Colloques en ligne

Ivanne Rialland

Faits divers et revues littéraires de l’orée des années 1920 à l’aube des années 1930 : Action, La Révolution surréaliste, Bifur

1Les faits divers ont inspiré, on le sait, nombre de romans et de récits célèbres. C’est par exemple le cas des Faux-Monnayeurs : l’idée en serait venue à Gide à la lecture de l’histoire du suicide d’un lycéen dans le Journal de Rouen le 5 juin 1909. Mais plutôt que le rôle du fait divers dans l’œuvre de tel ou tel écrivain, ce qui nous intéresse ici est le rapport entre deux espaces de discours : le journal et la revue littéraire. Plus précisément, ce que nous souhaiterions interroger est l’importation d’un genre créé par la grande presse dans des revues littéraires d’avant-garde : en effet, de façon étonnante, alors même que leurs contributeurs ont souvent une expérience du journalisme1, les faits divers y sont traités très généralement comme des documents humains, sans interrogation de leur sélection par le journal ni de leur mise en forme pourtant extrêmement réglée2. Le fait divers, surtout lorsqu’il se confond avec une coupure de presse, paraît ainsi correspondre à une effraction du réel dans l’espace de la revue littéraire, avec une portée esthétique variée, véhiculée autant par le choix et le contenu des coupures de presse que par leur forme, qui introduit dans la revue littéraire la « mosaïque communautaire3 » du journal.

2Dans cette perspective, nous avons écarté la reprise isolée de faits divers dans les revues littéraires pour ne conserver que les revues qui consacrent véritablement un espace au fait divers, que celui-ci fasse l’objet d’une chronique ou qu’il soit distingué par sa mise en forme exhibant son caractère extrinsèque. Le choix des années 1920 se justifie d’abord par la vogue du fait divers dans l’entre-deux-guerres, symbolisée, au début de la décennie, par l’immense intérêt du monde littéraire pour l’affaire Landru, vogue qui s’estompe au début des années 1930 au profit de la politique, comme le remarque David H. Walker4. Ensuite, sa présence dans les revues littéraires nous paraît accompagner et révéler une mutation esthétique : d’Action à Bifur, en passant par La Révolution surréaliste, le fait divers constitue un foyer pour observer le passage du modernisme et des débuts du surréalisme aux prémisses d’une littérature de l’engagement. Si nous nous concentrerons sur ces trois revues, nous évoquerons également, en contrepoint, la chronique tenue par Gide dans La Nouvelle Revue française, ainsi que Le Surréalisme au service de la révolution à la limite externe de notre période.

3Dans Action, la rubrique « Faits-divers », signée par Georges Gabory5, apparaît dans les numéros 8 à 11 de la revue de Florent Fels, parus entre août 1921 et fin 1921 ou début 19226. Cette apparition, relativement tardive dans la vie brève de cette revue qui compte douze numéros publiés de février 1920 à mars-avril 1922, fait suite à l’article signé par Gabory dans le premier numéro de la revue, son « Éloge de Landru » ayant provoqué la saisie du numéro7. Gabory y fait référence à deux reprises dans sa chronique, dans le numéro 9, à l’occasion de l’arrestation de Mécislas Charrier (fils du poète Mécislas Golberg), impliqué dans l’attaque du rapide no 58, et dans le numéro 11, lors de la condamnation à mort de Landru, à laquelle est entièrement consacrée la dernière rubrique « Faits-divers » :

J’estime les assassins quand ils le méritent, d’ailleurs, qu’on se souvienne ! en février 1920, je faisais l’éloge de Landru qui vient de se révéler poète […]9. La louange de ce poète valut à cette même revue qui l’imprima, d’être saisie par un méchant capitaine douanier, à la frontière de France et de Belgique10.

Désiré Landru que nous nous plaisons, pauvres rédacteurs d’Action, à nommer notre bon maître, Désiré Landru vient d’être condamné à mort par le jury des Assises de Versailles […]11. Le premier succès de la revue Action, je le rappelle à ceux qui l’ont oublié, lui vint d’être saisie pour avoir publié dans son premier numéro un modeste éloge de Landru, que j’avais signé […]12.

4Le patronage de Landru signale l’ancrage anarchiste de la revue, dont le numéro 1 est sous-titré Cahiers individualistes de littérature et d’art. Mais alors que l’« Éloge de Landru » était une défense de l’homme supérieur et de la volonté, en accord avec les principes anarchistes individualistes, la chronique du numéro 11 défend l’assassin au nom de son « imagination littéraire », Gabory déclarant : « Landru est un poète qui n’a pas chanté, un écrivain qui n’a pas écrit, un littérateur manqué. Il a l’amour du romanesque13. » Dans le numéro 9, il citait d’ailleurs un poème de Landru, et qualifiait également le jeune Mécislas Charrier de « poète du plus grand avenir », « que la revue action a le regret de ne pas compter parmi ses collaborateurs14 ». Si les criminels sont créateurs de romanesque, ils sont également comparés à des criminels fictionnels, Landru apparaissant dans le numéro 9 dans une liste de « criminels sympathiques » comprenant Hamlet, Lafcadio mais aussi la poétesse Hera Mirtel, condamnée pour avoir assassiné son mari l’écrivain Bessarabo, dont elle avait expédié le corps par la poste15.

5Dans Action, la rubrique « Faits-divers » est distinguée du corps de la revue : elle paraît toujours dans les premières pages, non paginées, sur une seule colonne évoquant la mise en page du journal. Cependant, le réel brut qu’elle propose est dissous dans l’espace de la revue littéraire : si les sources de Gabory sont principalement les journaux, les faits divers sont entièrement réécrits dans un style lyrique dont l’excès vise régulièrement des effets de cocasserie, telle cette apostrophe à un commerçant que sa femme a tenté de faire noyer par son amant : « Monsieur Seveleder ! papetier de Nantes ! Vous êtes un héros et un martyr ! Vous avez défendu votre femme coupable contre les policiers qui voulaient l’arrêter ! […] Monsieur Seveleder ! si les journaux disent la vérité, vous êtes l’égal des grands amants douloureux de la légende, le frère du More de Venise ou de Bruno le Cocu, magnifique16 ! »Surtout, ce qui est constamment démontré est la nature romanesque et même archétypiquement romanesque de ces faits divers, qui ont généralement un caractère sentimental. C’est d’ailleurs en partie dans cette perspective que Gabory interprète l’affaire Landru, évoquant « ce charmant détail donné par la Presse : Landru s’habillant en marquis pour aller voir ses fiancées » et déclarant que l’affaire montre qu’« au contraire de ce que dit Alphonse Daudet, la vie est un roman17 ». Cette orientation esthétique est annoncée dès la première rubrique, qui s’ouvre sur une référence à Baudelaire :

La vie parisienne est féconde en miracles. Baudelaire disait à peu près que le merveilleux nous enveloppe comme une atmosphère, un manteau d’air invisible. La poésie quotidienne de Paris ! elle éclate en caractères sanglants, tous les matins et tous les soirs dans les journaux, sur les affiches. Le journal qui meurt sur ma table, les ailes ouvertes, m’apporte une rose fanée, un souvenir, un nom oublié18.

6Il ajoute : « Les faits divers sont la chronique du cœur humain, le petit écho des passions : je me propose de l’éveiller et de le faire retentir dans vos cœurs, lecteurs sensibles […]19. »

7Gabory poursuit en évoquant le progrès et la vie moderne « rapide, profonde et dense20 », mais finalement, plutôt que la trépidation de la vie moderne, sa rubrique trouve dans les faits divers des histoires intemporelles de passions, qui sont en permanence référées à des modèles poétiques savants ou populaires : le premier fait divers rapporté, l’histoire de la jeune dactylographe qui se suicide par amour pour un aviateur21, est commenté d’abord à l’aide d’un vers de Musset (« Sans doute il est trop tard pour parler encor d’elle », « À la Malibran », Stances), puis d’une comptine ou d’une chanson populaire : « Le soir, l’ange ou l’oiseau revient toujours au nid, / Ainsi remonte au ciel la petite Dany ! / N, i, Ni ! C’est fini ! » On retrouve là d’ailleurs ce mélange caractéristique de cocasserie et de sentimentalité. D’autres types de faits divers sont relatés, en particulier dans le numéro 9, où la naissance d’un enfant à tête de loup et pinces de homard est immédiatement rapportée au personnage de la Merveille des mers inventé par Salmon dans L’Entrepreneur d’illuminations, tandis que dans la même rubrique est évoquée la publication retardée du Journal des Goncourt22. La rubrique du numéro 10 s’ouvre quant à elle sur un compte rendu de l’exposition du Théâtre romantique au musée Victor-Hugo, avant l’évocation de deux meurtres23.

8Si les faits divers sont isolés dans un espace liminaire de la revue, ils sont presque complètement intégrés à son propos littéraire, comme le montre l’insertion d’échos littéraires, la chronique s’apparentant de la sorte à la chronique de la vie littéraire d’André Salmon, la « Gazette de l’étoile », qui, dans le numéro 9, traite par exemple du même sujet que la chronique « Faits-divers » : l’arrestation de Mécislas Charrier24. À l’inverse, dans La Révolution surréaliste, l’hétérogénéité du fait divers est préservée. Des faits divers sont publiés dans le numéro 1 (1er décembre 1924), le numéro 6 (1er mars 1926), le numéro 8 (1er décembre 1926) et le numéro 9-10 (1er octobre 1927). On peut mentionner encore le numéro 12 (15 décembre 1929), où des faits divers sont inclus dans l’article « Bonne année ! Bonne santé » de Georges Sadoul (p. 45-47). Ils y ont un statut tout à fait différent. Alors que les autres faits divers sont repris à des journaux dont le choix, qui n’est pas commenté, semble indifférent, c’est le support lui-même qui est l’objet de la dénonciation de Sadoul, puisque les faits divers intégrés à l’article forment des preuves de la servilité envers la police du magazine Détective25 et de sa dangerosité :

Voilà ce que tout le monde lit, aujourd’hui, dans le métro, sans protester. Détective remplace l’Intrépide. On nous prépare une belle génération de petits salops. Quelques-uns, en lisant les récits de crime apprendront à tuer, à bien tuer. Détective est un agent provocateur et les meurtres qu’il fera commettre serviront à rendre la police plus riche, plus forte26.

9Dans les numéros 6, 8 et 9-10, les faits divers apparaissent dans la rubrique « Revue de la presse », tenue par Éluard et Péret, et alternent avec des commentaires. Ils sont généralement maintenus dans leur autonomie et cités textuellement, le décrochage énonciatif étant souvent marqué par le passage à la ligne, parfois par un titre et régulièrement par la mention de la source. Dans le numéro 8, le commentaire est entièrement en capitales, exhibant, en italique, les morceaux de faits divers collés dans la revue de presse :

Parfois un homme se montre comme en témoigne ce fait-divers !

Le Mans, 13 septembre. Un incident s’est produit, à Parigné-l’Évêque au passage du 112e régiment d’infanterie, en manœuvres au camp d’Auvours. Un automobiliste, qui avait arrêté sa voiture, ne salua pas le drapeau. Des assistants voulurent le faire se découvrir, mais il refusa.

Un lieutenant se détacha alors des rangs et enleva la casquette du chauffeur, qui riposta par un coup de poing au visage de l’officier qui aurait eu une dent cassée. Plusieurs camarades de ce dernier intervinrent et l’automobiliste fut malmené, mais peu après le calme fut rétabli. Une enquête est ouverte pour établir les responsabilités27.

10La source n’est pas mentionnée, mais le démarquage typographique et le passage du style pamphlétaire des deux poètes au style informatif, laconique, aux formules convenues suffisent à indiquer le montage de deux univers de discours. Pourtant, de façon révélatrice, et alors même que les surréalistes exploitent littérairement ce type de collage discursif, le fait divers ne serait qu’un « témoignage », une trace du réel dont la mise en discours et l’origine paraissent transparentes. Cette utilisation du fait divers est remarquable dans le premier numéro. Un ensemble de faits divers rapportant des suicides émaille la revue, accompagnés de leur source, tous titrés, un certain nombre par le titre « Les désespérés » qui réunit à travers les pages les différents faits divers en une série significative. Ce titre, notons-le, est repris comme les faits divers qui le suivent au Petit Parisien, qui identifie ainsi les suicides dans sa rubrique « Faits divers28 ». Isolés ou assemblés en rivière29, les faits divers sont tous des brèves qui, comme dans le journal, contribuent au rythme de la page et à la variété de la lecture : la page 12 présente la fin du texte surréaliste de Georges Malkine, un bref texte d’Aragon, un écho, une brève, une photographie et un poème de Paul Éluard, ce disparate constituant l’effet de mosaïque propre au journal qui demande au lecteur, selon McLuhan, une participation active au média. Le titre courant, « Textes surréalistes », induit un détournement de l’espace de discours du journal, la page paraissant de la sorte un collage que son caractère autant visuel que sémantique rapproche des photomontages surréalistes30. La construction de la page 12, par le biais du texte consacré par Aragon à Germaine Berton, renvoie ainsi au photomontage de la page 17, où sa photographie est placée au milieu des portraits des surréalistes.

11Chaque élément textuel conservant son autonomie, il fait toutefois sens par lui-même et le fait divers est bien utilisé comme un document, ce que confirme dans ce numéro 1 « La conscience » de Philippe Soupault, déclarant : « Je découvre toujours dans les journaux qu’on ne considère ici que comme des miroirs fidèles, une autre source de précieux renseignements31. » Philippe Soupault défend dans cet article la congruence entre les faits divers et les pensées non censurées, faisant en somme des premiers la matérialisation de fantasmes. C’est globalement le sens que prend le fait divers pour les surréalistes : il est un symptôme, que ce symptôme soit une révélation du moi véritable ou d’un réel authentique fissurant soudain les apparences sociales. En lien avec l’enquête sur le suicide dont le libellé ouvre le numéro, l’accumulation des suicides vient ainsi comme preuve d’un désespoir fondamental, portant implicitement une condamnation radicale de la société. L’écriture du fait divers n’est jamais commentée, alors même qu’elle renforce l’effet recherché. Lapidaire, le fait divers peut en effet, parfois, renforcer le mystère du suicide en omettant toute explication : « M. Lemaire, 26 ans, s’est couché sur la voie près de la gare de ceinture Bercy-La Rapée et a été coupé en deux par un train. (Libertaire32.) » Au contraire, la récurrence de raisons convenues, dans des formules toutes faites telle « chagrins intimes », quatre fois répétée dans le numéro, désigne leur insuffisance :

LES DÉSESPÉRÉS

M. Charles Guyot, dix-neuf ans, domicilié en hôtel rue Saint-Maur, passait vers treize heures, rue de la Présentation. Il monta soudain l’escalier d’un immeuble et, sur le palier du quatrième étage, se tira une balle dans la tête. Il a été admis à Saint-Louis dans un état désespéré. Chagrins intimes.

(Petit Parisien33.

12On peut penser qu’en s’abstenant de commenter, les surréalistes exploitent consciemment ce qui est un trait définitoire du fait divers selon Barthes – son autonomie : « le fait divers […] est une information totale, ou plus exactement immanente ; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaître rien du monde pour consommer un fait divers ; il ne renvoie formellement à rien d’autre que lui-même34 ». Le fait divers, de la sorte aisément transférable, est défini notamment par Barthes comme une relation entre deux notations (au moins) instaurant un rapport dramatisé de causalité ou de coïncidence : « Causalité aléatoire, coïncidence ordonnée, c’est à la jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers : tous deux finissent en effet par recouvrir une zone ambiguë où l’événement est pleinement vécu comme un signe dont le contenu est cependant incertain35. » Ce qui trouble à la lecture de l’accumulation de faits divers dans La Révolution surréaliste est toutefois l’absence de dramatisation et la banalité de nombre de ces suicides, quoique les circonstances en soient quelquefois insolites, tel ce quatrième étage choisi par Charles Guyot pour mettre fin à ses jours : c’est l’assemblage agencé par les surréalistes qui, en créant un effet de série, pointe la coïncidence et la transforme en signe, procédé également caractéristique du fait divers, selon Barthes, parce qu’il transforme le banal en événement saillant, marque d’une indéchiffrable fatalité – cet effet de série, remarquons-le, est déjà exploité par Le Petit Parisien, par le biais du retour quasi quotidien du titre « Les désespérés », mis au pluriel. L’intervention des surréalistes est ici d’y agglomérer des faits divers pris dans d’autres journaux et de renforcer l’effet de liste, en collant par exemple une brève du Libertaire sous le titre « Les désespérés » chapeautant des faits divers du Petit Parisien36.

13Sans modification de sa forme journalistique, par le seul geste de sélection et d’importation dans un contexte nouveau, le fait divers change de portée et se métamorphose en texte surréaliste, avec qui il partage son statut documentaire, témoignant du « fonctionnement réel de la pensée » : on comprend dès lors la nécessité de neutraliser la réflexion sur l’écriture professionnelle du journaliste pour pouvoir assimiler le fait divers à l’inscription d’un surréel à la surface du monde ou de la feuille –et ce alors même que les deux sources principales du numéro 1, Le Petit Parisien et Le Libertaire, laissent apparaître des différences idéologiques criantes37. Il est possible ici de comparer cet usage des faits divers avec celui qu’en fait Gide dans La Nouvelle Revue française, dans les treize opus de la chronique qu’il leur consacre entre 1926 et 1928. Gide, qui a constitué de 1891 à 1939 un abondant dossier de faits divers comptant plus de six cents coupures de presse38, est fasciné par ceux rapportant des actes apparemment inexplicables, ces « actes gratuits », qui ne le sont qu’en raison des limites de notre connaissance psychologique. C’est cela qui l’attache à l’affaire Redureau, évoquée dans les trois dernières chroniques, parues dans les numéros d’avril 1928, juin 1928 et juillet 1928 de La NRF39. Réunies ensuite en volume et quelque peu remaniées, ces chroniques forment le volume L’Affaire Redureau, premier de la collection « Ne jugez pas » dirigée par Gide, dont la préface en 1930 revient sur cette fonction du fait divers :

Certes, aucun geste humain n’est proprement immotivé ; aucun « acte gratuit », qu’en apparence. Mais nous serons forcés de convenir ici que les connaissances actuelles de la psychologie ne nous permettent pas de tout comprendre, et qu’il est, sur la carte de l’âme humaine, bien des régions inexplorées, des terrae incognitae40.

14Que ce soit dans les volumes qu’il consacre à des affaires criminelles ou dans sa chronique des années 1920, Gide privilégie, en le revendiquant, le document, qu’il tire pour une bonne part des journaux comme il l’indique dans la « Lettre sur les faits-divers » inaugurant sa chronique :

Il ne s’agit pas de relater à neuf, comme pouvait le faire si pertinemment Charles-Louis Philippe dans la Revue Blanche, quelques gros ou petits faits récents. Non ; je compte verser ici le texte même du journal qui m’en aura fait part, et lui laisser la responsabilité du récit dont j’aurai toujours soin d’indiquer la provenance. Tout au plus ajouterai-je, de-ci, de-là, tel commentaire qui me paraîtrait propre à faire ressortir telle particularité cachée41.

15De fait, la chronique, constituée pour l’essentiel de coupures de presse, n’est parfois pas même signée de Gide, comme en mars et avril 1927, ou porte simplement dans son titre l’indication : « Faits-divers (recueillis par André Gide) » (juillet, août, septembre 1927, février et avril 1928), avec un refus de la position d’auteur lorsque son rôle est de simple sélection, la signature étant réservée aux chroniques incluant des commentaires. Cependant, ni cet effacement de l’auteur, ni le statut documentaire attribué au fait divers n’impliquent un oubli du caractère élaboré des matériaux fournis. Dès la première chronique, Gide signale que les journaux sont autant une source qu’un obstacle à la saisie des documents psychologiques qui l’intéressent, du fait à la fois de la sélection des événements et de leur traitement narratif et stylistique :

Pour un beau « fait-divers » (je veux dire : un récit qui présente un intérêt réel et soit capable de nous instruire, de nous apprendre quoi que ce soit de neuf en psychologie), combien nous en faut-il lire d’insipides ! L’originalité est aussi rare ici qu’ailleurs ; et plus encore, car il y faut le concours de deux valeurs : celle du fait et celle du journaliste qui le raconte. Je tiens pour certain que le journaliste, souvent, ne sait pas voir ce qu’il y a d’intéressant, d’important, dans tel fait dont il peut prendre connaissance. Les journaux de Paris donnent tous les mêmes, à bien peu près ; une même agence sans doute les renseigne et leur sert le fait déjà cuisiné42.

16Il pointe la banalité de l’exceptionnel avec laquelle se confond le fait divers, qui renvoie moins selon Georges Auclair au réel, ou à un échantillon du réel, qu’à un imaginaire social : « significatifs, les faits divers ne le sont pas tant de la réalité statistique du crime que des fantasmes que la collectivité forme à son sujet43 », écrit ainsi le sociologue. Le réel ne s’inscrit de la sorte que par effraction dans la chronique des faits divers, repérable, comme le suggère Gide, par sa résistance à l’explication (sa gratuité) et par son caractère d’hapax.

17Dans l’analyse de Georges Auclair l’on retrouve l’assimilation des faits divers à des « paysages intérieurs », pour reprendre l’expression de Soupault44, et le fait divers, « satisfaction symbolique des frustrations les plus élémentaires45 », peut s’assimiler à un fantasme. Cependant, pénétré des normes sociales, il exige également un décryptage qui, laissé de côté lors de l’enquête sur le suicide, est effectué par les surréalistes dès que le fait divers devient directement politique. La « Revue de la presse » du numéro 6 de La Révolution surréaliste dénonce le militarisme et le colonialisme à travers des faits divers, qui sont non seulement introduits et commentés, mais dont la formulation est, sinon analysée, du moins mise en avant par le soulignement :

Pour la honte de l’homme, il y a les militaires. L’ex-adjudant de coloniale Barbas, chevalier de la Légion d’honneur, titulaire de treize citations à l’ordre de l’armée, a tué à coups de bâton son fils, « UN CHENAPAN DE SIX ANS », parce qu’il avait fait l’école buissonnière46.

18La dernière « revue de la presse », consacrée à l’exécution de Sacco et Vanzetti, utilise les journaux non comme documents factuels, mais comme vecteurs d’opinions politiques, tantôt saluées, tantôt dénoncées47. Cette dimension politique du fait divers se confirme dans Le Surréalisme au service de la révolution de façon tout à fait parallèle à l’évolution du mouvement. Les coupures de presse rassemblées à la première page du numéro 2 invitent par le titre d’ensemble de la page à une critique de l’idéologie portée par le contenu comme la forme des extraits : « Une histoire de commis-voyageurs. De Barbusse à Coty la presse de guerre se réveille48 ». La « revue de la presse » du numéro 5, à nouveau signée par Éluard et Péret, propose une série de faits divers et d’anecdotes dont la portée édifiante est explicitement dénoncée49. La presse n’apparaît plus un support neutre, mais bien un discours idéologique, qu’il s’agit de dénoncer – ou de détourner. C’est dans cette même revue de presse qu’est évoqué le crime des sœurs Papin50. Les deux poètes ne publient pas cette fois d’extraits de presse, mais évoquent l’affaire à leur manière. Le collage concerne l’illustration photographique : le numéro se clôt par deux portraits photographiques des deux sœurs légendés « Avant » et « Après », le bas de page reprenant la phrase conclusive du texte d’Éluard et Péret : « Sorties tout armées d’un chant de Maldoror… » Or, comme l’a remarqué D. H. Walker, ces deux photographies sont reprises à Détective51 : leur signification, axiologiquement renversée par les légendes, vient ainsi directement contrer l’extrême conservatisme de Détective.

19L’originalité de Bifur, créée en 1929 par Georges Ribemont-Dessaignes et Nino Frank, est d’intégrer dans sa maquette des faits divers comme élément décoratif : la revue est « ponctué[e] par des sortes de culs-de-lampe qui seraient des faits divers insolites et bruts, relevés dans des journaux de partout, et agrémentés par les ténors de la nouvelle photographie, les Moholy-Nagy, Krull, Kertesz, Brassaï52. » Ces faits divers symbolisent à la fois la dimension internationale de Bifur et la volonté d’y présenter tous les aspects de la vie moderne, sans se cantonner à la littérature. À la fois « insolites » et « bruts », ils exemplifient la tension esthétique de la revue, héritière du dadaïsme, oscillant entre surréalisme dissident et engagement littéraire et politique.

20Un article d’André Salmon paru dans le premier numéro permet de sonder l’écart entre Bifur et Action : intitulé « Fait divers53 », dédié à André Gide, le texte de Salmon, qui est l’un des principaux contributeurs d’Action, évoque l’idée qu’il a eue, durant la guerre, de réunir quotidiennement dans L’Éveil, dont il est le rédacteur en chef, des faits divers classés thématiquement, offrant aux poilus « les anecdotes les plus attendrissantes54 ». S’il reconnaît le cynisme de cette pratique du journalisme, il aimerait avoir la force « pour entreprendre cet exercice de pure nomenclature animale55 » et évoque pour finir « un beau fait divers56 » dont il discute avec son buraliste : « Un beau fait divers par exemple, c’est la mort de ces deux petites danseuses de Montmartre, enlacées dans la mort et suicidées par le gaz d’éclairage, ni plus ni moins que les chiens de la Fourrière57. » L’hypocoristique (« petites ») et la chute orientent vers une interprétation sentimentale que confirme la phrase lapidaire « Tout un roman58 » et l’évocation de l’effet produit par l’événement : « Il a bien touché, et juste, le cœur populaire, ce double suicide59. » On retrouve là tout à fait le romanesque du fait divers exploité par Gabory. Or, en guise de culs-de-lampe, deux faits divers viennent conclure l’article de Salmon, d’un registre tout à fait distinct :

Miss Catherine Harcourt, 15 ans, de Birmingham, a 1 m. 67 de haut, mais il lui suffit de s’accrocher à quelque chose et de laisser pendre son corps, pour s’allonger de sept centimètres et demi, ce qui lui a valu le sobriquet de Miss India Ruber. Cependant elle a refusé toutes les propositions des impresarios.

Cinq condamnés à mort, actuellement détenus à la prison de Sing-Sing, ont été avisés que leur exécution était retardée jusqu’après les fêtes de Noël. Cette mesure a été prise en considération de ce que ces condamnés font partie de la chorale de la prison et qu’on a besoin de leur concours pour la réalisation du programme des fêtes de Noël60.

21On est là bien plus proche de la « pure nomenclature animale » que le fait divers cité par Salmon : sans commentaire aucun, sans lien avec le reste de la revue, les faits divers, d’abord titrés « événements », puis, dès le numéro 2, individuellement titrés, reconnaissables par leur typographie et leur positionnement en fin d’article, introduisent dans la revue des événements hétéroclites, véritablement « divers », avec une prédilection évidente pour l’insolite. Leur mise en forme les désigne comme des coupures de presse : titre en capitale, disposition sur deux colonnes, souvent indication du lieu en italique au début de la première ligne. Toutefois, leur source n’est jamais mentionnée, les rendant de ce fait invérifiables. Le doute sur leur authenticité est accru par l’usage ludique dans la revue d’une catégorie telle que « glossaire » qui fournit des présentations lyriques des différents contributeurs.

22Cependant, l’ambition documentaire de la revue n’est pas factice. Dans tous les numéros (sauf le numéro 7) sont publiées des « lettres » portant sur la vie quotidienne d’un pays, sa littérature, sa religion ou tel ou tel aspect jugé caractéristique. Les cahiers de photographies proposent certains clichés réalistes, comme les quatre photographies de l’usine Ford dans le numéro 4 (31 décembre 1929), l’article de Brice Parain61 qu’elles interrompent proposant une analyse du machinisme contemporain, thème régulièrement abordé dans la revue. À plusieurs reprises, la revue publie la photographie d’épreuves ou de partitions annotées62, le document s’attachant cette fois à la matérialité de la création. Plusieurs faits divers présentent un contenu véritablement social :

Des fillettes de 8 à 12 ans se présentent dans une clinique d’accouchement de Cardiff

Londres. – La supérieure d’une maternité de Cardiff, où l’on s’occupe spécialement de filles-mères, a déclaré que depuis quelques jours elle avait dû, faute de place, refuser l’admission de huit fillettes âgées de 8 à 12 ans et qui étaient sur le point d’accoucher. Ces fillettes précoces habitent le quartier des dockers de Cardiff, où toutes les races de la terre se mélangent dans des taudis, ou le district minier de Rhonda. Cette maternité fait partie d’un groupe d’établissements similaires fondés par l’église méthodiste calviniste du Pays de Galles63.

23Les culs-de-lampe que constituent les faits divers proposent en réalité un emblème esthétique de la revue, qui repose sur une revendication du « disparate64 », comme l’indique le bilan de la « Première année de Bifur » publié à la fin du numéro 6. Ce disparate correspond à un refus de la synthèse et une ouverture à la nouveauté de l’époque actuelle :

Il se dégage en effet de la suite de BIFUR 1, 2, 3, 4, 5, 6, une impression très nette qu’aucune tendance d’aucune école définie ne réussit à limiter. Grâce à elle on découvre ce qu’il y a au fond du temps actuel qui se transforme chaque jour mais n’en reste pas moins l’interrogation renouvelée de l’individu devant tous les problèmes qu’il pose lui-même, c’est-à-dire devant soi-même et devant la collectivité, devant son propre esprit et devant le monde extérieur, devant la lutte permanente entre l’idéalisme et le matérialisme, plus que jamais aiguë, qui indique la fin d’un temps et le commencement d’un autre sans que l’homme soit en mesure de marquer un point en faveur de l’une ou de l’autre65.

24Le fait divers « brut » introduit ainsi la forme mosaïque que revendique la revue. Mais le « disparate », dans Bifur, correspond souvent à bien y regarder à une esthétique du contraste, frappante dans les cahiers de photographies mêlant, entre autres, clichés réalistes, photomontages, photographies d’œuvres modernes, comme dans l’utilisation des faits divers. Le fait divers sur la clinique de Cardiff conclut une série de poèmes de Supervielle, dans le numéro 4, tandis que dans le numéro 3 un article de Robert Aron et Arnaud Dandieu sur le plan Young est suivi d’une coupure de presse sur un maniaque déshabillant les dormeurs66. Alors même que Paul Nizan, qui s’impose peu à peu dans la revue au fil de l’année 1930, veut « donner à Bifur une tendance documentaire de plus en plus marquée67 » et accentuer l’engagement idéologique de la revue, les coupures de presse, qu’elles soient authentiques ou non, déconstruisent en partie sa portée politique en maintenant l’esprit ludique de dada au cœur de ses pages. D’ailleurs, Nizan supprime dans le dernier numéro (no  8, 10 juin 1931) les faits divers, tentant un alignement de la revue qui signe aussi la fin de son originalité. L’usage du fait divers y est en effet le signe de sa situation de charnière, au point de bascule entre deux décennies : Bifur tout au long de ses pages, oscille entre un humour destructeur et la recherche du document humain, que noue entre eux l’insolite de ses culs-de-lampe.

25Mais de façon étonnante, à nouveau, l’écriture des faits divers n’est pas interrogée, et cela alors même que Bifur publie un long et très informé article de Desnos sur le journalisme, « Les mercenaires de l’opinion68 ». Si Gide, Éluard et Péret prennent parfois en compte l’élaboration journalistique du fait divers, celui-ci n’est que très secondairement envisagé comme un genre médiatique : quelle que soit la pratique que les écrivains peuvent avoir du journalisme, ou la réflexion qu’ils peuvent produire à son propos, dans le cas du fait divers, le journal tend à prendre le statut d’une simple surface d’inscription pour un réel qui peut ainsi être découpé et importé dans la revue littéraire. Alors que, pour Georges Gabory dans Action, la modernité portée par le fait divers est absorbée dans l’espace commun de la littérature, l’usage de la coupure de presse produit, en somme, le sentiment d’un différentiel, entre un espace à la littérarité redoublée – commentaire littéraire d’une production littéraire – et la mosaïque du journal où s’inscrit une prose dont le formatage même estompe le sentiment d’une écriture : l’effet de montage des pages de La Révolution surréaliste ou la substitution des coupures de presse aux traditionnels culs-de-lampe dans Bifur exhibent l’exploitation de ce différentiel, qui importe dans la revue la modernité visuelle du journal. Cet usage « brut » du fait divers est permis bien sûr par sa mise en forme médiatique : c’est parce qu’il est une brève, parce qu’il est autonome, qu’il permet des pratiques de collage, au service d’une esthétique de la discontinuité documentant in fine la conception moderne d’un réel devenu indissociable de sa saisie médiatique.

26Ivanne Rialland

27Université Paris-Sorbonne/IUT de Marne-la-Vallée