Colloques en ligne

François Lecercle. Université Paris-Sorbonne (Paris IV)

Une mimétique du chaos : Scève et le cheminement de l’interprétation

1Car je te cele en ce surnom louable

2Pource qu’en moy tu luys la nuict obscure. (D. 59)

3La critique scévienne a toujours affiché les opinions les plus contradictoires. Pour les uns, le texte de Délie est totalement obscur, pour d’autres, il est beaucoup plus clair qu’on ne croit, au point d’être parfois transparent. Certains jugent le recueil essentiellement discontinu, à l’exception de quelques groupes de dizains liés, tandis que d’autres y voient une organisation cohérente aussi forte que sous-jacente. Tantôt on y découvre un tour complètement répétitif et abstrait, tantôt une propension évidemment narrative1. Le phénomène, dira-t-on, est très banal : les critiques n’aiment rien tant que de penser contre leurs confrères et de faire du nouveau en prenant systématiquement le contrepied de ceux qui les ont précédés. Mais, dans le cas de Scève, il y a plus que de l’« anxiety of influence » : en adoptant des positions si contradictoires, la critique répond aux sollicitations d’un texte résolument hétérogène, contradictoire et ambivalent.

1. Une poésie bipolaire

4Délie pratique deux types de contradiction. Une forme faible consiste à afficher des éléments qui détonnent fortement avec l’univers prédominant du recueil, au nom de ce qu’on peut appeler une poétique de l’hétérogène. Une forme plus problématique consiste à faire entendre, en sourdine, dans un discours d’amour sublime, une note résolument dissonante qui esquisse ce que j’appellerai une poétique de la contradiction.

Poétique de l’hétérogène

5Scève accuse la disparate de son recueil en associant plusieurs types d’hétérogénéité : il mêle registre élevé et registre bas, discours philosophico-théologique et discours didactique, univers éthéré et univers quotidien. Il ne fait pas seulement des emprunts variés à des textes ou traditions dont il s’est nourri, pour les combiner dans une visée syncrétique, il manifeste une volonté de les « entrechoquer » en affichant la disparate.

6Les emblèmes servent, à l’évidence, à souligner cette hétérogénéité car ils insèrent, de la manière la plus visible, des éléments totalement étrangers à la grande lyrique que le titre annonce. En intercalant dans son recueil des gravures pourvues d’une devise reprise dans le dizain suivant, Scève introduit un dispositif qui, dans les quelques recueils d’emblèmes antérieurs, est marqué par un tour didactico-moralisant qui fait le grand écart entre deux registres totalement opposés : l’un noblement mythologique et l’autre bassement quotidien. Ainsi, Le Théâtre des bons engins de Guillaume de La Perrière2 s’ouvre sur Janus (E. 1) et Bacchus (E. 2), mais passe à « la mouche au lait », qui y va si souvent qu’elle s’y noie (E. 4). Il finit sur Bellone (E. 99), Hercule (E. 100) et la corne d’abondance (E. 101), mais après un détour par le mulet qui tombe dans la fange (E. 95), et les puces et les poux qui abandonnent les cadavres (E. 94). Scève va encore plus loin dans la disparate puisque, dans un registre très élevé, volontiers abstrait et hiératique, ses emblèmes introduisent un univers bipolaire marqué par des ruptures fortes. C’est en eux que surgissent les références les plus visibles au registre quotidien et près de la moitié d’entre eux relève de ce registre, avec des effets d’alternance évidents : des « Deux Bœufs à la Charue », on passe au « Phenix », du « Phenix » à « L’Oyseau au glus » et de « L’Oyseau » à « Dido qui se brusle » (E. 10 à 13). Ce registre bas est très appuyé dans « La Femme qui bat le beurre » (E. 47) et « Le Pot au feu » (E. 36), mais il affleure aussi dans des cas plus ambigus, comme « L’Alembic » (E. 23), qui est associé aux distillations quotidiennes aussi bien qu’à l’alchimie. L’emblème souligne ces ruptures puisqu’il introduit un double système de tension. Le premier est entre la gravure et sa devise : dans « Le Pot au feu », la devise « dedans je me consume » est inattendue, puisqu’elle sied davantage à un amant mortifié qu’à une marmite qui mijote sur son feu. Plus frappante encore est la tension qui se crée entre le dispositif emblématique réduit (gravure et devise) et le dizain-glose. Celui-ci commence souvent à des lieues de ce qu’évoquent ou désignent la gravure et sa devise, mais il doit réduire l’écart, pour rejoindre à toute force la devise par laquelle il se termine nécessairement, que ce soit par une reprise littérale ou au prix d’une transformation, selon un dispositif que le lecteur repère très vite. Il y a d’ailleurs une progression dans les premiers emblèmes : le rapport, un peu lâche, du dizain 6 à l’emblème 1 (« La Femme et la Lycorne »), devient plus précis dès le deuxième emblème (« La Lune à deux croiscentz »)3, si bien que le dispositif ne tarde pas à s’imposer.

7Avec ces écarts et ces tensions, il ne s’agit pas vraiment, comme dans les recueils d’emblèmes, d’hésiter entre deux registres opposés. Les deux, en effet, sont loin d’être à égalité. On a plutôt affaire à une intrusion – problématique, intempestive et manifestement volontaire – d’un univers bas qui est en rupture nette avec le monde sublime suggéré tant par le titre du recueil que par la tradition des « erreurs amoureuses » dont se réclame implicitement le huitain d’ouverture.

Poétique de la contradiction

8L’insertion d’éléments outrageusement hétérogènes n’est pas le seul dispositif de perturbation. Le recueil affiche d’emblée son goût pour la contradiction : il est signalé, à l’orée du livre, par la devise « souffrir non souffrir » qui signe le huitain liminaire. Il ne faut pas s’étonner que, placé sous une telle devise, le recueil soit tissé de menues contradictions. La principale est assurément celle des deux postulations contraires (pour reprendre l’expression baudelairienne) entre lesquelles l’amant est écartelé : une aspiration spirituelle constamment contrariée par une pulsion charnelle. D’un côté, un discours sublime et éthéré célébrant inlassablement une dame-idole qui concentre en elle toutes les perfections célestes et qui suscite la jalousie ou l’admiration des dieux : c’est la postulation attendue, dans un hommage à un « object de plus haulte vertu ». Mais elle fait, à l’occasion, place à des désirs qui prennent une forme parfois pressante. Comme le registre noble et le registre quotidien, ces deux postulations ne sont pas du tout à égalité : si la première prévaut très largement, la seconde est beaucoup plus rare, et c’est pourquoi je vais m’y attarder un peu. Mais pour être inattendue, elle n’en est que plus spectaculaire.

9La pulsion charnelle adopte des modalités diverses. La plus évidente est le rêve érotique. Dans le dizain 126, il surgit à l’abri d’une comparaison mythologique, mais il prend un tour assez net, notamment dans cette chute :

Il m’est advis, certes, que je la tien,

Mais ainsi, comme Endimion la Lune. (v. 9-10)

10La suggestion est rapide mais elle est efficace : dans son rêve, l’amant tient Délie comme Endymion, amant de Séléné (ou Artémis, ou Diane, ou Delia), tient sa maîtresse, dont il a de nombreux enfants. Mais le rêve ne se contente pas d’allusion si rapide. Le dizain 340 va plus loin en permettant à l’amant, en rêve, de voir la dame, jusque-là cruelle, montrer un tout nouveau visage :

Me sembla veoir celle tant rigoureuse

Monstrer sa face envers moy amoureuse,

Et en tout acte, oultre l’espoir privé.

Mais le matin (trop hastif) m’à privé

De tels plaisirs […] (v. 4-8)

11Le dizain suggère que Délie va au-delà des espoirs que l’amant gardait en son for intérieur (« privé »). Il est vrai que le jour (le « matin trop hastif ») vient mettre un peu d’ordre dans ces débordements. Dans son édition, Gérard Defaux note, à juste titre, que « Scève ici va aussi loin qu’on peut alors aller4 ». C’est d’autant plus vrai que le dizain suivant prolonge et souligne, en passant du rêve nocturne au rêve diurne : l’amant se dit content d’être trompé par lui-même, afin de pouvoir aller jusqu’au bout du songe.

Je quiers la fin du songe, et le poursuis

Me contentant d’estre par moy deceu

Pour non m’oster du plaisir, ou je suis. (D. 341, 8-10)

12« Plaisir » est ici à entendre dans les deux sens du terme. Certes, il n’est pas question de suggérer que la dame accorde ses faveurs. Mais en prolongeant son rêve en une rêverie consciente et dirigée, l’amant jette un jour inattendu sur les emportements passionnels suscités par la contemplation d’une dame toute céleste. On est néanmoins encore loin des hardiesses des successeurs : quelques années plus tard, Olivier de Magny sera beaucoup plus cru5. Mais dans le contexte du recueil scévien, l’écart produit une impression aussi forte que les provocations de Magny.

13Diurne ou nocturne, le rêve n’est pas le seul exutoire offert aux pulsions érotiques de l’amant. Le phantasme prend la relève au dizain 161, où l’amant imagine Délie nue entre les bras de son mari. Il proteste contre la loi injuste qui le punit, lui, parce qu’elle a mal agi en épousant un autre, et sa vision jalouse va jusqu’à imaginer que l’époux la touche : « Hà (luy indigne) il la tient, il la touche » (v. 5).

14Ces scènes de contact charnel ne sont pas toutes imaginaires, elles peuvent se produire aussi dans le réel, comme « l’accolement » du dizain 367 où, après un mois de séparation, l’amant renaît dans les bras de la dame. Il sent son âme revenir dans son corps (v. 7) quand les bras de Délie et ses mains étreignent son cou et ses hanches :

Car en mon corps : mon Ame, tu revins,

Sentant ses mains, mains celestement blanches,

Avec leurs bras mortellement divins,

L’un coronner mon col, l’aultre mes hanches. (v. 9-10)

15Les bras enserrent, mais ce sont les mains qu’il sent. Comment dire plus précisément que la passion s’incarne à ce toucher ? Incarnée, cette passion reste du moins chaste. Il n’en va pas tout à fait de même au dizain 399, quand l’amant demande, pour son mal, des remèdes qui soient des actes. D’une passion qu’il proclame si souvent chaste et pure, il veut des preuves concrètes. Et la revendication se fait assez précise : à quoi lui sert la vertu et la grâce de la dame, et qu’elle soit la plus belle au monde, qui concentre en elle toute la perfection du monde ? Car puisqu’il faut compter sur des secours,

Mes passions certes espamoyables

Vaincues jà de mille repentences,

Veulent d’effectz remedes favorables

Et non unguentz de frivoles sentences. (v. 7-10)

16En guise de remède et d’onguent, il veut des « effectz » et non pas des phrases frivoles. Cotgrave glose le mot « effect » comme « effet, issue, action et succès », et l’expression « qui n’a point d’effect » signifie « vain vide, sans succès, qui ne donne pas de preuve, par quoi on est déçu6 ». L’amant demande à la dame des preuves concrètes, c’est-à-dire des actes : des actions réelles, et non plus de simples paroles. Certes, il reste une marge d’interprétation et l’on peut imaginer pour ces effets toute la gamme des « cinq points » en amour, mais on se retrouve assez près du discours de Tartuffe exigeant d’Elmire, dans la deuxième scène de séduction (IV, 5), des assurances plus tangibles qu’un simple aveu.

17À l’abri de leur obscurité, ces textes sont remarquablement explicites sur le désir charnel. Ce n’est pas une nouveauté : la poésie antique – et en particulier latine – n’a pas reculé devant les débordements ouvertement érotiques. Mais cela tranche sur la poésie italienne. Soit, comme Chariteo, elle dit les deux amours, mais pour répudier le désir furieux et insensé, et ne célébrer que l’amour chaste et pieux7. Soit, comme Tebaldeo, elle dit le désir furieux mais en l’enveloppant d’un voile épais de métaphores de brûlure et de flamme, de façon que la célébration d’un amant-holocauste s’offrant à une dame-idole déborde, par l’outrance des tortures, le cadre d’une adoration chaste8.

18S’il y a, dans Délie, contradiction, ce n’est pas seulement que l’amant adopte deux postures contraires, l’une largement dominante, l’autre guettant des occasions fugitives et souvent allusives de forcer la censure, c’est qu’il les met en tension et parfois explicitement en parallèle. Dans le dizain 413, il célèbre sa ferveur idolâtre, en la déclinant en une impressionnante série de synonymes : « honneste ardeur », « tressainct desir », « desir honneste », « saincte ardeur », « chaste esbat », « pudique plaisir », « saincte grandeur ». Dans une longue phrase de six vers, intensément répétitive, l’amant proclame que le bonheur procuré par l’honnête ardeur l’emporte largement sur la privation de jouissance plus basse. Mais le parallèle est disproportionné : l’avalanche des synonymes s’oppose à une expression isolée qui clôt la phrase : « liesse assouvie ». À lui seul, le déséquilibre entre la nomination obsessionnelle de l’élan chaste et le surgissement final de l’assouvissement dit la force de la pulsion charnelle, dans le temps même où l’on célèbre sa défaite.

2. La dialectique du clair et de l’obscur

19Cette bipolarité se retrouve à toutes sortes de niveaux. L’un des plus frappants – plus encore que l’irruption d’éléments hétérogènes ou de postulations contraires – est l’alternance, dans le mouvement même de la lecture, du clair et de l’obscur. On ne peut en effet se contenter d’opposer une volonté d’obscurité affichée – que confirment les témoignages sur un poète qui, selon la formule de Pontus de Tyard, ne se souciait pas d’être « lu et manié des veaux » – et la limpidité de certains dizains. Il n’y a pas des dizains clairs et d’autres abscons : le lecteur est confronté à un mécanisme plus complexe parce que plus confus. C’est dans le processus même du déchiffrement qu’il passe par des phases alternées où tout s’éclaire et tout se brouille. L’expérience commune, quand on ouvre Délie, est d’être constamment frustré, même quand on a recours aux éditions les plus utilement annotées9, parce qu’on achoppe sans cesse sur un syntagme qui échappe et que souvent les éditeurs ignorent, quand ils ne proclament pas, comme G. Defaux à propos du dizain 370, que tout est clair, dans un dizain qui nous semble pourtant passablement problématique.

20Ce qui rend le chemin interprétatif particulièrement chaotique, c’est que la compréhension fonctionne dans les deux sens. D’un côté, l’obscurité peut se dissiper : à force de tordre la phrase dans tous les sens, on peut déjouer les pièges syntaxiques ; en recourant systématiquement aux dictionnaires10, on peut résoudre les difficultés lexicales. Mais l’inverse est également vrai : le clair peut s’obscurcir. Ce qu’on croyait comprendre, on s’aperçoit qu’on ne le comprend plus ou que des doutes surgissent que l’on n’attendait pas. Ces effets de lecture sont, en vérité, assez banals : c’est au moment de traduire que l’on prend conscience d’ambiguïtés jusqu’alors invisibles et que l’on s’aperçoit que l’on ne comprenait pas vraiment ce qui semblait totalement transparent. Scève exacerbe cet effet, le généralise et le systématise. Tout d’abord, il utilise une langue dans la langue : un idiome qui n’est pas celui des locuteurs de son temps, et qui devait paraître étrange et étranger même aux plus lettrés d’entre eux. Il élève ainsi des murailles ostensibles, pour que le lecteur butte d’emblée. Mais il utilise ces difficultés manifestes comme écran : en focalisant l’attention du lecteur, elles lui permettent de creuser des abîmes subreptices, là où l’on passait sans réfléchir, afin que ce qui semblait facile et évident devienne soudain vertigineux.

21L’interprétation ne prend donc pas le chemin attendu. On s’attendrait à une progression continue vers une vérité définitivement acquise. On découvre au contraire une sorte de dialectique de l’éclaircie provisoire ou, pour reprendre les métaphores scéviennes, une obscurité zébrée de lueurs fugitives. Ce n’est pas que Scève code des vérités insondables dans un recueil farouchement ésotérique, mais il élabore une stratégie délibérée de leurre. Des indications partielles – des effets de récurrence ou d’écho – incitent à chercher, dans l’organisation du recueil, une structure secrète, sans qu’il y ait de « clef » à mettre à jour. Pour ma part, je ne crois pas qu’il y ait un codage numérologique, seulement des amorces ostensibles, qui sont comme autant d’incitations à chercher un secret qui se dérobera toujours. Mais il ne faut pas en conclure que tout est leurre et que le sens doit fatalement échapper et s’abolir, car il reste toujours un discours à déchiffrer : il y a du sens à décoder, rendu aussi opaque que possible par des jeux d’ambiguïté syntaxique (comme l’inversion du sujet et de l’objet), lexicales (comme le jeu sur la valeur causale ou finale de « pour ») ou logique (comme les incertitudes sur l’enchaînement des propositions). On n’est pas chez Mallarmé : il n’est pas question d’agiter sous les yeux du lecteur aucun « aboli bibelot d’inanité sonore ».

22La difficulté est assurément voulue : Scève s’ingénie à multiplier les fausses pistes parce qu’il veut déstabiliser son lecteur. Mais elle est amplifiée pour nous, qui sommes en position de locuteurs doublement étrangers : même si la langue de Délie est artificielle pour les lettrés du temps, ceux-ci ont un « sens d’orientation sémantique » que nous n’avons pas, nous qui ne sommes plus des native speakers de la langue de l’époque. À l’obscurité voulue par Scève s’est donc ajoutée, pour nous, une obscurité seconde, due à un accès restreint à une langue dont nous ne saisissons plus les connotations, où nous avons du mal à apprécier le flottement sémantique des termes.

23Je me propose donc d’observer, au ras de la lecture, le cheminement chaotique de l’interprétation, en partant de mes propres errances, c’est-à-dire en considérant quelques dizains où j’ai eu l’impression, au fil de mes lectures et relectures, de tomber de Charybde en Scylla. Pour cela, je me livrerai à une activité à la réputation fâcheusement scolaire : la paraphrase. Elle n’a pas bonne presse, et à juste titre. Mais pour lire Délie, il faut s’efforcer de mettre noir sur blanc, aussi précisément que possible, tout ce que nous comprenons, en nous forçant à expliciter tout, afin de dissiper ces fausses compréhensions, ces évidences suspectes que Scève s’ingénie à transformer en abîmes subreptices.

Le dizain 173

24Je commencerai par un dizain dont le sens global est clair : l’amant voit dans l’accoutrement de Délie un présage de bonheur.

Ceincte en ce point & le col, & le corps

Avec les bras, te denote estre prise

De l'harmonie en celestes accordz,

Ou le hault Ciel de tes vertus se prise.

Fortuné fut celuy, qui telle prise

Peut (Dieux beningz) a son heur rencontrer.

Car te voulant, tant soit peu, demonstrer

Despoir ainsi envers moy accoustrée,

Non moindre gloire est a me veoir oultrer,

Que te congnoistre a mon vouloir oultrée.

25Ce dizain fait suite à un dizain qui célèbre la beauté et la parure de la dame – un collier d’or émaillé, assorti à une ceinture et des bracelets (à moins qu’il ne s’agisse de rubans au poignet), tous bleus. Le dizain 173 explicite la double valeur symbolique de cette couleur : le bleu dénote d’abord la provenance céleste de Délie (v. 1-4) et il est, pour l’amant, signe d’espoir (v. 7-8). On peut paraphraser la fin du dizain ainsi : fortuné celui qui peut avoir un tel trophée, car si tu portes des vêtements qui signifient l’espoir pour moi, il n’y a pas moins de gloire à me voir « outrer » qu’à te savoir « outrée à mon vouloir ». La seule difficulté que présente le dizain tient, à l’évidence, au verbe « outrer ». Eugène Parturier le traduit, dans son lexique, par « exagérer, dépasser les bornes » et, au passif, « indigné ». Si l’on opte pour cette traduction, on aboutit à peu près à : « il n’y a pas moins de gloire à me voir dépasser les bornes qu’à te savoir indignée par mes désirs », c’est-à-dire : « la gloire que je mets à dépasser les bornes l’emporte sur celle que tu acquiers à t’indigner de mes prétentions ». L’hypothèse est manifestement absurde car elle fait de l’amant un goujat cynique. D’autres annotateurs comprennent « transpercer » (Simone Perrier et André Tournon), « blesser » (Françoise Joukovsky), « repousser, outrager » (G. Defaux). Ce qui donne un sens préférable, mais bizarre : « il n’y a pas moins de gloire à me voir transpercer qu’à te savoir transpercée conformément à mes vœux ». Une solution infiniment préférable est donnée par Ian McFarlane, qui invoque l’expression « outré d’amour » qui signifie éperdu d’amour. Nicot enregistre l’expression « oultré d’amours » sans l’expliquer (signe sans doute qu’elle est parfaitement courante). Cotgrave, pour sa part, glose « oultré d’amour » par « farre gone, over head and eares in love ». Ce qui donne un sens simple : « il y a plus de gloire à être fou d’amour pour toi qu’à te savoir folle d’amour pour moi », c’est-à-dire : « ma gloire est dans l’amour éperdu que je te porte, bien plus que dans la certitude que tu y réponds ».

26Les successeurs de Parturier ont assurément corrigé une compréhension aberrante, mais ce qui est troublant, c’est qu’ils aient « oublié » une solution que McFarlane avait vue. Cela confirme du moins que l’interprétation fonctionne dans les deux sens et que, au lieu de progresser d’édition en édition, elle peut reculer.

27Cette énigme résolue, nous ne sommes pas pour autant parvenus au port, car il suffit de s’attarder un peu sur les vers 5 et 6 pour en découvrir une autre : ce qui était clair devient, à la réflexion, obscur. Un terme, en effet, attire l’attention, ne serait-ce que parce qu’il est souligné par un jeu paronomastique : c’est le terme « prise » qui parachève le jeu sur « être prise de » (v. 2 : la dame « émane » de l’harmonie céleste) et « se prise de » (v. 4 : le ciel « se glorifie » des vertus de la dame).

Fortuné fut celuy, qui telle prise

Peut (Dieux beningz) a son heur rencontrer.

28Le sens qui vient d’abord à l’esprit est « trophée » ou « butin », comme je l’ai glosé dans ma paraphrase. C’est bien le sens que lui attribue E. Parturier, qui donne « capture » dans son lexique11. Les autres éditeurs restent muets sur ce terme, sans doute parce qu’il est à leurs yeux parfaitement transparent. Ils comprennent donc, spontanément : « Fortuné celui qui peut avoir un tel trophée… »

29Mais, à la réflexion, ce sens ne convient pas car, en voyant la dame porter du bleu, l’amant ne saisit qu’une raison d’espérer : ce n’est pas vraiment un aveu d’amour qui pourrait faire figure de butin, et l’amant est fort loin d’avoir conquis sa proie. On pourrait, il est vrai, se contenter d’une telle approximation : le moindre signe émis par la dame devient un trésor – un « trophée » – pour l’amant démuni. Mais si l’on consulte Cotgrave, on découvre une acception visuelle du mot qui convient bien mieux au contexte. Cotgrave enregistre l’expression « de belle prise », qu’il glose par « faire, well liking, worth the taking, acceptable or gracious to the eye ». La prise est « ce qui offre un spectacle agréable à l’œil ». Et le sens s’éclaire : heureux celui qui rencontre un spectacle si agréable pour lui. En ce cas, il n’y a pas de piège délibéré de la part de Scève : c’est notre méconnaissance de la langue qui nous fait entendre « butin » là où il n’y a que « spectacle gratifiant ». Mais le résultat est, pour nous, le même : l’interprétation progresse de façon chaotique, de compréhension en incompréhension, la difficulté ostensible d’« oultrer » faisant écran à une compréhension approximative. Focalisés sur le mot qui nous laisse perplexes, nous ne prêtons plus attention à de moindres anomalies.

Le dizain 382

30Le dizain 382 est, lui aussi, a priori, assez clair :

L’heureux sejour, que derriere je laisse,

Me vient toute heure, & tousjours au devant.

Que dy je vient ? mais fuyt, & si ne cesse

De se monstrer peu a peu s'eslevant.

      Plus pas a pas j'esloingne le Levant,

Pour le Ponent de plus près approcher :

Plus m'est advis de le povoir toucher,

Ou que soubdain je m'y pourroys bien rendre.

      Mais quand je suis, ou je l'ay peu marcher,

Haulsant les yeulx, je le voy loing s'estendre.

31Le sens global ne pose guère problème. Deux mouvements se succèdent. Le premier est une séparation impossible : je ne quitte « l’heureux séjour », c’est-à-dire la présence de dame, que pour le retrouver. Il s’éloigne et pourtant il ne cesse de se dresser devant moi. Le second mouvement est exactement inverse : c’est une approche impossible. Je quitte le levant et j’ai l’impression d’arriver au couchant, mais plus j’approche et plus je constate qu’il est toujours loin. Il y a donc une sorte de mirage symétrique qui dit l’impossibilité de s’arracher à la dame et d’atteindre le but que l’on se propose.

32Cette relative simplicité n’empêche pas les éditeurs de ne pas comprendre le vers 9, faute d’interpréter correctement le verbe « marcher ». C’est que la construction transitive « marcher quelque chose » a de quoi surprendre. Elle arrête donc les éditeurs, qui donnent au verbe deux valeurs. I. McFarlane traduit « marquer », comme G. Defaux, qui donne « marquer, situer » et glose « quand j’atteins l’endroit où je l’avais situé », tandis que F. Joukovsky, qui reprend le « marquer » de McFarlane, lui préfère « fouler » et glose « mais quand j’ai pu fouler son sol », tout en indiquant sa perplexité par un point d’interrogation12. Pour comprendre le verbe, il suffit d’ouvrir les dictionnaires. Nicot enregistre un sens de « confin », avec l’exemple « ce pays marche au royaume de » qu’il traduit par : ce pays « touche, est confin ». Cotgrave est, comme souvent, plus utile encore qui, à « marcher13 », renvoie à « marchiser », qu’il glose « to border, to adjoyne, to abutt ». Le sens est évident : « mais quand je suis là où j’ai pu m’en approcher, où je suis enfin tout près, je m’aperçois qu’il est encore loin ». Il n’est pas question, en effet, d’être à l’endroit où on a « situé » un lieu, encore moins de le « fouler » : le paradoxe est d’arriver tout près tout en étant encore loin. La phrase est donc parfaitement claire, quand on donne au verbe sa juste valeur.

33Ce déchiffrement paraîtra probablement laborieux, voire profanateur. Faut-il, à coup de dictionnaire, réduire Délie à des énoncés clairs ? Scève avait-t-il dessein de dire des choses finalement assez simples ou d’éblouir par un cliquetis d’énigmes ? Faut-il même reconstituer le dessein de Scève ? C’est aller contre nos habitudes modernes qui tendent à déposséder l’énonciateur de la maîtrise du sens, voire à écouter « l’inconscient du texte ».

34Il me semble néanmoins prudent, pour Délie, de postuler, au moins dans un premier temps, qu’il y a du sens, même si l’on y accède par un chemin tortueux. Car Scève est tributaire de la mode des énigmes, qui connaît un regain, à Lyon, au milieu du xvie siècle, et la tradition des aenigmata a pour principe de dissimuler, sous des apparences sidérantes, des solutions logiques et souvent assez simples14. Il parsème son recueil de difficultés ostensibles, qui sont autant d’énigmes à percer, dans un mélange de frustration – quand on échoue – et de gratification, quand on parvient au but.

35Il ne faut pas en conclure qu’il n’y a qu’un seul sens. Si le sens doit être approché par des hypothèses successives, souvent invalidées, ces « errements » ne sont pas sans conséquence : les fausses pistes que nous empruntons dans l’interprétation ne sont pas lettres mortes car elles laissent des traces. D’où l’impression qu’un abîme se creuse, là où nous avions l’impression de voir clair. Dans la mesure où le recueil déploie un univers contradictoire, il est normal que le lecteur ait souvent l’impression d’être écartelé entre plusieurs directions de sens. Il doit donc s’efforcer d’établir un sens aussi clair que possible pour ensuite envisager les résonances de ses tentatives et explorations avortées.

Le dizain 69

36Pour examiner la façon dont l’énigme rebondit et se déplace, un dizain me semble particulièrement propice, le dizain 69, qui glose l’emblème 8, « La Femme qui desvyde », et en reprend la devise « Après long travail, une fin ».

Par le penser, qui forme les raisons,

Comme la langue a la voix les motz dicte :

J'ay consommé maintes belles saisons

En ceste vie heureusement maudicte15.

Pour recouvrer celle a moy interdicte

Par ce Tyrant, qui fait sa residence

Là, ou ne peult ne sens, ne providence,

Tant est par tout cauteleusement fin.

   Ce neantmoins, maulgré la repentence,

J'espère, après long travail, une fin.

37Le sens est globalement clair : par la pensée, j’ai passé mon temps, dans cette vie heureuse et malheureuse d’amour, à récupérer celle qui m’a été interdite par ce « tyran » qui réside là où la raison ne peut séjourner, tant il est (ce tyran) rusé. Néanmoins, bien que je me repente d’avoir usé tant d’années dans les « erreurs » amoureuses, j’espère, après de longues souffrances, trouver une fin.

38Le sens général a beau être clair, le dizain n’en présente pas moins quatre difficultés manifestes. La première est la ponctuation, qui présente deux anomalies, par rapport à nos habitudes : les deux ponctuations fortes, à la fin des vers 2 (deux-points) et 4 (point final), là on s’attendrait à des ponctuations faibles. E. Parturier ne touche pas au vers 2 mais transforme en virgule le point du vers 4, sans même signaler son intervention. Dans les deux cas, il s’agit de pauses qui troublent un lecteur moderne parce qu’elles semblent séparer des syntagmes logiquement et syntaxiquement indépendants. Mais il est facile de comprendre qu’il n’en est rien. Les vers 4-8 ne constituent pas une proposition indépendante : n’ayant pas de verbe principal, ils forment un complément à valeur finale du verbe « j’ai consommé » (v. 3), et c’est pourquoi Parturier remplace le point par une virgule. Pour les deux-points du vers 2, ils n’ont aucune valeur de mise en rapport logique : ils n’introduisent pas une phrase à valeur d’explicitation, d’explication ou de commentaire. Ils servent simplement à encadrer la relative des vers 1 et 2, « qui forme les raisons, / comme la langue à la voix les motz dicte ». Après la relative, la phrase continue, qui lie le complément « par le penser » au verbe « j’ai consommé ». Pour nous troublant, cet usage des deux-points est normal dans le recueil ; on le trouve dès le huitain liminaire :

Non de Venus les ardentz estincelles,

Et moins les traictz, desquelz Cupido tire :

Mais bien les mortz, qu’en moy tu renovelles

Je t’ay voulu en cest Œuvre descrire. (huitain liminaire, 1-4)

39La valeur des deux points est identique : au lieu de démarquer des énoncés logiquement liés mais syntaxiquement indépendants, ils marquent une pause, en soulignant une articulation forte (non/mais, dans le huitain ; par le penser/j’ai consommé dans le dizain 69). La difficulté est réelle pour les lecteurs d’aujourd’hui, mais elle était sans doute inexistante pour les contemporains de Scève.

40La deuxième difficulté est légère : elle concerne l’identité de ce « tyran » qui a privé l’amant de sa dame. I. McFarlane y voit le mari. F. Joukovsky admet cette interprétation mais suggère aussi l’Amour, et G. Defaux se range à ce parti. C’est effectivement le seul possible, car l’hypothèse du mari est aberrante : il n’y pas moyen de lui prêter les deux caractéristiques du tyran, qui sont de résider dans le même lieu que la raison et de mettre celle-ci en échec par ses ruses hypocrites. C’est bien évidemment l’Amour qui s’est installé dans l’esprit de l’amant et qui, par ses subterfuges, lui fait perdre ses moyens, en le dépouillant à la fois de la faculté de juger (« sens ») et de celle de prévoir (« providence »).

41Plus embarrassante est la troisième difficulté, qui touche au mot « fin ». Il n’y a pourtant pas de doute sur le sens : l’amant espère que ses souffrances vont cesser. Il y a, bien sûr, un jeu sur la fin du poème (le mot « fin » signe la fin du poème), le dizain atteignant le terme dicté par la devise qui, selon l’attente programmée par le recueil, se retrouve dans le dernier vers, sous sa forme intégrale et littérale. Mais si le sens n’est pas douteux, on n’en hésite pas moins entre trois valeurs possibles. La première est que la mort mettra un terme aux souffrances – c’est la valeur imposée par l’emblème, avec la Parque qui tient son fuseau. La deuxième est que l’amour cessera de tourmenter l’amant. La troisième est que l’amant parviendra à ses fins, soit que la dame réponde à son amour, soit qu’elle cède à ses ardeurs. L’ambiguïté subsiste : le poème annonce que la souffrance cessera, sans trancher sur la manière d’imaginer cette fin.

42S’ajoute une dernière difficulté, fort discrète : la valeur de « celle », au vers 5, « Pour recouvrer celle a moi interdite ». Les deux éditeurs qui glosent l’expression, F. Joukovsky et G. Defaux, comprennent « la dame ». Mais si évidente et simple qu’elle paraisse, cette interprétation pose deux problèmes. Tout d’abord le sens de « recouvrer », que Cotgrave glose par « to recover, to reobtaine, to rescue, to get againe, also to get or procure » et Nicot par « recuperare ». « Recouvrer » est donc bien à prendre au sens de « récupérer ». Mais s’il s’agit de la dame, cela aboutit à un sens problématique : « par la pensée, j’ai récupéré cette dame qu’Amour m’a refusée », c’est-à-dire : j’ai imaginé des scénarii où Délie m’accordait ses faveurs ou, du moins, répondait à mon amour. Mais « recouvrer » présuppose que, à l’origine, Délie ait appartenu à l’amant. Le deuxième problème est le repentir (« repentence ») malgré lequel l’amant s’efforce d’espérer une fin. Car de quel repentir peut-il s’agir, si l’amant espère la fin de ses souffrances ou les faveurs d’une dame dont Amour l’a privé ? I. McFarlane pense que c’est le repentir de Délie. Mais si la dame se repent (de sa froideur), « malgré » devient incompréhensible : si l’amant peut espérer la fin de ses souffrances, c’est grâce au changement de la dame et non pas malgré lui. F. Joukovsky, elle, comprend « malgré mon regret d’avoir perdu mon temps ». Mais s’il espère obtenir une fin (heureuse), l’amant n’a pas perdu son temps, ou encore, s’il aspire à la fin de ses souffrances, c’est à cause de leur inutilité plutôt que malgré elle. Dans tous les cas, ce « malgré » devient incompréhensible. Bel exemple de la progression obscure vers la clarté : plus je comprends, plus je m’embrouille. On peut appliquer à l’interprétation, la chute du dizain 33 : « Plus je l’attire [le sens] et plus à soy m’entraine. »

43S. Perrier et A. Tournon ont une intuition bien meilleure : le démonstratif, selon eux, renvoie à « ma liberté ou ma raison plutôt que Délie », c’est-à-dire à un substantif implicite. Mais on peut comprendre d’une manière différente, car il y a, dans les vers précédents, un substantif que « celle » peut reprendre : « vie ». Cela donne : par la pensée, et les raisonnements qu’elle permet, j’ai passé des années, dans cette vie heureuse et malheureuse d’amour, à essayer de récupérer « celle » (cette vie pleinement heureuse d’avant l’innamoramento) dont Amour m’a privé en s’emparant de mon esprit et en me dépouillant de mes facultés. Et pourtant, malgré ce repentir (cet effort pour rejeter le bonheur-malheur d’amour), j’espère une fin. Dans ce cas, le mot fin n’a plus les trois valeurs que je lui prêtais (mort, fin des souffrances et conquête de la dame), il perd le sens de mort que lui donne l’emblème, pour prendre les deux valeurs restantes : « bien que je me repente du servage amoureux et que je m’efforce d’en sortir, je n’en espère pas moins récolter le fruit de ma souffrance, avec l’aboutissement qu’est le guerdon » (que celui-ci prenne la forme chaste d’un simple aveu de la dame ou la forme charnelle du « dernier point »). Non seulement le sens est clair, mais il a l’avantage de dissiper la contradiction qu’il y aurait à qualifier de « repentir » l’effort de « recouvrer la dame ».

44Je crois qu’un sens l’emporte (celui de ma dernière paraphrase), mais, à la différence des cas précédents, il n’éclipse pas totalement les autres, car le dizain exprime les pulsions contradictoires de l’amant : heureux servage et désir d’affranchissement ; volonté de revenir en arrière et d’aller jusqu’au bout. Tout comme les aspirations se contredisent, le dizain suggère au lecteur des sens divergents : le sens du dizain se construit comme un dédale contradictoire, à la mesure du vécu de l’amant.

45***

46L’interprétation est un chemin semé d’embûches qui, certes, débouche parfois sur des découvertes, mais celles-ci sont souvent provisoires, car elles révèlent de nouvelles difficultés qu’on n’avait pas encore aperçues. On pourrait croire que les éditeurs, en exploitant les efforts de leurs prédécesseurs, avancent continûment. Mais c’est loin d’être vrai : s’ils rectifient les erreurs des pionniers, comme E. Parturier, ils n’en régressent pas moins parfois. Ainsi, tout le monde semble avoir « oublié » que I. McFarlane avait vu la valeur de « oultrer », dans le dizain 173. Cet exemple peut inciter à la modestie. En compulsant les commentaires, on peut assurément avoir l’occasion de rectifier certaines erreurs, voire de relever des hypothèses aberrantes, mais il faut se garder de croire qu’on est dans la position du maître. Il n’y a pas d’élève dont il faille corriger les fautes, comme à l’école, car personne n’a de « corrigé » dans la tête, personne ne « sait » d’un savoir définitif : tout le monde se trompe, et Scève s’y entend à poser des mines. Toute conquête est provisoire : si l’on comprend mieux d’un côté, on risque d’y voir moins clair de l’autre. Il faut, comme F. Joukovsky, ponctuer ses convictions provisoires de points d’interrogation.

47En exhibant des mots ou des formules qui déroutent, pour détourner l’attention de pièges plus menus, Scève reprend une stratégie énigmatique bien connue. Il fait comme Holbein qui, quelques années plus tôt, dans le double portrait de Jean de Dinteville et Georges de Selve, couramment appelé Les Ambassadeurs, attirait l’attention sur une grande anamorphose, qui semble flotter dans l’air au premier plan, pour dissimuler de plus menues énigmes (un crâne sur une broche accrochée au chapeau, un crucifix caché sous un rideau)16. Dans le cas de la peinture, la visée est évidente : il s’agit d’inciter le spectateur à s’interroger sur le tableau, à y trouver du sens, au lieu d’y promener un regard satisfait. Mais à quoi sert, dans Délie, une telle stratégie ? On peut lui supposer au moins deux desseins. Le premier est bien connu : c’est une volonté aristocratique de redorer le blason poétique, en s’adressant à des lecteurs compétents et en les incitant à chercher un « plus haut sens ». Les contradictions et autres embûches sont à prendre comme le « marqueur » d’une pensée inaccessible aux profanes, qui se rattache à des traditions aussi diverses que vénérables – présocratique, néoplatonicienne, caligo mystique, coincidentia oppositorum de Cuse, etc.

48Le deuxième dessein est plus concret : il s’agit d’imposer au lecteur une progression difficile, dans un territoire semé d’embûches – syntaxiques, lexicales et logiques –, pour qu’il soit en proie au vertige et se trouve constamment en position précaire. Ce cheminement obscur repose sur une mimétique du chaos. On peut penser en effet qu’il y a quelque intention mimétique dans cette recherche de la rupture qui met le lecteur en difficulté. De dizain en dizain, le recueil décrit la confusion que l’apparition de Délie suscite dans les pensées et les sentiments de l’amant. Les difficultés de déchiffrement plongent le lecteur dans un état analogue. Tout comme l’amant, en présence de Délie, sent en lui « luire la nuit obscure » (D. 59, 10), le lecteur, en se confrontant à Délie, object de plus haulte vertu, sent son intelligence noyée dans un brouillard fulgurant. Les aléas de l’interprétation permettent au lecteur de partager, un tant soit peu, l’expérience de l’amant : dans le processus même de l’élucidation, il est amené à se perdre dans la « selve obscure ».

49Est-ce une visée concertée ? Il est difficile de l’affirmer. Mais c’est au moins un effet de l’obscurité : le propos est, par moment, si abstrait et si flottant qu’il peut s’appliquer à plusieurs situations, et notamment à la démarche du lecteur, à la recherche de Délie – poème et non plus dame –, bref à la recherche de cette « idée » que le poète poursuit aveuglément. Le tropisme autotélique n’est pas un propos délibéré de l’auteur, selon les usages d’aujourd’hui, c’est un effet secondaire de cette volonté de plonger le lecteur dans des abîmes de perplexité.