Colloques en ligne

Corinne Flicker

Théâtre et document (1870-1945)

1Cette étude souhaite dresser un état des lieux de la relation que le théâtre peut entretenir avec le document. Dans la mesure où la dramaturgie crée rarement ex nihilo, mais recourt souvent à des sources (mythes, faits divers, événements historiques), toute composition dramatique peut comporter une part de documentaire1. D’emblée, le problème qui se pose est celui du corpus : quelles sont les pièces qui, sur la période qui nous intéresse (1870-1945), proposent réellement un usage du document, c’est-à-dire du matériau brut, non littéraire, inséré tel quel dans le corps de la pièce ?

2Interroger ces liens entre genre théâtral et document revient à réfléchir sur une remise en question du théâtre dans ses fondements car, dès Aristote, le théâtre est perçu comme un art bannissant l’intrusion du matériau à l’état brut, précisément parce qu’il naît de la composition, du filtrage du réel. L’insertion du document interroge, par conséquent, les pratiques du collage et du montage et leurs possibilités effectives au théâtre. Le recours au document interroge les limites de la fiction, autant que celles de l’imagination.

3Il s’agira donc de se demander si théâtre et source authentique font bon ménage dès les origines, pour ensuite envisager la méthode documentaire des naturalistes et enfin, dans la veine historique et politique, le théâtre documentaire, depuis ses origines chez Büchner jusqu’à Karl Kraus au lendemain de la Grande Guerre, relayé d’une façon politique radicale par Piscator, dans l’entre-deux-guerres, et ses successeurs comme Peter Weiss.

Le document est-il antithéâtral ?

4Certes, l’étymologie de « document » a des liens avec les visées du théâtre : le terme vient du latin documentum, de docere, « enseigner » ; documentum est « ce qui sert à instruire ». Cette dimension didactique a toujours existé au théâtre : nous la retrouvons dans le théâtre historique au xixe siècle, puis politique au xxe siècle, de Brecht ou Piscator. Littré nous dit que le « document » est : 1o la « chose qui enseigne ou renseigne » ; c’est le « titre », la « preuve » ; on parle de « documents relatifs à l’histoire de France ». 2oAnciennement, c’est la « leçon », l’ « enseignement ».Pourtant, au-delà de sa dimension didactique, le document à l’état brut paraît antithéâtral. Le théâtre résisterait-il au document ? C’est ce que nous allons voir dans la définition aristotélicienne du théâtre.

5La Poétique2, première théorie des genres, repose sur la mimésis, « imitation », « représentation ». La mimésis aristotélicienne n’a d’autre objet d’imitation que l’homme. La mimésis est poiétique, c’est-à-dire créatrice : Aristote distingue l’objet réel imité de l’artefact, l’œuvre d’art. Par conséquent, l’insertion du matériau brut qu’est le document pose problème dans la conception même de l’œuvre d’art. Aristote s’intéresse au passage de l’objet imité au produit de la transformation. L’objet représenté est réussi s’il obéit aux règles de l’art. La Poétique interroge donc la question centrale du rapport entre réel et œuvre d’art. Toute activité mimétique suppose un filtrage qui est fonction des moyens de la représentation (figures corporelles dans la danse, mélodie dans la musique, langage dans la poésie). Cette opération de transposition, de passage du réel à l’œuvre littéraire accomplie, repose sur le filtrage constitué par la mise en langage, par la sélection des données par le poète. Ce qui différencie le texte littéraire de sa source, c’est la composition, la poiêsis. Ce travail de création différencie le texte littéraire du matériau brut dont il est parti. Cet arrangement des données est un filtre. Le poète dramatique filtre le réel, par l’écriture, par la sélection des données du réel, par l’organisation de ces données.

6Au chapitre vi de la Poétique, Aristote donne cette définition de la tragédie : « une action de caractère élevé et complète, d’une certaine étendue, dans un langage relevé d’assaisonnements d’une espèce particulière suivant les diverses parties [de l’œuvre]3 ». Parmi les six éléments qui composent la tragédie, la partie la plus efficace est la quatrième, « la fable », c’est-à-dire « l’assemblage des actions accomplies4 », le système des faits. Aristote privilégie l’action comme élément essentiel de la pièce. Ainsi, la péripétie et la reconnaissance suscitent chez le spectateur la plus grande réaction. Les histoires bien constituées ne doivent ni commencer, ni s’achever au hasard. L’unité d’action est fondamentale. L’action n’est pas une donnée brute prise telle quelle dans la réalité ; elle est transformée : la pièce de théâtre doit être construite, elle n’est ni le reflet direct de la vie, ni faite de l’insertion de documents bruts. C’est pourquoi « le rôle du poète n’est pas de dire ce qui a eu lieu réellement, mais ce qui pourrait avoir lieu dans l’ordre du vraisemblable et du nécessaire » (chapitre ix). C’est le rôle de l’historien, du chroniqueur de dire ce qui a eu lieu réellement. La littérature se veut plus générale que l’histoire qui, elle, traite du cas particulier. L’accidentel est un cas particulier qui n’intéressera pas le spectateur. Si l’on veut que le spectateur adhère au spectacle, l’enchaînement doit être causal et nécessaire. Dès les origines, donc, cette définition semble interdire l’insertion du document brut dans la trame de la pièce.

Le théâtre naturaliste et le document

7Pourtant, pour la période qui nous concerne, 1870-1945, on aurait pu penser que le théâtre naturaliste, en quête de vérité au théâtre, aurait exploité l’insertion du document dans le genre théâtral. Les théories de Zola sont fondées sur la méthode documentaire, et le « document », maître mot des essais zoliens, interroge les limites de l’imagination dans la conception de l’œuvre d’art.

8Dans son essai Le Naturalisme au théâtre5, Zola essaie de répondre à l’objection selon laquelle le naturalisme est impossible à la scène car celle-ci est le lieu des conventions : « Toute la critique, ajoute-t-on, depuis Aristote, jusqu’à Boileau, a posé ce principe qu’une œuvre doit être basée sur le vrai », ce qui fait dire à Zola que « l’école naturaliste, de l’aveu même de ceux qui la plaisantent et l’attaquent, se trouve donc assise sur des fondements indestructibles ». Ainsi, les écrivains n’ont plus « qu’à reprendre l’édifice par la base, en apportant le plus possible de documents humains, présentés dans leur ordre logique ». Le naturalisme, qui « prend aujourd’hui possession des planches », « commence à transformer le théâtre, qui est fatalement la dernière forteresse de la convention ». Aussi le naturalisme est-il « simplement une enquête sur la nature, les êtres et les choses. Il ne met donc plus son intérêt dans l’ingéniosité d’une fable bien inventée et développée selon certaines règles. L’imagination n’a plus d’emploi, l’intrigue importe peu au romancier, qui ne s’inquiète ni de l’exposition, ni du nœud, ni du dénouement ; j’entends qu’il n’intervient pas pour retrancher ou ajouter à la réalité. […] On part de ce point que la nature suffit ; il faut l’accepter telle qu’elle est, sans la modifier ou la rogner en rien ; elle est assez belle, assez grande, pour apporter avec elle un commencement, un milieu et une fin. Au lieu d’imaginer une aventure, de la compliquer, de ménager des coups de théâtre qui, de scène en scène, la conduisent à une conclusion finale, on prend simplement dans la vie l’histoire d’un être ou d’un groupe d’êtres, dont on enregistre les actes fidèlement. L’œuvre devient un procès-verbal, rien de plus » ; « le romancier n’est plus qu’un greffier, qui se défend de juger ». Et Zola de conclure : « L’unique besogne de l’auteur a été de mettre sous vos yeux les documents vrais. »

9La méthode documentaire prônée par Zola, qui repose sur l’insertion du document dans l’œuvre, remet en question les pouvoirs de l’imagination : « Le plus bel éloge que l’on pouvait faire autrefois d’un romancier était de dire : “Il a de l’imagination.” Aujourd’hui, cet éloge serait presque regardé comme une critique. C’est que toutes les conditions du roman ont changé. L’imagination n’est plus la qualité maîtresse du romancier6. » Or, critiquant la tradition théâtrale, Zola revient sur les maîtres de la scène du xixe siècle, tel Scribe, le maître de « la pièce bien faite », qui a fait de l’action « la chose unique, déployant des qualités de fabricant extraordinaires ».

10Pourtant, des théories à la pratique, il y a un fossé : les pièces naturalistes restent fondées sur l’action et n’intègrent pas pour autant le document à l’état brut. L’intrigue reste bien construite, organisée selon une progression à partir de personnages bien définis. Ainsi, dans les adaptations des romans de Zola à la scène, certes le tableau remplace la scène, intégrant à l’action les fonctions que la description occupe dans le roman. Toutefois, dans les faits, c’est du côté de la mise en scène7, et non du texte proprement dit, que le matériau brut est intégré par Antoine au Théâtre Libre : dans Les Bouchers (1888) de Fernand Icres, des quartiers de viande pendus sur scène sont restés célèbres ; on lit dans Le Gaulois : « le bœuf est en vrai, les moutons aussi. C’est de la viande authentique, de la viande prise sur le vif, de la viande libre ! En somme, ces futurs rôtis m’ont paru être les principaux personnages de la pièce car ils ne quittent pas la scène un seul instant8 ». De même, des bottes de vrai foin dans La Fin du vieux temps (1892), de Paul Anthelm, exhalent leurs relents jusque dans la salle. Dans La Terre (1902), adaptation scénique du roman de Zola, des animaux de basse-cour traversent le plateau : l’animal vivant est introduit à titre d’accessoire descriptif9. Mais il s’agit là plus du réel brut porté sur le plateau scénique que du document brut inséré dans le texte.

11À côté des théories naturalistes, qui trouvent leurs limites, le théâtre documentaire, héritier du théâtre historique du xixe siècle, donne sans doute l’exemple le plus abouti d’insertion du document dans la pièce de théâtre.

Le théâtre documentaire : l’histoire comme document

12Le théâtre documentaire se définit comme un théâtre qui n’utilise pour son texte que des documents et des sources authentiques, sélectionnés et montés en fonction de la thèse sociopolitique du dramaturge. Le théâtre documentaire questionne l’utilisation des sources.

13Dès le xixe siècle, certains drames historiques utilisent, parfois in extenso, leurs sources. C’est le cas de Georg Büchner (1813-1837) qui, dans La Mort de Danton, utilise nombre d’ouvrages historiques. Bien que cette pièce soit antérieure aux limites temporelles strictes de notre période, puisqu’elle a été écrite en 1835, il est intéressant d’envisager l’utilisation du document dans cette œuvre, qui est à l’origine du théâtre documentaire qui se développe aux lendemains de la Première Guerre mondiale.

14Büchner, mort à vingt-trois ans, tour à tour pamphlétaire, agitateur politique, philosophe, savant et écrivain, produisit trois pièces qui lui valurent un prodigieux destin posthume. Situé à l’articulation entre romantisme et réalisme social, il annonce toute la dramaturgie du xxe siècle : il sera, en effet, pris comme modèle par bien des dramaturges allemands, de Hauptmann à Brecht. En France, il n’obtient droit de cité qu’après la Seconde Guerre mondiale avec La Mort de Danton, dans une traduction d’Arthur Adamov montée par Jean Vilar lors du deuxième Festival d’Avignon (1948). Cette réception tardive de la pièce par le public français réinscrit celle-ci dans les limites temporelles de notre corpus.

15Rappelons d’ailleurs que la pièce n’a acquis véritablement droit de cité en Allemagne qu’à partir de 1916, alors que la main magistrale de Max Reinhardt démontrait que cette pièce possédait de très grandes qualités dramatiques, suffisantes pour compenser ce qui passait jusqu’ici pour des défauts de composition. Fait donc très intéressant, la pièce est portée à la connaissance du public français au moment du véritable essor du théâtre documentaire.

16Cette Mort de Danton adopte la forme d’« une crise de la tragédie » (G. Raulet). Peter Szondi note à juste titre qu’en tant que héros Danton est déjà mort quand la pièce commence. L’affrontement entre Danton et Robespierre tourne court. La tragédie révolutionnaire ne peut avoir lieu : elle se défait devant nous.

17En effet, Büchner rompt avec la tradition dramaturgique classique. Il déconstruit l’action dramatique. Ses personnages ne sont plus des héros. Ils sont agis plus qu’ils n’agissent. Le conflit vole en éclats, et à la progression rigoureuse d’une action principale se substitue une succession de rencontres et d’affrontements fortuits. Composée de nombreuses strates de manuscrits dont l’agencement est complexe, La Mort de Danton ouvre sur une poétique du fragment qui sera celle de bien des auteurs dramatiques du xxe siècle.

18Pour l’étude des sources, nous nous référons à l’ouvrage pionnier de Richard Thieberger, La Mort de Danton de Georges Büchner et ses sources10, qui en 1953 publie la pièce avec le texte des sources et des corrections manuscrites de l’auteur. Deux ouvrages fournirent à Büchner une part importante de la documentation nécessaire. Le premier en allemand, Notre temps, ou aperçu historique des événements les plus remarquables de 1789 à 1830, par un ancien officier de l’armée impériale française, dû à Johann Conrad Friedrich, est une vaste compilation parue en 140 cahiers, puis en 30 volumes à Stuttgart, de 1826 à 1830. Büchner y trouva quantité d’anecdotes et d’extraits de discours traduits en allemand, ainsi qu’une relation détaillée de l’arrestation et de l’exécution de Danton et Camille Desmoulins.

19Un autre ouvrage de base fut l’Histoire de la Révolution française en dix volumes d’Adolphe-Louis Thiers, parue à Paris de 1823 à 1827, qui fournit un cadre chronologique extrêmement serré dont il se servit pour établir la structure de son drame. Il faut ajouter un troisième ouvrage, L’Histoire de la Révolution française depuis 1789 jusqu’en 1814, de François-Auguste-Marie Mignet, publié en deux volumes à Paris en 1824.

20On estime à 20 % la part des emprunts textuels ou quasi textuels dans La Mort de Danton, la plus grande part provenant de Notre temps. À ces ouvrages, on peut ajouter ceux que Büchner consulta à la Bibliothèque grand-ducale de Darmstadt, parmi lesquels figurent notamment la Galerie historique des contemporains (8 vol., Bruxelles, 1818-1826), les Recherches sur l’éloquence révolutionnaire au dernier volume des Œuvres complètes de Charles Nodier, les Mémoires d’un détenu pour servir à l’histoire de la tyrannie de Robespierre par Honoré Riouffe, qu’il avait d’abord pu connaître en allemand dans le vol. XII de Unsere Zeit, enfin Le Vieux Cordelier (Paris, 1834) de Camille Desmoulins. Cette liste des sources n’est pas close11.

21Du côté des sources françaises, nous observons une transposition presque textuelle de certaines scènes. Toutefois, de nombreuses citations glanées par Büchner dans les textes qui étaient à sa disposition sont attribuées par lui à d’autres personnes que celles qui les ont prononcées selon les sources. C’est ainsi que des paroles que Mignet rapporte de Vergniaud se retrouvent, chez Büchner, dans la bouche de Danton ; des paroles de Saint-Just sont utilisées pour Robespierre ; un jeu de mots que l’on doit à Camille Desmoulins est attribué à Robespierre ; une sentence de Barère devient une exclamation de Danton ; les paroles sanguinaires de Couthon sont prononcées par Collot, etc. On voit que l’exactitude du détail historique ne préoccupe guère Büchner. L’histoire, telle qu’elle s’est réellement passée, est plutôt pour lui l’atmosphère, la tonalité, le fond. Par conséquent, le document fourni par l’histoire est bien filtré par l’art du dramaturge. Nous retrouvons en cela les préceptes d’Aristote qui veut que la pièce soit une composition, une poiêsis. « Büchner a utilisé les différentes sources pêle-mêle, selon les besoins de l’instant et sans se soucier de l’authenticité des documents dans lesquels il puisait. Les historiens français, le chroniqueur partial Riouffe, l’ouvrage allemand de compilation ont pour lui une égale valeur documentaire : il les utilise souverainement, mais il ne les suit pas aveuglément12 », note avec justesse Richard Thieberger.

22La pièce prolonge les réflexions antérieures de Büchner sur les chances de l’individu en face des forces qui mettent en mouvement l’histoire, sur la corruption des classes possédantes dont le pouvoir repose sur la misère des classes laborieuses, sur le détournement de l’idéal révolutionnaire par ceux qui ne lui donnent d’autre fin que la violence. Büchner a choisi de limiter l’action de son drame à la période qui va du 30 mars 1794, le jour où au Club des Jacobins Robespierre s’en prit aux « modérés », jusqu’au 5 avril de la même année, qui vit l’exécution des dantonistes. La succession des faits évoqués dans le drame correspond à la réalité historique. Seule l’entrevue de Robespierre et de Danton (acte I, scène 6) ne repose sur aucun texte et représente une invention de Büchner. Cette concentration temporelle permet de découvrir l’axe autour duquel s’enroule la spirale de l’action, avec ses nombreux personnages et ses changements de lieux : c’est le duel où s’affrontent sans merci Danton et Robespierre, entourés de leurs partisans, de leurs proches. Comme l’indique le titre, la mort règne d’un bout à l’autre du drame, elle est présente dans la guillotine qui fait son apparition à l’acte IV et aussi dans l’esprit de Danton qui ne croit plus aux chances de survie de la Révolution. Büchner a choisi de tourner le dos à la tragédie classique : les discours tiennent lieu d’action, le personnage principal, qui ne mérite guère le nom de héros, refuse longtemps de prendre au sérieux la menace qui pèse sur lui. Les événements historiques sont connus du spectateur, le sort des dantonistes est inscrit dès le titre.

23Fait tout à fait significatif, car sans doute trop en avance sur son temps sur le plan esthétique, cet exemple de « théâtre documentaire » avant l’heure ne trouva pas son public : une version édulcorée par Gutzkow de la pièce de Büchner fut publiée en extraits dans la revue Le Phénix, puis sous le titre La Mort de Danton. Scènes dramatiques de la Terreur en France, à Francfort en juillet 1835, le tirage étant limité à 400 exemplaires. Aucune représentation n’eut lieu avant celle de la Freie Volksbühne de Berlin en 1902, puis celles de Max Reinhardt au Deutsches Theater de Berlin à partir du 15 décembre 1916.

24Force est de constater que les pièces qui illustrent ce théâtre documentaire sortent du cadre strictement français et que c’est surtout le théâtre allemand, ou en langue allemande, qui s’illustra dans cette veine du théâtre documentaire. C’est ce que nous allons voir avec Karl Kraus, digne successeur de Büchner.

25La vie de l’écrivain et journaliste viennois Karl Kraus (1874-1936) se confond avec l’infatigable bataille qu’il mena dans sa revue Die Fackel (Le Flambeau). De ce journal, comme de tous ses écrits, Kraus a fait une arme. Il s’est attaqué à la dépravation de la langue comme au mensonge de la culture bourgeoise. Kraus livre ses idées essentielles dans un drame monumental intitulé Les Derniers Jours de l’humanité13, où il dénonce vigoureusement la guerre capitaliste, les spéculateurs, généraux et journalistes véreux. Pourtant, Kraus pense en artiste, non en historien ou en théoricien politique, à la différence de Piscator. La pièce est rédigée entre 1915 et 1917.

26Kraus dénonce les intellectuels et la presse, qui ont à ses yeux une responsabilité écrasante dans le déclenchement des hostilités. C’est dans une même volonté d’édification des générations à venir quant aux forfaits de ces « traîtres à l’humanité » qu’il met en chantier ce qui restera son œuvre majeure : une « pièce de théâtre apocalyptique de huit cents pages», soit 209 scènes réparties en cinq actes, constituées à hauteur d’un tiers de citations de la propagande de la presse quotidienne.

27Kraus conçoit donc le projet d’une tragédie épique et documentaire, issue de son carnet de notes et d’esquisses prises sur le vif. En 1930, il met au point une version scénique, considérablement condensée, de 99 scènes, car la version intégrale en cinq actes comporte 209 scènes et fait intervenir quelque cinq cents personnages, avec d’innombrables changements de décor et de lieu. On passe de Vienne à Berlin, des bureaux ministériels aux casernes, des quartiers populaires aux appartements grands-bourgeois, des salons de coiffure et des cafés aux salles de rédaction des grands journaux, des hôpitaux militaires aux tranchées et aux cantonnements de la ligne de front. Ce n’est plus un texte pour le théâtre, mais un véritable scénario pour une fresque cinématographique. L’esthétique est celle du fragment dans un vaste ensemble fait de montages de citations.

28Les extraits d’articles de presse, d’ordres du jour du commandement militaire, de textes réglementaires, de sentences judiciaires, de publicités commerciales, de poésies de guerre, de discours politiques et de sermons religieux forment un bon tiers du texte intégral. Mais les documents extraits de la réalité dépassent la fiction par leur frénésie agressive, leur emphase, leur cynisme. Il n’est pas question ici d’évolution psychologique des personnages : les protagonistes se réduisent à un « masque acoustique » – une voix, une intonation, un accent – dont l’ensemble fait entendre l’infernale polyphonie qui précède et qui accompagne la mort de masse.

29Chaque acte de la version intégrale correspond à peu près à une année de guerre (acte I : 1914 ; acte V : 1918) et accorde une place centrale aux dialogues entre le Râleur, personnage dans lequel Kraus a mis beaucoup de lui-même, et l’Optimiste, qui incarne le type de l’Autrichien patriote. Un des thèmes récurrents, au fil des cinq actes, est l’opposition entre Berlin et Vienne, entre le caractère national autrichien et la mentalité allemande, que tout sépare, au moment même où le patriotisme sanguinaire et destructeur semble les réunir. Au-delà de cette antithèse, Kraus fait entendre la diversité multinationale et polyethnique de cette Autriche-Hongrie qui disparaît en 1918 : les noms et les accents tchèques, polonais, hongrois, croates, juifs de l’Est ou juifs assimilés viennois, donnent une dimension européenne à la tragédie.

30Autant que les citations, les noms de personnes et les noms de lieux sont réels : ils sont même indiqués avec tant de précision historique que le lecteur d’aujourd’hui ne peut se passer d’une édition commentée et annotée. Si l’on ajoute que l’accompagnement musical est d’une grande richesse, mêlant les chansons populaires, les chants patriotiques, les hymnes nationaux, les marches militaires et d’autres musiques qui composaient le fond sonore de la Grande Guerre, on peut parler des Derniers Jours de l’humanité comme d’une « anti-opérette tantôt grinçante, tantôt franchement tragique » (Le Rider). Cette pièce se présente donc comme un incroyable dépôt d’archives sonores de la Première Guerre mondiale.

31Une des convictions de Kraus est qu’un siècle après Voltaire, les bienfaits de la liberté de la presse ont été annulés par ses propres méfaits. Dans la masse des documents cités, les articles des journalistes agréés par l’état-major et des correspondants de guerre constituent le corpus le plus abondant. De toute évidence, Kraus considère la grande presse comme la principale responsable de la propagande.

32Le théâtre du document est donc l’héritier du drame historique. Il s’oppose à un théâtre de pure fiction, jugé trop idéaliste et apolitique, et s’insurge contre la manipulation des faits en manipulant lui aussi les documents à des fins partisanes. Il utilisera plus tard volontiers la forme du procès ou de l’enquête, qui permet de citer les comptes rendus, comme le fera Heinar Kipphardt dans L’Affaire Oppenheimer (1964) ou Peter Weiss dans son Discours sur la genèse et le déroulement de la très longue guerre de libération du Vietnam illustrant la nécessité de la lutte armée des opprimés contre leurs oppresseurs ainsi que la volonté des États-Unis d’Amérique d’anéantir les fondements de la Révolution (1968).

33Héritier lui aussi de Büchner,Erwin Piscator (1896-1966), metteur en scène allemand qui a donné une puissante impulsion au théâtre politique dans les années vingt, a multiplié les innovations scénographiques aussi bien que dramaturgiques au service d’un marxisme révolutionnaire. Piscator se sert du théâtre comme outil politique. Il aimait dire que la génération de 1914 était morte pendant la guerre, même si elle n’avait pas péri sous les obus. Après un tel cataclysme, les hommes et le théâtre ne peuvent plus être les mêmes. Piscator utilise donc le théâtre pour reconstruire l’histoire. Il pense en effet que la vie des hommes est marquée par le conditionnement économique et social. Il cherche à informer son public par ses pièces de théâtre et a la volonté réelle de mettre en scène la réalité sociale de son époque. Il n’hésite pas à diffuser des documentaires et des photos qui ajoutent une information supplémentaire. Pour lui, l’important n’est pas la pièce en elle-même, mais le résultat informatif. Le théâtre est ainsi utilisé comme média pour véhiculer un message. Il expérimente la formule du « drame documentaire » dans Malgré tout ! (1925), œuvre collective de toute une équipe théâtrale, reposant intégralement sur le document politique, dont d’authentiques séquences cinématographiques organiquement liées aux événements scéniques.

34Dans ses nombreuses réalisations figure en bonne place le nouveau théâtre documentaire allemand des années soixante. Piscator ira jusqu’à dire : « Les pièces dont je rêvais à cette époque [les années vingt] ne furent écrites que de nos jours par Hochhuth, Kipphardt ou Weiss. » Il met d’ailleurs en scène une pièce de Peter Weiss (1916-1982) écrite à partir du protocole du procès des tueurs d’Auschwitz : entre 1963 et 1965, Weiss assiste au procès de vingt-deux responsables du camp d’extermination d’Auschwitz et rédige à partir de ses notes L’Instruction (1965)14, pièce avec laquelle il conforte cette nouvelle esthétique du théâtre documentaire, dont il développera la théorie dans ses Notes sur le théâtre documentaire (1967).

35Piscator fait ainsi partie des promoteurs du théâtre d’agit-prop15 (terme venant du russe agitatsiya-propaganda : « agitation et propagande »), forme d’animation théâtrale qui vise à sensibiliser le public à une situation politique ou sociale, et qui apparaît après la révolution russe de 1917 et se développe surtout en URSS et en Allemagne jusqu’en 1932-1933.

36L’agit-prop, illustrée à travers le siècle par des artistes comme Maïakovski, Meyerhold, Wolf, Brecht ou Piscator, est liée à l’actualité politique et se présente avant tout comme une activité idéologique, qui entraîne une forme artistique nouvelle : elle proclame son désir d’action immédiate en se définissant comme « jeu agitatoire au lieu du théâtre » ou comme de « l’information plus des effets scéniques16 ». Ses interventions ponctuelles ou éphémères ne laissent que peu de traces au chercheur : le texte n’est qu’un moyen parmi d’autres pour toucher la conscience politique, relayé par des effets gestuels et scéniques. Un montage ou une revue politique constitués de numéros et de « flashes d’informations » à peine dramatisés fournissent le plus souvent la trame de la pièce d’agit-prop. Un chœur de récitants ou de chanteurs résume ou inculque les leçons politiques ou les mots d’ordre. Parmi les exemples les plus significatifs, Piscator met en scène pour le Parti communiste allemand la Revue Roter Rummel.

37Par l’exploitation des matériaux bruts, l’agit-prop trouva ses propres limites : le discours politique le plus juste et le plus brûlant ne saurait convaincre que si les acteurs prennent en compte la dimension esthétique et la force de la théâtralité du texte et de sa représentation scénique. Nous renouons ici avec les théories d’Aristote qui insistent sur le filtrage du réel par l’art.

38Héritier donc du théâtre politique allemand de l’entre-deux-guerres, c’est au-delà des limites temporelles de la période qui nous intéresse (1870-1945) que le théâtre documentaire sera le plus fécond.

39En conclusion, nous pouvons dire que, dans les années trente, en Allemagne, puis aux États-Unis, Piscator contribue à développer grandement le théâtre documentaire pour être en prise sur l’actualité politique. « Mais c’est surtout depuis les années 1950 et 1960 que la littérature documentaire se constitue en genre dans le roman, le cinéma, la poésie, les pièces radiophoniques et le théâtre. Sans doute faut-il y voir une réponse au goût actuel pour le reportage et le document vrai, à l’emprise des médias qui inondent les auditeurs d’informations contradictoires et manipulées, et au désir de répliquer selon une technique similaire17. »

40Ce qu’il faut donc retenir de cette traversée diachronique des rapports entre théâtre et document, c’est la remise en question du genre théâtral dans ses fondements. L’insertion du matériau brut remet en cause la genèse même de la pièce, qui reposait depuis l’Antiquité, de façon nécessaire, sur une véritable composition, une poiêsis. Intégrer le document, c’est questionner les pouvoirs de l’imagination au profit de l’intrusion du réel à l’état de matériau brut.

41Cette remise en question du genre théâtral croise le politique : à la révolution des idées correspond celle des formes et des esthétiques. Faire voler en éclats les principes aristotéliciens, qui ont été de surcroît les fondements du classicisme, c’est remettre en question la création théâtrale et l’affranchir des vieilles conventions. Cette libération des lois de composition, que connaît le théâtre du xxe siècle, trouvera des prolongements dans les formes souples, improvisées, et affranchies des contraintes de l’action, qu’ont été le happening des années 1960 ou la création collective des années 1970.

42Corinne FLICKER

43Université d’Aix-Marseille