Colloques en ligne

Sophie Milquet

Personnage, récit et société face à l’événement guerrier

1Souvent, l’événement a été considéré avec trop d’évidence comme un simple ressort du dispositif narratif par les études littéraires. De récentes publications scientifiques sur le sujet témoignent pourtant d’une tentative de redéfinition et de réappropriation1 de l’événement. Elles en font un élément éclairant le récit dans son ensemble, capable de faire surgir tout un réseau complexe de significations. Nous proposerons ici une réflexion théorique sur cette question, qui s’appuiera sur Ana non2 d’Agustin Gómez-Arcos. Le roman porte sur ce qui constitue bien un événement historique, tel que Paul Ricœur le définit3 : la guerre civile espagnole. Étudier l’écriture de l’événement dans un texte comme celui-ci implique de déterminer de quelles manières il se saisit de l’événement, c’est-à-dire d’identifier les mécanismes mis en œuvre pour dire la nouveauté et l’émergence d’une séparation entre un avant et un après. En effet, la littérature dépasse le niveau des simples circonstances (les batailles, les dates-jalons, etc.) et explore le sens qu’elles acquièrent pour un personnage, la manière dont son monde s’écroule et dont un autre se construit.

2L’approche de l’événement de Paul Ricœur s’inscrit dans un rapport incessant avec la demande de sens qui émerge après le passage de l’événement. Dans son essai « Événement et sens », il s’est attaché à mettre au jour la polysémie du terme, en le liant à des contextes d’emploi précis. Le premier est celui de la sémantique référentielle. L’événement est alors une « occurrence4 », quelque chose qui « arrive5 ». Le second est celui de la pragmatique, où l’événement est l’événement de parole. Le troisième champ est celui de l’action, révélateur du pouvoir de l’intelligence narrative.

3Ces différents contextes d’emplois seront mobilisés dans l’analyse littéraire qui suit, sans pour autant en conditionner la structure. Celle-ci suivra par contre trois grands axes : les rapports de l’événement au personnage (l’événement intervenant dans la construction identitaire) ; les rapports de l’événement au récit (autour de la question de l’événement de parole) ; l’inscription du roman dans le monde.

Événement/personnage : identité et traumatisme

4Le roman s’ouvre sur la décision d’Ana, dans les années 1970, de parcourir le pays du Sud au Nord pour retrouver son fils cadet emprisonné depuis la guerre et condamné à perpétuité, après avoir fantasmé son retour durant trente ans. Ses autres fils et son mari sont tous morts à la guerre, et elle ignore où ils ont été enterrés. Jusqu’à la guerre, l’identité d’Ana se modulait au gré des événements, ceci étant stylistiquement marqué dans les noms qui lui sont donnés en fonction des étapes de sa vie : « Ana petite fille », « Ana presque jeune fille », « Ana jeune fille », « Ana dix-huit ans », « Ana Paücha ». De la même manière, l’événement historique de l’instauration de la Deuxième République en 1931 avait été l’occasion d’une prise de conscience de son identité genrée, dans un contexte social de réévaluation du rôle des femmes. Cette identité-ipse témoigne de l’ouverture à l’événement, y compris lorsque celui-ci a une valeur négative. Ana se montre par exemple « ouverte » à l’événement de la mort de ses parents, puisque c’est également à ce moment qu’elle commence son histoire d’amour avec Pedro : « [L]es draps ont été trempés le même jour de la sueur de leur mort et de celle de notre vie6. » Mais lorsque la guerre éclate et la prive de son mari et de ses fils, l’ipséité longuement construite s’effondre et se replie sur l’événement. Ana ne parvient pas à réagir, parce qu’elle ne comprend pas l’événement et se comprend moins encore à partir de lui. Sa violence amène « une impérieuse demande de sens » et de « mise en ordre7 » de son aspect exceptionnel, qui ne peut être satisfaite à ce niveau.

5Les conditions nécessaires à l’achèvement du travail de deuil ne sont pas remplies, ce qui renvoie en grande partie au contexte historique. En effet, le recours aux fosses communes, dont l’emplacement était souvent inconnu des familles, renforce le côté impalpable de l’événement pour les perdants, ainsi « dépossédés » de la mort de leurs proches. Ana, qui ne sait pas où se trouvent les corps de ses hommes, se demande : « [Ç]a sert à quoi d’avoir une vie chargée de morts si on ne peut pas se décharger un peu de sa solitude sur leur tombe8 ? » En outre, la très longue durée de la dictature, ainsi que sa violence, ont confiné à la clandestinité la parole mémorielle des vaincus, qui ne pouvaient exprimer publiquement leur douleur. Ana fait ainsi figure de pestiférée dans son village, ignorée ou insultée par ses voisins et demeurant dans la plus totale solitude. Gómez-Arcos dénonce ici la différence de traitement mémoriel entre vainqueurs et perdants de la guerre, ce que Ricœur évoque dans sa réflexion sur les abus de la mémoire9 : tandis que la mémoire des uns s’appuie sur de nombreuses commémorations et monuments réorganisant tout l’espace social10, celle des autres est réduite à l’intimité voire à la clandestinité.

6Une analyse de l’« ouverture » des personnages à l’événement est en outre un excellent révélateur de la nature même de l’événement. La guerre apparaît comme un événement tranchant, comme une déchirure dans l’expérience du temps qui ne se laisse pas réparer. Ana, qui était auparavant une femme toujours occupée au milieu de ses hommes, a été condamnée à l’inactivité et au silence par la guerre. Elle possédait un nom, une famille, un quotidien, des rêves ; tout lui a été enlevé. Il n’est donc pas étonnant que la guerre soit évoquée sur la forme d’une personnification, comme une figure qui entre avec violence dans la maison familiale :

Chez vous, que ce soit votre maison ou votre vie, vous avez une possibilité de choix qui ne dépend que de votre volonté souveraine.

Pour la guerre, tout ça n’est rien.

Elle entre sans faire attention à vous, sans se soucier de vos crocs de chien de garde ni de vos griffes de lionne. Elle n’entre pas en se faufilant par une porte dérobée ou par le conduit de la cheminée. Oh non ! Par la porte d’entrée, la grande porte, celle qu’on n’ouvre même pas à la mort, qui est cependant plus digne que la guerre. Elle vous enlève vos hommes sans mot dire, et les emmène. Elle vous rend des morceaux d’angoisse, des morceaux de corps, des morceaux de douleur, des morceaux de paroles. Vous étiez complète. Vous vous retrouvez amputée. Vous étiez un tout. Pour la guerre vous n’êtes rien. Elle vous prend la plénitude. Elle vous rend le néant.

Bonnes gens, devant vous j’accuse la guerre de m’avoir spoliée11.

7Les tentatives pour échapper à cet événement prennent significativement la forme d’un repli sur le monde intime de la maison. Ana développe ainsi ce qui pourrait être qualifié de « compulsions de répétition12 », nourries par le fantasme du retour de ses hommes. Les actions compulsives sont organisées autour d’un véritable culte voué aux objets qui leur appartenaient ou qui avaient un lien avec eux : la barque qu’elle remet à neuf dans l’hypothétique retour de son fils, l’aiguille servant à repriser les filets de pêche qu’elle garde bien rangée, le costume auquel elle fait prendre l’air deux fois par an, la clé de la maison qu’elle glisse tous les jours sous la dalle, etc. Cette surinterprétation de l’« avant » a pour but de faire contrepoids à l’absence radicale des proches (les morts n’ont pas de tombe ni de place dans la mémoire collective).

8On observe parallèlement une certaine tentation du névénement13. La période qui va de la guerre civile à l’entreprise du voyage dure trente ans, mais semble vide. Ana est devenue anonyme, absente à elle-même et au monde qui l’entoure. Seules les lettres que son fils lui envoie de prison chaque année pour son anniversaire auraient pu faire événement. Pourtant, elle les a toutes brûlées sans se les faire lire, depuis la première qui lui annonçait la prison à perpétuité : « Ces mots – prison à perpétuité – elle les a toujours rejetés. […] Cette lettre-là et tout ce qu’elle signifiait, elle l’a effacé de tout son être14. » Ce déni de l’événement s’apparente à un refoulement qui révèle, avec l’inlassable répétition, le caractère traumatique de l’événement.

Événement/récit : parole et ressassement

9Le détour par l’ouverture des personnages à l’événement a permis de fournir un cadre à la problématique de l’identité et de déterminer de quelle nature était l’événement. Il permet également, grâce à la notion d’identité narrative, d’aborder le fonctionnement du récit. En effet, « la personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses “expériences”. Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée15. » La mise en intrigue de l’expérience permet de faire entrer celle-ci dans une configuration qui est elle-même une tentative de donner un sens aux événements. Leur narration peut devenir « constitutive de l’identité, qu’on peut appeler narrative16 ». Il s’agit, dans le cas d’Ana non, d’une identité narrative « en creux », au sens où il y a des événements fondateurs en négatif pour Ricœur17.

10Dans le roman de Gómez-Arcos, la notion d’identité narrative invite plus particulièrement à se pencher sur ce que le philosophe a nommé l’événement de parole et qui se réalise ici dans plusieurs formes. L’événement de parole est d’abord, sous sa forme la plus faible, le souvenir qui affleure à la mémoire d’Ana (mais porté dans un premier temps par le narrateur omniscient). Le traumatisme – découvert dans l’analyse de l’ouverture du personnage à l’événement – est marqué structurellement par la reprise de motifs ou d’épisodes qui font l’objet du souvenir et interrompent de manière récurrente le récit du voyage : l’histoire que son fils cadet lisait à Ana, le rêve d’un voyage au Maroc, la barque de pêche de ses hommes, etc. Il ne s’agit pas d’une mémoire au sens plein, mais d’une mémoire toujours sous la coupe de l’événement traumatique, qui peine à s’en affranchir et ne peut que le répéter inlassablement en l’abordant de divers côtés.

11Une deuxième modalité de l’événement de parole se fait jour lors de la rencontre d’Ana avec un aveugle, qui lui apprend à lire et écrire dans un livre de poésie. Analphabète, elle avait été incapable de lire elle-même la première lettre de son fils, obligée de demander de l’aide au facteur. Après avoir été condamnée au silence pendant trente ans, elle reviendra pourtant à la parole par l’écrit. Cet apprentissage est donc décrit comme un véritable avènement :

Il le sait par cœur. Ce sont les mots de ce livre qu’il apprend à Ana non. Il l’ouvre à une page que ses doigts reconnaissent avec précision, l’élève comme une hostie du verbe à la hauteur de ses yeux aveugles, chaque geste au ralenti comme s’il s’agissait d’un rite, et lit, pour qu’Ana Paücha apprenne […]18.

12Or « ce qui arrive dans l’écriture, c’est la pleine manifestation de ce qui est à l’état virtuel, naissant et inchoatif dans la parole vive, à savoir le détachement du sens à l’égard de l’événement19 ». Bien que la suite du récit ne soit pas assumée par une écriture du personnage, où, par exemple, elle tiendrait son journal, ce passage par la parole faite matérielle facilite l’accès aux mots et à la parole en général. Cet accès nouveau à l’écriture apparaît comme un prisme à travers lequel elle peut se raconter et se comprendre. Lorsqu’elle sera privée de la présence de l’aveugle, elle ne pourra déjà plus se passer de la parole, et la prendra seule à sa charge. Il s’agit de la troisième modalité de l’événement de parole. Ana dépossède le narrateur du récit, et l’événement de parole est alors réalisé au sens plein, puisqu’elle va l’assumer presque exclusivement seule, dans un récit à la première personne, lors des dixième et onzième chapitres :

Elle prend une décision soudaine : elle va raconter l’histoire de sa vie. Puisqu’elle sait enfin lire et écrire, elle peut parler d’elle-même. Elle n’a pas besoin des autres, de leurs voix, de leurs mots. Elle n’a pas besoin qu’on dessine son personnage. Elle est l’héroïne. Elle revendique le droit à la parole. Elle parle20.

13Dans les dernières pages du roman, Ana apprend la mort de son dernier fils en prison, survenue alors qu’elle avait déjà quitté le Sud pour le rejoindre. Elle se rend alors à l’emplacement de la fosse commune et appelle la mort tout en hurlant sa colère à l’égard de la terre (l’Espagne), responsable de la disparition des siens. Elle se donnait pour nom « Ana petite fille », « Ana jeune fille » ou « Ana Paücha » ; elle devient à présent pleinement « Ana non », comme cela était annoncé par le titre du roman. Les différentes modalités de la narration de soi débouchent sur un « non », caractéristique à la fois du néant dans lequel elle va plonger et du refus de la soumission. Point final de la narration, c’est aussi le dernier « état » de l’identité narrative d’Ana.

14Par-delà ce paradoxal avènement à soi-même, le passage par l’événement de parole semble marquer la reconquête du sens :

Dans son surgissement même, l’événement est socialement perçu comme incomparable : il n’est à nul autre pareil. Il délivre une signification si neuve que son décryptage même constitue le nouveau paradigme. Sa violence, voire son absurdité apparente ne laissent muets les contemporains que le temps de son irruption. Mais, la première stupeur passée, les mots et les signes affluent, comme pour combler la béance du sens.21

15Une question se pose alors : comment se comble cette « béance du sens » dans une œuvre littéraire ? Les possibilités sont diverses et il importe à ce stade de se pencher sur la matérialité même du langage poétique.

16Dans le cas présent, Ana non comble la « béance du sens » en se laissant traverser par le traumatisme. Les pathologies mémorielles contaminent en effet le dispositif narratif entier du roman. Le ressassement se marque dans la répétition de thèmes et d’images, mais aussi dans la répétition de structures phrastiques et dans la répétition lexicale. Dans l’exemple qui suit, le recours à la formule anaphorique « Ma solitude, c’est » donne ainsi une impression de litanie :

Ma solitude, c’est 4 lits où s’épanouissaient 4 corps d’hommes, jadis. Ma solitude c’est une barque blessée dans son corps, qui se dessèche au bord de la mer […]. Ma solitude, c’est ce nom heureux que je ne pourrai pas donner à mes petits-enfants, morts avant d’être nés. Ma solitude, c’est ce nom de grand-mère que je n’entendrai jamais, sauf dans le trou noir de mes rêves […]. Ma solitude, c’est le non qui me colle à la peau comme à d’autres une identité22.

17Un autre exemple significatif est celui du gâteau qu’elle a confectionné la veille de son départ, et qu’elle emporte pour offrir à son fils. En plus d’apparaître comme un motif récurrent dans le roman, il est toujours nommé de la même façon : « un pain aux amandes, huilé, anisé et fortement sucré », ce à quoi est ajouté une correction d’Ana toujours entre parenthèses, du type « (un gâteau, dirait-elle)23 », « (un vrai gâteau, disait-elle)24 », « (un gâteau, pense-t-elle)25 », etc.

18Le récit ressasse, comme si l’événement était d’une violence telle qu’il ne pouvait être dépassé et qu’il ravalait la temporalité à une simple répétition de l’identique, dans une véritable « logorrhée narrative26 ».

Le roman dans le monde

19Pour Ricœur, les déviances de l’intrigue dans la littérature contemporaine continuent pourtant de témoigner d’une incessante négociation avec le paradigme préexistant :

Paul Ricœur l’a bien montré, le récit est au cœur de toute écriture de fiction comme il est au principe de toute représentation de soi. L’existence, comme la biographie, qu’elles soient réelles ou fictives, l’histoire – la grande comme la petite – s’appréhendent d’abord sous la forme d’une linéarité chronologique événementielle. Certes, un tel modèle a priori est sujet à toutes sortes de ruptures, de variantes, de superpositions, de dissolutions et de fragmentations : il ne s’avère pas moins que le récit demeure, fût-ce par défaut, l’aune à laquelle se mesurent les plus savantes des déconstructions27.

20Ce qui pouvait apparaître comme un danger pour la narrativité sanctionne en réalité le primat du récit. Le dernier paragraphe du roman, constitué autour de la liste des noms de la famille d’Ana, tous disparus dans des fosses communes, montre ainsi que s’il y a répétition, il y a également créativité :

La neige se remet à tomber, sereine, fidèle, enveloppant dans son suaire le cadavre d’une femme nommée Ana Paücha, soixante et quinze ans, qui fut épouse, mère et veuve de quatre hommes Paücha, fauchés par la guerre civile espagnole et ses prisons de la haine. Nulle pierre tombale ne perpétue ces cinq noms :

Ana Paücha

Pedro Paücha

José Paücha

Juan Paücha

Jesus Paücha

dit le petit

Nul œil ne les pleure.

Nulle mémoire n’en garde la trace.

Ce ne sont que les noms de cinq saints sans église. Des anti-noms.

Des non28.

21Les Paücha sont rassemblés symboliquement autour de l’anonymat de la fosse commune du dernier fils. Ils deviennent des « anti-noms », individus privés d’identité, et finalement les « non » de ce qui n’a jamais vraiment existé. Cependant, par-delà ce constat, Gómez-Arcos établit la liste des morts qui n’apparaissent sur aucune plaque commémorative. Il pose l’acte de laisser une trace, de coucher les cinq noms sur la page et de les sauver de l’oubli. La page se fait donc pierre tombale, et un semblant de rituel est offert aux vaincus.

22La mise en intrigue dévoile ici sa capacité à se faire la puissance ritualisante dont Ricœur traite dans sa réflexion sur les thèses de Michel de Certeau : « D’une part, l’écriture, à la façon d’un rite d’enterrement, “exorcise le mort en l’introduisant dans le discours” […]. D’autre part, [elle] exerce une “fonction symbolisatrice” qui “permet à une société de se situer en se donnant dans le langage un passé” ». Il ajoute : « [L]a sépulture-lieu devient sépulture-acte29. » Cette caractéristique du récit est d’ailleurs représentée dans le roman, l’acte de la lecture par l’aveugle étant explicitement comparé à un rite religieux : « Il […] l’élève comme une hostie du verbe à la hauteur de ses yeux aveugles, chaque geste au ralenti comme s’il s’agissait d’un rite […]30. »

23La dialectique du sens de l’événement dans Ana non, mise au jour précédemment, peut ainsi également se découvrir dans la société espagnole. Il ne s’agit cependant pas tant d’un miroir que d’une réponse de la part de la fiction. D’ailleurs, Ricœur, après avoir systématiquement déconstruit les oppositions classiques entre la fiction et les histoires de vie, entre les études littéraires et l’historiographie, aboutissait à la conclusion suivante :

Récits littéraires et histoires de vie, loin de s’exclure, se complètent, en dépit ou à la faveur de leur contraste. Cette dialectique nous rappelle que le récit fait partie de la vie avant de s’exiler de la vie dans l’écriture ; il fait retour à la vie selon les voies multiples de l’appropriation […]31.

24On a vu précédemment que pendant trente-cinq ans, la mainmise des vainqueurs sur les vecteurs de la mémoire collective et le confinement de la mémoire des vaincus à la clandestinité avaient été de nature à creuser encore davantage le traumatisme né des différentes violences subies (tortures, mort de proches, exécutions, exil politique ou économique, emprisonnement, confiscation des biens, enlèvement des enfants, etc.).

25Quand paraît Ana non, deux ans après la mort de Franco, on ne peut cependant pas encore parler de véritable résurgence de la mémoire des vaincus. Dans ces années de transition démocratique (c’est-à-dire jusqu’en 1982, année de l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste), les efforts se concentrent sur la réorganisation politique, mais aussi sur la construction d’une image dynamique et internationale du pays, plutôt que sur la recherche et la compréhension du passé. En 1977, une loi d’amnistie, pardonnant tous les crimes commis pendant la guerre et la dictature, officialise ce que l’on a souvent qualifié de « pacte de silence » ou « d’oubli32 ».Si cette non-mobilisation du passé, en empêchant toute instrumentalisation du conflit à des fins politiques, était peut-être le meilleur choix politique pour assurer la transition démocratique33, le prix à payer a été celui du renvoi sine die de l’expression mémorielle de toute une partie de la société.

26Cette lecture, celle d’une tentative de refoulement collectif, est bien sûr à relativiser en fonction des contextes d’emplois, comme le souligne Paloma Aguilar. Le silence sur le passé caractériserait en effet essentiellement le domaine politique, alors qu’il ne peut s’appliquer à la culture34 et la recherche scientifique35. L’intérêt suscité par le thème dans le champ culturel, amorcé à la mort de Franco, envahira peu à peu tout le champ de l’expérience, jusqu’à pouvoir être considéré comme relevant d’une fascination obsessionnelle (compulsive)36. Si cette sorte de ressassement collectif ressort du traumatisme en même temps qu’elle en indique l’existence, elle n’en est pas moins le premier pas vers une pacification des mémoires. La littérature, devenant un support possible pour le deuil et un lieu d’accueil pour la parole mémorielle des vaincus, offre ainsi à la société une possibilité de ritualisation qui, dans le cas du roman étudié, passe par l’inscription du traumatisme au cœur de sa matière.

27Cependant, pour qu’une véritable réponse de la part de la fiction puisse s’envisager, il faut encore effectuer le passage de l’individuel au collectif. Ricœur résout ce problème méthodologique en repérant, au niveau de la mémoire collective, des équivalents aux pathologies individuelles freudiennes : « On peut parler, non seulement en un sens analogique mais dans les termes d’une analyse directe, de traumatismes collectifs, de blessures de la mémoire collective37. » Il donne d’ailleurs à propos des « abus de mémoire » l’exemple de l’analyse d’Henry Rousso dans Le Syndrome de Vichy38. Les dynamiques à l’œuvre sont bien du même ordre : « La mémoire individuelle et la mémoire collective ont toutes deux à maintenir une cohérence dans la durée autour d’une identité qui se tient et s’inscrit dans le temps et l’action39. » De la même manière, Paul Ricœur pointe l’existence d’une identité narrative pour des communautés, constituée par la narration d’événements rétrospectivement qualifiés de fondateurs40, que ce soit en positif ou en négatif. Ricœur retient également de la pratique psychanalytique l’importance de la double médiation par le langage et par la présence d’un tiers, donnant « un enracinement social au récit pour le transmuer en pratique41 ». La médiation par le langage qui, dans le roman, résidait dans l’apprentissage de la lecture, est assurée dans la sphère sociale par l’œuvre littéraire elle-même, l’« objet livre » lancé au lecteur potentiel. Le lecteur prend quant à lui la place de l’aveugle dans la position du témoin indispensable à la suite du récit. Avec ce passage au social et au collectif, le récit acquiert une certaine performativité, dirigée vers l’apaisement des mémoires individuelle et collective.

28En définitive, du sens de l’événement dans le roman à la réponse de celui-ci dans le champ social, Ricœur nous invite à considérer les fictions comme des « laboratoires où nous pouvons expérimenter la validité de nouveaux schémas d’intelligibilité de l’action. […] Quelque fictif qu’il soit, le monde du texte n’en est pas moins en prise sur le monde réel, puisqu’il peut le déranger et le “ré-arranger”, le menacer ou le confirmer, en un mot le refigurer42 ». Sans doute la nécessité de tels laboratoires se fait-elle encore plus vive lorsqu’ils permettent de répondre, à leur échelle, à toute la violence de l’événement guerrier.