Colloques en ligne

Sophie Fischbach

La littérature éclairée : Jules Supervielle et Jean Paulhan

1Dans sa correspondance, Supervielle utilise, pour désigner l’activité d’Edmond Jaloux, et plus largement de ceux qu’il appelle les « critiques véritables1 », le terme d’éclaireur :

Ce qui leur manque là-bas [en Uruguay] ce sont des critiques véritables, des éclaireurs, au sens propre du mot et je vous remercie, cher Maître, d’en avoir été un pour moi2.

2Il nous semble que c’est Jean Paulhan qui a rempli, auprès de Supervielle, ce rôle de l’éclaireur de la manière la plus exemplaire. Si l’on met en parallèle la genèse de l’œuvre de Supervielle et sa correspondance avec Paulhan, on constate en effet la convergence entre deux idées de la littérature, voire, peut-être, l’influence de l’idée de la littérature de Paulhan sur Supervielle. Au sein de cette correspondance, large est la gamme, et nombreuses sont les nuances, des interventions de Paulhan dans l’élaboration de la poétique supervillienne, de l’évaluation d’un texte à la suggestion d’un mot précis ou d’un vers à supprimer dans le processus de réécriture, du conseil de lecture à l’introduction au sein d’un cercle littéraire.

3Nous tenterons donc de déterminer comment s’éclairent mutuellement les conceptions de la littérature paulhanienne et supervillienne, en nous appuyant sur la correspondance entre Jules Supervielle et Jean Paulhan, et sur des éléments concernant la relation entre l’écrivain et l’éditeur rapportés dans l’article de Florence Davaille, « Jean Paulhan – Julio Supervielle : quel(s) lieu(x) commun(s)3 ? ». D’abord, il s’agit de définir le rôle de Paulhan dans l’élaboration de l’idée de la littérature supervillienne, qui commence à être formulée à la fin des années 1920, au moment où débute leur longue amitié. Et dans un effet de miroir, c’est alors la posture adoptée par Paulhan critique et éditeur qui se dévoile, ainsi que les bribes de la conception de la littérature qu’il développe.

4Selon notre hypothèse, la correspondance des deux amis révèle une conception de la littérature que l’on peut qualifier d’éclairée, à plus d’un titre. L’espace littéraire est pensé en termes d’ouverture et de tolérance, tandis que la pratique de l’écriture même est conçue comme une mise au jour, comme l’élucidation partielle d’une part de ténèbres ou de mystère.

5Nous verrons que Paulhan semble avoir rempli auprès de Supervielle ce rôle de l’« éclaireur » d’une manière qui rend exemplaire la polysémie du terme. Dans un premier temps, Paulhan se fait éclaireur en tant qu’éditeur et animateur de la vie littéraire : il sort l’œuvre de Supervielle de l’obscurité, de manière littérale et figurée. Ensuite, nous nous interrogerons sur un mot de Supervielle, qui désigne Paulhan comme son « directeur de conscience littéraire4 », pour étudier la manière dont Paulhan guide les pas de son ami, lui suggère certaines orientations ou renforce certaines directions prises par son écriture. Enfin, nous verrons comment, en tant que critique, il amène Supervielle à éclaircir et à mettre au jour sa propre pensée, sa conception personnelle de l’écriture : c’est à la faveur d’un entretien presque ininterrompu avec le discours critique de Paulhan que s’élabore, chez Supervielle, l’idée de ce que sont pour lui la littérature et sa propre écriture. C’est peut-être ici que le critique-éclaireur remplit son rôle le plus fécond : celui d’illuminer pour l’écrivain les profondeurs de son œuvre, qu’il peut alors examiner avec ce que l’on peut nommer, au sens plein, lucidité.

6Par un effet de retour, c’est peut-être Paulhan éclaireur qui se trouve alors lui-même, par intermittences, éclairé : les chemins sur lesquels il guide les pas de son ami nous renseignent en effet sur sa propre conception de la littérature, et la façon dont il assume le rôle de l’éclaireur nous permet d’en savoir plus sur la manière dont il conçoit sa position de critique et de directeur de La NRF.

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8La correspondance de Supervielle et Paulhan révèle que l’éditeur a d’abord eu pour mission d’encourager l’écrivain à croire en ses talents littéraires, se faisant « éclaireur » dans la mesure où il a œuvré à la reconnaissance et à la diffusion de l’œuvre de son ami. Paulhan remplit d’abord son rôle d’éclaireur en tant qu’éditeur et animateur de la vie littéraire : le directeur de La NRF va s’ingénier à multiplier les relations de Supervielle avec le monde littéraire et parallèlement publier certaines de ses œuvres. Il faut souligner que Paulhan n’a pas rempli à proprement parler le rôle de découvreur, d’introducteur de Supervielle sur la scène littéraire : c’est Gide qui lui a fait rejoindre La NRF, et c’est par l’intermédiaire de Rivière, dont il conserve toute sa vie le souvenir, qu’il a commencé à fréquenter le cercle de la revue.

9À cette mise en lumière de Supervielle et de son œuvre va s’ajouter une constante pratique de l’éloge, destinée également à soutenir le talent de Supervielle, non plus par la diffusion de ses textes, mais en le rassurant : c’est d’abord l’écrivain lui-même, constamment travaillé par l’angoisse et le doute, qu’il convient de convaincre de ses dons :

J’ai reçu Robinson. J’ai été tout heureux de le lire. J’aime beaucoup qu’il y ait tant de vers. (Je crois que c’est un jour avec une pièce entière en vers que tu auras ton plus grand succès, ton succès immense5.)

10L’apaisement de ses angoisses et de sa crainte de la folie apparaissent en effet essentiels pour lui permettre d’écrire : dans l’une des Proses inédites publiées dans le numéro spécial « Hommage à Jules Supervielle »de La NRF, en octobre 1960, Supervielle avoue :

J’ai douté de moi jusqu’à la stupidité ! Ce manque de confiance m’aura servi autant qu’il m’aura desservi.

11Plus précisément, l’apaisement des angoisses de Supervielle apparaît bien nécessaire pour lui permettre d’explorer les lointains intérieurs dont la mise au jour constitue précisément, dans son œuvre, le processus de l’écriture. Paulhan exprime bien la nécessité psychologique, voire psychique de ces éloges, qui permettent non seulement de raffermir la foi de Supervielle en son talent d’écrivain, mais aussi de consolider sa santé mentale qu’il sent menacée jusqu’aux années 1920 et qui reste tout au long de sa vie précaire :

Jules Supervielle a été souffrant : je crains que l’attente, l’anxiété (ces promesses, que les directeurs de théâtre ne tiennent pas ; cette richesse, mais qui est ailleurs et ne voyage pas) ne le ramène à une neurasthénie, à laquelle il a eu tant de peine à échapper, voici trente ans. Oui, j’en suis vraiment inquiet. Jamais il n’a eu plus grand besoin qu’aujourd’hui de se sentir aimé, encouragé6.

12À partir de là, il convient d’envisager un second rôle assumé par Paulhan, qui correspond à une seconde figure de l’éclaireur : celui qui montre le chemin, qui guide les pas. Sans aller jusqu’à témoigner d’une influence directe de Paulhan, sa correspondance avec Supervielle illustre du moins une rencontre entre leurs conceptions respectives de la littérature. Il s’agit de tenter d’évaluer dans quelle mesure Paulhan, en vertu de sa propre idée de la littérature, a pu favoriser certaines directions de l’écriture supervillienne.

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14La pratique de l’éloge vise avant tout, nous l’avons vu, à rassurer l’écrivain sur ses capacités, mais aussi, dans un deuxième temps, en guidant ses pas, à lui permettre de se lancer dans l’exploration de certaines pistes thématiques et stylistiques qui auraient pu lui paraître a priori trop risquées et qui caractérisent en propre son œuvre. Supervielle admet avoir considéré Paulhan, dès le début de leur amitié, comme une sorte de guide, de mentor dont les avis lui sont toujours apparus fructueux :

À partir de 1927-28 j’ai montré presque tous mes écrits à Jean Paulhan et j’ai profité de ses remarques qui m’ont paru justes la plupart du temps, et fécondes toujours7.

[…] des amis uruguayens […] commencent à voir l’importance du « directeur de conscience littéraire8 ».

15L’expression « directeur de conscience littéraire » est intéressante, puisqu’elle mêle avec humour la référence au poste qu’occupe Paulhan à La NRF et l’idée d’une direction plus intérieure, intime : le jeu de mots de Supervielle semble ouvrir l’interprétation à deux pistes, l’une esthétique, qui renvoie à la fonction de directeur de revue littéraire assumée par Paulhan et au choix d’une certaine ligne éditoriale, l’autre éthique, qui appuie l’idée que Paulhan a notamment perçu son rôle sur la scène littéraire comme une sorte de mission qui l’amenait à pousser chaque écrivain vers le meilleur de lui-même, à se découvrir à la faveur du style qui lui était propre. Supervielle écrit notamment en 1942 à Étiemble :

Vous aurez été avec Jean Paulhan le critique qui aura le plus fait pour ma renommée. Jean n’a rien publié sur moi, du moins à ma connaissance, mais il m’a aussi beaucoup servi, et peut-être surtout en me montrant bien ce qu’on pouvait exiger de moi9.

16Nous nous trouvons alors face à une manière de paradoxe : cette qualification de « directeur de conscience littéraire » semble indiquer une forme de contrainte, ou du moins d’orientation de la poétique supervillienne par Paulhan. Or Paulhan a toujours revendiqué, d’accord avec la posture de modestie et de retrait qui a toujours été la sienne, et aussi avec l’esprit de liberté qu’avait insufflé Rivière à la revue, un refus d’ingérence dans l’œuvre des écrivains qui l’entourent. Sur ce point même, il apparaît proche de Supervielle, dans la mesure où ils partagent une même conception que l’on pourrait dire « éclairée » de la littérature : l’espace littéraire est conçu en termes d’ouverture et de tolérance. En effet, Supervielle, tout en ayant à cœur de justifier ses choix esthétiques dans sa correspondance ainsi que dans les textes publiés, conçoit la littérature, à la manière de Paulhan, comme un lieu d’ouverture et d’indépendance : il accepte que d’autres écrivains atteignent le meilleur d’eux-mêmes à la faveur de poétiques opposées10 à la sienne, comme il l’exprime en réponse à une question d’Alain Bosquet :

Où va la poésie ? vous demandez-vous. Je crois qu’elle va dans plusieurs directions également bonnes : Pourvu que ce soient de vrais poètes qui les suivent toutes les directions sont bonnes. Écoutons nos sirènes, ce sont elles qui ont raison11.

17L’attitude de Supervielle semble ici très proche de celle qu’adopte Paulhan en tant que lecteur et éditeur, qui semble engager, dans sa correspondance, les écrivains dans des directions en apparence contradictoires, mais qui correspondent au tempérament esthétique de chacun, plutôt qu’elles ne renverraient à une idée univoque de la littérature.

18Ce paradoxe apparent d’un Paulhan pour une part promoteur d’une littérature « éclairée », conçue en termes d’ouverture et de tolérance, et d’autre part surnommé par Supervielle « directeur de conscience littéraire », nous invite à tenter de comprendre ce personnage à deux faces, cette manière de Janus : pour cela, il faut nous interroger sur cette possible influence qu’il a pu avoir sur Supervielle, et déterminer la conception de la littérature qui est la sienne.

19L’éloge de Paulhan semble, comme nous l’avons vu, viser à affermir la croyance de Supervielle en son propre talent. Mais il faut aussi comprendre autrement cette pratique de la louange : une manière subtile d’orienter Supervielle, de le pousser, de l’amener à accepter certaines caractéristiques de son style qui, pour Paulhan, lui appartiennent en propre. Parmi plusieurs tentatives d’orientations, prenons l’exemple d’une en particulier : vers un style que Supervielle, dans une lettre à Étiemble de 1954, qualifie d’« humain ». Au départ, ce style « humain » constitue pour Supervielle un sujet d’inquiétude : il arrive au poète de déplorer ce qu’il nomme la vulnérabilité de sa poésie. Cette vulnérabilité caractérise une poésie que dans cette lettre à Étiemble, Supervielle qualifie, avec modestie et, peut-être, une certaine coquetterie, d’« imparfaite ». L’imperfection serait donc à la fois stylistique et éthique : elle renvoie au choix de la « confidence » et des « aveux », comme l’explique Supervielle, et engage alors le choix de la rhétorique de la confession ou du journal, marquée par la simplicité, la spontanéité et l’authenticité. Or ce choix de l’aveu est justement parfois déploré par Supervielle, qui l’assimile à une forme d’égocentrisme. Il écrit par exemple à Paulhan, dans une lettre de fin mars ou début avril 1928 :

[…] mais quel égocentrisme dans tout Saisir. Puissé-je écrire un jour un recueil où il ne sera pas du tout question de moi12 !

20C’est ici une inquiétude éthique qui se fait jour, celle d’une écriture qui serait centrée exclusivement sur soi. Ensuite, en ce qui concerne la prosodie, Supervielle délaisse volontiers les vers pairs au profit d’un verset singulier, bien distinct de ceux qu’emploient Claudel ou Saint-John Perse, ou d’heptasyllabes et d’endécasyllabes, tandis que le système des rimes est rarement régulier. Le second sujet d’inquiétude de Supervielle, d’ordre stylistique, concerne alors une poésie qui serait « imparfaite » sur le plan de la prosodie.

21Or Paulhan s’est efforcé non seulement d’apaiser la double inquiétude, éthique et stylistique, de Supervielle au sujet de cette poésie « imparfaite », mais encore de le pousser à persévérer dans cette voie, notamment par la justification élogieuse de la lettre d’août 1937 :

Je ne crois pas beaucoup au verset claudélien. Il me semble inhumain, purement fait de traduction, soutenu en Claudel même par une idée absurde (durée d’une respiration, etc.). Enfin il me semblait que c’était toi (il me semble que c’est toi) et personne d’autre qui dois donner au verset, sa mesure, son rythme français13.

22Il est remarquable qu’une quinzaine d’années plus tard, dans une lettre à Étiemble, Supervielle semble se souvenir des paroles de son ami puisqu’il reprend précisément les termes utilisés par Paulhan pour définir en termes d’humanisation cette vulnérabilité et cette imperfection de son écriture, et pour la justifier, en reprenant certains des arguments qui avaient été avancés par Paulhan :

Ne nous accablons pas. On peut dire aussi qu’une poésie vulnérable comme la mienne touche d’autant plus qu’elle est imparfaite, je veux dire humaine. Est-ce que certaine perfection ne déshumanise pas ? […] comme vous dites l’humanité prend conscience d’elle-même. Et il faudra lui parler son langage14.

23Cette lettre révèle le succès de Paulhan dans son rôle d’éclaireur, dans la mesure où il a amené Supervielle à prendre conscience de l’originalité de sa poésie, et à la justifier. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi l’éditeur pousse son ami dans cette voie. Il convient ici de noter la profonde similitude qui existe entre la poésie humaine supervillienne et la pensée de Paulhan. La définition d’une poésie imparfaite, vulnérable, rencontre la foi profonde en la spontanéité que professe Paulhan : son intérêt pour les poèmes d’enfants, l’art primitif ou encore les brouillons d’écrivain témoigne de la recherche d’une authenticité et d’une ingénuité qui se rapproche beaucoup de l’humanité que revendique Supervielle. Il la définit en effet comme un choix de l’aveu, de la confidence, en parfaite opposition à la déshumanisation de l’art telle que la définit Ortega y Gasset, c’est-à-dire une volonté systématique d’évacuer les contenus humains, et par excellence l’épanchement d’un sujet aux autres. En outre, une certaine convergence semble s’établir entre, d’une part, la récurrence de la figure de l’homme du commun ou de la rue dans l’œuvre narrative et critique de Paulhan, et, d’autre part, la volonté supervillienne d’élaborer un langage de l’humanité, qui échappe au cercle fermé de l’élite littéraire pour toucher, dans un souci de compréhension récurrent chez Supervielle, l’ensemble des hommes ou, pour reprendre l’expression chère à Paulhan, la communauté même des « premiers venus15 ». La volonté supervillienne de parler à l’humanité son langage constitue en effet une préoccupation essentielle du directeur de La NRF : lorsqu’il fonde en 1920, avec Éluard, la revue Proverbe, il a pour objectif premier de renouer le contact entre la littérature et les hommes, en leur parlant leur langage.

24Il faut également noter que le cas inverse peut se présenter : Paulhan, loin d’encourager Supervielle dans une voie qui lui semble lui permettre d’accéder au meilleur de lui-même et qui rencontre sa propre conception de la littérature, l’engage à se détourner de certains chemins. Il est possible d’interpréter en ce sens les avis le plus souvent négatifs formulés sur le théâtre de Supervielle par Paulhan, au point qu’il en vient à regretter de ne pas manifester davantage d’enthousiasme pour ce versant de l’œuvre de son ami :

Jamais il n’a eu plus grand besoin qu’aujourd’hui de se sentir aimé, encouragé. Et peut-être ai-je tort de ne pas parvenir à aimer ses pièces, de le lui dire16.

25Les avis négatifs sur le théâtre de Supervielle sont récurrents, et visent à faire prendre conscience à l’écrivain d’une difficulté générique : le théâtre, en raison de ses codes, d’une part, et de la conception que s’en forge Supervielle, d’autre part, ne permet pas le développement de ce qui fait la singularité et la force de son écriture. Cette problématique affleure dans la correspondance : Paulhan témoigne de la conscience d’un décalage générique et regrette l’importance qu’accorde Supervielle, tout au long de sa vie, à l’écriture théâtrale :

[…] Supervielle travaille beaucoup à sa pièce (je lui en veux un peu d’être beaucoup plus préoccupé par elle qu’il ne l’a jamais été par un poème ou un roman17) […].

Supervielle a quitté Port-Cros pour Tossa où il tente de transformer en pièce Le Voleur d’enfants. (Je suis plus inquiet qu’enchanté de ces sortes de transformations18.)

26Ces réserves amènent Supervielle à réfléchir sur les raisons de ce décalage : on note la fécondité de l’échange entre l’écrivain et le critique, dont le discours amène la production, par Supervielle, d’un second discours théorique. Dans une lettre à Étiemble, Supervielle explique l’échec de son théâtre par un désir de plaire au public qui l’a amené à se priver « de ce qu’il y avait de meilleur en [lui], le jugeant incompréhensible pour la plupart des gens. Il n’est resté que la surface qui, chez [lui], est de bien peu d’intérêt, ce n’est que dans la profondeur qu[’il] commence à être [lui]-même19 ». Cette analyse est particulièrement intéressante, dans la mesure où elle croise deux problématiques essentielles dans la réflexion littéraire de l’époque, et notamment dans le cercle de La NRF, celle de l’originalité et de la banalité, d’une part, celle de la surface et de la profondeur, d’autre part. La première fait largement écho à la réflexion menée par Paulhan, dans toute son œuvre et particulièrement dans Les Fleurs de Tarbes – qu’il fait lire à Supervielle – sur les deux conceptions du langage prônées par les Terroristes et les Rhétoriqueurs. Il nous semble qu’il conçoit l’œuvre de Supervielle comme une manière de juste milieu entre ces deux positions, dans la mesure où elle permet la transfiguration en langage littéraire d’une langue commune, quotidienne, voire banale. Le processus de l’écriture est en effet chez Supervielle l’inverse de celui des esthétiques « terroristes », qui, au nom d’une défiance envers le langage, recherchent l’originalité à tout prix et exigent le décollement de la langue commune. Nous rejoignons alors la problématique de la surface et de la profondeur : l’écriture, chez Supervielle, peut, au contraire de celle des Terroristes, se définir par un processus qui a pour point de départ cette originalité inquiétante, tapie dans les profondeurs de l’être, et dont l’exploration apparaît risquée sur le plan psychique. Le point d’arrivée de ce cheminement de l’écriture, à l’inverse de celui des « Terroristes », est alors une remontée vers la lumière, une mise au jour : le matériau littéraire extrait des profondeurs est éclairé, poli, lustré, jusqu’à prendre la forme d’un langage qui se veut simple et, nous l’avons vu, compréhensible par le plus grand nombre, sans pour autant effacer la part d’ombre, de mystère dont il est issu. Or, c’est précisément la manière dont Paulhan, dans une lettre à Étiemble, présente sa propre conception de la littérature :

La littérature ce n’est pas (malgré l’apparence) quelque chose de sensé que l’on teinte d’un peu de folie. C’est le contraire : une sorte de folie qu’on rend à peu près vraisemblable20.

27L’écrivain et l’éditeur semblent donc partager une conception similaire de la littérature comme un même processus : il s’agit d’une mise au jour chez Supervielle, pour qui l’écriture amène le contenu des profondeurs vers le plein jour, et également d’un mouvement de familiarisation, dont on retrouve la description chez Paulhan. Le passage « naturel » du surnaturel au familier, chez Supervielle, rencontre chez l’auteur des Fleurs de Tarbes la métamorphose de la folie en vraisemblable.

28Or ce processus d’humanisation, d’éclaircissement des ténèbres intérieures mises à « température humaine », selon un mot de Supervielle, est justement ce qui manque dans la part théâtrale de l’œuvre supervillienne : l’écrivain admet ne retenir que le point d’arrivée, la simplicité, qui correspond à l’image de la « surface » qu’il emploie dans sa lettre à Étiemble. Or cette « surface » perd son sens dans la mesure où elle n’est plus le point d’arrivée d’un processus de remontée des profondeurs, mais à la fois l’alpha et l’oméga d’une écriture qui se donne alors véritablement comme creuse, sans profondeur. La simplicité, qui n’est plus conquise, mais donnée au préalable, se meut en une sorte de platitude, dans une manière de parodie de l’écriture supervillienne par elle-même. Peut-être peut-on mettre cette pratique de l’écriture supervillienne en parallèle avec l’expérience de la chambre noire relatée par Paulhan dans Le Clair et l’Obscur, dans la mesure où l’éclairage, la mise au jour, doivent se faire dans l’intermittence même : c’est la précarité de l’illumination, sa mise en balance avec une part de ténèbres, qui permet de révéler la richesse saillante du sensible.

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30Cette conclusion nous amène à envisager le troisième rôle, peut-être le plus important, assumé par Paulhan éclaireur : celui de permettre à Supervielle, grâce à ses propres capacités critiques et réflexives, d’élaborer et surtout de théoriser à son tour sa propre conception de la littérature. Dans son sens peut-être le plus noble, la mission du critique-éclaireur est alors d’illuminer pour l’écrivain ses propres ténèbres, de l’amener à considérer avec une lucidité nouvelle son écriture et à produire lui-même un discours critique.

31Si l’on considère les œuvres publiées par Supervielle, les textes critiques en apparaissent pratiquement absents. Les seules pages, dans l’œuvre de l’écrivain, où il expose en tant que telle sa vision de la littérature, apparaissent de manière tardive, en 1951 pour « En songeant à un art poétique » et « Lire des vers en public », et en 1960 pour « Chercher sa pensée ». Leur place même est insolite : ils ne sont pas publiés seuls, et n’ouvrent pas une œuvre ainsi que la plupart des textes théoriques, qui occupent le plus souvent la place programmatique de la préface : ils sont soit relégués à la fin d’un recueil dans le cas de « En songeant à un art poétique » et « Lire des vers en public », en guise de postface à Naissances ; soit placés au sein d’une suite de poèmes en prose, comme « Chercher sa pensée » dans la section « Prose et proses » qui clôt Le Corps tragique. Les titres mêmes, « En songeant à un art poétique » et « Chercher sa pensée », mettent en avant l’humilité de la démarche supervillienne, bien éloignée du caractère volontiers didactique que prennent le plus souvent le manifeste ou l’art poétique. Supervielle, qui pourtant est tout à fait introduit dans la vie littéraire française à partir des années 1920, semble ainsi occuper une place relativement à l’écart des écrivains de son temps – notamment d’obédience surréaliste –, dont c’est au contraire l’abondance des productions théoriques qui frappe le lecteur. À ces quelques textes publiés par Supervielle, il convient d’ajouter un certain nombre d’articles, de conférences et d’entretiens parus dans des revues ou diffusés dans des émissions radiophoniques. Le nombre réduit de ces textes théoriques, compte tenu de la place qu’il occupe dans cette période sur la scène littéraire française, est donc frappant : comment interpréter cette relative absence, en apparence, de théorisation de la littérature ?

32Selon nous, le discours théorique de Supervielle ne doit pas être circonscrit à ces quelques textes publiés et radiodiffusés : il s’agit de le caractériser au premier chef comme une écriture en marge. En marge des publications d’abord, puisque ce n’est pas au sein des œuvres éditées qu’il se déploie ; en marge également des débats et polémiques de l’époque, auxquels, sans y être hermétique, Supervielle ne participe pas de manière directe, comme nous l’apprend le peu d’articles qu’il a signés. De fait, c’est avant tout la correspondance de l’écrivain qui nous apprend quelque chose de sa conception de la littérature. Il ne suffit pas d’étudier l’influence du discours de Paulhan dans l’élaboration de l’idée de la littérature supervillienne, il faut encore tenter de montrer comment Supervielle, à l’aide de ce discours critique de son lecteur et ami, élabore lui-même sur son œuvre, dans un mouvement réflexif, un discours critique. En effet, l’étude de la correspondance nous révèle deux faits importants. D’abord, ce n’est jamais Supervielle qui prend l’initiative d’ouvrir le discours critique : il se place dans la position de celui qui répond. Ensuite, deux types de stimuli déclenchent les réponses de Supervielle et sa participation à un dialogue critique : la lettre et la publication, c’est-à-dire l’expression du discours critique dans la sphère privée et dans la sphère publique. Néanmoins, la réponse supervillienne s’exprime, elle, toujours dans la sphère privée, la lettre ou la conversation – dont nous n’avons pas de traces, mais qui est parfois évoquée au sein de la correspondance.

33Le premier cas de figure, qui correspond au stimulus par un discours critique énoncé dans une lettre, apparaît de manière récurrente dans la correspondance de Supervielle et Paulhan, qui semble avoir à cœur de pousser l’écrivain à préciser sa pensée à la faveur de conseils de lecture et d’ouvertures de débats qui tournent souvent autour de La NRF ; Paulhan demande ainsi à Supervielle son avis sur la publication de certains textes, sur de nouveaux auteurs :

Qu’as-tu pensé du Mur, de Sartre21 ?

Je ne puis pas dire que je sois fou des poèmes de M. Carême : est-ce que ce n’est pas gentil, mou, trop vite gracieux et à tout prendre un peu insignifiant22 ?

34La récurrence de la structure interrogative, dans l’ensemble des lettres adressées par Paulhan à Supervielle, témoigne bien de la volonté de l’éditeur de déclencher chez l’écrivain une réflexion nourrie d’exemples et argumentée sur l’idée de littérature. Ainsi, Supervielle répond à Paulhan, dans la lettre du 1er novembre 1926 :

Décidément je trouve aussi que « l’Anguille » est le meilleur poème de Guéguen. Il y a là une fraîcheur et des réserves de fraîcheur assez rares dans la poésie contemporaine. […] Ce qui me plaît surtout dans ce poème c’est que Guéguen y choisit et assemble les mots avec une véritable volupté23.

35Il semble que la conception de la poésie supervillienne se précise : elle est définie en termes de « fraîcheur », la spontanéité, voire la naïveté s’opposant au dogmatisme et au primat de l’intellection. La mention de la « volupté » semble signifier le choix d’une forme de sensualisme, d’un plaisir des mots à l’encontre d’une conception de la création littéraire liée à la douleur ou au tourment intellectuel. C’est aussi l’élection d’un art de l’assemblage, du tissage, de la transition également qui s’exprime ici, et qui aura une place importante dans la conception de la littérature de Supervielle. C’est sur ce point notamment que l’écrivain prend ses distances par rapport au surréalisme, qu’il conçoit comme une esthétique de la juxtaposition, et non du tissage et du passage.

36Selon un second cas de figure, le stimulus qui déclenche un discours de Supervielle est un texte publié par Paulhan, soit un texte théorique, soit une œuvre proprement littéraire, donnant lieu à la formulation par Supervielle d’une conception de la littérature. Cette seconde démarche s’avère également un succès : Supervielle souvent reprend les mots de Paulhan, les cite pour développer à partir de là un discours personnel, qui prend parfois la forme de la digression. Il nous semble que c’est peut-être justement dans la digression que s’élabore, chez Supervielle, le discours critique le plus singulier, le plus personnel, dans la mesure où il se détache du stimulus premier, du discours de l’autre, pour s’épanouir dans une pensée qui devient en propre la sienne. Ainsi, dans la lettre importante de Supervielle à Paulhan datée du 13 septembre 1930, c’est la lecture de l’article « Sur une poésie obscure », paru au printemps précédent dans le no 23 de Commerce, qui inspire à Supervielle une digression. Il quitte la problématique du proverbe à la faveur d’une digression sur une autre problématique chère à Paulhan, celle du lieu commun :

L’homme primitif n’a pas je pense grande confiance dans la sagesse individuelle. Mais il respecte les proverbes, fruit de l’expérience de beaucoup d’hommes et de générations. Le civilisé lui-même n’éprouve-t-il pas le besoin parfois d’énoncer des vérités premières ? Rien n’est plus rassurant qu’une connotation bien évidente et la solidité du terrain sur lequel nous la faisons. Et ce me serait une grande tristesse de ne pouvoir dire à Pilar ou à un ami tel que vous, mon cher Jean, « Il fait beau » ou « Il pleut » quand il fait vraiment beau ou que la pluie tombe. Le plaisir de formuler devant des êtres chers des choses évidentes c’est l’autre moitié de la vie pour un poète24.

37La digression est sensible dans l’apparition du « je », dont la pensée se détache de celle de l’éclaireur pour se déployer par elle-même. Il est important de noter que ces dernières lignes sont mises en exergue par un trait rouge à gauche de la lettre, qu’il faut sans doute attribuer à Paulhan. Un jeu de miroir presque vertigineux semble alors s’instaurer, l’éclaireur se trouvant éclairé : Paulhan nourrit sa propre conception de la littérature des idées exprimées par Supervielle sur le lieu commun, qui lui ont été inspirées par Paulhan lui-même.

38L’hypothèse que la correspondance constitue la matrice de l’élaboration, par Supervielle, de sa théorie de la littérature, nous amène donc à penser que Paulhan, à la faveur d’une manière de maïeutique, permet la mise au jour du discours théorique supervillien. Paulhan amène, avec subtilité, de manière détournée, Supervielle à élaborer son idée de la littérature au prisme de lectures et de débats.

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40Il nous semble donc que Paulhan remplit véritablement auprès de Supervielle le beau rôle de l’éclaireur : il l’a aidé à sortir de l’obscurité, à se faire un nom, mais également à atténuer les ténèbres psychiques qui menaçaient chez lui l’équilibre et l’écriture ; il a guidé et assuré ses pas, lui permettant de poser sa voix et de laisser s’épanouir son chant dans sa justesse singulière ; enfin, il a illuminé pour Supervielle l’obscurité de ce que l’écrivain a nommé la grotte du cerveau et les lointains intérieurs du cœur, où se forme en secret l’écriture. C’est donc l’idée de la littérature de Supervielle, mais aussi celle de Paulhan, qui se dévoile, en filigrane, dans leur correspondance : une littérature que l’on peut qualifier d’éclairée, placée sous le signe de l’ouverture et de la tolérance, mais aussi une pratique de l’écriture comme élucidation, comme mise au jour partielle d’une part de ténèbres. C’est peut-être cette idée de la littérature comme jeu d’ombres et de lumières, ce « nocturne en plein jour », pour reprendre une expression supervillienne, qui à la fois échappe le plus à l’analyse et définit le mieux la pensée de Supervielle et de Paulhan. En effet, l’éclaireur lui-même sème parfois celui qu’il était censé guider : il conserve pour Supervielle une part rémanente d’obscurité et de mystère qui le séduit, comme il l’avoue à son ami dans la lettre du 12 octobre 1928 :

Cher Jean,

[…] comment faites-vous, n’avançant que pas à pas, pour nous faire parcourir en quelques instants une distance infinie. […] On devine où vous allez. Mais on voudrait bien connaître la route25.

41Sophie Fischbach

42Université Paris-Sorbonne