Colloques en ligne

Johanne Villeneuve (Université du Québec Montréal)

Inchoativité narrative et témoignage. L’exemple des témoins du Rwanda1

1Dans le tome I de Temps et récit, vers la fin de l’élaboration de la « triple mimèsis », Paul Ricœur affine le principe de discordance-concordance qui préside à la définition de la mise en intrigue. Au miroir de la circularité herméneutique, ce qu’il appelle « le cercle de la mimèsis » doit affronter selon lui le fameux « soupçon de circularité vicieuse2 » :

À cet égard, écrit-il, j’aimerais parler plutôt d’une spirale sans fin qui fait passer la méditation [augustinienne sur le temps] plusieurs fois par le même point, mais à une altitude différente. L’accusation de cercle vicieux procède de la séduction par l’une ou l’autre de deux versions de la circularité. La première souligne la violence de l’interprétation, la seconde sa redondance3.

2D’une part, donc, la consonance narrative impose sa violence interprétative à la dissonance temporelle ; d’autre part, et à l’inverse de la violence interprétative, une redondance de l’interprétation fait se replier de manière tautologique les unes sur les autres les trois mimèsis. Voici comment Ricœur décrit cette redondance :

S’il n’est pas d’expérience humaine qui ne soit déjà médiatisée par des systèmes symboliques et, parmi eux, par des récits, il paraît vain de dire, comme nous l’avons fait, que l’action est en quête de récit. Comment, en effet, pourrions-nous parler d’une vie humaine comme d’une histoire à l’état naissant, puisque nous n’avons pas d’accès aux drames temporels de l’existence en dehors des histoires racontées à leur sujet par d’autres ou par nous-mêmes4 ?

3Devant cette objection, Ricœur propose donc la notion quelque peu audacieuse de « narrativité inchoative ». Certaines situations nous obligeraient, en effet, à « accorder déjà à l’expérience en tant que telle une narrativité inchoative qui ne procède pas de la projection, comme on dit, de la littérature sur la vie, mais qui constitueune authentique demande de récit. Pour caractériser ces situations, je n’hésiterai pas à parler d’une structure pré-narrative de l’expérience5. »

4Soulignant lui-même le caractère incongru de ce qu’il va appeler « des histoires non (encore) racontées », des histoires « qui demandent à être racontées6 », Ricœur donne pour exemple la cure psychanalytique, laquelle fait la démonstration que « l’histoire d’une vie procède d’histoires non racontées et refoulées7 », histoires faites de bribes d’histoires vécues, de rêves et d’épisodes conflictuels ; mais, surtout, il se réfère à une autre situation que lui inspire le livre de Wilhelm Schapp, In Geschichten verstrickt8 (« Enchevêtré dans des histoires »), livre décrivant la nécessité pour un juge de démêler l’écheveau d’intrigues dans lequel un suspect est enlacé. Le concept d’« être-enchevêtré » permet de comprendre ici qu’une « histoire “arrive” à quelqu’un avant que quiconque la raconte9 ». Suivant cette thèse, Ricœur arrive à la conclusion que :

[L]a priorité donnée à l’histoire non encore racontée peut servir d’instance critique à l’encontre de toute emphase sur le caractère artificiel de l’art de raconter. Nous racontons des histoires parce que finalement les vies humaines ont besoin et méritent d’être racontées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évoquons la nécessité de sauver l’histoire des vaincus et des perdants. Toute l’histoire de la souffrance crie vengeance et appelle récit10.

5De manière percutante, ce dernier énoncé évoque l’idée commune selon laquelle un tort appelle une réparation, mais substitue à la notion générale de « réparation » la catégorie du « récit ». La notion de mise en intrigue subit donc un déplacement : elle n’évoque plus seulement le travail de configuration, mais aussi la visée qui occupe ce travail et qui a tout à voir avec la problématique de la « reconnaissance » au regard de l’histoire et de la mémoire des vaincus. En outre, on semble passer irrésistiblement d’une demande authentique de récit en raison de « situations » particulières à la généralité de « vies humaines » qui « méritent d’être racontées ». Ainsi est-il étonnant que le principe d’inchoativité narrative ne revienne pas de manière plus explicite dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, ouvrage pourtant orienté vers la question du pardon et qui s’achève sur ce qu’on pourrait appeler un poème :

Sous l’histoire, la mémoire et l’oubli.

Sous la mémoire et l’oubli, la vie.

Mais écrire la vie est une autre histoire.

Inachèvement11.

6La notion d’inchoativité revient plutôt dans le tome II de Temps et récit, au fil d’une discussion assez technique sur la sémiotique de Greimas. Chez Greimas, en effet, le concept d’inchoativité désigne une structure aspectuelle des opérations de transformation narrative, aspect ponctuel par rapport à l’aspect de durativité avec lequel il est mis sous tension (tensitivité) aux côtés de l’aspect complémentaire qu’est la terminativité. L’inchoativité correspond donc au sème aspectuel qui signale le déclenchement d’un processus12. Au sens purement grammatical, elle « indique le déclenchement ou la progression graduelle d’une action13 » ; au sens philosophique, elle désigne ce qui est au commencement, mais aussi, le caractère inachevé d’une chose ou d’un état de chose. Ricœur en connaît les multiples usages, lui qui l’appliquait déjà plus de trente ans avant Temps et récit, dans Philosophie de la volonté14, au sujet de la conscience.

7Mais cette fois, au sujet du récit, c’est à l’idée d’une histoire potentielle15 que Ricœur doit le recours au concept d’inchoativité, non seulement, comme il le laisse entendre, pour parer à la critique d’une circularité vicieuse des trois mimèsis, mais parce que la narrativité s’ancre au monde de l’action de manière complexe, non sans mettre à mal le principe même de concordance qui préside à la conception aristotélicienne du muthos.

8C’est ce « complexe » pré-narratif (ou celui d’une quasi-narrativité) que j’aimerais souligner ici, en relayant le principe d’inchoativité narrative pour le faire glisser du côté de la réflexion sur le témoignage des victimes du génocide rwandais. D’une part parce qu’il permet de saisir la pertinence de la narrativité au sein de ces témoignages, mais aussi parce que ces témoignages inspirent eux-mêmes une relecture de Ricœur, en rendant compte de l’impasse dans laquelle se trouve poussé le principe de concordance narrative sous l’effet du traumatisme.

9Le lieu propice à une telle discussion est pourtant, sans conteste, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, où sont justement abordées tant la question du témoignage que celles du génocide et de la réconciliation. On m’excusera de ne pas prendre en compte la somme de cette réflexion, vu l’espace qui m’est imparti. Je me contenterai donc de quelques aspects tantôt synthétiques, tantôt ponctuels du texte, mais dont la convergence assure une redéfinition des enjeux que suppose l’inchoativité narrative.

10Dans ce dernier livre, Ricœur reprend l’idée de concordance sous l’éclairage d’une définition de la « cohérence narrative16 » : la cohérence narrative est à distinguer, sur le plan épistémologique, de l’idée d’une connexion causale ou téléologique (laquelle relève de l’explication/compréhension). Elle est aussi distincte, précise Ricœur, de « ce que Dilthey appelait “cohésion d’une vie” », à quoi « on peut reconnaître des traits prénarratifs17 ». Toutefois, la « cohérence narrative s’enracine dans [la cohésion d’une vie] et s’articule sur la [connexion causale]18 ». Sur le modèle tridimensionnel du temps qui fut toujours le sien, Ricœur voit donc la narrativité s’enraciner dans la cohésion d’une vie et s’engager dans une visée. Mais de quoi la vie tient-elle donc sa cohésion ? Et surtout, sous quelle forme, étrangère à toute articulation, se présente donc cette cohésion, terreau propice à la narration, là d’où l’on appelle les récits ?

11Le caractère pré-narratif de cet enracinement ne manque pas d’étonner, élément sur lequel Ricœur ne s’étend pas sauf à ramener la discussion dans le giron aristotélicien d’une concordance subsumant toute événementialité19. Sur le plan de la narrativité, en tant que discordance, l’événement se voit toujours replié, chez Ricœur, sous le couvert synthétique de la concordance narrative (synthèse de l’hétérogène). Pourtant, en tant que saillie ou rupture, l’événement semble produire au cœur de l’expérience humaine, dans ce que Ricœur appelle des « situations », une « authentique demande de récit », un « appel » ; d’où la pertinence de concevoir la narrativité non plus depuis l’intérieur d’une forme compréhensive (la mise en intrigue aristotélicienne), mais depuis l’extériorité d’un commencement, tendue non pas vers une fin au sens téléologique, mais vers l’ouverture au possible, à la possibilité d’en appeler à quelqu’un de quelque chose. Or bien que le livre entier soit orienté vers la question du pardon et, à travers elle, vers la reconnaissance de la faute au sortir des catastrophes historiques du xxe siècle, sorte de testament s’il en est où la théorie ricœurienne du récit trouve de son propre aveu son aboutissement, le lien entre l’inchoativité narrative et le témoignage est pourtant laissé en suspens.

12Afin d’établir ce lien, je propose donc de citer les réflexions de rescapés du génocide rwandais, témoignages colligés par Jean Hatzfeld20, et de revenir sur certains litiges autour de la parole témoignante. Une jeune cultivatrice, Berthe Mwanankabandi, rescapée des marais, raconte les cadavres à enjamber tous les matins et tous les soirs au printemps de 1994 :

Ces corps nus à l’abandon du temps, ceux des vieilles mamans qui avaient été découpés, ceux des jeunes filles, ceux de tout le monde, ils étaient un cauchemar véridique. Oui, on peut raconter les morts, on peut être témoin de leur situation, on peut donner des détails sur les chasses et les fuites et les cris et les peurs. Mais on ne peut pas raconter la mort puisqu’on lui a échappé. Le rescapé, il lui manque quelque chose pour raconter le génocide. Tout ce qu’on a pu voir et entendre, on peut le raconter : les coups, les chutes, les chuchotements des derniers instants, les cadavres gisants. Toutefois, la mort, on ne peut en témoigner que de biais. […] Les morts s’en sont allés avec leurs secrets que les cadavres ne laissent que deviner. Raconter, ce n’est pas leur redonner vie, puisqu’on ne peut surmonter leur mort. C’est seulement leur offrir de la dignité et de la gentillesse. C’est tendre la main à leur souvenir du mieux qu’on peut. Montrer comment ils ont été méritants, chaque fois que l’occasion se présente21.

13On reconnaît bien, à ce constat, le topos incontournable de l’expérience génocidaire : l’impossibilité de convoquer les victimes pour les faire témoigner de leur propre anéantissement et la tâche qui incombe au témoin d’avoir à témoigner pour ceux qui ont disparu. Le témoignage, comme le résumait Giorgio Agamben dans un livre consacré à Auschwitz, « est une puissance qui accède à la réalité à travers une impuissance de dire, et une impossibilité qui accède à l’existence à travers une possibilité de parler22 ». L’isotopie prospère où viennent aboutir les termes tels l’indicible, l’irreprésentable, l’intraduisible, recouvre deux réalités du témoignage des expériences limites : tout d’abord, le caractère sensible de l’expérience qu’a vécue le témoin, et qui le confronte à l’impossibilité d’un langage adéquat capable d’en traduire l’horreur (le « cauchemar véridique », nous dit Berthe) et qui trouve son pendant, selon la conception aristotélicienne de l’intrigue, dans ce que Ricœur désigne par « la question des limites imposées à la représentation par des événements tenus pour horribles, pour moralement inacceptables23 » ; puis, de manière plus structurelle, le caractère radicalement négatif de l’événement génocidaire qui le renvoie au paradoxe vertigineux d’avoir à témoigner de l’intémoignable. Ce paradoxe trouve sa première élaboration à travers l’idée de la mort comme expérience dont on ne revient jamais, comme expérience de la non-expérience, et se radicalise à travers la tâche d’avoir à témoigner de l’anéantissement collectif qui est toujours, en même temps, une destruction du souvenir24. Dans tous les cas, la difficulté consiste à avoir à témoigner de l’intérieur de l’événement, à « témoigner du sein de la contrainte absolue d’un secret fatal25 », pour reprendre les termes de Shoshana Felman dans sa fameuse analyse du film de Claude Lanzmann. « On ne peut pas raconter la mort, relate Berthe, puisqu’on lui a échappé. » C’est la structure même du paradoxe du témoin. Berthe précise : « Les morts s’en sont allés avec leurs secrets que les cadavres ne laissent que deviner. » Ne pouvoir témoigner « que de biais », comme le dit Berthe Mwanankabandi, correspond en effet à la situation du témoin en tant que tiers, celui à qui échappe en partie l’intériorité de l’événement, mais à qui incombe la tâche de relater, de lier le « manque » à autrui. Agent de liaison, le témoin apparaît ici comme le principe même de la mise en intrigue, soit la médiation de l’hétérogène consistant à « tendre la main à leur souvenir », nous dit Berthe. Toutefois, son récit laisse entendre autre chose : le manque (« le rescapé, il lui manque quelque chose pour raconter le génocide »), l’inachèvement constitutif de cette médiation (« leurs secrets que les cadavres ne laissent que deviner ») et surtout son caractère minimaliste, liminaire (« C’est seulement leur offrir de la dignité et de la gentillesse. C’est tendre la main à leur souvenir du mieux qu’on peut ») et itératif (« Montrer comment ils ont été méritants, chaque fois que l’occasion se présente »).

14Si le témoignage rejoint de manière aussi structurelle que sensible l’impossibilité de com-prendre l’expérience comme un tout, en quoi est-il narratif ? Dans une certaine mesure, c’est la narrativité, sous l’impulsion minimaliste de l’inachèvement et de l’itération, qui se distingue ici du récit comme « mise en intrigue ». Un autre témoin, Innocent Rwililiza, enseignant de Nyamata, résume son expérience dans des termes qui ne sont pas sans rappeler l’aporie augustinienne à laquelle Ricœur impose la solution aristotélicienne de l’intrigue :

Le rescapé, il ne peut s’empêcher de revenir sur le génocide en permanence. Pour celui qui ne l’a pas vécu, il y a avant, pendant et après le génocide, et c’est la vie qui se poursuit différemment. Pour nous, il y a avant, pendant et après, mais ce sont trois vies différentes, qui se sont séparées à jamais. […] Chez le rescapé, je crois que quelque chose de mystérieux s’est bloqué au plus profond de son être pendant le génocide. Il sait qu’il ne va jamais savoir quoi. Alors il veut en parler tout le temps26.

15On peut se demander si parler tout le temps constitue une amorce narrative, dans la mesure où le témoin se trouve « enchevêtré dans des histoires » (ce qui ne correspond pas à la « belle concordance narrative ») ; ou encore, si l’impulsion de la parole ne tient pas, justement, à la certitude qu’une expérience mérite d’être racontée, que la souffrance « appelle récit » (je reprends ici systématiquement les termes dans lesquels Ricœur présente l’enracinement de la cohérence narrative dans la cohésion d’une vie). Car il s’agit bien ici d’évoquer le récit sans nécessairement parvenir à raconter, les témoins insistant sur leur propre « défaillance27 », sur une connaissance singulière, intime de l’expérience et sur la nécessité d’en évoquer la teneur de manière à dépasser le caractère objectif du documentaire :

Entre ce qu’on a vécu et ce qu’on raconte maintenant, le fossé ne cesse de s’approfondir. On le raconte bien, comme une histoire apprêtée avec des péripéties de sang terribles. Le contenu est bien là, les faits sont de plus en plus exacts, les détails sont concordants. Mais l’atmosphère s’échappe, car nous ne pouvons répéter nos sentiments de l’époque. Il manque ce qui s’est passé dans l’esprit d’un rescapé. L’angoisse éprouvée n’est pas racontable […]28.

16Ce qu’il faut raconter est précisément ce qu’on ne peut voir parachevé sous la forme d’une complémentarité entre un commencement, un milieu et une fin. Plus encore, si l’on suit le témoignage d’Innocent Rwililiza , la vie semble se trouver elle-même déchirée sous l’effet d’une révulsion du muthos, comme si Augustin était passé par là en renversant le principe de la mise en intrigue aristotélicienne. Manière de dire que toute configuration narrative, au sens d’une cohérence, a disparu dans le tourment d’une épreuve livrée à l’éternel épatement du temps de l’événement, disparue dans l’épreuve du recommencement. L’inchoativité narrative est bien aussi le principe de ce recommencement. Elle répond à l’épreuve du génocide à travers le témoignage d’Innocent, en écho à Primo Levi qui écrivait : « [L]’angoisse inscrite en chacun de nous du “tohu-bohu”, de l’univers vide, écrasé sous l’esprit de Dieu, mais dont l’esprit de l’homme est absent ; ou pas encore né ou déjà éteint29 ». Dans ce contexte, l’inchoativité narrative résonne alors d’un Et pourtant il le faut, comme le concède Ricœur au sujet d’Auschwitz dans le dernier tome de Temps et récit, Auschwitz comme événement que ne peut neutraliser l’éthique historienne au moyen d’une mise à distance, ni possible ni souhaitable selon lui : « Ici s’impose le mot d’ordre biblique – et plus spécifiquement deutéronomique – Zakhor (souviens-toi)30. »

17Je demandais tout à l’heure à quoi tenait donc la « cohésion d’une vie » capable de faire s’enraciner la cohérence narrative. Un élément de réponse pointe ici et qui pourtant nous éloigne de l’idée même de cohérence puisqu’elle suppose une narrativité sans récit ou une intrigue sans narration, soit la processualité d’une narration tournée vers l’impulsion de son commencement plutôt que vers sa clôture : au lieu d’une cohérence formelle, l’injonction à raconter produit un lien, une dette ; en revanche, elle suppose un retrait de la part du principe formel de concordance, retrait agréé au bénéfice de l’inchoativité narrative. Celle-ci éclaire donc davantage le processus d’une narration entravée, plutôt que la solution du récit. C’est ce que saisit parfaitement Berthe, dans la suite de son témoignage qui se transforme en une réflexion sur le contexte d’énonciation du témoignage. En fait, elle saisit que le témoignage est entièrement lié à ce contexte où s’aménage le rapport entre l’intimité et l’espace commun :

Raconter, ce n’est pas […] redonner vie [aux morts], puisqu’on ne peut surmonter leur sort. C’est seulement leur offrir de la dignité et de la gentillesse. C’est tendre la main à leur souvenir du mieux qu’on peut. Montrer comment ils ont été méritants, chaque fois que l’occasion se présente. Raison pour laquelle, pour moi, c’est grave de raconter ces expéditions de mort seulement lorsqu’on est encouragé à le faire, les jours de commémoration quand les morts deviennent des sans-nom : par exemple au moment du deuil en avril, ou des séances des gaçaça sous l’arbre, ou pendant le passage d’un étranger comme vous. Les rencontres de hasard ne proposent jamais de récits naturels sur les morts, je veux dire avec la sincérité de l’intimité ; et cependant ces morts bien connus et bien-aimés sont les personnes les plus nécessaires à rappeler pour raconter le génocide31.

18Ce « récit naturel », fait avec la « sincérité de l’intimité », sous le sceau du « bien-aimé » et « bien connu », s’oppose à la manifestation publique commémorative, échappe à la logique de la justice commune (les « gaçaça ») ; sa valeur excède l’exposition médiatique que permet le journaliste en quête de réponses. Or cette intimité n’est pas non plus le refuge de la seule conscience ; elle ne se limite pas davantage à la relation entre deux personnes, puisqu’elle suppose du tiers. De quelle nature est donc ce lien intime ? Innocent Rwililiza en expose la teneur en interrogeant la pertinence des images du génocide. Expliquant qu’un génocide ne peut être photographié qu’avant les tueries (« Pour bien montrer la préparation, les visages des encadreurs, les stocks de machettes, les connivences des militaires32 ») et après (« Pour montrer les cadavres, les visages éprouvés des rescapés, ceux des tueurs arrogants ou honteux, les églises remplies d’ossements…33 »), il conclut : « Mais l’intimité du génocide appartient à ceux qui l’ont vécu, à eux de devoir la dissimuler, elle ne se partage pas avec n’importe qui34 ». Cette intimité, définie en fonction d’un devoir de dissimulation et de discrétion, se laisse appréhender par la négative : elle est précisément ce qui ne se laisse pas donner, ni voir, ni même raconter en dépit du fait (et peut-être à cause de lui) que le sort fait aux victimes mérite d’être raconté. On ne manquera pas de souligner combien cette valeur discrétionnaire contraste avec l’emblématique décret de « l’indicible et de l’irreprésentable ». Sous les couches du « cauchemar véridique » dont les témoins n’ont pourtant aucun mal à raconter réalistement les détails, et dans l’enchevêtrement du paradoxe de l’intémoignable, Berthe Mwanankabandi et Innocent Rwililiza éclairent néanmoins le sens d’un rapport à la narration en insistant sur la discrétion et le retrait d’un récit où la narration malgré tout s’est engagée (la « main tendue » de Berthe). Le sens de la retenue qu’évoque l’inchoativité, cette ouverture à l’inachèvement fait apparaître une autre narrativité où le manque adhère à la narration au lieu d’en sceller la radicale impossibilité.

19Dans les témoignages des survivants du Rwanda, les traits de cette narration (inachèvement, minimalisme, itération) contrastent avec l’acuité singularisante de la description même de l’expérience génocidaire, la très forte ocularisation des détails : « Tout ce qu’on a pu voir et entendre, on peut le raconter : les coups, les chutes […]35. » De même, chez plusieurs d’entre eux, il est courant de voir exposés minutieusement la fuite devant la mort, précisément en vertu d’une habituation quotidienne qui les forçait à se concentrer sur l’épreuve même de la survie : « Je peux dire, relate Berthe, qu’on s’habituait peu à peu de ne plus rien savoir des connaissances, parce qu’on était préoccupés d’autre chose, de comment ne pas se faire attraper tout de suite avec son équipe36. » Ainsi le témoin se souvient-il des détails de son vécu, bien qu’incapable de partager sous la gouverne d’un récit la singularité de ses émotions. Incapable ou réticent à le faire pour les raisons que viennent d’invoquer les deux rescapés dont Hatzfeld collige les témoignages ?

20« Pour être reçu, un témoignage doit être approprié, c’est-à-dire dépouillé autant que possible de l’étrangeté absolue qu’engendre l’horreur », écrivait Ricœur37. Dans la littérature sur les génocides, la lutte contre le pathos trouve sa résolution dans le recours à la sobriété, au dépouillement du récit, parfois lourdement exigé par la critique littéraire et cinématographique : refus des images, des métaphores et des comparaisons38. L’inchoativité narrative, telle qu’elle se laisse penser à partir des témoignages de Berthe et Innocent, fait plutôt la démonstration qu’il ne s’agit pas ici d’un choix délibéré, d’une aisthèsis liée à l’événement ou en réponse à l’impératif d’une vérité historique, historiographique ou judiciaire. La précision oculaire du témoin fonctionne plutôt sous le régime de l’empreinte indélébile, image imprimée au corps bien malgré soi et, bien sûr, susceptible de se voir après coup entraînée dans l’opsis, réduite à la dimension attractive d’une affectivité relayée. D’où la force dévastatrice du traumatisme quand il éveille les images d’un cauchemar dont on ne revient pas. Mais cette force dévastatrice, liée à la hauteur de l’événement génocidaire, rencontre, au cours du témoignage, le caractère inachevé d’une expérience qui, au dire des témoins eux-mêmes, n’a pas été vécue jusqu’au bout et ne le sera jamais. C’est de cela que s’occupe le principe de l’inchoativité narrative, ouvrant la question de la narrativité, comme l’avait si bien intuitionné Ricœur à la fin de son livre, à cette « autre histoire » qu’est l’écriture de la vie.