Colloques en ligne

Thomas Pavel (Université de Chicago)

Suis-je un récit ? Réflexions sur la notion d’identité narrative

1Dans Molloy de Beckett, le protagoniste, un invalide qui traverse le pays avec ses béquilles et sa bicyclette, se voit interpellé par un agent de police qui lui demande ses papiers. L’agent veut, bien entendu, vérifier l’identité du clochard. « Or les seuls papiers que je porte sur moi, explique Molloy, c’est un peu de papier journal, pour m’essuyer, vous comprenez […]. Cela est naturel, il me semble. Affolé, continue-t-il, je sortis ce papier de ma poche et le lui mis sous le nez1. » Peu satisfait, l’agent ramène Molloy au poste de police, où un commissaire lui demande son nom – Molloy ! – ainsi que celui de sa mère. « “S’appelle-t-elle Molloy aussi ?” Je réfléchis. […] Maman s’appelait-elle Molloy ? Sans doute2. »

2Beckett se moque des procédés dont dispose la collectivité organisée – ici l’État bureaucratique – pour établir une fois pour toutes et pour vérifier chaque fois qu’il lui semble nécessaire l’identité de ses membres. L’État assigne aux individus dès leur naissance un certificat, sinon même un numéro d’assurance sociale qui leur permettra plus tard de prouver leur identité et leur appartenance légale à cette collectivité.

3Or Molloy n’appartient pas à la collectivité – he doesn’t belong, selon l’expression anglaise –, il n’est nulle part à sa place. Ce n’est pas qu’il se sente étranger, cela lui demanderait un trop grand effort. Tout simplement il n’appartient pas – mais pas du tout – au monde qui l’entoure et, par conséquent, il déteste l’attention qu’on lui prête, surtout celle des assistantes sociales et des salutistes en train d’accomplir leur devoir de charité, accomplissement qui le dégoûte, mais auquel, hélas, se rend-il compte, il n’y a pas de riposte possible3.

4Qui est-il, alors ? La question ne se pose même pas ou, si parfois elle se pose quand même, la réponse est d’une ironie mordante. À un moment donné, par exemple, Molloy calcule la fréquence moyenne de ses troubles intestinaux, trouve le résultat et s’extasie en constatant à quel point les mathématiques nous aident à nous connaître.

5Se connaître. Molloy chercherait-il à découvrir son identité, celle qui ne lui a certes pas été assignée par l’État mais qui gît cachée quelque part dans ses profondeurs existentielles ? Ou plutôt, en racontant son histoire, tomberait-il parfois, comme par hasard, sur de surprenantes vérités à propos de lui-même, à propos de son corps par exemple ? Mais peut-on être sûr que Molloy raconte vraiment l’histoire de Molloy ? N’enchaîne-t-il pas plutôt des bribes de cette histoire, en choisissant maladroitement « entre les choses qui ne valent pas la peine d’être mentionnées et celles qui le valent encore moins4 » ?

6« Les choses qui ne valent pas la peine d’être mentionnées » : cette expression remarquable rappelle à quel point les événements d’une vie peuvent être dénués de signification. Ces événements sans importance risquent d’être entourés, de surcroît, par d’autres circonstances qui « valent encore moins » la peine d’être mentionnés. Les choses qui arrivent à Molloy, loin d’agir sur sa personnalité, de la mouler, de lui conférer un profil particulier, lui tombent dessus comme des bribes de saleté portées par le vent et dont on se nettoie d’un coup rapide de la main. Faut-il bien enregistrer chaque feuille morte qui s’égare sur nos épaules ? Non, bien entendu, sauf si à l’instar de Molloy on n’a rien d’autre à dire, ou encore si, comme lui, on souhaite raconter précisément les choses qui n’ont pas de véritable prise sur nous.

7Étant donné que Molloy est le personnage d’un roman narré à la première personne, ce qui nous savons sur lui dépend inévitablement de ce qu’il nous raconte. Cependant, en nous racontant son histoire, Molloy souhaite précisément souligner à quel point il n’est ni défini ni déterminé par ce qui lui arrive. Ce qui le définit est sa capacité de demeurer impavide face à la multitude des choses insignifiantes qui l’assiègent. De même, lorsque, en lisant un guide touristique, nous apprenons des détails sur le mont Fuji au Japon, nous découvrons ce qu’on pourrait appeler « le visage touristique » du Fuji. Le mont, cependant, est ce qu’il est indépendamment de son visage touristique, sa force consistant à résister aux vents, à la pluie, à la neige, au temps et aux photographes.

8La personnalité d’un héros de roman, de celui-ci pour le moins, ne coïncide donc pas avec la suite d’événements qu’il raconte. Au contraire même, Molloy est délibérément représenté comme un être égaré dans ce monde et dont aucun incident ne détermine ni n’allège la déroute. Dira-t-on qu’il s’agit d’un être de fiction, inventé dans un but visiblement didactique – afin de prouver, par exemple, telle thèse tirée de Schopenhauer concernant la condition humaine – et que dans la vie réelle les individus entretiennent des rapports beaucoup plus substantiels avec ce qui leur arrive ? Et que ce qui leur arrive constitue – est – leur identité ?

9Leibniz défendait, dans le langage philosophique de son temps, un point de vue semblable :

Nous avons dit, écrit-il dans le Discours de métaphysique (§ 13), que la notion d’une substance individuelle (d’un être humain individuel, dirions-nous aujourd’hui) enferme une fois pour toutes tout ce qui lui peut jamais arriver, et qu’en considérant cette notion, on y peut voir tout ce qui se pourra véritablement énoncer d’elle, comme nous pouvons voir dans la nature du cercle toutes les propriétés qu’on en peut déduire5.

10Dans la philosophie de Leibniz, la notion d’un individu inclut tout ce qui lui arrivera. Réciproquement, il suffirait que nous racontions les divers épisodes de son existence pour que nous saisissions, indirectement certes, mais non moins efficacement, sa notion. Leibniz savait bien que sa thèse risquait d’abolir la différence entre les vérités nécessaires (Jules César est le fils de ses parents) et les vérités contingentes (« Jules César deviendra dictateur perpétuel et maître de la république6 », en confondant les aspects inévitables de l’existence avec ceux que nous avons la liberté de choisir ou d’éviter. Leibniz croyait pouvoir contourner cette difficulté grâce à la distinction entre, d’une part, l’entendement et la volonté humaines, peu aptes à discerner parmi les futurs contingents ceux qui se réaliseront, et, d’autre part, l’entendement et la volonté divines. Dieu, qui a créé César de telle sorte que tous les prédicats concernant ce grand homme soient compris dans sa notion (ut possit inesse subjecto), a pour ainsi dire « imposé ce personnage7 » à César, en sorte qu’il « lui est désormais nécessaire d’y satisfaire8 ».

11Selon Leibniz, donc, ce qui arrive à César et les décisions qu’il prend laissent, au fur et à mesure qu’ils se déploient, suffisamment de place à la contingence et à la liberté. Le résultat final porte cependant l’empreinte de la nécessité car, Dieu ayant créé le meilleur des mondes possibles et les prédicats de César ayant de toute éternité été inclus dans sa notion, le récit de sa vie rend manifestes non seulement ses propres choix individuels, mais également la volonté divine. Considéré du point de vue de Dieu, César est son histoire ; l’essence du personnage et la narration de ses hauts faits coïncident.

12Au xxe siècle, une idée semblable a été formulée lors du débat sur la sémantique des noms propres. John Searle identifiait le sens du nom propre porté par un être quelconque à l’ensemble de descriptions définies qui s’appliquent à cet être9. Le sens du nom « Jules César », par exemple, serait donné par une longue liste de descriptions du genre : « celui qui est né à Rome le 13 juillet de l’an 100 av. J.-C. » ; « celui qui a étudié la rhétorique à Rhodes » ; « celui qui a écrit les Commentaires sur la guerre des Gaules », etc. « Jules César » désigne la personne à laquelle s’appliquent toutes ces descriptions. On retrouve ainsi l’idée de Leibniz selon laquelle la notion de l’individu inclut tous ses prédicats, la différence étant que le Dieu de Leibniz, lequel sait de toute éternité comment Jules César fructifierait ses dons, est remplacé ici par les spectateurs humains (les amis, les lecteurs, les historiens) qui attribuent à César tous les prédicats pertinents.

13Disons que la liste des propositions vraies à propos de César en comprend 3 000. On appelle « Jules César » la personne au sujet de laquelle ces 3 000 propositions sont vraies. Parmi ces propositions se trouve, bien entendu, celle qui affirme que Jules César a écrit les Commentaires sur la guerre des Gaules. Imaginons, pourtant, qu’un érudit arrive à prouver que les Commentaires sont l’œuvre d’un ghost writer qui les aurait rédigés à la demande du grand général. Puisque le nom « Jules César » désigne la personne décrite par la liste des 3 000 propositions (y compris celle qui le déclare l’auteur des Commentaires), la découverte de notre érudit ne s’applique pas à la personne qui porte ce nom, mais à celle dont le nom satisfait un autre ensemble de propositions, ensemble qui inclut la nouvelle découverte concernant les Commentaires. La vérité découverte par l’érudit n’inaugure cependant pas simplement une nouvelle liste de propositions vraies, mais nous apprend quelque chose de nouveau sur César lui-même. Les noms propres, soutient par conséquent Saul Kripke, n’équivalent pas à des listes de descriptions, mais agissent comme des désignateurs rigides, comme des étiquettes collées une fois pour toutes à un être dont les descriptions peuvent bien varier par la suite10. Jules César est Jules César, quels que soient les écrits qu’on lui attribue, et les découvertes susceptibles d’en modifier l’attribution changent les propriétés mais pas l’identité de cette personne. Bien avant Kripke, Gabriel Marcel affirmait qu’aucun de nous n’est réductible à ce qui lui arrive : « Il faut dire tout ensemble que je suis ma vie et que je ne suis pas ma vie11 », affirmait-il avec justesse.

14La distinction entre l’identité d’un être et ce qui lui arrive, autrement dit entre l’identité de cet être et l’ensemble de propositions vraies à propos de lui, présente un double avantage. Lorsqu’on considère César en tant qu’acteur, la contingence et la liberté reprennent leur juste place, car le même César aurait très bien pu ne pas écrire les Commentaires que nous connaissons ou en écrire d’autres. Lorsqu’on considère, ensuite, César comme objet de connaissance, la distinction entre identité et propriétés nous permet de formuler de nouvelles propositions sur lui, sans pour autant mettre son identité en cause.

15Supposons maintenant qu’au lieu d’énoncer l’ensemble de propositions qui sont vraies à propos de César, nous mettions certaines d’entre elles en ordre chronologique pour composer le récit biographique vrai qui inclut tous les événements et toutes les actions qui le concernent, y compris, par exemple, son arrivée en Égypte et la découverte du cadavre de son rival Pompée. Aura-t-on le droit d’affirmer que le sens du nom propre « César » est défini par ce récit ? Bien entendu que non, vu que les éventuelles corrections apportées à ce récit (la découverte, par exemple, qu’en réalité le cadavre en question était celui d’un esclave qui ressemblait à Pompée) se référeraient, elles aussi, à César. Le récit biographique, provisoire et perfectible, nous aide à faire connaissance avec César, sans que l’identité du personnage en dépende. César reste bien César, quels que soient les détails du récit. Son identité est réelle ou proprement dite (sens que rend par exemple l’anglais actual) et non pas narrative. Tout comme les personnages de roman, les êtres humains bénéficient d’ores et déjà d’une identité qui, seule, rend possible le récit de ce qui leur arrive et de ce qu’ils entreprennent. C’est l’identité qui rend la description et la narration possibles et non pas, à l’inverse, la description et encore moins la narration qui conduiraient à la découverte de l’identité.

16Adoptant un point de vue semblable à ceux de Leibniz et de Searle, Paul Ricœur met en question cette manière de comprendre l’identité humaine. Selon lui, pour bien saisir l’identité humaine, il faut distinguer entre le fait d’être « le même » (idem) et celui d’être « soi-même » (ipse)12. Selon Ricœur, l’ipséité est indissociable de la dimension narrative. Le verbe « être », lorsqu’il s’applique aux êtres humains – et surtout lorsque, prononcé à la première personne, il prend la forme « je suis » –, ne se limite pas à signaler l’existence et la mêmeté de celui qui profère ces deux mots, mais annonce, de surcroît, l’ipséité du personnage, à savoir les richesses intérieures accumulées par cet être au cours de sa vie. Nous sommes précisément ceux que nous sommes grâce à notre capacité de scruter la temporalité de notre existence, d’en saisir les difficultés et les triomphes et d’en tirer un récit ayant une origine, des épisodes qui s’enchaînent selon une logique, à la fois causale et finale, et un dénouement sinon actuel du moins potentiel. Je me raconte, donc je suis. Ou plus exactement : je suis dans la mesure où je peux me raconter.

17Ricœur croit pouvoir saisir les liens entre l’individualité humaine et la temporalité du récit en s’appuyant sur la narratologie structuraliste13. Mais sa démarche est surtout tributaire du développement, dans le siècle passé, de ce qu’on pourrait appeler la psychologie spéculative. Deux aspects de cette évolution méritent d’être soulignés. D’une part, les philosophes de l’existence, Martin Heidegger en particulier, ont aligné la philosophie de l’être sur la tradition de la méditation intérieure. L’être en général ne peut être compris, soutenait Heidegger, qu’à partir d’un examen de l’être particulier qui, seul, se pose la question de l’être14. Cet être particulier étant l’homme intérieur, la méditation sur l’être procède, d’abord, à l’examen de la conscience de soi et de ses états plus ou moins évanescents – l’inquiétude devant la mort, le souci, l’ennui – pour leur attribuer, ensuite, un statut ontologique. Le terme « être-là » (Dasein), qui désigne la conscience en train de se saisir comme existante et fournit le point d’appui à la méditation sur l’être, est l’exemple le plus connu de cette opération, que Heidegger appelle interprétation. L’introspection psychologique est convertie en savoir ontologique grâce à une herméneutique dont la matière première est la vie intérieure et but final l’édification (ou plutôt le pressentiment intense) d’une ontologie inédite. C’est en s’appuyant sur ce genre d’herméneutique que Ricœur rattache la singularité d’un être humain au récit que cet être compose à partir de ses expériences. Le résultat, l’identité narrative, convertirait ainsi un élément par ailleurs mobile de la vie intérieure – mon histoire telle que je la perçois et que je la raconte – en une réalité stable et digne de confiance – mon identité.

18Cette opération herméneutique repose également sur une deuxième forme de la psychologie spéculative du xxe siècle : l’essor de la culture thérapeutique. Cette culture, si bien décrite par Philip Rieff15 et par Christopher Lasch16, part de l’idée que l’individu s’ignore, cette ignorance étant la source de graves anomalies psychiques. Pour remédier à ces anomalies, l’individu a l’obligation de se découvrir soi-même. La thérapie psychologique l’assiste. Elle met à jour des profondeurs inaccessibles à la conscience ; elle permet à l’individu de se ressaisir et de reconstruire sa vie passée en le rendant, grâce à cette reconstruction, apte à mener une vie psychique florissante. Le récit mis en place grâce à la thérapie contiendrait ainsi la clé du passé individuel et, par conséquent, celle du véritable soi, nous révélant qui nous sommes et pourquoi nous sommes devenus nous-mêmes. En un mot, ce récit nous permettrait de saisir qui nous sommes en découvrant ainsi (dans les termes de Ricœur) notre identité narrative.

19Notons que s’il avait été fidèle à la distinction entre mêmeté et ipséité, Ricœur aurait eu avantage à utiliser la notion d’ipséité narrative, car ce qu’on éprouve en racontant notre vie est le sentiment d’être ipse, soi-même perçu de l’intérieur, plutôt que idem, la personne qui possède tel code génétique ou tel certificat de naissance. Or, tant que, seuls ou assistés par un thérapeute professionnel, nous restons penchés sur le clair-obscur de notre vie intérieure pour tenter d’en tirer une histoire, la recherche de certains aspects de notre ipséité fait sens. Il suffit cependant de faire un pas en arrière pour qu’une série de questions surgisse. Cette histoire est-elle complète ou partielle ? Définitive ou provisoire ? Est-elle vraie, du moins dans une certaine mesure ? Son narrateur est-il fiable ? Les normes et les valeurs auxquelles le narrateur souscrit lorsqu’il raconte son histoire sont-elles les mêmes que celles qui le guidaient en tant qu’acteur du récit ? À ces questions les réponses sont : « peut-être », « dans une certaine mesure », « pas nécessairement », « pas toujours ». Ce que ce genre de narration établit n’est rien autre que le profil psychologique de la personne ou, plus exactement, son autoportrait psychologique, autoportrait qui change chaque fois qu’ébloui par de nouvelles découvertes dans les profondeurs de son soi et de son passé, le narrateur fournit une nouvelle version de son histoire. En d’autres termes, ce que Ricœur aurait pu appeler ipséité narrative, mais qu’il a désigné sous l’appellation d’identité narrative n’est, dans le meilleur des cas, qu’un autre nom accordé à la connaissance de soi et, dans le pire des cas, qu’une façon de légitimer les interminables jeux de l’autocomplaisance17.

20Qu’il me soit donc permis de conclure que, loin d’être le résultat de récits, de profils et d’autoportraits psychologiques, l’identité de chaque individu, Molloy et César compris, est une donnée initiale sans lesquelles ces récits, ces profils et ces autoportraits ne sauraient exister.