Colloques en ligne

Julia Peslier

Une Vanité selon Valéry. Le Bris de la littérature.

1Il y a les heures où l’on écrit pour vivre, les heures où l’on vit pour écrire. Il y a aussi les heures que l’on vit et que l’on n’écrit pas, qu’on garde au fond de soi comme on garde un mystère, selon les mots du poète1. Le temps passe et l’homme avec, dans le tourbillon de ses passions, de ses silences et indifférences.

2Fugacité des mots, des émotions, des désirs, des deuils et des amours, des travaux et des jours, des offenses et des honneurs, des guerres et des arts. Des sentiments les plus nobles aux dégoûts les plus francs, le temps d’une vie humaine, la bre(v)itas de quatre-vingts années honorables, et les couleurs et vernis ont passé. Écrire sur la vanité, c’est écrire sur la vie, c’est méditer sur l’œuvre à faire et sur l’œuvre faite, c’est penser le vivant depuis la mort comme point focal d’où sont regardés la vie et ses tumultes, l’œuvre et ses gloires, l’homme en ses jeux et ses trajectoires. C’est dire de quelle durée la vie de l’écriture se charge, qu’elle grave sur le marbre ou le papier la devise même qui la détruit comme parole de gloire, en un mouvement paradoxal : « Chacun devrait parvenir à son ascèse fondamentale. La mienne serait le silence2. », note l’écrivain Canetti.

3S’il y a vanité de l’écriture, pourquoi donc écrire la vanité ?

4N’en serait-ce pas le comble, la vanité suprême, une vanité pour dire la vanité même ? C’en serait aussi son énoncé énigmatique, paradoxal : non plus, sur le mode de Pascal, « J’écris qu’il est vain de peindre3 », mais à la manière de Claesz, « Je peins la peinture en sa vanité majestueuse4 » ou de Valéry « J’écris qu’il est vain d’écrire » :

Il est interdit à l’homme de rien écrire qui ne tende directement ou non à sa gloire.

« Je ne suis rien », écrivez-vous, voyez ma nudité, mes fautes, mes vices, mes manques, etc.

Il se frappe la poitrine afin qu’on l’entende5.

5Le noir du tableau devient l’encre qu’on déverse sur le papier, mélancolie nocturne où l’artiste vient extraire quelque savoir avisé à transmettre pour tempérer les fougues et les presses diverses, en un geste qui englobe jusqu’à sa propre énergie d’œuvre. Les peintres et les poètes de Vanités sont-ils ces pessimistes de la plume que Valéry nommait en Pascal ? Il remarquait ainsi, à propos « Des Couleurs » :

NOIR. Les « pessimistes de la plume » : ils cherchent un « beau noir », dirait un peintre.

Pascal a de « beaux noirs » et les a cherchés et je vois trop qu’il les a trop bien trouvés.

Les « noirs » magnifiques de l’Église, relevés d’argent et d’or.

Orgues, voûtes, latin : In saecula saeculorum… Pompes, cires, encens, altitudes d’ombres profondes…

Le « noir pur », couleur puissante de la solitude totale ; plénitude du rien, perfection du néant6.

6Il y aurait ainsi eu une parenté entre littérature et peinture, à l’âge classique, entre les pensées de Pascal et les vanités, par ces noirs somptueux qui nomment quelque chose de la méditation sur la destinée, ainsi que le travail de Karine Lanini l’a récemment mis en perspective7, en actant leur déplacement du champ sacré vers la sphère profane. Valéry lui-même, revenant indéfiniment dans ses Variations sur les pensées de Pascal à la vanité de l’écriture, en une veillée solitaire qu’il rattache au ciel étoilé, orchestre dans la modernité le rapprochement de la pensée comme genre d’écriture et de la vanité comme mode de pensée. Je prends ici le terme de « pensée » dans un sens étendu ; à rebours de la première note de Valéry dans la Variation, qui faisait un pas de côté pour appeler « Poème » la « Pensée » de Pascal Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraye8, et quoiqu’il la désignât ensuite de « Poème ou Pensée ». Presque toute son œuvre en prose témoigne de ce travail au noir de la vanité sur son écriture.

7Qu’est-ce qu’une pensée, au sens littéraire ? Aphorisme, devise, fragment, apophtegme, note, semence, vers, variation, tirade brève, Witz, elle prend noms divers et formes variées. Elle exerce sa puissance sur les différents registres de la vanité : libido sciendi, libido sentiendi, libido dominandi, tournoyant sur le théâtre du monde. Elle surgit sur le fonds des pensées accumulées par la mémoire mondiale, elle nous parvient en plusieurs langues, toujours recommencée, ré-énoncée, traduite et retraduite, menant son existence de pensée sans qu’on la rattache nécessairement à son auteur original, comme s’il se pluralisait avec les siècles. Fugit hora – carpe diem, La vida es suenõ, To be or not to be, « Lasciate ogne speranza, voi ch’entrate », Cogito ergo Sum, que Valéry transforme en « Variations sur Descartes. Parfois je pense ; et parfois je suis9 ». Pointant en peu de mots ce qui constitue la fugacité essentielle de la vie et de la création humaines, le créateur de vanités littéraires serait un autre de ces millimétristes de la pensée, selon le mot du Baron de Teive, stoïcien, hétéronyme inventé par Pessoa et auteur d’aphorismes10.

8À partir du laboratoire de pensées que Valéry a conçu, nous dégagerons une certaine théorie de la littérature, doublée d’une pratique d’écriture et de lecture, dont le principe actif, subversif et corrosif, est une vanité : le bris même de la littérature, appelé par le devenir fragment de l’œuvre identifié par Barthes dans La Préparation du roman, par « une sorte de pulsion [qui] nous porte à dépiécer le Livre, à en faire une dentelle11. » Au cœur de cette pensée mondiale de la littérature, ou plutôt qu’au cœur, dans son chef même, siège ce crâne aux dents plantées avec désinvolture dans l’encolure d’un livre, aux orbites noires et insondables dont nous nous sentons pourtant contemplés placidement. Agité d’un rire narquois, il nous toise et nous aiguillonne à mieux penser notre tâche, que l’on soit spectateur ou lecteur. Nous mènerons cette enquête par trois mouvements. Partant d’une première traversée de la vanité picturale à travers les siècles, les esthétiques et les œuvres, nous transférerons cette réflexion au champ littéraire, pour travailler à l’émergence de la vanité littéraire. De là, nous verrons combien Valéry, œuvrant à la fragmentation continuelle de la bibliothèque, de l’œuvre et du vivant, donne alors consistance à une grande vanité, une mélancolie où la pensée, par un bris incessant, vient former le sable dont se refait chaque œuvre nouvelle.

Petite traversée de la vanité picturale

9De manière décisive, Louis Marin rappelle en quoi la vanité picturale est fondamentalement une histoire de regard, caractérisée par une « phénoménologie de l’apparence et de l’être comme apparence », c’est-à-dire d’un « être pour le regard » :

Il s’agit moins ici de contempler que de regarder, moins de regarder que de voir, moins de voir que de se voir, moins de se voir que de se voir vu, regardé, contemplé, que d’attirer à soi le regard de l’autre sans être soi, que de ne trouver son identité que dans l’œil autre de l’autre – ontologie du rien et de l’être comme vacuité12.

10Affaire de regard indubitable car au centre du tableau, en effet, gît ce crâne. Il fascine notre attention, capte notre regard et l’inquiète de la noirceur de ses orbites sans fond. Étranges miroirs noirs, trouées dont sort happée toute possibilité de reflet dans la peinture, au rebours de ceux esquissés selon des perspectives anamorphosées dans les bulles, les ampoules de sablier ou de vase qui côtoient et redoublent énigmatiquement la forme du crâne. Est-ce bien lui, qui autorise le nom de Vanitéà ces toiles où le noir le dispute au brillant des sphères et des têtes ?

11Auteur d’une réflexion magistrale sur Peinture et temps, Bernard Lamblin la définit comme « peinture d’objets […] choisis et disposés de telle façon qu’ils suggèrent par leur symbolisme au spectateur une leçon d’ordre moral13. » Karine Lanini précise le trait, par contraste avec les Natures mortes aux Cinq sens :

C’est toute la différence avec les vanités où ces mêmes éléments organisés autour d’un crâne, qui fait signe et transforme le regard du spectateur sur les richesses, désormais à lire à l’aune de ce crâne. Contrairement aux Natures mortes, la nécessité d’interpréter les Vanités dans un sens moral est inscrite dans le tableau à travers la présence du crâne14.

12Et cependant, comme Karine Lanini le demandait à juste titre, à propos de l’époque classique : tout crâne suffit-il à faire vanité ? S’agit-il de le peindre, au creuset d’un bric-à-brac d’objets, pour que morale et méditation s’ensuivent ? Rien n’est moins sûr, et le détour par la période contemporaine est éclairant. Montrant la complexité de sa délimitation, les récentes expositions qui proposent un itinéraire du genre, depuis l’âge classique jusqu’au crâne en diamant de Damien Hirst15, témoignent de définitions plus ou moins étendues, d’une grande vigueur pour le questionnement critique : que de crânes assemblés en ossuaire pour dire piraterie et rébellion de motards, luxe et humour noir, sans que le compte à rebours de la vanité y soit toujours à l’œuvre.

13Qu’est-ce alors qu’une vanité ? Dans sa « Petite archéologie du vain et de la destinée16 », Alain Tapié les thématise en dix unités iconiques : le crâne (qui selon la tradition byzantine s’apparenterait lointainement au Crâne d’Adam et au Mont Golgotha, disant le passage de la mort à la résurrection), l’écrit (les maximes fondamentales sous l’égide de l’Écclésiaste, Vanitas vanitatum et omnia vanitas), le livre (seul ou multiplié, dont les pages peuvent être froissées ou blanches, les notations lisibles ou indéchiffrables), l’emblème (image recelant une moralité), l’objet (de toute nature, par accumulation ou par rareté), la nature (diversement présente), la mesure du temps (tant représentée dans la toile par les instruments du temps que par d’infimes processus signalant le passage et l’usure, la suspension et la rupture d’équilibre), le corps, l’affect (les passions), le lieu (à travers différentes topographies, allant de la grotte aux lieux quotidiens, votifs, fictifs).

14Sa généalogie ou sa parenté picturales, du vieillard Hiver au Macabré médiéval, de la nature morte aux tableaux de Saint méditant sur un crâne et une Bible, de la tradition vériste ou de celle symbolique, ne font pas l’unanimité. Son lieu de création est situé entre Leyde, Anvers, Amsterdam, au XVIIe siècle quand, dans un monde calviniste, les commandes se déplaceront du registre sacré (Vierges, Saints en prière et Madeleines pénitentes) vers celui profane auquel elle appartient. En peinture, elle côtoie les portraits avec Crâne au versus, sur les faces externes des diptyques et triptyques, les représentations de Jeune fille et la mort, les Allégories de la Vanité. Sur d’autres champs, elle est contemporaine des memento mori17, des artes moriendi, des exercices spirituels, des préparations à la mort. Est-elle un thème (selon Anne Souriau, celui « de la vanité des biens de ce monde, de la vanité des plaisirs des sens18 ») ou un genre (il s’agit alors de déterminer les plus petits dénominateurs communs à ses spécimens) ? Est-elle une Nature morte ou est-ce cette dernière qui est Vanité19 » Face à la multiplicité de ces questions et de leurs enjeux, il ressort que la Vanité se définit sur un mode critique et dynamique, modulé selon les théoriciens et les artistes, gagnant ainsi en plasticité avec les œuvres et leurs combinatoires.

Émergence de la Vanité littéraire

15Du temps de la toile à celui du livre, la négativité puissante de ce crâne, œuvrant à des temporalités paradoxales, est à translater. La relation spectaculaire entre peindre et voir s’infléchit vers l’écrit intérieur – un lire et écrire intime, à la fois introspectif et prospectif. La passion scopique du dispositif pictural, « libido videndi associée à la libido sciendi » (Alain Tapié), se transforme analogiquement en libido legendi, par glissement d’un savoir voir et être vu vers un savoir lire et être lu, qui réduit les œuvres à des devises, traversières des siècles.

16L’ekphrasis, application du paradigme pictural à la littérature, constitue la manifestation la plus évidente des vanités de bibliothèque, qu’elle relève de vanités picturales attestées ou imaginaires. Delphine Gleizes en prélève quelques-unes dans l’univers romanesque du XIXe siècle : l’antre de l’antiquaire dans La Peau de chagrin, le cabinet de Rollo dans Les Misérables, autant de « tableaux virtuels20 » où les personnages se prennent à méditer, entre vie et mort, suspendus par le crâne dans un espace de pensée qui attirera le lecteur à sa suite. Le livre ajoute ainsi un espace interstitiel, un miroir supplémentaire, entre la toile et le lecteur, par le héros qui découvre l’inquiétude face au spectacle de la vanité. Il en est le catalogue, la description de description. Dans de telles pages, on retrouve sans peine l’accumulation des cabinets de curiosité, des objets de sciences, de puissance et d’arts, savamment ou négligemment agencés par les écrivains pour donner matière à un imaginaire visuel et allégorique. En s’appuyant sur la mémoire muséographique, encyclopédique et iconographique, l’œuvre se dégage d’une certaine historicité pour la pérennité des Vanités et désigne par symbole les champs où s’appliquent la mélancolie et la caducité frappant les personnages. Valéry recourt à cette vanité de façon explicite et ironique dans « Mon Faust » et attribue au démon Astaroth la fonction originale de ronger tous ces ors – « Tout… Les cœurs, les corps, les gloires, les races, les roches, – le Temps lui-même… Je mets en poudre… Krèk, krèk…21 » Agnès Verlet analysera un mouvement analogue dans son essai sur Les Vanités de Chateaubriand et insistera sur l’écriture mémorialiste qui ressort d’un tel sablier d’usure, comme écriture sensible de l’expérience du vivant et de sa temporalité vouée à basculer dans le néant22.

17Autres classiques pour ces vanités du savoir, tant chez Goethe et Marlowe que chez Tardieu et Mann, les cabinets de Faust23 et leur décorum permettent justement de passer de l’ekphrasis au geste moins immédiat quoique également remarquable de l’analogie. Si la toile signale la vanité de l’existence humaine par le crâne vide, alors la vanité littéraire consistera à montrer l’œuvre consumée, réduite, érodée par le temps et mise en pièces. Valéry, dans « Mon Faust », transpose ainsi la question de hamletienne de l’être à celle de l’œuvre : « durer ou ne pas durer, c’est là pourtant toute la question24 ». Dans une « oraison funèbre » consacrée à la bibliothèque, il anamorphose les livres en « conserves du temps », « tombes littéraires », « fumiers de siècle », « glorieux silences », « tomes en pénitence, le dos définitivement tourné à la vie », « charnier spirituel », par une correspondance avec la boîte crânienne jadis contemplée par le Faust I de Goethe dans son studium. Plaçant la mort au cœur du processus de la pensée, Valéry signale le travail au négatif du temps sur les chefs-d’œuvre de la bibliothèque mondiale, qu’il appelle significativement « l’édifice monumental de l’ILLISIBLE » :

Ce sont des vaincus, tous ces vêtus de veau. Ils nourrissent le vers. Ils attendent le feu. Ce sont ici choses périssables que les œuvres immortelles, qui subissent d’abord dans l’abandon l’épreuve de la mort lente. Tout change autour de ces paroles cristallisées qui ne changent pas, et la simple durée les fait insensiblement insipides, absurdes, naïves, incompréhensibles, – ou tout bonnement et tristement classiques25.

18La Vanité aux livres serait alors une vanité au carré : l’homme qui réussit par la vie de l’écriture à transmuer son humaine existence en un temps plus long et universel, de l’ordre de l’éternité du classique, serait de nouveau défait par le temps. C’est là tout le paradigme faustien de la création, par palingénésie et synthèse, qui essaime bien au-delà de la littérature. Si dès le XIXe siècle, époque d’édification patrimoniale des panthéons pour penseurs et de déploiement de la Weltliteratur, « la bibliothèque est en feu », comme le note Foucault à propos de La Tentation de Saint Antoine26, l’entrée dans le XXe siècle par la guerre voit l’accélération du processus et l’amplification de la vanité du savoir : la citation devient reine et la parole originale se formule dans la variation, la brevitas et la copia des pensées fortes. Les scénographies de bibliothèques en feu (Auto-Da-Fé, Canetti) ou pilonnées (Une trop bruyante solitude, Hrabal) se multiplient, et jusque dans l’art contemporain où l’on crée l’œuvre par la combustion même des livres, qu’ils soient faits de papier ou de plomb (Delocazione de Claudio Parmigianni, Monumenta de Anselm Kiefer récemment).

19Or, c’est de ce mouvement continu de mise en poudre livresque et de dilution des encres que s’originent de nouvelles œuvres pour des ères de la catastrophe, poussant sur le terreau et dans l’ombre des temples babéliens. Troisième geste que nous mettrons en lumière, le transférant détermine une nouvelle vanité, où la juxtaposition picturale du sablier et du crâne se modifie en un dispositif d’inclusion. Le sablier, mouvement du huit notant l’infini debout, est cette fois placé dans le crâne et désigne le vase communicant, le vice et versa de la pensée, le courant qui passe des crânes vides des vanités (symboliquement les glorieux morts) aux têtes pleines et bouillonnantes des penseurs vivants (les lecteurs). Le terme vient de Dürer ; dans son essai, Être Crâne, Georges Didi-Huberman le rattache au Saint Jérôme conservé à Lisbonne et à la circulation du regard opérée par ses gestes :

[…] un puissant trajet – mais ô combien paradoxal, réversif – entre un crâne vivant, encore plein de sa pensée en acte, et une tête de mort dont les sombres cavités s’exhibent au premier plan du tableau. Devant nous la main gauche du penseur est ainsi posée sur l’objet de sa pensée : cela s’appelle crâne, vanité, humanité réduite à une coquille d’escargot vide, échappée d’âme. Au second plan, dans la symétrie d’une courbe (épaule gauche), et d’une contre-courbe (bras droit), la main du penseur est posée sur le lieu de sa pensée : cela s’appelle encore crâne, tempe soucieuse, questions ontologiques, recherche de Dieu – errante dans ce que les théologiens, depuis Augustin, nomment la « région de la dissemblance » – et finalement, mélancolie27.

20Valéry revient à diverses reprises sur une telle scénographie – le Dr Faust dans un inédit se voyant disséquer un crâne28, ou dans le texte malicieux des Mauvaises pensées et autres (un recueil de vanités), « Fable », où « Maître cerveau sur un homme perché / Tenait dans ses plis son mystère… / J’ai oublié la suite29 », ou encore son Hamlet intellectuel dans la Crise de l’Esprit méditant sur des crânes illustres, de Lionardo à Kant, Hegel et Marx30. Elle est figure d’involution, pensée de la pensée selon un syntagme de Valéry, impliquant une vérité de mouvement et mouvement d’amnésie : « Il faut comprendre que toute idée n’a de valeur que transitive31 », note-t-il plus loin. L’écrit devient alors demeure du temps, réceptacle muet que le lecteur peut habiter de sa pensée vive32, dans une lente économie de la lecture qui filtrerait insensiblement les masses romanesques, encyclopédiques, dramatiques, poétiques pour extraire leur suc de pensée.

21L’anamorphose33 serait le perfectionnement de ce principe du transférant et du vase communicant des pensées : un quatrième geste opératoire pour définir la pensée comme vanité littéraire. Forme précise qui jaillit dans le fragment, elle donne à lire, par perspectives déformées et contiguïté, des réflexions superposées, enchevêtrées, transformées, sédimentées en différentes langues et par des œuvres multiples, comme secrètement stratifiées dans le substrat de pensée que le lecteur contemple. Elle exige une méthode oblique de la lecture, à l’instar de celle pour le regard peinte par Holbein dans Les Ambassadeurs, qui implique de lire le fragment des gloires dans le fragment du crâne traversier, de se déplacer autour du tableau et dans le tableau. Les œuvres ne sont pas juxtaposées selon une chronologie raisonnée et bien ordonnée, elles versent les unes dans les autres dans une maïeutique plurilingue et transhistorique et le miracle est qu’en méditant une pensée de Valéry – l’une de ses énièmes variations, on lit à travers elle, et plus ou moins indistinctement selon sa culture, et Pascal et Montaigne, et Descartes et les Romantiques allemands. L’extraordinaire vivacité de la forme brève gagne ici toute sa puissance de dispositif : d’un aphorisme, l’herméneutique se trouve face à des pans immenses de la bibliothèque, des volumes innombrables et cachés. De même que dans l’image anamorphosée, le regard se pluralise, plongeant dans le détail de chaque image ou au contraire se diffusant sur l’assemblage hétéroclite qu’elles composent et sur leur processus de mue, l’on apprend alors à lire des pensées en mouvement dans leur disparition et leur résurgence progressives par réécriture, citation, translation. Le crâne des anamorphoses, si ardu à contempler, se transpose alors en la pensée même qui résiste à la méditation, de laquelle on tend à se détourner, tant sa saisie est âpre – Valéry signale combien « Tout repose sur quelques idées qui se font craindre et qu’on ne peut regarder en face34. »

22Telle une boîte à énigmes qui recèlerait pour part le mystère du monde, elle contient le désir de briser le sablier : c’est-à-dire recueillir par la combinaison rare de quelques mots choisis l’infinitude même de son archéologie et de sa généalogie dans la culture.

Le bris de la littérature selon Valéry

23D’abord, de la littérature qui affûte ses pointes et dépèce les pensées palimpsestes de leurs peaux superfétatoires, il affirme la fécondité, la vitalité, la plasticité. Exercice de la critique du langage, examen sans indulgence de l’affectation littéraire, la pensée, devant le temps, est incision :

Littérature

Le style sec traverse le temps comme une momie incorruptible, cependant que les autres, gonflés de graisse et subornés d’imageries, pourrissent dans leurs bijoux. On retire plus tard quelques diadèmes et quelques bagues de leurs tombes35.

24Il invente ainsi l’étonnante vanité de la momie pour dire le style qui construit sa durée sur la concision et s’oppose à un style digne d’un memento mori décharné et baroque, montrant la mort en pourrissement dans des textes plus emphatiques et vaniteux qu’il faut alors dépouiller.

25Puis, il y affermit sa théorie de la lecture, apparemment provocatrice et pour le moins déroutante, du lecteur comme véritable auteur du chef d’œuvre36, dans la mesure où c’est lui qui vient faire l’œuvre : c’est lui, qui par son intelligence, prête sa puissance, sa rigueur, sa finesse et son tempo de pensée au contenu vide (ou presque) de l’écrit, condamné sinon à n’être qu’une boîte crânienne, mutique et ornementale, un livre enfin qui ne dit plus rien et qu’il faut réveiller, aviver, aiguiser. Lecteur du détail et du fragment, il sera aussi l’amateur de vanités diverses, qui appliquera sa lecture au champ immédiat de son action : « Faire la Table des désirs idiots de l’homme37 ».

26Ensuite, il atteste une communauté d’écrivains et d’hommes de réflexion, fondée sur le dispositif de ressassement, de reprise et de vanité de la pensée, une tâche interminable, un peu sur le mode nietzschéen d’un nous autres penseurs :

Penseurs

Penseurs sont les gens qui re-pensent, et qui pensent que ce qui fut pensé ne fut jamais assez pensé.

Revenir sur une question, sur un mot, – y revenir indéfiniment ; y revenir presque comme on revient à son bureau, – à un café… Ne pouvoir se passer de n’être satisfait d’aucune solution, – cela existe : il y a des hommes dont c’est la vie et le bonheur.

Ils ont donc instinctivement créé toutes les questions insolubles, – les questions pour penseurs seuls…38

27Processus puissant, qui portait d’ailleurs Monsieur Teste à noter dans son Log-book cette autre vanité : « Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes elles passent. – Et repassent !…39 »

28Lui, Valéry, dont la quasi totalité de l’œuvre rend compte de son infinitude, de son inachèvement constitutif, ce que même le texte de commande signale par son arbitraire d’être remis à telle date et souvent repris, ailleurs, autrement et sans toujours être voué à publication, se prend alors à rêver, via son troisième Faust, au songe d’une pensée ultime, par le Crépuscule des possibles. Cette méditation secrète, indubitablement la plus orgueilleuse de toutes, hante bien d’autres écrivains, amateurs du ressac de la pensée. L’existence même d’une telle pensée aurait pour effet le bris ultime, celui de l’œuvre d’abord, qui trouverait ses ultima verba, son fragment suffisant et seul nécessaire, celui de la littérature ensuite, qui pourrait enfin s’arrêter avec elle, mettant un terme à la chaîne ininterrompue de penseurs de vanités littéraires, celui du monde enfin, à l’image de la bulle des vanités qui éclaterait soudainement dans le tableau par sa justesse de langage. Si jusqu’alors Faust était un Atlas de la bibliothèque universelle, portant le poids encombrant des volumes et des sciences au point d’être plié comme un livre et mis en arrêt face à leur vacuité extrême, le héros de « Mon Faust » fait l’expérience du fracas de la pensée, quand il se brise le crâne dans un précipice, où le Solitaire, défini comme son extrême, l’a jeté. Faust devient alors à son tour une figure mythique de la vanité, lui dont les pensées intérieures se sont échappées à l’extérieur de sa tête souffrante, dans un processus qu’il continue à méditer sur le mode rhapsodique, celui du monde et de la pensée désaccordés.

29Soucieux de l’érosion du langage et de l’usure de la pensée, de sa clinique et de son anatomie intime, de sa rareté à éclore avec fulgurance quand tout a pu sembler avoir déjà été dit, Valéry par sa pratique quasi quotidienne de la vanité littéraire, fait signe vers une écriture de l’acuité et de l’ascèse qui exige du lecteur la lenteur même. Pascal énonçait déjà ce tempo si singulier de la lecture, de l’entente entre deux intelligences : « Deux infinis, milieu – quand on lit trop vite ou trop doucement, on n’entend rien40. » Faisant vœu d’écrire pour le lecteur intelligent, celui qui peut suivre ou quitter le texte, forger sa propre pensée à la force de l’autre, Valéry formule un équivalent au « bel instant » goethéen (Faust II) pour le penseur, quand le fruit de ses efforts gagnerait forme neuve : « Le plus beau serait de penser dans une forme qu’on aurait inventée41. » À relire lentement et compulsivement ses écrits – des ruminations de Mauvaises pensées et autres aux notes de Littérature, de Suite et de Variation, à le méditer de bonne et de mauvaise volonté, selon l’humeur qu’il prêtait au lecteur de « Mon Faust », il ressort que Valéry a bel et bien renouvelé l’écriture de l’aphorisme et de la pointe comme art pluriel, composite et performatif de la vanité. D’une telle vanité, la cartographie reste à dessiner, dans ses formes, ses coups d’épée, ses bibliothèques de travail, ses modes de faire silence et de détacher une essence noire sur la blancheur de la page, ce fond sur lequel s’exhausse le tableau :

Final

3e Faust

Dernière scène

Le monde, brisé par

un coup de connaissance –

comme le verre par la note

harmonique – la justesse d’une

pensée le fait éclater42.

30