même de son existence fut toujours guidée par le souci de faire don de sa propre vie aux autres. Le caractère d’exemplarité qui prévaut a pour effet de figer le temps en un portrait : « La vie s’efface au profit d’une Figure61. » Une fois exposé, le portrait devient « imitable62 ». D’emblée, le saint est saint par le regard des autres, de ceux qui fabriquent sa légende dorée, puis des lecteurs qui vont y chercher une identification possible.

La biographie plurielle : l’identité fragmentée

Les biographèmes

23Le retour progressif du sujet au cours des années soixante-dix permet à Roland Barthes de se débarrasser de la carapace théoricienne qui l’empêchait de laisser libre cours à son plaisir d’écriture. Il décide de trancher dans le vif à l’intérieur même de la tension qui le traversait jusque-là entre l’homme de science et l’écrivain, en choisissant cette fois clairement le second personnage. Il revisite le sujet par le biais de ce qu’il appelle, à partir de 1971 dans Sade, Fourier, Loyola, des « biographèmes ». Ces petits détails qui peuvent à eux seuls dire le tout d’un individu ne sont pas sans faire penser à Marcel Schwob et à ses Vies imaginaires63. Le sujet qui est de retour pour Barthes en ce début des années soixante-dix est un sujet éclaté, en miettes, dispersé, « un peu comme les cendres que l’on jette au vent après la mort64 ». Et Barthes d’émettre ce souhait : « Si j’étais écrivain, et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons : des “biographèmes”, dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin65. »

24Le biographème se présente en relation forte avec la disparition, avec la mort ; il renvoie à une forme d’art de la mémoire – à un memento mori –, à une possible évocation de l’autre qui n’est plus. Barthes suggère une évocation légère par un détail distanciateur et révélateur d’une singularité : « C’est un trait sans union […] Le biographème n’est jamais définitionnel. Il n’entre même pas dans une définition. C’est donc un bon objet. À la différence de l’image, il ne colle pas, il n’est pas poisseux, il glisse […]66. » D’où la multiplication de ces biographèmes pour parler de Sade, Fourier ou Loyola en évitant le piège de la vectorisation. Ils renvoient à la singularité des goûts et des corps des individus.

25Après avoir défendu le « plaisir du texte » en 197367, Barthes fait un pas de plus vers la subjectivation de son mode d’écriture en se prenant lui-même pour objet, dans une autobiographie toutefois non linéaire, faite d’une collecte d’informations partielles et éparses qui sort des canons habituels du genre. Il lui substitue des biographèmes qu’il s’applique à lui-même sur le mode du « J’aime, je n’aime pas ». Si la forme reste fidèle à une certaine déconstruction, le retour sur soi, l’exposition de ses affects, de ses souvenirs, l’image de ses proches révèlent à quel point le retour du refoulé est spectaculaire : il touche en effet un auteur qui avait été un des plus farouches théoriciens de la non-pertinence de ce niveau d’analyse.

26Ces biographèmes tracent aussi les lignes de fuite d’une écriture romanesque secrète. À cet égard Barthes nous informe, en une autre occasion, sur le sens qu’a pour lui toute entreprise d’ordre biographique : « Toute biographie est un roman qui n’ose pas dire son nom68. » Lorsque paraît en 1975 son autobiographie Roland Barthes par Roland Barthes, l’écrivant fait place à l’écrivain. Certes le sujet-Barthes s’expose à la troisième personne, sous la forme du « il » qui maintient une distance entre le scripteur et son objet. On retrouve dans cet ouvrage tous les lieux communs, les topoi de l’art biographique. Ils prennent place pour être détournés de leur fonction classique : « L’enfance ne fait l’objet d’aucun récit, du moins d’aucun récit dont elle serait l’objet […] L’enfant, l’infans, est pour Roland Barthes, un inscribans, un non-écrivant, il est donc pris dans l’imagerie, ce tombeau de l’imaginaire69. » L’enfance est donc mise hors-jeu par Barthes, au plan de ce qui se joue dans l’écriture. Au contraire des récits biographiques dans lesquels, comme dans le Flaubert de Sartre, tout se joue dans les premières années de la vie, l’enfance est là, à l’état de bribes sans liens, et surtout jamais en statut de fondations d’une carrière d’écriture.

27Comme le signale Françoise Gaillard, le « moi par moi » de Roland Barthes ne peut s’assimiler à un essai d’autobiographie, mais à « une biographie du moi (à ne pas confondre avec “de moi”), et dans le mot “biographie” il faut réentendre le vocabulaire grec : “bios”, c’est-à-dire non le vécu, mais la vie dans ce qu’elle a de plus organique : le corps70. » Par contre, comme le fait encore remarquer Françoise Gaillard, le mauvais objet est l’image portée par les séductions de l’imaginaire : « Si la biographie est, pour reprendre ici un terme barthésien, une “cochonnerie”, c’est précisément parce qu’elle consacre le règne du mauvais imaginaire, celui qui enferme le sujet dans des images, celui qui travaillant à l’imago, oublie que le moi est en perpétuel déport, en perpétuelle invention71. » La biographie ne peut donc qu’échouer quant à son objet puisque son objectif est de tracer un portrait, et c’est justement cette image fixe que fuit le sujet Barthes, qui ne veut à aucun prix en devenir captif. Son refus de la biographie « est lié au refus de toute imago72 ».

28Parmi les innovations éditoriales, il en est une, radicale : la collection « L’un et l’autre », animée par le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis chez Gallimard. Ancien directeur de la Nouvelle Revue de psychanalyse jusqu’à la fin des années quatre-vingt, Pontalis décide de mettre fin à sa fonction de directeur de la revue et conçoit un nouveau projet : « Il était d’une simplicité étonnante. Il s’agissait de mettre en rapport un auteur avec son héros, secret ou non secret73. » Cette collection, comme l’évoque son titre, met en effet en scène l’évocation par l’auteur d’un personnage qui a compté pour lui ; l’on se trouve donc d’emblée à l’intérieur d’une expérience d’intersubjectivité : « Ce n’est pas du tout conçu comme des biographies au sens classique du terme, mais comme une évocation subjective, tout à fait personnelle de quelqu’un74. » Une telle conception doit évidemment beaucoup à la compétence psychanalytique de Pontalis, car le rapport de l’un à l’autre n’est pas sans analogie avec la relation analytique, d’autant que l’autre n’est pas seulement un autre identifié comme une personne, mais qu’il peut être l’autre en tant qu’inconscient, étranger intime qui habite la demeure intérieure de l’auteur. De cette analogie avec la cure analytique, il ne résulte en aucun cas une collection d’ouvrages qui aurait la prétention d’offrir une série de psychanalyses de tel ou tel personnage, mais cela a des incidences évidentes sur le mode d’un régime de véridicité qui mêle le fictionnel et le factuel, à la manière dont ces deux dimensions fonctionnent dans l’inconscient :

Lorsque l’on est dans l’ordre de l’évocation subjective, on est dans le fictionnel, mais tout est fictionnel dans ce domaine. On invente sa vie surtout quand on l’écrit et on cherche à lui donner, sinon un sens, en tout cas une orientation. C’est ce qui est gênant dans une biographie classique, car le plus souvent, par définition, on part du point d’arrivée, de ce que quelqu’un est devenu et on donne une finalité à cette vie particulière en fonction de son devenir et de sa fin75.

29Là encore, l’expérience analytique de Pontalis le préserve de cette illusion rétrospective propre à la plupart des biographies et lui permet d’insister, au contraire, sur l’indétermination propre à ce qui fut le présent d’un passé singulier. Toute la collection dirigée par Jean-Bertrand Pontalis révèle la fécondité de l’usage des biographèmes et de l’enchevêtrement qu’il suppose entre la dimension fictionnelle et la dimension réelle.

L’exception normale

30Les insatisfactions éprouvées par les historiens face aux réalisations biographiques trop proches d’idéaltypes ou conduites par la volonté préalable d’une démonstration de modélisation expliquent l’engouement pour les thèses de la micro-storia, qui a préconisé une tout autre approche. Plutôt que de partir de l’individu moyen ou exemplaire d’une catégorie socioprofessionnelle, la microhistoire dans laquelle Carlo Ginzburg, Edoardo Grendi, Giovanni Levi et Carlo Poni jouent le rôle de précurseurs, s’attache à des études de cas, à des microcosmes, valorisant les situations limites de crise. Ces historiens font porter une attention renouvelée aux stratégies individuelles, à l’interactivité, à la complexité des enjeux et au caractère imbriqué des représentations collectives. Les cas de rupture dont ils ont retracé l’histoire ne sont pas conçus comme une traque à la marginalité, à l’envers, au refoulé, mais une manière au ras du sol de révéler la singularité comme entité problématique définie par cet oxymore : « l’exceptionnel normal76 ». Par ce paradoxe érigé en méthode, Grendi considère qu’une bonne manière d’appréhender une série d’attitudes largement diffusées dans le tissu social est d’y accéder par des témoignages qui les présentent comme des comportements d’exception. On va donc privilégier l’étude de cas limites, dans la mesure où ces derniers ont en fait intégré la norme.

31L’étude de cas la plus connue est celle du meunier frioulan Menocchio, exhumé par Carlo Ginzburg77. Domenico Scandella, dit Menocchio, restitué dans son concret-singulier, n’est ni un individu moyen ni exemplaire, mais une identité singulière. Il y a quête du sens commun à partir du moins ordinaire. Menocchio ne peut être tenu pour un cas typique : il est isolé jusque dans son propre village de Montereale. Il relève d’un cas limite et pourtant, à ce titre, son parcours peut « se révéler représentatif78 ». L’enquête que mène Ginzburg à partir des traces éparses laissées par deux procès tenus à quinze années de distance, d’écrits du meunier lui-même, ainsi que par la connaissance de ses lectures, permet de restituer sa cosmogonie personnelle. Ginzburg montre en quoi cette cosmogonie, qui conduit Menocchio au bûcher, est le produit d’un bricolage qui n’a rien d’une simple duplication de la culture savante, comme on le considérait selon l’opposition classique à l’histoire des mentalités entre culture savante et culture populaire : « L’impressionnante convergence entre les positions d’un obscur meunier frioulan et celles des groupes intellectuels les plus conscients de son temps repose avec force le problème de la circulation culturelle formulé par Bakhtine79. » En termes de mentalités, Ginzburg se démarque de l’approche de Lucien Febvre qui serait, selon lui, tombé dans le piège consistant à réduire Rabelais aux catégories mentales moyennes de son époque, pour démontrer l’impossibilité de son incroyance au xvie siècle. Pour autant, l’individu n’est en rien détaché du tissu social qui est le sien et ne peut être considéré comme le lieu d’une singularité. Il est, selon Ginzburg, à l’intersection d’un certain nombre d’ensembles hétérogènes, et c’est le jeu complexe de ces déterminations multiples qui devient le cœur même d’une étude d’ordre biographique : « Mais peut-on identifier un individu avec ses empreintes digitales ? Seulement du point de vue de la police80. »

32La micro-storia a redonné son droit de cité à la singularité, après une longue phase d’éclipse au cours de laquelle l’historien devait surtout rechercher les moyennes statistiques, les régularités d’une histoire quantitative et sérielle. Elle permet, en le déplaçant sensiblement, de redynamiser un genre que l’on croyait en voie d’extinction, le genre biographique. La biographie défendue par la micro-storia se différencie d’un certain nombre d’approches pratiquées pour renouveler ce genre unanimement récusé sous sa forme traditionnelle linéaire et purement factuelle. Elle se distingue des biographies illustratives de formes collectives de comportement, mais également de l’approche biographique, qui vise à traquer les phénomènes marginaux, ainsi que de l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz. La biographie défendue par Giovanni Levi doit permettre de s’interroger sur la part de liberté de choix parmi les multiples possibles d’un contexte normatif, incluant nombre d’incohérences : « Aucun système normatif n’est, de fait, assez structuré pour éliminer toute possibilité de choix conscient, de manipulation ou d’interprétation des règles, de négociation81. » Elle conduit à s’interroger sur le type de rationalité mise en œuvre par les acteurs de l’histoire. Ce qui présuppose de prendre ses distances avec le schéma de l’économie néo-classique de maximisation de l’intérêt et de postulation d’une rationalité totale des acteurs. Ce mode de biographie permet de définir les bases d’une rationalité limitée et sélective, et de réinterroger l’interrelation entre le groupe et l’individu en pratiquant une corrélation entre l’expérience commune et l’espace de liberté de l’individu. Les conflits de classifications, de distinctions et de représentations sont autant de moyens de dialectiser des procédures cognitives par nature différentes lorsqu’elles s’appliquent à un groupe ou à un individu.

33À la différence de la biographie classique, qui postule une harmonie entre le particulier du parcours singulier et le général du contexte dans lequel il s’effectue, la biographie chorale conçoit le singulier du parcours comme un élément de tension. L’individu ne s’y trouve pas chargé par une mission qu’il devrait incarner ou une fonction qu’il devrait représenter ou encore une vertu qu’il exemplifierait au nom d’une essence présumée de l’humanité. Dans une telle démarche, plus que l’idéal-type à retrouver, ce sont les conflits, les potentialités multiples de l’agir et du pâtir qui sont à mettre en intrigue. L’individu, dans cette approche chorale, « doit rester particulier et morcelé. Ce n’est qu’ainsi, à travers différents mouvements individuels, que l’on peut briser les homogénéités apparentes82. » On peut ainsi dépasser, grâce à cette entrée dans le genre biographique à partir de l’idée d’une exception normale, ce que l’historien de la guerre civile anglaise Charles Firth désignait comme étant le « paradoxe du sandwich », c’est-à-dire une couche de contexte, une couche d’existence individuelle et de nouveau une couche de contexte.

34Cette réévaluation du biographique comme entrée privilégiée dans la micro-storia a un précurseur en Italie avec Arsenio Frugoni (1914-1970), qui a été le professeur d’histoire médiévale de Ginzburg à Pise et qui aura beaucoup marqué son évolution ultérieure. Alors que Ginzburg était très indécis sur ce qui allait le retenir en tant que chercheur entre l’histoire de l’art, la critique littéraire, la philosophie et la linguistique, il se rappelle avoir « rencontré un historien médiéviste remarquable : Arsenio Frugoni, auteur d’un livre majeur sur Arnaud de Brescia, un hérétique du xiie siècle. Frugoni a essayé de me convaincre d’étudier l’histoire83 ».

35À contrario des scénarios lisses selon les scansions à valeur universelle, Frugoni privilégie les discontinuités et la pluralité des régimes de véridicité, restituant ainsi non pas la reconnaissance du même entre le lecteur contemporain et le sujet biographié du xiie siècle, mais cherchant au contraire à retrouver son étrangeté. Frugoni invite donc à revenir aux sources elles-mêmes, à en vérifier l’authenticité et à s’interroger sur le processus de fabrication de l’histoire autrement qu’on colmatant les béances documentaires, en se débarrassant du « ciment de sertissage84 » posé par les historiens ultérieurs qui ont ajouté nombre de faits complémentaires pour avoir un récit complet et cohérent en partant d’hypothèses vraisemblables.

36Il n’en résulte pourtant pas une position relativiste de la part de Frugoni, car un portrait d’Arnaud émerge au fil des dix versions proposées. Par touches successives, on saisit certains aspects de sa vie, de ses convictions et de son combat, sans jamais suturer le sens dans une biographie totale. Par contre se donne à lire, au plus près des sources, le rapport entre ces témoins – avec leurs motivations – et le sujet biographé : « Cette analyse a voulu retrouver dans les divers portraits d’Arnaud, avec l’âme de ses témoins, non pas l’occasion d’une nouvelle mosaïque de conjectures visant à une impossible biographie complète ni à une illusoire généalogie de doctrines désarticulées, mais la signification historique de l’expérience d’un réformateur85. »

La biographie à l’épreuve de l’imaginaire

37La vitalité de l’écriture biographique a suscité de grandes entreprises qui, pour certaines, se sont présentées comme des biographies à prétention totale, mais selon une logique novatrice de dé-linéarisation du genre, de déconstruction de son objet, pour ensuite réaliser une recollection, un remembrement du sens. Dépassant le strict niveau de la restitution des faits attestée par les archives, ces entreprises biographiques se sont efforcées d’interroger les étapes de la construction de l’icône dans les divers lieux de production d’un discours historique édifiant. Elles se sont aussi efforcées de scruter le rapport au monde de ces héros, leur imaginaire, les forces vives qui ont suscité leurs actions, leurs choix ainsi que leur comportement quotidien.

38Le cas le plus spectaculaire est celui de Jacques Le  Goff, avec la publication de son Saint Louis86. Il dénonçait encore en 1989 « de simples retours à la biographie traditionnelle superficielle, anecdotique, platement chronologique […] C’est le retour des émigrés après la Révolution française et l’Empire qui n’avaient rien appris et rien oublié87. » Par ailleurs, il contestait dans le même article l’appartenance au genre biographique des études historiques où le personnage est noyé dans son environnement et son époque. Il est pourtant alors en train d’écrire une biographie de Saint Louis, en s’assignant un objectif que je qualifierai d’utopie, celle d’atteindre la totalité biographique : « On peut arriver à donner une image totale de Saint Louis, pas simplement replacé comme un objet dans son contexte, mais immergé dans son époque et dans sa société… réaliser ce que j’ai de façon peut-être trop ambitieuse appelé une biographie totale88. »

39Le Goff entend restituer le « vrai » Saint Louis, qui ne peut se révéler qu’à travers ce qu’il incarne. Il convient donc de déconstruire le mythe ultérieur pour retrouver la figure du Roi et la figure du Saint, ce qui implique d’interroger ce que peuvent être ces deux fonctions de l’image royale au xiiie siècle. Le Goff justifie cette possibilité de restituer la vérité de l’individu Saint Louis par le fait que c’est justement au xiiie siècle que la société occidentale tend à s’individualiser, à faire place à des logiques individuelles. Par ailleurs, il dispose d’un matériel exceptionnel avec les documents officiels des Actes de la chancellerie royale, les deux centres de production de la mémoire royale que sont à l’époque Saint-Denis où se construit la mémoire du roi, et les ordres mendiants où s’élabore la mémoire du saint, et enfin mais surtout la biographie déjà écrite par un contemporain, un témoin et même un intime, Joinville.

40Certes, il y a quelque hubris à considérer comme possible une biographie totale et définitive, et Jacques Le Goff en est conscient, à distance, puisque dans un ouvrage d’entretiens avec Jean-Maurice de Montremy, publié sept ans après la publication de son Saint Louis, il en revient à une condamnation du genre biographique en donnant raison aux thèses de Bourdieu quant à la non-légitimité de ce type de tentative : « La biographie ne m’intéresse pas en soi. Je suis ici Bourdieu, qui a parlé d’illusion biographique. La biographie ne me retient que si je peux – ce fut le cas pour Saint Louis – réunir autour d’un personnage, un dossier qui éclaire une société, une civilisation, une époque89. »

41Jacques Le Goff rappelle que c’est en lisant Joinville, qui avait déjà opéré une rupture avec le genre hagiographique en racontant ses mémoires et en écrivant non pas une « Vie de Saint Louis », mais une Histoire de Saint Louis90, qu’il s’est décidé à écrire lui-même un Saint Louis, mais « qui, d’une certaine façon, est une antibiographie91 ». C’est dire si les réticences exprimées par l’École des Annales et longtemps exprimées avec vigueur par Le Goff contre le genre biographique sont fortement enracinées, au point que la réalisation de cette énorme somme sur Saint Louis n’en est pas venue à bout. Mais il faut relativiser ces derniers propos, car, si on les met en relation avec ceux tenus par Le Goff à Marc Heurgon en 1996 (date de la publication de sa biographie), ils sont à ce point contradictoires qu’ils en perdent beaucoup de leur sens. Le Goff terminait cette année-là son ouvrage d’entretiens par une véritable ode « en guise d’épilogue » en faveur d’« une tentative de biographie totale92 » ; il situait alors le projet biographique à un haut niveau, concentrant la focale sur l’individu : « La décision d’écrire une biographie implique qu’on se croit capable de parvenir jusqu’à l’individualité, jusqu’à la personnalité du personnage qui est le sujet de la biographie93. »

42Il faut resituer cette ambition d’histoire totale dans le contexte du lancement du Saint Louis, comme discours d’accompagnement d’un succès programmé. Mais entre les deux, entre les commentaires de Le Goff de 1996 et ceux de 2003, il reste surtout l’œuvre biographique elle-même qui, en soi, est révélatrice des potentialités du genre et, sans doute, la posture critique de Le Goff n’a pas peu contribué à en renouveler la perspective. On ne peut dire de cet ouvrage qu’il est marginal dans l’œuvre de « l’Ogre de l’histoire », puisque cette somme de près de mille pages lui a pris une quinzaine d’années de travail. Il affirme d’ailleurs d’emblée le caractère biographique de son entreprise : « Ce livre traite d’un homme et ne parle de son temps que dans la mesure où il permet de l’éclairer94. » C’est en tant qu’homme illustre, selon des canons ancestraux, et personnage central de la chrétienté du xiiie siècle que l’historien décide qu’il mérite d’être biographié. Rappelant tout de suite ses réticences à l’égard du domaine biographique, son entrée à reculons dans ce mode d’écriture, Le Goff convient que, loin d’être un genre facile, il est source d’une complexité particulièrement difficile à gérer : « Je me suis ainsi convaincu de cette évidence intimidante : la biographie historique est une des plus difficiles façons de faire de l’histoire95. » Rappelant l’éclipse du genre et le rôle joué par les Annales dans sa délégitimation, Le Goff considère que l’heure est venue de la levée d’écrou : « La biographie me semble en partie libérée des blocages où de faux problèmes la maintenaient. Elle peut même devenir un observatoire privilégié96. » Spécialiste depuis longtemps de la pensée du temps au Moyen Âge, Le Goff, qui a déjà beaucoup écrit de textes innovants sur la pluralité temporelle97, retrouve cette préoccupation avec la biographie, et il considère que l’enquête biographique a enrichi sa manière d’envisager la question : « Le travail biographique m’a appris à regarder un type de temps auquel je n’étais pas habitué : le temps d’une vie qui, pour un roi et son historien, ne se confond pas avec celui de son règne98. » Le Goff fait donc sienne l’idée, classique depuis un moment, selon laquelle l’enfance et le temps de la jeunesse des individus jouent un rôle considérable dans la vie adulte.

43À la manière dont je l’ai signifié par le sous-titre de ma biographie de Paul Ricœur, « Les sens d’une vie », le biographe ne peut avoir accès à son sujet biographé que comme identité plurielle, toujours recomposable en fonction d’une véritable mosaïque de mises-en-intrigues différentes. On ne peut postuler une possible identité saturée, fixe et, en ce sens, l’horizon d’une biographie totale est impossible et relève de l’hubris. La prise de conscience de cette dimension fragmentaire a déplacé le regard du biographe, qui a rompu avec les illusions de l’ère héroïque pour mieux entrer en notre ère herméneutique. Le biographe ne cherche plus alors à combler à toute force les trous lacunaires ; il s’intéresse dès lors à la pluralité des modes d’appropriation, à la diversité de sa réception et aux usages de l’icône, ainsi qu’à ses fluctuations dans le temps. Il en résulte une multiplicité des significations selon des agencements toujours différents, dans une démarche toujours ouverte vers l’autre et vers le futur. Sous la passion biographique, toujours contemporaine, ce n’est pas le même qui revient, car la quête identificatoire d’un modèle, d’une vie maîtresse s’est transformée en quête de singularité, de la pluralité des possibles d’identités plurielles.