Colloques en ligne

Xavier Bonnier. Université de Rouen

Éléments de « psychérologie » scévienne

1Il a été assez souvent souligné que la difficulté du recueil de Scève tenait au raffinement intellectuel des énoncés, tout autant qu’à la constriction syntaxique ou à la présence des emblèmes, pour ne pas avoir à rappeler l’intérêt d’une enquête sur le psychisme de l’amant de Délie. Or notre conception actuelle des jeux du cœur, du corps et de l’esprit, n’est plus du tout la même que celle qui prévaut à la Renaissance, et certains travaux d’envergure ont heureusement fourni de salubres mises au point conceptuelles, pour nous rendre capables de tenir sur le discours amoureux scévien un métadiscours exempt de confusions, de sur-traductions ou de sous-traductions (ces dernières sûrement plus nombreuses), et surtout, évidemment, de contresens : pour ne prendre que quelques étapes, Jean Céard a ainsi rappelé, parmi les premiers, la valeur sémantique contextuelle et les différentes acceptions de quelques notions extrêmement importantes dans le recueil1, invitant in fine les lecteurs à prolonger son étude terminologique en examinant plus précisément les liens du corps avec toutes les instances clarifiées ; c’est peut-être son conseil qu’a suivi Thomas Hunkeler, car sa remarquable étude sur Le « Vif du sens » remet au cœur des études scéviennes une physiologie et une conception médicale du flux des émotions et des pensées extrêmement précises et complexes, essentiellement ficiniennes, et rien moins que purement philosophiques et intellectualistes2. Tout dernièrement enfin, Emmanuel Buron a tiré parti du paradoxe de l’étude par un locuteur de ce qui se passe « en lui » (c’est le fameux « en moy » que Françoise Charpentier puis moi-même avions commenté), de cette distance entre un « je » et un « moi », pour montrer à la fois que la psychologie scévienne est une topique, comparable après tout à celle de la psychanalyse, et que cette spatialisation intérieure a ses limites, car « Délie ne déploie pas une carte de l’intériorité3 ».

2Il y a donc à la fois un devoir, de très longue date et de très longue haleine, et une frustration ; ce devoir, c’est de sonder, d’explorer en détails l’intériorité scévienne, comme le poète d’ailleurs nous y invite, car le huitain initial, si souvent commenté, annonce que son œuvre est un « descrire », d’une part, ce qui est déjà assez net, et un descrire des « mortz » que Délie « renouvelle » en lui-même, d’autre part, ce qui est encore plus prescriptif, car à la différence des étincelles de Vénus et des traits de Cupido, et d’un agrément mythologique de convention, ce qui est annoncé comme le vrai sujet est une souffrance personnelle indéfiniment reformulée. Autrement dit, le recueil s’ouvre sur une déclaration d’intention qui a à voir avec une ambition de connaissance, ou à tout le moins de reconstitution d’un processus affectif autrement plus sérieux, intense et intime que les fantaisies galantes habituelles, proposée en énigme au lecteur ; quant à la frustration, elle vient de ce que presque tout le travail reste à faire, puisque si J. Céard a clarifié les notions, que T. Hunkeler a précisé les contours et l’obédience de la physiologie scévienne, et qu’E. Buron a conclu sur la conséquence de cet espace du dedans sui generis, à savoir « une description la plus littérale possible de ce qui se passe » dans une situation de crise où le « je » ne trouve plus sa place, il s’agit là de mises au point axiomatiques, de clarifications du corpus psychique, et non de diagnostics sur les interactions effectivement décrites dans le détail des dizains. Qu’en est-il, en effet, des relations entre ces instances, du jeu qu’elles jouent entre elles, de leur hiérarchie et de leur dynamique dans la crise amoureuse ? Tous les critiques prennent des précautions pour aborder, et même nommer, la psychologie scévienne : J. Céard la mettait entre guillemets, E. Buron parle d’une « pré-histoire » de la psychologie, et T. Hunkeler se garde bien lui aussi de tomber dans l’anachronisme. Pour ma part, j’ai proposé, apparemment sans m’attirer trop de foudres jusqu’ici, le mot-valise de « psychérologie », dans le seul but économique de montrer que ce qui était intéressant dans Délie, au moins pour en mieux mesurer la spécificité, c’est le jeu systémique des instances intérieures précédemment évoquées dès lors que l’Amour (soit Éros, mais Antéros se tient en embuscade) s’en mêle et complique l’existence de l’amant, quand il ne brouille pas sa lucidité. Mais y voir clair nous-mêmes en tant que lecteurs dans cet échafaudage implique un recensement, le plus complet possible, des dizains dans lesquels apparaissent ces relations psycho-physiologiques, et surtout, c’est bien là le plus difficile, leur confrontation, pour voir s’il y a des constances, des évolutions, des répartitions de rôles stabilisées, et bien sûr des contradictions. Et c’est un travail de si grande ampleur (c’est quasiment un sujet de doctorat), que je me bornerai ici à en présenter les prémices, de la façon la plus rigoureuse et humble possible, en commençant par rappeler quelques principes méthodologiques :

31.– On suppose connus et admis les travaux dont il vient d’être question, et par exemple la tripartition des « esprits » entre naturels, vitaux et animaux, ou le fait que la volonté soit conçue à l’époque comme une faculté de l’âme intellective, et non végétative ou sensitive, ou encore que le cœur soit une instance intermédiaire entre le corps et l’âme.

42.– Cet appui théorique sur la « chimie des sentiments » n’épuise pas le discours sur les instances intérieures, notamment celles qui sont les plus abstraites, et ne préjuge pas de leur combinatoire dynamique au long cours, au fil des accidents, des « morts renouvelées » : il s’agit de mettre en rapport moins les facultés entre elles que les sentiments éprouvés et leur impact sur ces mêmes facultés, explicitement mentionnés dans le texte du recueil.

53.– Le corpus, constitué sur la base de cette présence explicite des notions en question, est déjà lui-même très important, puisqu’il recouvre environ cent dizains, ce qui fait de la confrontation des rôles de leurs occurrences un casse-tête d’autant plus redoutable que la syntaxe elliptique et volontiers ambiguë de Scève fait souvent, et longuement, hésiter. Ce qui est proposé ici tient donc du chantier plus que du bilan parfaitement lissé. Mais on arrive tout de même à quelques résultats intéressants.

64.– Le corpus notionnel, quant à lui, a été constitué en tenant compte de la combinaison de deux critères : la fréquence des occurrences et l’importance objective de la notion considérée dans le paysage psychologique scévien. Et pour ne pas en rester à un examen des instances proprement dites, j’ai examiné non seulement les relations de quatre instances intérieures : le Cœur, la Raison, la Volonté, la Mémoire, mais aussi d’une émotion qui joue très fortement sur ces entités, l’Espoir. Ce n’est évidemment pas exhaustif (dans la première catégorie, on aurait pu ajouter l’Âme, dans la seconde, la Tristesse par exemple). Quant au concept de « Désir », qui mériterait sans doute une étude à lui seul, il se définira justement comme point aveugle de cette combinatoire, dans la mesure où d’une part sa sémantèse est infiniment souple et fuyante (il peut être « glueux », « funebre », « haultain », « effréné », ou au contraire « honneste », « tressainct », « hault », « grand4 »), et où d’autre part il est possible de l’envisager comme une énergie libidinale à chaque fois cadrée et redéfinie par les autres notions environnantes ; il reste mystère, d’une certaine façon, et le piège serait justement d’y rattacher un jugement ou de classifier ses apparitions : il est ce qui justifie l’écriture du recueil, mais un peu comme l’œil qui ne peut pas se voir lui-même.

7***

8Une première remarque s’impose sur la distribution du corpus dans le recueil : les dizains qui intéressent cette « psychérologie » sont répartis de façon relativement homogène, contrairement à ce qui se passe par exemple pour les dizains « politiques » ou ceux qui s’inspirent directement, presque littéralement, de Speroni. Tout au plus peut-on constater la présence de zones plus intenses que d’autres en cette matière, comme les dizains 174-200, 226-250, 308-313, 397-406, et bien sûr 426-446. Cela montre au moins que la « psychérologie » est bien le cœur du dispositif prédicatif, que Scève mène continûment et de façon obstinée sa pratique du « descrire », et que les rouages du mécanisme passionnel ne s’effacent jamais durablement.

Le Cœur au supplice

9Et puisqu’il est question de « cœur » du dispositif, autant commencer par cet organe qui est aussi une faculté sensitive et perceptive, quoique sur un autre mode que les cinq perceptions sensorielles classiques. Quel rôle joue-t-il, ou que lui arrive-t-il ? La réponse est a priori des plus simples dans le cadre d’un recueil amoureux, puisque c’est ce que perce en premier lieu la flèche amoureuse qui vient fragiliser l’amant. Première constatation : le Cœur n’a jamais, sauf erreur ou omission, le sens de « courage » qu’il peut avoir par ailleurs à cette époque, il n’est pas associé à la bravoure. Deuxième constatation : avec 107 occurrences, cette entité est certes très présente dans le recueil, mais pas envahissante, surtout dans un recueil amoureux, puisque cela représente environ un dizain sur quatre. Ce qui arrive à l’amant en termes sentimentaux ne se limite donc certainement pas à ce territoire spécifique. Troisième constatation : cette instance éminemment précieuse et vivante (on connaît son rôle dans la formation des esprits vitaux5) n’est pas vraiment active, n’influe guère sur les autres, et constitue plutôt une cible éternellement malmenée, rudoyée, tourmentée, éprouvée. Ses « actions » sont en grande majorité des réflexes ou des actions négatives : au dizain 168, dizain éminemment important associé à Actéon, il fait les frais du rappel du nom de Délie, et dès qu’il a « compassé » le bien que contient ce nom, il « laisse le Corps prest a estre enchassé » et se réfugie vers l’âme de l’amant, se coupant ainsi et du corps et de lui-même. Un peu plus loin (D. 197), il se borne à demander de l’aide « par la bouche » à Délie6, sans que le résultat soit énoncé ; ailleurs (D. 362), il espère à l’excès dans une circonstance où le doute est permis. Sa seule véritable « action », toute psychique, est décrite au dizain 412 : « par œuvre active », souligne Scève, le cœur de l’amant « Avec les yeulx leve au Ciel la pensée / Hors de soucy d’ire, & dueil dispensée » : c’est donc en fait action conjointe du corps et de l’esprit, à laquelle le cœur participe.

10À mi-chemin de l’action et de la passivité, car c’est une action involontaire, le cœur brûle l’amant tant qu’il espère : « Le cœur craintif, (comme tu m’admonestes) / Tousjours plus m’ard, cependant, qu’il espere » (D. 299). Mais en regard de ces quelques marques d’activité, c’est la passivité qui domine, et d’une manière telle que l’énumération des occurrences concernées peut être faite dans l’ordre numérique des dizains, et non par classement thématique, car c’est réellement une constante sans évolution sensible : il est asservi, victime passive de l’entendement au dizain 142, coincé entre la grâce de Délie et le vain désir de l’amant au dizain 187, frappé avec résignation – contrairement à Liberté – au dizain 258, il ne peut plus lutter car entièrement soumis à Délie au dizain 271, gagné par l’ardeur, tout comme les « moëlles » et le corps, au dizain 313, solidaire du corps, ce qui rend vaine toute tentative de libération, dans son emprisonnement au dizain 336, entraîné par l’affection avec l’âme au dizain 338, divisé, parti, sous l’effet du « Consentement » de Délie au dizain 371, dépositaire passif de l’image de Délie au dizain 375, et enfin cible de la volonté qui veut l’obliger à trouver douce l’amertume, au dizain 406. Bref, le cœur de l’amant est le siège de sentiments contradictoires ou au minimum antagonistes, il est victime expiatoire qui se retourne vers d’autres instances comme par réflexe, sans calcul ; il est le site par excellence des souffrances et des clivages, et ne décide rien de lui-même.

La Volonté, puissance moyenne

11La volonté peut-elle, ou fait-elle, davantage ? Il semble bien que oui, dans la mesure où tout d’abord c’est une instance pensante, ce qui pourrait surprendre à moins de la « traduire » comme une simple déléguée de l’entendement, du « sens » ou de la raison – ce qu’interdit le cotexte au dizain 240 :

Ma voulenté reduicte au doulx servage

Du hault vouloir de ton commandement,

Trouve le joug, a tous aultres saulvage,

Le paradis de son contentement.

12Elle en profite d’ailleurs pour commander à l’entendement (« Pource asservit ce peu d’entendement… »), au profit d’une « Fame » censée donner à l’amant comme à Délie une forme de sainteté. C’est par ailleurs une instance recommandable, comme le montre le dizain 309, où l’« obstiné vouloir » de l’amant est cité en bonne part, car il cherche à le contenter « pour esbat » ; et c’est enfin une instance désirante, ce qui étonnera moins dans la mesure où elle fraye avec la tristesse de la frustration et l’ardeur des « vains désirs7 ». Son jeu spécifique, dans l’économie psychique de l’amant, la conduit à revêtir un aspect décisionnel parfaitement clair, comme au dizain 406, où elle est associée à la pensée :

Pource mettant a nonchaloir

Espoir, ennuy, attente, & fascherie,

Veult que le Cœur, bien qu’il soit fasché, rie

Au goust du miel [tous]8 mes incitementz :

Et que le mal par la peine cherie

Soit trouvé Succre au fiel de mes tourmentz.

13Ce qui est décrit ici est tout simplement une entreprise d’auto-motivation, de relativisation des dommages endurés : la volonté décrète de peu de poids les sujets d’affliction et pèse sur le cœur pour qu’il se réjouisse de tout, même du plus désagréable. Son jeu est nuancé et fait partie des scènes intérieures qui ressemblent le plus à une dramaturgie entre personnages, dans une formulation qui reste toujours cependant en deçà de la scénographie allégorique – et le « descrire », tout animé qu’il soit, reste analytique et littéral : elle a ainsi parfois besoin d’adjuvants, d’auxiliaires, voire d’impulsions plus profondes, comme la raison au dizain 409, ou l’espérance au dizain 17410. Mais son pouvoir a des limites : quand la liberté lui fait défaut, et que l’espoir seul gouverne – il faudra revenir sur ce rôle de l’espoir, mais remarquons dès à présent son impact négatif –, la volonté est carrément un obstacle au plaisir, et ne saurait suffire :

Parquoy estant par toy11 liberté close,

Le seul vouloir petitement idoyne,

A nos plaisirs, comme le mur s’oppose

Des deux Amantz baisé en Babyloine.

14De telles formulations peuvent laisser songeur, car elles sont denses, précises, et affichent une sorte de subdivision, ou de compartimentation, des instances et des ressources intimes, qui a fort peu d’équivalents dans la poésie de l’époque – et même postérieure : c’est vraiment de la « psychérologie » au plus pur, car il faut faire l’effort de se représenter ce que peut être une volonté, ou un vouloir, privé de liberté, et seulement dirigé par l’espoir, comme il faut se représenter en quoi elle fait dès lors obstacle au plaisir. Ce n’est pas incohérent, mais c’est une pensée subtile, tout en demi-teintes. Sur un plan plus général, la volonté de l’amant est l’alliée de la liberté (et du désir de liberté), de la pensée, de la raison et du bon sens, et son adversaire majeur est « l’affection », qui est le versant ou la version déraisonnable et purement passionnel(le), probablement égoïste et inconséquent(e), du désir, une dépendance aveugle, comme au dizain 419 : « quand desir s’esbat, / Affection s’escarmouche de sorte, / Que contre vueil, sens, & raison combat. », ou comme au dizain 421, festival de paronomases et de polyptotes dans le goût des Grands Rhétoriqueurs, et dont le prédicat résumé est que la volonté, alliée à la pensée de l’amant, craint que Fortune et Amour – les deux puissances imprévisibles – ne viennent détruire le « sens » et le « fol aage », à cette réserve près que l’espoir, lui, ne pourra être abattu, soulagement de cette même volonté « sainctement obstinée », tournée vers le bien – où l’espoir retrouve un semblant de lustre, qui ne préjuge pas pour autant d’une victoire sur les puissances hostiles. Il est vrai que la volonté se retrouve parfois en conflit, par son intensité même, avec la retenue, la pudeur, le sens des bienséances ou des convenances, la crainte de déplaire, comme au dizain 184 : « En tel suspend ou de non, ou d’ouy, / Je veulx soubdain, & plus soubdain je n’ose », ou comme au dizain 299, où l’amant choisit de ne pas révéler à Délie l’ampleur de sa souffrance, ce qui lui cause un plaisir qu’il n’aurait pas connu s’il avait essuyé ses dédains en s’épanchant ; mais du coup, la crainte s’estompe, la volonté s’accentue, augmente en proportion inverse, fort proche du désir ardent, et malheureusement prend conscience de l’impossibilité de connaître la joie – parce que Délie n’a été aimable que par l’ignorance de la souffrance de l’amant : « Et defaillant la crainte, croist mon vueil, / Qui de ma joye en moy se desespere. » Là aussi la complexité des relations entre sentiments et instances intérieures est remarquable, d’autant que s’installe une certaine porosité entre eux.

15La volonté a donc un certain poids interne (on a vu son rôle actif au dizain 406), mais elle est essentiellement en conflit avec ce qui touche au Surmoi, et nécessite des appuis. En tout cas, elle n’est pas la faculté de résistance de type stoïcien (lato sensu, bien sûr) que l’on pourrait imaginer. C’est un flux d’énergie, de tension et d’attention, plutôt neutre moralement, qui n’est pas scénarisé en lutte ouverte contre la libido en tant que telle. Bien au contraire, elle est au service du désir, ou d’un certain désir, quand elle ne le double pas sous l’espèce du « vueil ». Le dizain 419 ne semble faire exception qu’à tort, puisque le désir ne combat pas la volonté, mais c’est l’« affection », produit d’un désir déréglé, qui fait la guerre à la volonté mise aux côtés du « sens » et de la raison.

Les appuis imparfaits de la Raison

16La transition est toute trouvée pour évoquer cette autre instance capitale de la psychérologie : en dehors en effet d’un premier sens qui en fait un synonyme de « cause12 », la « raison » est bien cette faculté de maîtrise des émotions et des attitudes qu’en principe l’amour met à rude épreuve, une faculté de discernement qui se fait volontiers prescriptive. Et au vu des occurrences où elle se trouve en interaction avec d’autres entités, deux remarques s’imposent. D’une part, c’est une instance fragile : elle est perturbée par la crainte au dizain 10 (« raison est par la craincte offensée »), ou peu fiable dans son jugement, comme au dizain 27 :

Vaine raison mes sens troublez surmonte,

Et jà la fin de mes desirs me pleige.

En cest espoir, tresmal asseuré pleige,

Je crois pitié soubz honteuse doulceur. 

17Et cette croyance le plonge dans une joie indicible mais tout à fait illusoire, Gérard Defaux parlant même des « sophismes » de la « vaine raison13 », et pour un conseil avisé qu’elle administre (au dizain 40, la raison a conseillé à l’amant de s’éloigner de Délie, ce qui a eu pour effet de réorienter sa volonté loin de la présence physique), elle en donne un autre parfaitement inepte au dizain 56, car elle est en cette circonstance le jouet d’un corps, d’un esprit, et d’un sens totalement déréglés :

Et la Raison estant d’eulx asservie

(Non aultrement de son propre delivre)

Me detenant, sans mourir, & sans vivre,

En toy des quatre a mis leur guerison.

Doncques a tort ne t’ont voulu poursuyvre

Le Corps, l’Esprit, le Sens, & la Raison.

18Il y a eu capitulation en rase campagne là où s’imposait un sursaut, voire un assaut valeureux, et la Raison, qui en fin de compte a cru décider pour le bien de toutes les autres instances et à leur place, s’aliène en réalité beaucoup plus gravement. Elle est d’ailleurs vaincue par « le Sens », aidé d’« Amour » au dizain 420 :

Peu s’en falloit, encores peu s’en fault,

Que la Raison asses mollement tendre

Ne prenne, apres long spasme, grand deffault,

Tant foible veult contre le Sens contendre.

Lequel voulant ses grandz forces estendre

(Aydé d’Amour) la vainct tout oultrément.

19Et quand ce n’est pas ce « sens » terriblement impérieux et inexorable qui la domine, c’est une autre puissance, comme la volonté, qui au dizain 240 se voit « reduicte au doulx servage / Du hault vouloir » de Délie, et « Pource asservit ce peu d’entendement » qui reste à l’amant, afin de dégager le terrain pour une gloire sacrificielle. Ailleurs (D. 388), elle est vaincue par Amour alors que l’âge mûr de l’amant aurait dû jouer son rôle protecteur (« Et en Automne Amour, ce Dieu volage, / Quand me voulois de la raison armer, / A prevalu contre sens, & contre aage ») ; et l’intensité d’une douleur peut fort bien la réduire à l’impuissance, comme au dizain 279 : « Combien encor que la discretion, / Et jugement de mon sens ne soit moindre, / Que la douleur de mon affliction, / Qui d’avec moy la raison vient desjoindre… »), où l’on voit une fine distinction – déjà aperçue par Saulnier – entre « sens » et « raison », qui peuvent être ailleurs assimilés. Enfin, dans le pire des cas, le poète pose tout simplement que la raison est à l’origine de la douleur elle-même, alors qu’elle en est aussi la cible une fois engagée l’expérience de la souffrance : « Plaindre provient partie du vouloir, / Et le souffrir de la raison procede » (D. 187). Bref, cette auguste instance intérieure semble mieux encore que l’imagination jouer la « folle du logis », tant elle est fragile et sujette aux brimades.

20D’autre part, et c’est la seconde remarque, elle n’est pas tout à fait inactive ni négative, tant s’en faut : à son tour, par exemple, et sous l’espèce de l’entendement, elle peut « asservir » (7 occurrences dans le recueil) le corps et le cœur, ad maiorem Deliæ gloriam, comme l’indique, dans une incise apparemment anodine, le dizain 142 :

Je pense donc, puisqu’elle tient si forte

La peine, qu’à le sien corps seulement,

Qu’elle croira, que mon entendement,

Qui pour elle à cœur, & corps asservy,

Me fera dire estre serf doublement,

Et qu’en servant j’ay amour desservy.

21Elle guide la « foy » de l’amant dans son culte de Délie : « Parquoy ma foy / Guidée de la raison, qui la me vient meurant, / Soit que je sorte, ou soye demeurant, / Reveramment, te voyant, te salue… » (D. 275) ; elle identifie le désir de l’amant comme désir chaste de mérite, et lui redonne ainsi un lustre et une force qui lui faisaient défaut (« car desirant par ceste ardente envie / De meriter d’estre au seul bien compris, / Raison au faict me rend souffle a la vie, / Vertu au sens, & vigueur aux esprits. », D. 413) ; elle va même jusqu’à purger, et non pas seulement re-catégoriser ou requalifier, les émotions de l’amant, comme au dizain 434, où elle mobilise très activement, très consciemment et très pragmatiquement la mémoire, dans un ample mouvement de réglage des perceptions restitué par un dizain monophrastique, dont la citation intégrale se justifie :

Ainsi absent la memoyre posée,

Et plus tranquille, & apte a concevoir,

Par la raison estant interposée,

Comme clarté a l’object, qu’on veult veoir :

Rumine en soy, & sans se decevoir

Gouste trop mieulx sa vertu, & sa grace,

Que ne faisoient presentez a sa face

Les sentementz de leur joye enyvrez,

Qui maintenant par plus grand’efficace

Sentent leur bien de leur mal delivrez.

22Se présentent, enfin, des situations dignes de nourrir un amphidoxon rhétorique14, et devant lesquelles le lecteur peut légitimement se demander si le diagnostic psychérologique est positif ou non, sachant que le principe de la rançon dialectique d’un bien ou d’un mal est une constante chez Scève, jusqu’à un point parfois indémêlable : ainsi, au dizain 179, la raison l’emporte sur l’Amour, par la conscience aiguë des obstacles que sont « le lieu, l’honneur, & la froide saison. / Dont pour t’oster, & moy, d’un si grand doubte, / Fuyant Amour, je suivray la Raison » ; mais au dizain suivant, cette belle résolution résignée part en fumée, car la raison déraisonne, bat la campagne, recourt à des arguments fallacieux que l’amant a bien du mal à écouter : « Quand pied a pied la Raison je costoye », dit l’amant, elle le fait aller vers « celle droicte sente », certes, mais « Qui plusieursfoys du jugement s’absente, / Faignant du miel estre le goust amer ».

23La raison est donc dans Délie une instance ennoblissante, même si elle fait naître le souffrir, car ce n’est pas psychiquement contradictoire, et si elle est souvent mise en échec, ce n’est pas toujours la sanction d’un affrontement radical avec le désir de l’amant, mais elle tente de « cadrer », de rehausser, de canaliser ce désir, de guider son énergie. Par ailleurs, elle n’est pas implicitement considérée comme supérieure ni à la volonté, ni au « Sens » : elle est tantôt de leur côté, tantôt vaincue par eux. En tout cas, et là aussi l’enseignement est plutôt étonnant, car les absences sont parfois aussi instructives que les présences, la raison n’est jamais facteur de consolation, de relativisation, de soulagement contre la peur, la honte ou la colère : ce n’est pas un refuge pour l’amant désemparé par les affres de la passion infructueuse. C’est peut-être ce qui explique qu’elle soit peu allégorisée, mais plutôt « technicisée », vectorisée, hors de toute scénographie hiératique. Reste cependant à voir ce que devient l’ensemble du dispositif psychique dès lors que la crise amoureuse l’affecte, et l’oblige en particulier à dépasser l’instant présent pour se projeter dans l’avenir (et cela suppose l’examen du statut de l’espoir) et dans le passé (et cela implique les jeux de la mémoire).

Cruautés de l’Espoir

24Depuis la boîte de Pandore – et Délie est « fatale Pandora » depuis le dizain 2 –, l’ambivalence de l’espoir est assez connue, au motif qu’il peut être aussi bien le remède à tous les maux que le pire de tous, puisqu’il entretient une souffrance intolérable. Traditionnellement, néanmoins, c’est une réalité psychologique majoritairement louée et recherchée, puisqu’elle est condition de survie, gage de force dans l’adversité, résistance mentale aux douleurs de toutes sortes. Et le fait est qu’en quelques occasions, le recueil scévien met en vedette l’espoir, dont il faut d’abord relever l’inaltérable persistance15 : au dizain 174, « ce peu de l’esperance » déjà évoqué se « nourrit » précisément de la « vaine souffrance » de l’amant, et l’on a vu qu’au dizain 421, l’espoir ne pouvait être « soustrait » – c’est le verbe employé par Scève – de l’âme de l’amant, eût-il perdu « le sens, & le fol aage ». Ce sera pratiquement la dernière chose à pouvoir être dérobée à l’amant, avec son ardeur et le souvenir de Délie. Le dizain 398 montre d’ailleurs que les « Vertus » de Délie lui « serviront de doulces medecines, / Qui [s]on espoir [lui] fortifieront. » Et c’est tant mieux puisqu’il s’oppose (apparemment du moins) à un sentiment souvent évoqué et logiquement indésirable, la crainte. Au dizain 436, ces deux états d’âme sont à la fois contraires et inséparables semble-t-il, unis par l’adverbe « ensemble » : Délie « tousjours par sa doulce estincelle / Me fera craindre, ensemble & esperer », selon un « travail » qui finit par faire triompher la joie sur le doute : « En moy se voit la joye prosperer / Dessus la doubte a ce coup sommeilleuse. ». L’espoir est donc une puissance, qui conditionne même dans une certaine mesure le maintien du désir, soit16. Mais rien ne dit qu’il ne soit pas intrinsèquement et comme dialectiquement lié à la crainte, comme le suggère le début du dizain 271, où il engendre une méfiance :

J’espere, & crains, que l’esperance excede

L’intention, qui m’incite si fort.

Car jà mon cœur tant sien elle possede,

Que contre paour il ne fait plus d’effort.

25Plus nettement encore, le dizain 431, en plein cœur de la séquence Speroni, présente une remarquable variante par rapport au modèle italien : « Puo ben essere, & voi forse il provaste, che un cuore amoroso viva alcun tempo intra due, vincendo finalmente la speranza il timore », disait Gratia, ce que Gruget traduisait par « Il peut bien estre neanmoins, & paraventure l’avez-vous esprouvé, qu’un amoureux cœur vit entre les deux, & que finalement l’espérance triomphe de la crainte17 ». La conclusion du dizain est extrêmement fidèle à ce propos, frôlant le démarquage littéral, mais à un détail près, qui fait toute la différence :

Mais tout cœur hault, dont du mien je me deulx,

En ce combat d’amoureux desplaisir,

Vit un long temps suspendu entre deux,

L’espoir vainquant à la fin le désir.

26Le désir, et non la crainte, ce qui veut dire qu’un cœur « hault », digne par conséquent de Délie, devrait finit par vaincre son penchant charnel (le « désir » en question ne peut être que déréglé, excessif ou déplacé, sinon le sentiment d’indignité ne se comprend plus), grâce à l’espoir d’une élévation personnelle à une comparable dignité – mais l’amant se désole (« dont du mien je me deulx ») que ce ne soit pas le cas chez lui, et par conséquent chez lui l’espoir est impuissant à surmonter la concupiscence, et c’est bien pour cela que perdure la crainte… La lutte de l’espoir contre ce qui déclasse ou disqualifie l’amant ne fait que l’éprouver sans bénéfice bien tangible, car elle n’est pas victorieuse et elle lui impose pourtant toujours un nécessaire dépassement.

27Faut-il alors s’étonner que la grande majorité des occurrences de cette notion capitale en matière amoureuse soit négative ? Ce qui lui est surtout reproché, c’est d’être tendu entre une insuffisance et un excès : d’une part, il s’alimente de signes trop ténus, comme au dizain 105, où le regard de Délie lui fait nourrir « cent mille espoirs », mais c’est pour le prendre au piège comme l’oiseau au glu (emblème associé)18. C’est d’ailleurs un instrument de souffrance sciemment utilisé par Délie, ainsi que l’assène crûment le dizain 248 :

Mais toy estant fiere de ma souffrance,

Et qui la prens pour ton esbatement,

Tu m’entretiens en ce contentement

(Bien qu’il soit vain) par l’espoir, qui m’attire,

28… de sorte que l’amant se nourrit de l’amour qu’il ressent, et Délie de son « martyre ».

29Et d’autre part, il vise trop haut, il est atteint d’hybris : au dizain 234, « Mon esperance », dit l’amant, « est, certes, l’impossible », et l’on se souvient qu’au dizain 308, l’espoir était accusé de « nous promette, ou aspirer on n’ose », ce qui faisait l’objet d’une belle métaphore, soutenue par un rythme et des sonorités lugubres, au dizain 276 : « Voyez combien l’espoir pour trop promettre / Nous fait en l’air, comme Corbeaulx, muser » ; en résulte pour l’amant une souffrance spécifique qui est l’un des leitmotives du recueil : fièvre dévorante au dizain 152,

Et si n’est fiebvre en son inquietude

Augmentant plus son alteration

Que fait en moy la variation

De cest espoir, qui, jour & nuict, me tente.

30Diversion malignement envoyée à l’amant par Cupidon au dizain 204 : c’est cette

              […] mince fripperie

D’espoir, attente, & telle plaisant’ charge,

Desquels sur moy le maling se decharge,

Ne voulant point, que je m’en aperçoyve.

31À la longue, elle émousse les facultés du corps et de l’esprit, comme au dizain 192, où la « longue esperance » de l’amant l’a rendu « paresseux », en sorte que « Avec le Corps l’Esprit est tant remis, / Que l’un ne sent sa mortelle souffrance, / Et l’aultre moins congnoit ses ennemys » ; elle se ligue avec le désir, le souhait et le plaisir, au dizain 195, pour chasser hors de l’amant sa « franchise », son libre arbitre, de même qu’elle sera sujet de chute au dizain 265, toujours aux côtés d’un désir maladif (« Tout temps je tumbe entre espoir, & desir ») ; son insistance abusive provoque le doute,

Car quand mon cœur pour vouloir prosperer

Sur l’incertain d’ouy, & non se boute,

Tousjours espere : & le trop esperer

M’esmeult souvent le vacciller du doubte.

32Telle est l’amère théorisation du dizain 362 ; ses rapports avec le doute, autre axe majeur de l’expérience amoureuse, sont d’ailleurs en sa défaveur, puisqu’il est très clairement dit que l’espoir est pire que la certitude de l’incertain, par une logique rien moins que paradoxale, quoique sa restitution demande quelque effort :

Fusse le moins de ma calamité

Souffrir, & vivre en certaine doubtance :

J’aurois au moins, soit en vain, limité

Le bout sans fin de ma vaine esperance. (D. 99)

33Autrement dit, il serait plus confortable de savoir une fois pour toutes qu’il sera impossible d’être fixé sur les sentiments de Délie, ce qui permettrait de s’arranger en prenant son parti (comme on le fait par exemple de l’impossibilité de démontrer l’existence de Dieu), que d’attendre une délivrance en termes de savoir, de l’espérer, ce qui rend vulnérable19 ; et le diagnostic qui suit est à lire avec une tonalité d’autant plus amère que l’amant met en avant son énergie assertive et perd le contrôle de la phrase, qui se fait paractactique :

Mais tous les jours gruer soubz l’asseurance,

Que ceste fiebvre aura sa guerison,

Je dy, qu’espoir est la grand prurison,

Qui nous chatouille a toute chose extreme,

Et qui nos ans use en doulce prison,

Comme un Printemps soubz la maigre Caresme.

34Dès lors, l’amant ne songe qu’à se délivrer de l’espoir, c’est tout à fait explicite et cela n’a rien à voir avec une coquetterie de nihiliste avant l’heure : certes, au dizain 202, c’est encore énoncé sur le mode de la prétérition (« Je ne le fais pour abreger l’attente, / Ny pour vouloir d’espoir me delivrer » – il y a donc pensé, l’issue a été entrevue…) ; mais ailleurs, comme au dizain 406, l’espoir est clairement rangé aux côtés des désagréments de toute sorte (« Espoir, ennuy, attente, & fascherie »), ou, encore plus explicitement, au dizain 438 :

Et si je quitte & le joug, & le faix,

J’eschappe a doubte, espoir, ardeur, attente,

Pour cheoir es mains de la douleur latente,

Et du regret, qu’un aultre aye le prys

De mon labeur.

35On comprend mieux, dès lors, le diagnostic qui concluait le dizain 70 : « Las abrevé de si forte Alluyne, / Mon esperance est a non esperer. » Bref, l’espoir n’est le bienvenu qu’à condition de viser sa propre disparition. Dans tous les autres cas, il est à la fois une expérience impérieuse (ou inévitable) et mortifère.

Vertus de la Mémoire

36Tel n’est pas du tout le cas, au contraire, de la mémoire. Et le recueil offre à ce sujet une petite surprise, même et surtout si le relevé de ses mentions est scrupuleux : manifestement, elle est la seule instance psychique explicitement mentionnée qui fasse l’objet d’une évolution appréciative.

37Au départ, elle est plutôt parasitaire ou encombrante, elle fait obstacle à la libération, comme au dizain 46 où elle contrarie les efforts de la volonté :

Si le desir, image de la chose

Que plus on ayme, est du cœur le miroir,

Qui tousjours fait par memoire apparoir

Celle, ou l’esprit de ma vie repose,

A quelle fin mon vain vouloir propose

De m’esloingner de ce, qui plus me suyt ? 

38Et de conclure que cette tentative de fuite est vouée à l’échec, comme la fuite éperdue du cerf encourage les chasseurs à le poursuivre jusqu’au bout. Au dizain 68, la mémoire réveille le doute et la confiance indissociablement :

Ainsi voit on voulentez insensées

Par la memoire a leur mal revenir.

A tout moment de toy le souvenir

Ores la doubte, ores la foy me baille,

Renovelant en moy celle bataille,

39etc. Au dizain 118, de même qu’au dizain 215, l’amant fait l’amer constat que la mémoire est impossible à extirper sans dégâts irrémédiables : « Le hault penser de [s]es frailes desirs » – c’est-à-dire, contrairement à ce que tous les commentateurs ont cru, non pas le haut penser que produisent des désirs pourtant fragiles (G. Defaux20), ni celui que produisent des désirs « tempérés » (F. Joukovsky21), ni même des désirs « délicats » (I. D. McFarlane22), mais tout simplement l’idée noble et élevée que ses désirs sont bien fragiles et minables, car c’est cela qui « chatouille à plus haute entreprise » –, cette haute idée, donc, tâche de « destourner la memoire surprise / Du bien, auquel l’Ame demoura prise » ; mais on connaît la suite : l’amant « fond » littéralement, soupire, et finalement s’abîme « aux oblieuses rives » en même temps que son âme et sa mémoire. Au dizain 215, le diagnostic est plus limpide et littéral : « Mais quand alors je la veulx oblier, / M’en souvenant, je m’oblie moymesmes. » Le concetto est ici tout autre chose qu’une coquetterie de strambottiste, car il tire parti du fait que la mémoire est une instance psychique propice aux paradoxes du quotidien, aux énoncés autophagiques et aux prétéritions du type « je ne veux même pas m’en souvenir » ou « c’est une affaire oubliée » : le volontarisme de l’amant a quelque chose d’improductif et de cocasse, dans la mesure où il suscite sa propre déconfiture en décidant d’éliminer de l’esprit ce qu’il faut d’abord y faire revenir pour le rejeter. Le parasitage de la mémoire – qui fait néanmoins toujours réémerger la douce sensation de la présence de Délie, simplement c’est un bien très amer – se marque aussi par le fait qu’elle alimente le désir avec des images trompeuses, comme le dit le dizain 143 :

Le souvenir, ame de ma pensée,

Me ravit tant en son illusif songe,

Que, n’en estant la memoyre offensée,

Je me nourris de si doulce mensonge.

40Or l’ardeur qui se nourrit de ce souvenir menace à ce moment-là l’esprit de l’amant, qui risque sa perte, et ne doit son salut qu’à un sursaut qui est de l’ordre du « penser », et non de la mémoire elle-même, car il fait apparaître Délie comme le « Serpent eslevé » des Hébreux dans le désert, qui les prémunissait des morsures des serpents véritables : le « penser », plus conceptuel, plus abstrait sans doute que le souvenir, est donc une sorte d’antidote au poison lénifiant de la mémoire, qui émousse les bonnes résolutions de l’amant23.

41L’occurrence du dizain 165 est très intéressante, puisque non seulement elle confirme l’effet négatif de la mémoire, mais aussi elle trouvera un écho beaucoup plus loin dans le recueil et sensiblement plus favorable sur la même thématique : au dizain 165, en effet, les pleurs de l’amant « A la memoire ouvrent la veue instante, / Pour admirer, & contempler trop mieulx » les vertus de Délie ; mais cette faculté va être incapable de l’apprécier à sa juste valeur, elle aura présumé de ses forces, car « la cuydant au vray bien exprimée / Pour tournoyer son moins, ou environ, / Je m’aperçoy la memoyre abismée / Avec Dathan au centre d’Abiron ». Le souvenir n’a fait que frôler la hauteur et la majesté de Délie, il n’a pu en restituer une image suffisante. Tout au contraire, plus de deux cents dizains plus loin, le dizain 375 affirme la persistance réussie de l’image de Délie dans la mémoire de l’amant, sans autre dégât qu’un ravissement de l’âme qui la lui fait implorer nuit et jour : « de toy la doulce, & fresche souvenance / Du premier jour, qu’elle m’entra au cœur […] Y despeingnit par si vive liqueur / Ton effigie au vif tant ressemblante, / Que depuis l’Ame estonnée, & tremblante », etc. Comme l’a bien vu Pierre Martin, c’est une « engraveure » qu’opère le regard de la Dame sur le cœur de l’amant, qui détermine une conversion des esprits en un sang « dont on connaît la nocivité24 », mais il faut impérativement ajouter que ce processus n’est pas vécu dans l’instant présent, il remonte à la première rencontre, et c’est la mémoire, rétinienne ou non, qui rend possible son indéfini prolongement, et son prolongement heureux malgré sa violence. Le contraste est donc saisissant entre les deux occurrences : de maladroit supplétif du regard qu’elle était plus de deux cents dizains auparavant, la mémoire conserve ici fidèlement l’instant de l’innamoramento en un parfait simulacre.

42Et si l’on reprend dans l’ordre cette succession, au dizain 168 par exemple, il apparaît que le rappel du nom de Délie tue l’esprit de l’amant (c’est le fameux dizain lié à l’emblème d’Actéon), et au dizain 238 la mémoire accroît le désir charnel de l’amant au sein même d’une retraite qu’il pouvait espérer capable de l’en éloigner :

Ta cruaulté, Dame, tant seulement

Ne m’à icy relegué en ceste Isle

(Barbare a moy) ains trop cruellement

M’y lye, & tient si foiblement debile,

Que la memoyre, asses de soy labile,

Me croist sans fin mes passions honteuses :

43Cela dit, les choses commencent à évoluer dans cette zone médiane du recueil, car avec une légère anticipation – cette évolution est globale, pas absolue, rappelons-le –, la mémoire se fait aussi auxiliaire active de la survie de l’amant, comme au dizain 209, où elle engrange une précieuse victoire contre les « coups » de Délie : après avoir expliqué qu’il adapte sa fréquentation de Délie selon une sorte d’escrime où il tâche de les « anticiper », l’amant s’écrie :

O quand je puis sa force dissiper,

Et puis le fait reduire a ma memoire,

Vous me verriez alors participer

De celle gloire haultaine en sa victoire.

44Au dizain 279, la mémoire se fait simple auxiliaire, pour ainsi dire neutre mais en tout cas bienvenue, des forces décroissantes de l’amant, qui n’a plus sa raison mais garde une « discretion » plus intuitive : « Je puis (pourtant) a la memoire adjoindre / Le souvenir de ton divers accueil, / Ores en doulx, ore en triste reveil », etc., dans une sorte de vie végétative, dans les limbes de l’existence, proche de l’ataraxie.

45Mais la fin du recueil offre mieux, en accentuant manifestement le pouvoir fondamentalement bénéfique de la mémoire, qui est à la fois faculté psychique et activité volontaire ou involontaire : au dizain 404, assurément l’un des plus délicats à interpréter sans risque de contresens25, l’amant concède que plus il veut « d’elle [s]e souvenir, / Plus a [s]on mal », malgré lui, il consent, ce qui a déjà été vu et revu ; mais ce qu’il énonce ensuite n’est paradoxal qu’en apparence : il aimerait encore mieux que la douleur lui ôte toute sensation ou sensibilité que la mémoire, car dans cette mémoire se trouve précisément Délie, avec pour conséquence une douleur si aiguë qu’il en vient maintenant (« a present ») à souhaiter perdre cette mémoire. Alors pourquoi conclure sur cette formule ambiguë : « Car si en rien je ne m’en souvenois » – et c’est forcément de Délie qu’il s’agit, pas de flottement syntaxique ici – « je ne pourrois sentir douleur parfaicte. » ? Pourquoi ne pas souhaiter alors que la douleur lui enlève plutôt la mémoire que la sensibilité ? Tout simplement parce que le souvenir de Délie est précieux en soi, et que c’est le fait qu’il soit relayé par le « sens » de l’amant qui le rend douloureux, en avivant bien sûr le sentiment de distance, d’inaccessibilité et d’indignité. L’idéal serait donc d’une certaine façon d’avoir « le beurre et l’argent du beurre », de pouvoir de souvenir de Délie sans souffrir – mais dans la mesure où c’est utopique, il faut se résigner, voire se réjouir, au-delà de la révolte de ses sens, de pouvoir éprouver une douleur qui, au moins, est « parfaicte », car adossée à une image fiable de l’Aimée. C’est la même dialectique que l’on retrouvera chez Hölderlin, par exemple, qui ne cesse de faire implicitement l’éloge du manque, de l’incomplétude qui fait souffrir le poète en même temps qu’elle lui donne sa raison de vivre.

46Il semble bien que l’ultime dizain du recueil donne quelque crédit à cette montée en puissance de l’instance mémorielle : si tous les commentateurs ont remarqué, et à juste titre, l’équation finale entre « ardeur » et « vertu », formulée par une sorte de litote faussement prudente (« Aussi je voy bien peu de différence »), il faut aussi remarquer que le « Genevre », qu’il s’agisse de l’incarnation du couple amant-Aimée ou de la « jeune œuvre » qui la fait exister pour le public présent et à venir, est réputé pouvoir survivre à tout, et rester dans les mémoires, « Non offensé d’aulcun mortel Letharge ». Autrement dit, le recueil se clôt sur une prédiction valable aussi bien pour l’amant que pour le poète et que pour le lecteur, et d’une certaine façon antipétrarquienne, puisque non seulement rien de pénitentiel ne vient couronner l’œuvre amoureuse (on est à mille lieues du chant à la Vierge qui clôt les Rime sparse), mais le poète met clairement en vedette le plus gros enjeu, celui de persister dans la mémoire, de conjurer les eaux du Léthé, et de durer dans le dire de l’inconfort amoureux, pour à la fois « souffrir » et « non souffrir ». À la fois instance psychique productive de sensations et pourvoyeuse de recours, la mémoire scévienne, dans Délie au moins, semble surtout fournir un terrain d’exercice et un précieux contrepoids aux atteintes que subit le « hault desir » de l’amant, alimentant sa vertu comme si elle en était une elle-même.