Colloques en ligne

Stéphane Cermakian

(D)écrire l’impossibilité d’écrire : la correspondance Artaud/Rivière

Là où d’autres proposent des œuvres je ne prétends pas autre chose que de montrer mon esprit.

La vie est de brûler des questions.

Je ne conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie.

Je n’aime pas la création détachée. Je ne conçois pas non plus l’esprit comme détaché de lui-même. Chacune de mes œuvres, chacun des plans de moi-même, chacune des floraisons glacières de mon âme intérieure bave sur moi. (51)1

1Lorsqu’il publie en juillet 1925 aux Éditions de la Nouvelle Revue française L’Ombilic des Limbes, qui s’ouvre sur ces mots, Artaud a vingt-huit ans et s’est engagé dans un processus d’écriture qui a déjà abouti à la publication en septembre 1924 d’une correspondance avec le directeur de la Nouvelle Revue française, Jacques Rivière. Devant son refus initial de publier les poèmes d’Artaud, ce dernier avait réclamé son « droit à l’existence », ce que Rivière a tout à fait compris ; et Artaud le réclame si bien, en décrivant également ce qui l’empêche d’accéder à cette existence, que Rivière réalise qu’il est en face d’un cas singulier dans la littérature, et que ce jeune homme qui sait encore si mal organiser son inspiration en poèmes aboutis sait par contre admirablement décrire ce qui l’empêche d’énoncer son verbe et de le cristalliser en une œuvre… Jusqu’au moment où il prendra conscience que leur correspondance est en soi une œuvre et qu’il convient de la publier, ce qu’il proposera à Artaud.

2La valeur poétique de cette correspondance pose la question du genre, et malgré la grande valeur théorique de ces lettres où le processus créateur (ou non créateur !) est analysé en détail, Artaud ne prétend être ni théoricien ni créateur d’un nouveau genre, mais entend simplement « montrer [son] esprit ». Rivière a-t-il le recul nécessaire pour comprendre le poète et lui proposer d’avancer avec patience dans les voies de la création ? Artaud « ne conçoi[t] pas d’œuvre comme détachée de la vie ». Avons-nous vraiment là une correspondance ? un écrit théorique ? un témoignage sur l’intériorité créatrice ? un poème épistolaire ? En tous les cas la correspondance semble d’emblée devenir le tremplin d’une expression particulière, d’un processus créateur qui ne serait pas un simple échange d’idées sur la littérature. Elle serait au cœur même de l’acte d’écrire – et de son absence.

3Artaud, dès L’Ombilic des Limbes, a désormais fait sienne cette épreuve du néant qu’il frôle constamment, et elle deviendra non seulement un leitmotiv créateur, mais bien davantage le moteur même de l’œuvre, voire, en ce qui concerne la question de l’impossibilité d’être, l’élément obscur consubstantiel à toute son œuvre. Le texte de L’Ombilic se poursuit ainsi :

Je me retrouve autant dans une lettre écrite pour expliquer le rétrécissement intime de mon être et le châtrage insensé de ma vie, que dans un essai extérieur à moi-même, et qui m’apparaît comme une grossesse indifférente de mon esprit. (51)

4Et, plus loin : « Je ne me reconnais pas dans l’esprit de plan. Il faut en finir avec l’Esprit comme avec la littérature. » (52) D’où la difficulté de parler des œuvres d’Artaud ! Mais ne nous laissons pas décourager par ces propos, et allons vers ces œuvres simplement, sans trop schématiser, avec écoute, comme on recueillerait les confidences d’un proche, de « ce Désespéré qui vous parle », pour reprendre le titre de son amie Paule Thévenin2, éditrice des Œuvres complètes chez Gallimard après la mort de l’auteur3. Peut-être pourrons-nous alors comprendre, comme le fit Jacques Rivière, certaines paroles qui évoquent la difficulté existentielle non seulement de dire, mais aussi de (d)écrire l’impossibilité d’écrire et d’être ; ce qu’Artaud a appelé une « douleur plantée en moi comme un coin, au centre de ma réalité la plus pure, à cet emplacement de la sensibilité où les deux mondes de l’esprit et du corps se rejoignent » (120).

Esquisse d’une « pathologie »

5Antonin Artaud est né à Marseille le 4 septembre 1896. Dès son adolescence, il souffre d’une maladie non identifiable : migraines, confusion, angoisses, agressivité, douleurs, engourdissements. Il fait des séjours en maisons de santé dès 1915. Le diagnostic reste très vague : neurasthénie. On relève des symptômes de maladies sans déceler la maladie correspondante, et, après une rémission, il séjourne à nouveau en clinique psychiatrique dans les années 1920. Durant tous ces séjours on lui administre des médicaments et drogues pour atténuer la douleur, entre autres laudanum et opium, et même un produit à base de mercure. Il en devient vite dépendant, et en redemandera même quand il ne sera pas dans un pic de douleur.

6Lorsque, dans sa correspondance avec Jacques Rivière et, plus tard, dans L’Ombilic des Limbes, il évoque les sensations d’engourdissements, de brûlure, de paralysie, on peut y voir bien sûr les conséquences de la prise de drogues, mais il serait réducteur de se borner à cette seule explication. En fait, en quoi ces descriptions d’états physiques et mentaux dans le processus créateur ont-elles un intérêt et une portée littéraires, en quoi expriment-elles un rapport au monde et révèlent-elles une vérité sur l’acte de création ? D’autant que ces symptômes sont de toute évidence de nature métaphysique, ou du moins renvoient à un mal métaphysique, aux dires du poète, et révèlent une errance spirituelle, sur laquelle nous reviendrons. En d’autres mots, la prise de drogues n’enlève rien à ce qui a suscité cet emploi, et continue de se déployer dans l’être du poète.

7En avril 1923, quand Artaud écrit sa première lettre à Rivière en lui soumettant ses poèmes pour qu’ils soient publiés dans La Nouvelle Revue française, il a vingt-six ans et fréquente les milieux artistiques. Il est comédien au cinéma, a écrit un certain nombre de poésies et rejoint les rangs du surréalisme. C’est un jeune homme qui espère encore beaucoup en la société littéraire, attend une reconnaissance et laisse voir, au milieu d’errements divers et de souffrances, de nombreuses possibilités créatrices… qui se manifesteront bientôt dans le lieu même de ces empêchements.

Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. Ma pensée m’abandonne à tous les degrés. Depuis le fait simple de la pensée jusqu’au fait extérieur de sa matérialisation extérieure dans les mots. Mots, formes de phrases, directions intérieures de la pensée, réactions simples de l’esprit, je suis à la poursuite constante de mon être intellectuel. Lors donc que je peux saisir une forme, si imparfaite soit-elle, je la fixe, dans la crainte de perdre toute la pensée. Je suis au-dessous de moi-même, je le sais, j’en souffre, mais j’y consens dans la peur de ne pas mourir tout à fait. (20)

8Le problème est posé : « Je souffre d’une effroyable maladie de l’esprit. » La description de cette souffrance est très claire, les causes en sont obscures. Ce qui est certain, c’est que pour l’écrivain qui cherche à écrire alors que c’est le principe créateur qui est atteint, la douleur est doublement immense, et dépasse ici la simple problématique du manque d’inspiration. Reste à Artaud à parler de cette atteinte, et il l’évoque comme une « indélébile impuissance à me concentrer sur un objet. Par faiblesse psychologique, faiblesse qui touche à la substance même de ce que l’on est convenu d’appeler l’âme et qui est l’émanation de notre force nerveuse coagulée autour des objets. » (39) De toute évidence il ne s’agit pas seulement de stérilité littéraire, de syndrome de la page blanche ou du malaise de l’époque. Artaud évoque ses confrères surréalistes et leurs difficultés dans la création, mais

eux, leur âme n’est pas physiologiquement atteinte, elle ne l’est pas substantiellement, elle l’est dans tous les points où elle se joint avec autre chose, elle ne l’est pas hors de la pensée ; […] ils ne souffrent pas et […] je souffre, non pas seulement dans l’esprit, mais dans la chair et dans mon âme de tous les jours. Cette inapplication à l’objet qui caractérise toute la littérature, est chez moi une inapplication à la vie. Je puis dire, moi, vraiment, que je ne suis pas au monde, et ce n’est pas une simple attitude d’esprit. (39-40)

9Il n’en restera pas moins authentique dans l’expression de cette souffrance de l’être : « j’aime mieux me montrer tel que je suis, dans mon inexistence et dans mon déracinement. » (40) Artaud exprime non seulement son exil de la langue, mais aussi de l’esprit ; comme il ne peut habiter ce corps et cet esprit, ni donner une langue qui dira ce qu’il est réellement et donner à entendre ce mystère profond qui l’habite, il a l’impression d’être exilé du Verbe créateur, celui qui est appelé à se faire chair.

10C’est une maladie hors du commun, qui l’empêche précisément d’être écrivain, lui l’écrivain : « Une maladie qui affecte l’âme dans sa réalité la plus profonde, et qui en infecte les manifestations. Le poison de l’être. Une véritable paralysie. Une maladie qui vous enlève la parole, le souvenir, qui vous déracine la pensée. » (40) L’être est déraciné, n’habite plus son terreau qui lui donnerait vie dans la chair des mots, dans la parole. Et c’est là où la rupture d’ordre métaphysique pourra peut-être, pour un temps, être réparée par le rapport à autrui ; c’est là qu’un lien transcendant pourra être pour un temps et en partie rétabli, par le dialogue qui s’établira avec Jacques Rivière. Jusqu’à ses derniers jours, Artaud sera toujours davantage lumineux et lucide dans ses correspondances que dans ses poèmes qui peu à peu crouleront sous la masse de violence.

La correspondance

11Quelles sont les particularités de cette correspondance ? Elle a commencé comme un simple échange de lettres entre un jeune poète et un éditeur, le premier soumettant ses poèmes au second. Mais devant le refus de l’éditeur, qui sentait néanmoins la valeur littéraire derrière l’imperfection des œuvres, le débat s’est déplacé vers la création et le droit à l’existence, et surtout l’impossibilité de la création, et ce qui fait que l’éditeur ne pouvait recevoir des poèmes plus accomplis. Et l’éditeur de reconnaître peu à peu que l’explication sur cette difficulté de créer avait une grande valeur littéraire, et qu’à défaut de publier le résultat de l’impossibilité d’écrire (c’est-à-dire des poèmes assez quelconques), il serait intéressant de publier la relation de cette impossibilité d’écrire.

12Jacques Rivière propose d’abord l’apparence d’une fiction, et l’anonymat, qui donnerait l’aspect d’un « roman par lettres » (37), avec un fragment de poème. Antonin Artaud répond qu’on peut prendre certaines libertés tant qu’on ne touche pas à « l’essence des choses » (38). En effet, « Il faut que le lecteur ait en main tous les éléments du débat. » (38) Il est certain qu’il s’agit d’une véritable rencontre de désirs, puisque dans la même lettre Artaud écrit à propos de ces écrits :

J’avais depuis longtemps le projet de vous en proposer la réunion. Je n’osais pas le faire jusqu’ici et votre lettre répond à mon désir. C’est vous dire avec quelle satisfaction j’accueille l’idée que vous me proposez. (39)

13La correspondance, qui s’étend du 1er mai 1923 au 8 juin 1924, a été tout d’abord publiée dans le no 132 de La NRF, en septembre 1924, sous le titre Une correspondance. Trois astérisques figuraient à la place du nom des auteurs sur la couverture, et celui d’Artaud était inscrit à l’intérieur, avec les initiales de Jacques Rivière. La correspondance a ensuite été publiée le 14 octobre 1927 aux Éditions de la Nouvelle Revue Française, dans la collection « Une Œuvre, Un Portrait ».

Entre néant et création

14Ces « lambeaux » d’écriture, Artaud dit avoir pu les « regagner sur le néant complet. » (21) Le regard sur ce « néant » évoluera peu à peu en devenant, au lieu d’une chose dont il s’extrait, un objet désiré, notamment dans Le Pèse-Nerfs qui sera publié quelque temps plus tard, en août 1925 :

Si l’on pouvait seulement goûter son néant, si l’on pouvait se bien reposer dans son néant, et que ce néant ne soit pas une certaine sorte d’être mais ne soit pas la mort tout à fait.

Il est si dur de ne plus exister, de ne plus être dans quelque chose. La vraie douleur est de sentir en soi se déplacer sa pensée. Mais la pensée comme un point n’est certainement pas une souffrance.

J’en suis au point où je ne touche plus à la vie, mais avec en moi tous les appétits et la titillation insistante de l’être. Je n’ai plus qu’une occupation, me refaire. (103)

15De l’impossibilité d’écrire (et sa description) à une forme d’« esthétique du néant » où l’on croirait que la création vient du néant ou se fait sur du néant, il n’y a qu’un pas. Il faudrait plutôt dire « chaos », comme lorsqu’on parle du chaos originel d’où sont tirées les formes. Octavio Paz, qui lui aussi a fait son passage parmi les surréalistes, n’écrira-t-il pas dans L’Arc et la Lyre trente ans plus tard, en évoquant Heidegger :

L’être ne peut s’appuyer sur rien que le néant, parce que le néant est un fondement. Il n’a ainsi d’autre recours que de se fonder lui-même, de se créer à chaque instant. Notre être ne consiste qu’en une possibilité d’être. Il ne reste à l’être d’autre issue que d’être. Sa faille originelle – être fondement d’une négativité – l’oblige à se créer son abondance ou sa plénitude. L’homme est carence d’être, mais il est aussi conquête de l’être. L’homme est voué à nommer et à créer l’être. C’est là sa condition : pouvoir être4.

16Inversement, le néant ne pourrait-il pas être non pas origine mais destination possible selon les actes commis ? L’écrivain se demande toujours quelle direction prendre et, s’il laisse les choses au hasard, il est toujours rattrapé par le néant ; on a bien vu les ravages de l’écriture automatique, là où l’on prétendait qu’elle était liberté. Le désir de créer peut-il venir d’autre chose que d’une infinie source de vie ? Le néant ne pouvant de par sa substance (ou non-substance) rien générer ni aller nulle part. Le poète crée « malgré » le néant, jamais « grâce » à lui. Rivière avait d’ailleurs pressenti le danger du surréalisme quand il écrivait :

C’est cette impression toute subjective d’entière liberté, et même d’entière licence intellectuelle, que nos « surréalistes » ont essayé de traduire par le dogme d’une quatrième dimension poétique. Mais le châtiment de cet essor est tout près : l’universel possible se change en impossibilités concrètes ; le fantôme saisi trouve pour le venger vingt fantômes intérieurs qui nous paralysent, qui dévorent notre substance spirituelle. (33)

17La correspondance Artaud-Rivière est éloquente à cet égard. Artaud manifeste un talent et de grandes possibilités selon Rivière, et qui viennent d’une vie intense ; mais il est empêché par des obstacles intérieurs qui l’entraînent vers une autodestruction toujours plus grande. Les lettres manifestent une formidable énergie de relance de ce qui allait en s’annihilant. De par la grande écoute réciproque, les deux hommes évitent la catastrophe et donnent au monde le vrai témoignage d’un parcours d’écriture, qui est autant de mots authentiques gagnés sur le vide du silence. Cette fraternité littéraire ne masque cependant pas le combat qui se livre en Artaud, qui deviendra la scène d’un déchirement intérieur jusqu’à la fin de sa vie, survenue le 4 mars 1948.

Un combat métaphysique

18Dès la première lettre, une allusion est faite à cet élément obscur qui semble diriger l’écriture d’Artaud, qui se sent une dette vis-à-vis de cette entité qui le pousse à écrire, et il propose ses poèmes à la revue « par égard pour le sentiment central qui [lui] dicte [ses] poèmes » (20). Dans la lettre suivante, on lit :

Il y a donc un quelque chose qui détruit ma pensée ; un quelque chose qui ne m’empêche pas d’être ce que je pourrais être, mais qui me laisse, si je puis dire, en suspens. Un quelque chose de furtif qui m’enlève les mots que j’ai trouvés, qui diminue ma tension mentale, qui détruit au fur et à mesure dans sa substance la masse de ma pensée […]. (25-26)

19Les poèmes en eux-mêmes sont en effet des bribes d’images qui laissent une impression d’inachèvement, mais d’où ressortent néanmoins des expressions éloquentes, comme « pensées cadenassées » (29). Plus tard, Artaud s’interroge : « alors d’où vient le mal, est-ce vraiment l’air de l’époque, un miracle flottant dans l’air, un prodige cosmique et méchant, ou la découverte d’un monde nouveau, un élargissement véritable de la réalité ? » (39) Non, il s’agit d’« une véritable maladie, et non […] un phénomène d’époque, […] une maladie qui touche à l’essence de l’être et à ses possibilités centrales d’expression, et qui s’applique à toute une vie. » (40) Mais c’est dans la lettre du 6 juin 1924 qu’Artaud exprime le mieux ce qui l’écrase :

[M]es faiblesses […] ont des racines vivantes, des racines d’angoisse qui touchent au cœur de la vie ; […] au moment où l’âme s’apprête à organiser sa richesse, ses découvertes, cette révélation, à cette inconsciente minute où la chose est sur le point d’émaner, une volonté supérieure et méchante attaque l’âme comme un vitriol, attaque la masse mot-et-image, attaque la masse du sentiment, et me laisse, moi, pantelant comme à la porte même de la vie. (41)

20Artaud ne s’en sortira plus jamais par la suite, et il sera à nouveau interné, subira des violences immenses avec les nombreux électrochocs dont il fut victime à l’asile de Rodez. La violence ressortira en un langage destructeur, notamment dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, où blasphèmes et sacrilèges s’accumulent. Artaud (où plutôt une voix à travers lui) ira jusqu’à se dire lui-même Satan, alternant curieusement avec des affirmations contraires comme dans les lettres au docteur Ferdière, où il se décrit comme « le représentant le plus pur de la Religion véritable de Jésus-Christ5 ». Mais déjà les écrits des années 1920 laissent présager le reste, et on y trouve de nombreux blasphèmes. En 1925 Artaud est nommé responsable du no 3 de la revue La Révolution surréaliste qui porte le titre « 1925 : Fin de l’ère chrétienne6 ». Rappelons que le mouvement surréaliste n’était pas seulement anticlérical mais de façon générale antichrétien, et versait dans l’occultisme et le satanisme. Les surréalistes s’adonnaient à des pratiques de magie et de voyance, prônaient l’agression des prêtres et le sacrilège. André Breton aimait à se représenter le meurtre dans sa pure gratuité. Toutes ces actions et ces paroles ont pu être très dommageables pour la santé psychique d’Artaud, et y sont certainement pour quelque chose dans l’errance spirituelle et les souffrances qu’il a eu à vivre par la suite.

21Que peut donc être la masse obscure derrière les écrits d’Artaud, si ce n’est le Mal voulant visiblement forcer la porte et défoncer toutes les limites de la raison, de la santé et de l’harmonie ? La présence de Rivière semble avoir été apaisante, lui qui rappelle à Artaud dans la dernière lettre que « la santé est le seul idéal admissible » (46). Mais il écrit dans la même lettre : « Où passe, et d’où revient notre être […] ? C’est un problème à peu près insoluble […]. J’admire que notre âge […] ait osé le poser en lui laissant son point d’interrogation, en se bornant à l’angoisse. » (45) Ce qui n’est pas pour calmer Artaud. Cet échange de lettres, par-delà même l’interrogation sur le processus créateur, questionne aussi la visée de l’art, et Rivière l’évoque dans la même lettre :

« Une âme physiologiquement atteinte. » C’est un terrible héritage. Pourtant je crois que sous un certain rapport, sous le rapport de la clairvoyance, ce peut être aussi un privilège. Elle est le seul moyen que nous ayons de nous comprendre un peu, de nous voir, tout au moins. Qui ne connaît pas la dépression, qui ne se sent jamais l’âme entamée par le corps, envahie par sa faiblesse, est incapable d’apercevoir sur l’homme aucune vérité […]. (46)

22Rivière a une attitude compréhensive et évoque la question générale des souffrances humaines liées à la création, mais n’a peut-être pas saisi la gravité du problème d’Artaud (ou bien ne veut-il pas dramatiser, afin de le préserver ?) Car en appliquant cette réflexion au cas d’Artaud, où la souffrance est telle, pour n’extirper finalement que quelques pages qui ne le sauveront pas de la chute, on peut se demander s’il faut créer à tout prix. À quoi sert l’art si les quelques instants de lucidité n’amènent pas une élévation durable ? C’est pourquoi nous ne pourrions croire que la parole première résulterait d’un manque d’être, comme l’écrivait Blanchot :

Ainsi, par un approfondissement sûr et douloureux, en vient-il à renverser les termes du mouvement et à placer en premier lieu la dépossession et non plus la « totalité immédiate » dont cette dépossession apparaissait d’abord comme le simple manque. Ce qui est premier, ce n’est pas la plénitude de l’être, c’est la lézarde et la fissure, l’érosion et le déchirement, l’intermittence et la privation rongeuse : l’être, ce n’est pas l’être, c’est ce manque de l’être […]7.

23N’y a-t-il pas la possibilité d’un état encore antérieur à cet état dit « premier », et d’une parole pleine et harmonieuse, un Verbe pur, recouvert à des degrés divers dès la naissance, et néanmoins toujours intouché ? Une forme de parole d’avant, de parole première accessible seulement à celui qui se défait de l’encombrement rationaliste et spéculatif ? N’y a-t-il pas aussi une parole avant celle que finit par se proposer Artaud, et ne la recherche-t-il pas ? Peut-être aperçoit-on, sinon des lueurs de cette conscience d’un état de pureté spirituelle, du moins une possibilité d’en saisir quelque chose, dans les brèves clartés qui parsèment l’écriture d’Artaud.

24Cette lucidité passagère et la quête vitale ressortiront parfois dans les œuvres ultérieures de la même époque, comme Le Pèse-Nerfs : « Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. » (98) Sans doute est-ce le mérite de cette correspondance, d’avoir amené un dialogue qui permettait de retrouver le chemin vers soi. C’est dire l’importance de l’environnement et du rapport direct qu’instaurent les correspondances d’écrivains. Mais là où les congénères surréalistes d’Artaud se sont contentés de lancer leurs directives et de les vivre comme une aventure esthétique et intellectuelle, Artaud, lui, a vécu son langage dans sa chair même et reçu de plein fouet les attaques du Mal, dans son corps et son esprit. Il était bien conscient que la langue littéraire n’est pas un simple jeu mental ou un catalogue de figures de style et de tours de rhétorique, et que « changer la vie » n’est pas un luxe ou un agrément. L’évolution des écrits d’Artaud, entre œuvres poétiques et correspondances, révèle ces allers et retours, ou plutôt déviances et retrouvailles avec le chemin. L’errance spirituelle et les malheurs de la vie se manifestent partout où le dialogue est rompu. Mais dès qu’Artaud écrit à une personne bienveillante qui l’écoute et lui répond, le surgissement implacable du Mal s’estompe, et l’agitation réintègre l’expérience de la parole.

Le terme

25Peut-être y a-t-il un danger pour le sens à trop analyser l’œuvre d’Artaud. Lui-même a mis en garde d’une part contre l’utilisation excessive des termes, qui induisent une véritable terminaison et achèvent l’œuvre (comme on achève une personne), et d’autre part contre la catégorisation des spécialistes, qui transforme toute œuvre en lettre morte. L’œuvre échapperait aux catégories et les transcenderait toutes.

26Nous ne pourrons jamais nommer ce qu’Artaud n’arrivait pas à nommer, ni penser ce qui était pour lui impensable. L’analyse d’une intériorité a ses limites. La correspondance fait du lecteur un simple témoin du chemin vers la parole. Elle lui fait comprendre le lien entre deux hommes de lettres qui s’entretiennent sur une troisième présence, le verbe, dans une recherche de la vérité.

27Chez Artaud, le terme trouvé signifie l’interruption de l’œuvre. De nombreux écrits donnent d’ailleurs une curieuse impression d’inachèvement, de par les blancs, la ponctuation parfois manquante, l’absence de structure. Tout terme devrait être transitoire – en dépit du sens de ce mot. C’est lorsque cette trajectoire est assumée que la maladie du langage a des chances de se transformer en démarche artistique. Les écrits d’Artaud, dans leur aspect inabouti, préfigurent les œuvres d’art qui se prévalent de cet inaboutissement, en une démarche consciente. Déjà la publication des lettres rend le processus conscient chez Artaud, et contribue peut-être à le sauver d’une chute imminente.

28Le moment où la correspondance devient œuvre littéraire est un pivot. D’un côté, Artaud, écrivain malade souffrant d’improductivité et d’une absence au langage comme une faille existentielle, de l’autre, Rivière, éditeur attentionné, tous deux devenant théoriciens de la littérature (sans le chercher au départ), définissant un genre (épistolaire) de même que l’acte d’écrire (et ses difficultés ou son impossibilité), le situant toujours dans la relation, ici manifeste puisque échange de lettres ; échange établissant un lien entre celui qui écrit et celui qui reçoit, écoute, écrit à son tour et suscite à nouveau l’écriture du premier.

29Nous n’aurons jamais les œuvres qu’Artaud « aurait dû » écrire s’il avait pu le faire, mais ce n’est pas très important. Il n’y a peut-être pas d’œuvre préexistante devant être formulée telle quelle par l’auteur, mais seulement un chemin vers la formulation d’un langage, témoignant du parcours d’un artiste dans ses errances, ses espoirs et ses épreuves. Ce qui ne nous empêche pas, au regard de cette correspondance, de nous interroger sur la paire création/non-création. Chez Artaud, l’une se nourrit de l’autre. Il est difficile de trouver le terme qui engendre l’autre. En tous les cas, le manque d’inspiration devient dynamique ; mais, nous l’avons vu, il s’agit moins d’un manque d’inspiration que d’une atteinte de l’être profond. Comme si le créateur reposait sur le néant de la parole, et bredouillait un langage qui ne parvenait pas au centième de ce qui devait s’énoncer, et que ces écrits constituaient, aux dires d’Artaud, des « débris » de lui-même. Mais ce faisant, on obtient une écriture différente, non moindre. Il ne s’agit ni de création dans le sens d’achèvement, ni de non-création dans le sens de stérilité, ou simple absence d’inspiration se soldant par la page blanche, mais d’un troisième lieu, celui d’une mise en abyme du langage par le langage lui-même, en une vertigineuse analyse du processus (non) créateur. Ou encore : comment le poète finit par mettre, envers et contre toute adversité, des mots qui nomment le silence, au lieu de répondre au silence implacable par un silence mortifère. Et il s’agit d’un silence bien particulier, celui d’Artaud, il s’agit aussi d’un silence plus général ; on sent bien que l’on touche à un mystère du langage lui-même.

30Artaud cherche des mots, traduisant des impressions, des sensations, des idées : ne fait-il pas là un travail littéraire, une poésie dans le sens étymologique d’une fabrication ? Il affirme ne pas donner à entendre ce qu’il est réellement. Mais cette écriture n’est-elle pas ce qu’il est dans son parcours vers un langage épuré – auquel on ne parvient de toute façon jamais entièrement sur cette terre, le Verbe pur étant l’attribut de la Divinité ?

31Dans la lettre qui précède celle de la proposition de publier la correspondance comme une œuvre, Rivière écrit déjà : « Une chose me frappe : le contraste entre l’extraordinaire précision de votre diagnostic sur vous-même et le vague, ou, tout au moins, l’informité des réalisations que vous tentez. » (30) C’est déjà le germe de la proposition. Il écrit plus loin : « En tout cas, vous arrivez, dans l’analyse de votre propre esprit, à des réussites complètes, remarquables, et qui doivent vous rendre confiance dans cet esprit même, puisque aussi bien l’instrument qui vous les procure c’est encore lui. » (31) La lettre de Rivière a pour fonction de donner un cadre à Artaud, de lui procurer des digues lui permettant de créer librement :

[L]’esprit est fragile en ceci qu’il a besoin d’obstacles – d’obstacles adventices. Seul, il se perd, il se détruit. Il me semble que cette « érosion » mentale, […] que cette « destruction » de la pensée « dans sa pensée » qui affligent le vôtre, n’ont d’autre cause que la trop grande liberté que vous lui laissez. C’est l’absolu qui le détraque. Pour se tendre, l’esprit a besoin d’une borne […]. (32-33)

32Là aussi Rivière se borne à la dimension esthétique du cas d’Artaud, mais son explication cible un problème manifeste de l’auteur, et insiste sur l’importance du lien à autrui ; car dès que l’écrivain se donne des bornes qui canalisent sa créativité et son expérience, il trouve

quelque chose qui dépasse [ses] souffrances, [son] existence même, qui [l’]agrandit et [le] consolide, qui [lui] donne la seule réalité que l’homme puisse raisonnablement espérer conquérir par ses propres forces, la réalité en autrui. (34-35)

33Rivière replace toujours l’expérience d’Artaud dans l’acheminement vers la parole, pour reprendre l’expression de Heidegger (qui, ce faisant, évoquait Hölderlin, Trakl et Stefan George8). Unterwegs zur Sprache, c’est le chemin-entre, le chemin-sous, le aletheia grec, la vérité qui est retrait de ce qui demeurait caché ou oublié, donc dévoilement à partir de l’obscur.

34Nous assistons donc à un déplacement de vérité recherché par l’écrivain. La vérité serait aussi dans cette recherche de vérité, ce qui dans l’étymologie du mot grec serait une tautologie, la vérité étant déjà dévoilement, révélation progressive, plutôt que résultat ou accomplissement. Le genre épistolaire9 se prêterait donc doublement à cette démarche, puisque d’une part il instaure une parole partagée à propos d’un processus créateur qui se cherche et se met progressivement en lumière, et parce que d’autre part il est par sa nature même sous le signe de l’inaccomplissement, même après la mort des auteurs : personne ne peut dire si le plan d’écriture était accompli, puisqu’il n’y a pas de plan. Du reste, cette approche de la vérité reposerait sur l’idée que la vérité pût être incomplète ; mais les résultats permettent-ils de dire dans ce cas-ci que la vérité a été énoncée ?

35Donc il importerait peu que la théorie exposée soit complète, le chemin seul étant important et saisissable. Le genre épistolaire est à l’image de la vie, qui est toujours chemin, jamais borne. Artaud en était certainement conscient, lui qui a entretenu des correspondances littéraires jusqu’à sa mort, et qui visiblement se raccrochait toujours à la vie par ce type d’écriture, là où les poésies au contraire glissaient dans l’exaltation de la destruction et le blasphème. Comme Paul Celan, qui souhaitait le poème comme un lien direct à autrui, une poignée de mains, une rencontre, mais qui ne réussissait jamais aussi bien que dans ses discours, lettres et allocutions diverses, et glissant dans un enfermement toujours plus manifeste dans ses poèmes.

L’origine

36Reste à se demander ce qui a pu être à l’origine de ce choc existentiel se manifestant dans la langue. Cette fêlure profonde reste en partie un mystère, même à étudier longuement l’enfance du poète et la lier aux événements du siècle. Il nous paraît toutefois utile de signaler l’origine smyrniote de la famille d’Artaud, du côté du père comme de la mère. Le jeune Artaud qui, vers 1910, souffrait déjà de troubles divers comme les angoisses et les migraines, ne s’apaisait vraiment que lorsqu’il allait passer ses vacances dans sa famille de Smyrne, en Grèce d’Asie mineure alors sous occupation turque. Lorsque les troupes d’Atatürk incendièrent la ville et massacrèrent les chrétiens en 1922, Artaud ressentit certainement une grande douleur, un véritable traumatisme, même s’il n’en parle pas. Il vécut tout dans le silence.

37Il faut aussi signaler les origines arméniennes d’Artaud. À la fin de sa vie il signait « Antonin Nalpas », du nom de sa mère Marie Nalpas. Paule Thévenin, qui a très bien connu le poète dans ses dernières années, a retracé sa généalogie à partir des recherches approfondies de Livio Amedeo Missir. Nalpas est une transformation de Nalbant, racine patronyme répandu chez les Arméniens. Sa famille serait venue de Perse et se serait établie à Angora (Ankara). Ils se seraient convertis au catholicisme pour échapper à la sauvagerie des Turcs, le catholicisme étant légèrement plus épargné que les autres confessions chrétiennes, grâce à la protection de Rome. Néanmoins les Arméniens d’Angora vivaient dans la peur de parler leur langue, car les Turcs arrachaient la langue à ceux qui parlaient arménien. La famille aurait émigré pour Smyrne, plus cosmopolite, et la famille d’Artaud aurait gardé le silence sur ces origines. Mais Artaud, même s’il ne mettait en avant aucune origine ethnique, ne pouvait que vivre (en silence) le destin de son peuple. On comprend le choc qu’il a dû ressentir dès 1915, qui fut l’année où débuta le génocide des Arméniens avec ses déportations massives et ses massacres, et qui fut d’ailleurs l’année où il entra à l’hôpital psychiatrique. Il faut imaginer le poids écrasant de ce qui ne peut encore être dit et qui n’était pas reconnu par les instances internationales, le tout joint à un silence familial. Les origines mises sous silence ressortiront comme une voix qui le hantait dans son dernier séjour à l’asile, à Rodez, où il déclare qu’Antonin Artaud est mort en 1939 et qu’il a laissé la place à Antonin Nalpas. L’œuvre d’Artaud aura toujours pris la forme d’un déracinement de la pensée (pour reprendre ses termes) et de cette assise qui devait le mettre au monde.

38Tous ces événements catastrophiques, liés à la sensibilité artistique du poète, plaçaient inévitablement son œuvre sous le signe du questionnement sur la langue et le silence, portant la trace de ce déchirement existentiel que constitue l’exil d’une terre et d’une langue oubliée. La langue littéraire devenait la matrice brisée d’une expression en attente, toujours obstruée, menacée et survivante, une langue souffrante dans son existence même et manifestant toujours son essence. L’arrachement de la langue est arrachement de l’identité. Et à partir du rapport traumatique à autrui persistait toujours l’appel à un rapport fertile, productif et réparateur, qui fut, comme nous l’avons dit, maintes fois développé à travers les correspondances tout au long de sa vie. Celle avec Jacques Rivière montre une réelle tentative de réparer un rapport brisé à la langue, à mettre en lumière ce qui ne peut être dit et qui se situe au-delà ou en-deçà. Tout écrivain n’exprime-t-il pas une expérience universelle, dont il a certes une acuité plus grande de par son expérience personnelle et son rapport la langue, et qui néanmoins demeure commune à tous ? Le lien qui unit les deux hommes de lettres par la parole ne fut-il pas une possibilité de dire, non pas ce qui ne pouvait encore être dit, mais de dire cet espace d’errance universelle où, sans parvenir à la présence, on quitte l’absence de langage pour en arriver à un troisième lieu qui serait appel de langage, appel d’un au-delà dans l’amour, appel de l’Esprit et du Verbe ?

39La correspondance entre Antonin Artaud et Jacques Rivière constitue un véritable écrit sur l’impossibilité d’écrire – une poétique de l’innommable. En marge des grand manifestes de l’époque apparaît cette œuvre qui au départ n’en était pas une et qui évoquait l’absence d’œuvre. Ce glissement théorique, où l’indicible est dit comme impossibilité et révèle un autre contenu (déplaçant par le fait même la sphère de l’objet à dire), est d’autant plus fécond sur le plan de la création littéraire qu’il traite de la création même de la langue littéraire. Il amène le sujet écrivant à se décentrer pour chercher le centre improbable d’une sphère inconnue et qui ne cesse de se chercher, pour ne jamais parvenir à destination, tout en s’inscrivant dans cette écriture des possibles : non pas l’écriture d’une poétique, mais l’écriture de l’écriture – ou écriture de la poétique du « pouvoir-écrire ».

40Artaud poursuivait ainsi le texte d’ouverture de L’Ombilic des Limbes, en mettant en place certes une contradiction, évoquant néanmoins cet appel plus fort que tout :

Je souffre que l’Esprit ne soit pas dans la vie et que la vie ne soit pas l’Esprit, je souffre de l’Esprit-organe, de l’Esprit-traduction, ou de l’Esprit-intimidation-des-choses pour les faire entrer dans l’Esprit.

Ce livre je le mets en suspension dans la vie, je veux qu’il soit mordu par les choses extérieures, et d’abord par tous les soubresauts en cisaille, toutes les cillations de mon moi à venir. (51)

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