Colloques en ligne

Anne Reverseau

Ce que la poésie fait du document : note méthodologique sur les insertions, les emprunts et les listes dans les années 1920

1La littérature développe, on le sait, un grand intérêt pour la sphère du document dans l’entre-deux-guerres. En témoignent les nombreux essais et témoignages, mais aussi les romans et les récits qui adoptent comme titre ou sous-titre « document » et « documentaire ». Les termes apparaissent aussi dans les années 1920 pour désigner des rubriques dans les revues ou des collections chez les éditeurs, comme « Documentaires » chez Kra. La poésie n’est pas en reste : depuis l’ouverture du célèbre poème d’Apollinaire, « Zone », on sait que le document peut se faire poésie : « Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut / Voilà la poésie ce matin1. » On peut écrire à côté d’un document, avec un document, à partir d’un document, comme un document, grâce à un document, etc. Les usages littéraires du document sont en effet des plus variés : travail sur les sources documentaires ou les archives, pratiques de citation, de collage et de montage de documents, emprunts de formes ou de styles documentaires, jusqu’à la définition de la poésie comme document.

2Y a-t-il un usage du document qui serait spécifique à la poésie, voire un usage « poétique » du document ? Contrairement à la prose narrative, fictionnelle ou non, où le document nourrit en général une esthétique documentaire, les documents insérés ou les emprunts à la forme documentaire en poésie semblent relever d’un usage non documentaire. La question du document est un objet d’étude souvent traité dans le cadre du champ de recherche « littérature et journalisme » en plein essor, plus que dans le champ poétique, à l’exception du surréalisme2. Parce que poésie et document semblent éloignés, on a tendance à penser leurs rapports sous l’angle de la seule illustration, alors qu’ils sont beaucoup plus riches.

3On se demandera ici où intervient le document en poésie et quelle est sa place, en cherchant à comprendre pourquoi un poème exhibe ou au contraire dissimule le document qu’il utilise ou la forme documentaire qu’il emprunte. Après une réflexion méthodologique sur la définition et le classement des documents en poésie, on s’intéressera plus particulièrement à la forme de la liste en analysant quelques exemples, avant de questionner, pour finir, les effets et les valeurs de ces emprunts à la sphère du document.

Quelles frontières pour le document ? – définition

4La question du document est un terrain mouvant. La difficulté consiste d’abord à distinguer « document » – qui désigne une nature d’objet, un statut – et « documentaire » – qui relève d’un projet et d’une intentionnalité. Si la forme du document va souvent de pair avec une esthétique documentaire, les deux peuvent être disjointes : un témoignage n’a pas forcément forme documentaire et une image documentaire peut être inventée. En outre, la notion de documentaire, que le photographe Walker Evans a défini en référence à Flaubert, est largement extensible quand elle sort du strict sens de « style documentaire » appliqué au cinéma ou à la photo, tel que l’a étudié Olivier Lugon3. Le sens de « documentaire » se complique particulièrement lorsqu’il désigne une fonction que les écrivains veulent assigner à la littérature. Les rapports entre littérature et document recoupent ainsi plusieurs phénomènes : un texte littéraire peut utiliser une trace matérielle comme source ou l’intégrer, mais, en retour, le texte littéraire peut lui-même être utilisé comme preuve, mêlant ainsi intention documentaire d’auteur et valeur documentaire rétrospective4. Dans ce qui suit, il ne sera question que de deux de ces multiples possibilités, l’emprunt d’une forme de document et l’insertion de document dans le poème.

5Les choses se compliquent encore si l’on essaie de circonscrire la notion de document. Défini comme ce qui peut circuler, être cité, mais aussi ce qui est vérifiable et qui atteste, il pose problème car, potentiellement et rétrospectivement, tout peut être utilisé comme document.Pour rendre compte des cas rencontrés en poésie, un classement par nature de document semble évident : document visuel ou verbal ; parmi les documents verbaux, les documents écrits ou oraux ; parmi les documents écrits, les chiffres ou les lettres, et ainsi de suite. Il faudrait pourtant adopter une description plus dynamique qui rendrait compte de la façon dont le document se situe dans la poésie, et l’envisager dans sa relation au poème. On pourrait dès lors distinguer quatre cas, dont trois situations spatio-temporelles : le document est source du poème (il intervient avant), le document est inséré dans le poème (il intervient en même temps) et le document illustre ou accompagne le poème (il intervient après). À cela s’ajouterait ce cas : le poème se présente lui-même comme document. Le document est alors un rôle, explicité dans des titres ou sous-titres contenant le sème « document », dans des préfaces, notes, correspondance ou toute autre déclaration d’intention. Cette situation, qui touche à la réception du poème, permet de mesurer l’importance du paratexte pour la question du document.

6Précision supplémentaire qui incite à poursuivre l’entreprise définitionnelle, la notion de document, parce qu’elle est actuellement à la mode dans la recherche littéraire, risque d’éclipser ses voisines : collage, intertextualité, citation, mais aussi source. Là aussi, il est important de délimiter les territoires. L’intertextualité diffère de l’utilisation de document en poésie puisqu’elle évoque ou convoque des textes avant tout littéraires. L’emprunt et l’utilisation de documents peuvent certes recouper la pratique de la citation et l’idée de source (l’exemple de Cendrars est à ce titre parlant), mais ils désignent une réalité plus large puisque peut être utilisée dans un texte littéraire une forme documentaire (livre de compte, table d’horaires, menu) qui ne renvoie pas à un calcul, un horaire ou un repas précis. La notion de document est alors utile lorsqu’il s’agit de penser un phénomène citationnel qui touche à un ensemble. Ajoutons que, contrairement à la source, le document servant de matrice à un poème peut n’être pas biographique mais fictionnel, et que la notion de document est plus large que celle d’intertextualité ou de citation puisque les faits divers, les extraits d’annuaires, les statistiques ou les coupures de presse insérés ne sont pas toujours vérifiables. Inventé, le document n’a parfois de document que la forme, mais il reste à cette coquille vide une puissance fictionnelle et une force d’évocation qui lui sont propres. Quant à la distinction à opérer avec le collage, il importe de préciser que si les poèmes-collages et autres ready-made poétiques5 appartiennent bien au document, celui-ci permet de penser l’insertion de textes, alors que le collage est une insertion de figure dans laquelle même le texte est perçu comme plastique. Outre ces frontières externes, les exemples de documents insérés en poésie posent la question de la frontière interne puisque, contrairement à l’image et au collage, l’insertion de texte dans un texte peut ne pas être visible. Il y a là aussi une grande variété dans le degré d’insertion du document, du collage brut, dont les coutures sont visibles, à l’intégration maximale. Il convient donc d’être particulièrement attentif à l’emploi des verbes introducteurs, de la ponctuation (deux-points et guillemets notamment), des italiques, des capitales et de la typographie en général.

7La nature d’un document – sa valeur référentielle – se distingue de la forme documentaire, qu’elle soit empruntée ou construite. Phénomènes différents, l’emprunt d’une forme de document et l’insertion de document méritent d’être étudiés conjointement en poésie car leurs effets se rejoignent. Les aphorismes Rrose Sélavy, que Robert Desnos publie dans Littérature en décembre 1922,adoptent une forme documentaire : éléments introductifs, fragments numérotés et isolés, accompagnés parfois de précisions de nature ou de contexte comme « définition de la poésie » ou la mention du destinataire. Cette forme renforce le statut documentaire de ces textes, censés avoir été dictés par télépathie à Desnos par Marcel Duchamp6. Et, lorsque, en 1928, Paul Morand égrène les horaires du train Santa-Fé-de-Luxe dans le poème éponyme7, leur présentation mime l’insertion (deux colonnes, espacement entre villes et heures), mais prend soin de les lier au début du poème (phrase introductrice, deux-points, homogénéité des caractères et de la marge à gauche). La forme documentaire entretient ici l’ambiguïté sur la véracité des horaires. Dernier exemple, dans « Retour8 », André Spire s’oppose au modèle du « poème-conversation » qu’est « Lundi rue Christine9 », qui homogénéisait des fragments de conversation. En effet, dans ce texte de 1919, le poète insiste à la fois sur la cohérence du propos rapporté et sur les frontières du document : outre les guillemets et la ponctuation subjective, il résume la situation au milieu du poème dans le vers « Ainsi me parlent ces gens ! ». Ces trois textes qui illustrent la disjonction entre statut et forme documentaires relèvent également du modèle de la liste, sur lequel il faut s’arrêter en tant que possible usage poétique du document.

La liste et le document – étude de cas

8Listes de faits, de dates, de personnes, d’objets ou de chiffres figurent dans des tableaux, des agendas, annuaires, livres de compte, etc. La liste peut être un inventaire fonctionnel – comme première étape d’une réalisation –, mais peut aussi valoir pour elle-même (maximes ou fragments de conversation). La liste relève d’une volonté de regroupement et de systématisation du réel sous sa forme logique la plus simple, la juxtaposition.

9Qu’elle soit transférée telle quelle ou adaptée, la liste porte en littérature cette volonté de systématisation ainsi que son contexte habituel, l’univers de référence du document. Même lorsqu’il est fictionnel, le contenu de la forme documentaire qu’est la liste est chargé de réalité. Dans le roman, l’insertion d’une liste crée un effet de réel : les tableaux des décès dans le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe ou encore les comptes de l’imprimeur David Séchard dans Illusions perdues de Balzac. Si celle-ci n’est pas à exclure, la liste a d’autres fonctions en poésie10. Que son contenu soit réel ou inventé, il se dégage de la liste une impression de vécu et de spontanéité. En étudiant le rapport entre l’écrit et l’oral dans les « figures graphiques » que sont le tableau, la liste ou la recette, Jack Goody a par exemple montré que ces procédés servaient de relais à l’expression orale en gardant les traces de sa spontanéité11.

10Feuilles de route (1924), le récit de voyage en vers dont les premiers poèmes sont, selon Cendrars, comme des « cartes postales » destinées à ses amis12, comporte de nombreuses listes. Dans « Bagage », le poète fait l’inventaire de sa « malle de cabine » :

Dire que des gens voyagent avec des tas de bagages

Moi je n’ai emporté que ma malle de cabine et déjà je

   trouve que c’est trop que j’ai trop de choses

Voici ce que ma malle contient

Le manuscrit de Moravagine que je dois terminer à bord

   et mettre à la poste à Santos pour l’expédier à Grasset

Plusieurs dossiers d’affaires

Les deux gros volumes du dictionnaire Darmesteter

Ma Remington portable dernier modèle

Un paquet contenant des petites choses que je dois

   remettre à une femme de Rio

Mes babouches de Tombouctou qui portent les marques

   de la grande caravane

Deux paires de godasses mirifiques

Une paire de vernis

Deux complets

Deux pardessus 13

11Formellement, l’énumération est introduite par un seul présentatif, sans tirets, sans numéros et sans ponctuation spécifique. La forme de la liste se coule ainsi parfaitement dans le moule du vers. D’autre part, la liste crée ici un effet intime, comme une liste qu’on dresse pour soi-même, pour mémoire ou pour rien14. À l’inverse, la liste peut être un instrument d’objectivation, comme chez Desnos, dans les célèbres aphorismes Rrose Sélavy :

Épitaphe :

14. Ne tourmentez plus Rrose Sélavy, car mon génie est énigme. Caron ne le déchiffre pas.

Devise de Rrose Sélavy :

53. Plus que poli pour être honnête

Plus que poète pour être honni.

12Parce qu’ils sont introduits par de courts descriptifs et qu’ils sont numérotés, mais aussi par leur situation d’énonciation, ces courts textes insistent sur la distance géographique (Duchamp se trouve alors à New York), la distance de la communication (télépathie) et la distance de soi à soi (de Duchamp à son double féminin, Rrose Sélavy, et de Duchamp à Desnos).

13La liste intéresse aussi la poésie parce qu’elle porte en elle une part visuelle. La liste peut en effet, comme la carte postale ou le graphique scientifique, être considérée comme une forme mixte, à la fois verbale et visuelle. Instrument rhétorique appartenant aux figures de conglobation, la liste est également une figure graphique avec, par exemple, des colonnes et des espacements15. Même si la part visuelle qu’elle introduit dans le texte est secondaire, la liste attire l’attention sur ce que le texte a de visuel, comme, de façon plus générale, la présence des documents dans les textes montre l’importance de la mise en page. En termes de réception, les retours à la ligne, les blancs, la numérotation (ou leur absence) construisent (ou dissimulent) les frontières de l’insertion du document. Une numérotation insiste par exemple sur la forme documentaire, tandis que la présence de colonnes incite à une double lecture, horizontale et verticale.

14Dans un poème de 1927, le poète belge Camille Goemans, membre du groupe de Correspondance, joue avec le modèle de la note de journal intime ou du journal de bord :

1 octobre. Le goût de l’aventure ne nous a point passé

2 octobre. À notre âge, à cet âge qu’il nous arrive de faire le stérile effort de vouloir nous rappeler

3 octobre. Tout encore est possible

4 octobre. L’on ne nous pardonnera point de ne pas regarder derrière nous16.

15Chaque retour à la ligne est marqué par une date et ce jusqu’à la fin du mois, tandis que chaque jour, la phrase correspondante prend de l’ampleur. Le titre « Actualité » et la forme chronologique de la liste datée penchent du côté de la note sur le vif et de la littérature de notation, alors que chaque phrase est une sorte de maxime surréaliste où il est question du temps et de la façon dont on l’emploie. L’ironie apparaît aussi dans la tension entre la forme de la maxime (les formules généralisantes, le « nous » ou encore l’expression de la totalité) et celle du journal personnel.

16Plus largement, il y a une forte présence de la liste dans les poèmes touchant au récit de voyage comme ceux de Cendrars ou de Morand. L’effet de réel y joue alors à plein. Mais les listes sont également nombreuses dans des ensembles poétiques où le voyage est tout à fait imaginaire, voire invraisemblable, comme dans les récits de rêve ou l’écriture automatique surréaliste, par exemple dans « En 80 jours » (Les Champs magnétiques). Dans les deux cas, la forme documentaire de la liste sert un inventaire de la description du monde, qu’il soit réel ou imaginaire. Ce poème d’USA-1927 fournit ainsi les horaires de passage du train de luxe :

The Chief, Santa-Fé-de-Luxe,

est attendu aux heures suivantes :

Bagdad 5 h

Troie 5 h 30

Cadix 5 h 52

Siam 6 h 21

Seligmann 7 h

Albuquerque 7 h 1217

17Les noms des localités sont hautement évocateurs mais pas fantaisistes pour autant. La liste joue sur la tension entre réalité et fiction puisqu’à la lecture de ce poème – avant vérification de l’existence de ces villes – on pense à une parodie d’horaires. Comme dans certaines séries photographiques d’Édouard Levé, la réalité semble inventée et le doute s’immisce18. Il y a ici un usage poétique non documentaire de la liste à travers une poétique de l’énumération, la forme du vers libre et l’impact visuel des colonnes. Ce poème comporte aussi la possibilité d’une double lecture verticale : la liste de noms et la liste d’heures. La mise en série, les répétitions, les effets de rythme, la parataxe et la spatialisation du texte forment ainsi ce qui s’apparente à une métrique.

18Ces exemples incitent à réfléchir aux effets de liste en lien avec le document, en particulier dans son rapport au récit. La liste semble en effet bloquer l’effet narratif : comme l’énumération, comme la description, comme un document inséré (graphique, image, etc.), elle interrompt la narration en procédant à un inventaire, sous forme descriptive ou simplement présentative. Pourtant, à une autre échelle, la multiplication des listes en poésie accompagne le développement d’une poésie narrative19. Le phénomène est clair dans l’exemple de Cendrars : Feuilles de route est un récit de voyage qui procède par petits tableaux isolés, souvent présentés sous forme de liste, mais, lorsque le récit procède par visions successives, est-ce encore du récit20 ?

19Le rapport problématique de la liste au récit s’explique en partie par la discontinuité créée à la lecture. Faut-il lire les éléments de numérotation et de présentation dans le texte de Desnos ? Dans le texte de Goemans, qui s’inspire d’un journal de bord, la lecture des dates de la première colonne brise la continuité rythmique et thématique du texte. L’alternative d’une lecture verticale crée ainsi un effet semblable à celui de certains idéogrammes lyriques des Calligrammes d’Apollinaire dans lesquels plusieurs lectures sont possibles. Si la liste est source de discontinuité pour le lecteur, elle rompt aussi la continuité du discours. Chez André Spire, dans la retranscription d’une conversation de « Retour », ou chez Desnos, on l’a vu dans Rrose Sélavy, plusieurs voix se superposent :

Question aux astronomes :

6. Rrose Sélavy inscrira-t-elle longtemps au cadran des astres le cadastre des ans ?

35. Si le silence est d’or, Rrose Sélavy abaisse ses cils et s’endort.

54. Oubliez les paraboles absurdes pour écouter de Rrose Sélavy les sourdes paroles.

66. Beaux corps sur les billards, vous serez peaux sur les corbillards21 !

20Chez Morand, la voix de l’énonciateur est doublée par la voix documentaire et anonyme des horaires de train. La liste, quand elle intervient dans le cadre de l’insertion d’un document (Morand) ou de l’emprunt d’une forme documentaire (Goemans), crée un effet d’anonymat qui correspond à la parole rapportée. Qui parle dans le poème de Spire ? Le poète n’est que le vecteur d’une ou de plusieurs paroles.

21La liste, via la notion de discontinuité telle que l’a analysée Isabelle Chol22, touche alors plus largement à l’homogénéité et à l’hétérogénéité. Dans ces exemples, le poème est-il collection de documents hétérogènes ou fonctionne-t-il comme un instrument d’homogénéisation ? Cette question ouvre la possibilité d’un lyrisme objectif23, d’un lyrisme sans « je » ou dont le « je » ne serait que point de vue et geste de rassemblement de l’hétérogène. Ce paradoxe est tout à fait visible dans le poème de Cendrars, « Bagage », où se produit, par l’énumération et la liste, une objectivation des effets intimes. La liste relève du même paradoxe que le document considéré comme exemplum : elle n’est qu’une partie, qu’un fragment de ce qu’elle entend montrer, mais par son statut exemplaire, elle est censée valoir pour le tout. De même, le document a un statut objectif et neutre, alors qu’il est souvent tiré d’une expérience subjective24.

22On considère en général la liste et la présence de documents dans le texte comme une preuve de l’hétérogénéité des éléments, mais il ne faut pas oublier que la liste est aussi un outil d’homogénéisation, par son systématisme, par ses structures parallèles et par la spatialisation qu’elle opère. L’insertion de différentes voix ou d’éléments oraux dans un poème est aussi un processus d’homogénéisation par l’écriture et par la page. L’espace de publication et l’instance éditoriale sont alors essentiels dans ce processus, et les revues des années 1920 ont souvent joué sur le brouillage des frontières du document. Ce mélange des genres et ce rapprochement avec la sphère du document ont permis à la poésie de développer un certain nombre de valeurs.

Effets et valeurs du document en poésie – pistes de synthèse

23Pour terminer, nous voudrions proposer quelques pistes de réflexion sur les effets et les valeurs du document apparus dans les exemples poétiques analysés.

24Le document est d’abord porteur d’un effet de réel (qui engage la question du réalisme) et d’un effet de vécu (qui engage celle de l’expérience) : il transforme le poème en attestation et en compte rendu d’expérience. Il est donc, c’est normal, au cœur du recueil Feuilles de route de Cendrars.L’intérêt pour le document reflète le goût des écrivains des années 1920 – qui va considérablement se renforcer dans les années 1930 – pour le reportage, le journalisme, les choses vues et le genre du témoignage. Cette volonté de rapprochement avec le réel – marquée, par exemple, par le renouveau du roman réaliste à la fin des années 1920 – n’épargne pas la poésie. Ce n’est ainsi pas un hasard si parmi les exemples cités, deux poètes – Morand et Cendrars – sont aussi romanciers, auteurs d’enquêtes et de récits documentaires.

25Un autre effet du document est, on l’a vu, l’anonymat, réel ou supposé par le texte. Le document en poésie questionne l’auctorialité : qui sont, en effet, les auteurs d’un poème composé de faits divers, de statistiques ou d’horaires de train ? Le document recourt à la même idée que le collage, à savoir l’utilisation d’un fond collectif qu’Apollinaire appelait le « lyrisme ambiant25 ». Cet effet est particulièrement fort lorsque les poèmes insèrent des documents publicitaires ou empruntent une forme publicitaire, comme Prospectus de Desnos. L’anonymat est lié à l’effet de visualisation. Même lorsque le document est verbal, son statut brise la transparence du medium textuel. Cette présence du visuel, même en l’absence d’image, s’accompagne souvent d’un effet de contraste, comme dans « Actualité » de Goemans.

26Enfin, un dernier effet de la présence du document en poésie n’est pas à négliger : l’effet de surprise, qui va souvent de pair avec l’humour. Le document en poésie peut prendre une dimension iconoclaste, en particulier dans ses effets parodiques : parodie de la publicité, chez Desnos par exemple, ou parodie du discours didactique, comme dans « Baisers », poème de Morand qui joue avec les statistiques sur le temps passé à s’embrasser26. De même, dans « Menus », le dernier poème de Documentaires (Kodak) de Cendrars, le poème emprunte la forme du menu, ce qui le projette dans une autre sphère de références. L’usage de la forme documentaire dans ce texte va dans le sens d’une désacralisation de la forme poétique, qui correspond au propos métapoétique du poème27. L’humour est enfin, dans ces textes, une façon de désamorcer une certaine grandiloquence postsymboliste et de prôner une légèreté et un goût du jeu que partagent les poètes qu’on peut appeler « modernistes » et certains surréalistes. En prenant le contrepied de la fonction didactique du document, l’humour apparaît comme la conséquence extrême d’un usage non documentaire du document.

27À partir de ces réflexions sur l’utilisation du document en poésie, on peut dégager trois valeurs principales, c’est-à-dire des effets produits sur l’idée de la poésie. En premier lieu, l’anti-symbolisme. Cette poésie des années 1920, dont nous avons examiné quelques exemples pourtant bien différents, revendique un certain « réalisme », compris non en termes esthétiques mais en termes relationnels. Le document y sert alors de point de contact avec le réel. Par sa dimension parfois triviale, cette poésie qui fraye avec le document se moque de la poésie symboliste et postsymboliste.

28Cette poésie développe aussi un anti-lyrisme. Le document étant un élément extérieur au « Je » ou une forme non subjective de l’expérience personnelle, cette poésie s’oppose au lyrisme en termes de contenu plus qu’en termes de démarche. La forme peut suivre : l’écriture du document, informative, descriptive ou explicative, est souvent anti-lyrique. Mais, en même temps – c’est là un paradoxe – le document est source de lyrisme lorsque le poème, comme expérience, est un retour à soi. Le document peut ainsi servir l’autoportrait et l’écriture autobiographique, comme les listes qui permettent de se dire de façon systématique ou les documents d’identité, qui, réinvestis par les écrivains, forment les meilleurs autoportraits28.

29Enfin, la problématique du document rejoint l’anti-esthétisme du collage tel qu’il est discuté par les historiens de l’art29. Dans la sphère littéraire, on peut citer par exemple Michel Collomb qui explique qu’il existe un courant surréaliste, héritier du modernisme, qui conçoit la photographie « comme un instrument de résistance à la culture traditionnelle, comme un geste anti-esthétique30 » et l’utilise comme tel. Le paradoxe est ici, comme pour le collage, que c’est l’opposition à l’idée d’art qui crée une esthétique nouvelle.

30Pour clore provisoirement cette réflexion, on peut dire que le document est l’une des stratégies que la poésie a trouvé pour se faire une place dans la reconfiguration de la littérature de l’entre-deux-guerres. C’est pour elle une façon de dire qu’elle touche au réel, qu’elle s’en soucie, qu’elle l’utilise, qu’elle l’intègre, qu’elle n’est pas à côté du monde mais en son cœur. Cette stratégie, incidemment, renouvelle les formes poétiques et constitue une vraie rupture avec la poésie symboliste et postsymboliste. Cette poésie montre ainsi qu’il y a dans les années 1920 une vraie place pour des textes hétérogènes, faisant feu de tout type de documents.

31Quant à la spécificité de la place et du rôle du document en poésie, elle réside, nous semble-t-il, dans un effet de visualisation accentué par les formes courtes et systématiques, ainsi que dans la proximité formelle entre le vers et la liste. Ajoutons que les usages poétiques du document sont intimement liés au dispositif de la revue, lieu de publication essentiel de poèmes dans les années 1920. La poésie a ainsi, plus que le roman ou le théâtre sans doute, l’occasion de jouer des effets d’écho avec les textes documentaires, les images ou les publicités que publie la revue.

32Ce corpus poétique a, il faut le signaler pour terminer, souvent été oublié ou mis de côté dans le cas des auteurs les plus connus. C’est là peut-être l’occultation d’une littérature trop fantaisiste et trop légère, manquant du sérieux et du lyrisme censés définir la poéticité.

33Anne Reverseau

34FWO / K.U. Leuven