Colloques en ligne

Franck BAUER, Université de Caen-Basse Normandie

Sexe et grammaire. A propos de quelques strophes de La Chanson du Mal-Aimé

Le genre des rimes 

1Aragon célèbre Apollinaire, dans une étude publiée en appendice au Crève-cœur, comme le libérateur en France de la rime. Il signifiait par là qu’en remplaçant l’opposition phonico-graphique entre rimes « masculines » et rimes « féminines » par l’opposition purement phonologique entre rimes « vocaliques » et rimes « consonantiques », le poète d’Alcools, tout en conservant les possibilités offertes par la versification classique (faire rimer passé et glacé, aimée et armée, douleur et malheur, romance et semblance1), en libérait d’autres, interdites, elles, par l’ancien système : perdue pouvait dès lors rimer avec confondu, et virile avec avril2. Tout cela est bien connu, et avait déjà été pratiqué par Rimbaud ou Verlaine, pour ne citer qu’eux. Mais si l’on peut dire que cette nouvelle convention prend effectivement la place de l’ancienne, c’est qu’Apollinaire maintient, mutatis mutandis, dans les pièces intégralement rimées et dans la plupart des cas, le principe de l’alternance : de même que dans l’ancien système, si deux vers consécutifs ne sont pas de même rime, ils ne sont pas non plus, en principe, de même genre, de même, dans le nouveau, si deux vers consécutifs ne sont pas de même rime, le second sera « vocalique » si le premier est « consonantique », et inversement. J’ai précisé que cela se vérifiait dans la plupart des cas : un test pratiqué sur l’ensemble des pièces intégralement rimées d’Alcools donne en effet (sauf erreur) trente et une transgressions de ce principe3. La proportion est faible : elle correspond à moins de deux pour cent des transitions intra-strophiques, et à moins de dix pour cent des transitions trans-strophiques. On peut bien sûr se demander si ces déviances sont aléatoires ou interprétables (inductrices d’effets de signifiance). Une analyse fine des textes « problématiques » fournirait sans doute des éléments de réponse.

2Se demander également — et la réponse qu’on va tenter d’apporter à cette question conditionne dans une certaine mesure la réponse à la question précédente — si le remplacement de la convention classique de définition des rimes par la nouvelle convention équivaut à une recatégorisation des rimes masculines et féminines, à une reconfiguration de cette opposition. J’imagine aisément l’objection : quel sens y a-t-il à évaluer en ces termes la nouvelle opposition, puisqu’elle rend caduque la notion même de rime féminine et de rime masculine ? L’argument morphologique en effet, qui au départ avait justifié cette distinction (terminaison en -e = marque fréquente du genre féminin), n’est évidemment plus, désormais, d’aucune pertinence. On pourrait répondre — ce serait un premier argument, j’en proposerai d’autres — que ce n’est pas parce qu’un artiste parvient à s’affranchir de telle ou telle convention héritée du passé qu’il congédie immédiatement par ce geste toutes les représentations attachées jusqu’alors à cette convention : il est plus juste de penser que celles-ci vont continuer, pendant un certain temps, à hanter la réception, voire la mise en œuvre, de sa nouvelle manière. Qu’Apollinaire ait conservé le principe de l’alternance, cela ne signifie-t-il pas, au demeurant, que la convention rimique antérieure, dont il hérite ce principe, est bel et bien encore présente comme structure pouvant informer sa pratique ? Et, si tel est le cas, il n’est pas illégitime que l’interprétation le prenne en compte.

Le choix du texte

3Mon propos est d’essayer de montrer, à partir d’une étude des douze premières strophes de « La Chanson du Mal-Aimé », que les représentations que le texte nous offre des rapports du masculin et du féminin dans cette section liminaire (rapports érotiques entre acteurs de la fable et rapports grammaticaux entre les mots qui les disent) pourraient être autant d’interprétants de la nouvelle convention rimique, envisagée comme une redéfinition de ce qu’il faut entendre par rimes féminines et rimes masculines.

4J’ai choisi cette pièce parce qu’elle me paraît représentative d’une poétique entre tradition et novation, que le gabarit des objets à y étudier (des quintils d’octosyllabes) en facilite l’examen, enfin parce qu’a priori un poème qui se donne dès son titre comme la plainte lyrique d’un amant malheureux doit fournir un bon champ d’enquête sur ce que je propose d’appeler — je m’en justifierai plus loin — le sexe des rimes.

5Pourquoi, dans cette pièce, le choix des douze premières strophes ? Parce qu’elles constituent à la fois une unité formelle (un ensemble encadré par l’épigraphe et la première occurrence, à la strophe XIII, de l’un des deux refrains de la chanson) et une unité de contenu : l’argument autour duquel elle s’organise est le souvenir d’un événement — la rencontre à Londres, « un soir de demi-brume » (I, 1), d’un souteneur (I, II) et d’une prostituée (IV, V) — qui a été pour « je », amant délaissé par sa bien-aimée l’année précédente (cf. XII, 3-4), l’occasion de (re?)découvrir « la fausseté de l’amour » (V, 5) ; après l’évocation de deux héros mythiques, Ulysse et Doushmanta, aux épouses, elles, exemplairement fidèles (VI-VIII), et de l’enfer glacial des regrets (IX-X), cette section s’achève sur le constat par « je » des errances de sa mémoire depuis le début (la « belle aube », XI, 5) de cette aventure malheureuse jusqu’à la rencontre, ce « triste soir » (ibid.), avec la prostituée, et sur le congé donné au « faux amour » (XII, 1) et au souvenir de l’épisode londonien4.

6Mais si ce choix s’est imposé à moi, dans la perspective de la présente étude, c’est aussi parce que tout semble se passer, en ce point du texte, comme si la nouvelle convention d’alternance des rimes venait y remplacer l’ancienne, et comme si le contexte où cette éventuelle substitution se produit invitait à l’interpréter comme signifiant une autre configuration des rapports du masculin et du féminin.

La strophe III. Hypothèse

7L’épigraphe, comme tous les quintils de « La Chanson du Mal-Aimé », est de formule rimique ababa. Elle respecte rigoureusement la règle classique d’alternance des masculines et des féminines : a = F (-ance), donc b = M (-oir)5. C’est aussi le cas des strophes I et II, et la règle est également suivie à l’entre-strophes : I, 5 = -onte (F) / II, 1 = -on (M) ; II, 5 = -on (M) / III, 1 = -iques (F). On observe toutefois que l’épigraphe est à cet égard hors-jeu (elle s’achève sur une féminine et la première strophe commence de même) — ce qui est éventuellement interprétable comme une marque d’exterritorialité.

8Résolument déviants, par contre, sont les ajustements que subit la définition classique de la rime dans les strophes I et II : suivant la suggestion de la fable, on pourrait parler de versification « voyou », de versification « mains dans les poches »6. Il est donc d’autant plus remarquable que le principe d’alternance ne subisse, lui, aucune atteinte. Or il n’en va plus de même à la strophe III. Celle-ci commence comme prévu, étant donné ce qui précède, sur une rime féminine (briques), mais au lieu de la rime masculine attendue, c’est à nouveau une féminine (aimée) qu’on trouve au vers 2, un peu comme si Apollinaire avait attendu deux strophes (trois en comptant l’épigraphe) pour faire apparaître une convention d’alternance des rimes qui n’est plus celle de « l’ancien jeu des vers »7.

9Je propose d’interpréter cet événement formel qu’est l’occurrence d’une rime féminine là où la convention classique laissait attendre une masculine comme la décatégorisation d’un item jusqu’alors « féminin » en un item désormais « masculin », et de lui assigner pour signifiance une remise en cause, dans la fantasmatique du texte, de la polarité sexuelle. Cet événement aurait son répondant à la fin de la première section (strophe XI), où un mot « masculin » selon la convention classique (soir, v.5) vient en écho à deux mots « féminins » : mémoire au vers 1, boire au vers 3, — événement interprétable, dans mon hypothèse, comme une décatégorisation (symétrique de celle censément opérée au vers III, 2) d’un item masculin en item féminin. Observons que la strophe suivante (XII), qui est la toute dernière de la section, offre au vers 1, après la consonantique qui clôt la strophe précédente (soir), et conformément à la nouvelle convention (mais en contravention à la règle classique), une rime vocalique (confondu) et qu’à cette rime va répondre, au vers 3, une rime féminine classique (perdue). Observons également que ces transgressions de l’ancienne convention se concentrent au début (III) et à l’extrême fin (XI-XII) de la section étudiée, et que la suite IV-X conserve, à l’intérieur des strophes comme d’une strophe à l’autre, les apparences de l’alternance classique. Ces transgressions peuvent donc apparaître comme dotées d’une fonction encadrante analogue à celle de l’épigraphe et du refrain et leur situation en ces points stratégiques de la première section apparaître quant à elle comme surdéterminant leur signifiance.

10Quoi qu’il en soit, l’hypothèse que je viens de formuler soulève évidemment deux questions, dont j’ai esquissé la première :

11(A) Pourquoi parler encore de M et de F ? N’est-il pas plus économique de considérer que « La Chanson » est versifiée selon une convention qui n’a plus rien à voir avec celle qui était fondée sur l’opposition entre rimes masculines et rimes féminines ? Quel sens y a-t-il à interpréter les rimes de l’épigraphe et des deux premières strophes comme de possibles rimes M et F classiques, alors qu’on peut les identifier d’emblée comme des rimes nouveau régime (« vocaliques » et « consonantiques ») ?

12(B) Pourquoi parler de sexe des rimes ? Si l’on admet qu’il y a recatégorisation des rimes nouvelles en masculines et féminines, en quoi est-on justifié à penser que cette recatégorisation est interprétable comme une reconfiguration, fantasmée par le texte, de la différence sexuelle ? (Notons que les arguments à l’appui de cette thèse pourront valoir en retour comme arguments à l’appui de la thèse de la recatégorisation).

Pourquoi parler encore de M et de F ?

13(1) J’ai abordé cette question au tout début de cette étude, et hasardé, pour défendre l’idée que la référence à la convention classique inspirait probablement encore dans « La Chanson du Mal-Aimé » la poétique d’Apollinaire, une premièreréponse (voir supra « Le genre des rimes »). Mais d’autres arguments peuvent venir lui prêter renfort, les uns indirects et d’ordre général, les autres directement liés à la question particulière de l’alternance des rimes.

14(2) Plusieurs traits formels de ce texte manifestent qu’il participe encore de « l’ancien jeu des vers ». D’abord le fait justement qu’il est « versifié », si l’on entend par là composé de séquences dont la mesure syllabique est réglée (des octosyllabes), et non de « vers libres » ou de versets, comme un certain nombre d’autres pièces célèbres d’Alcools. L’on n’est pas ici, autrement dit, dans cette « zone » entre mètre et non-mètre que délimite par exemple le poème symboliquement intitulé ainsi qui ouvre le recueil.

15(3) La comparaison avec le texte de « Zone » éclaire également ce qu’il en est dans « La Chanson » du respect de la règle d’alternance des rimes, même si c’est celle que définit la nouvelle convention : « La Chanson » l’applique dans plus de quatre-vingt-quinze pour cent des cas, alors que dans « Zone » cette règle n’est respectée que pour soixante pour cent environ des transitions.

16(4) Enfin, la strophisation de « La Chanson » est traditionnelle (quintils de rimes alternées). Là aussi la comparaison avec « Zone » est éclairante : le groupement des « vers » dans ce poème n’est tributaire d’aucun modèle préexistant.

17(5) Revenons sur la question de l’alternance des rimes. Sans doute ne s’agit-il pas ici de l’alternance classique, mais j’ai postulé que le respect du principe d’alternance pouvait signifier une présence encore active de la référence à la versification classique. Or il y a sans doute, à cet égard, plus probant : on observe dans « La Chanson » qu’aucune des transgressions de la règle d’alternance nouveau régime n’est également une transgression de la règle classique8, alors que dans « Zone », plus de deux transitions sur trois présentent une double transgression (la proportion étant d’un peu plus de la moitié dans le reste du recueil)9.

18(6) Il est notable aussi que « La Chanson » préserve par ailleurs l’alternance classique dans presque quatre-vingt-dix pour cent des cas (dans « Zone », la proportion est de soixante-quinze pour cent environ).

19(7) Enfin, si l’on regarde dans « La Chanson » ce qui se passe à proximité immédiate de l’endroit où la nouvelle convention d’alternance devient visible (le vers 2 de la strophe III), il est troublant de constater que toutes les autres rimes qui peuvent censément témoigner de cet événement sont interprétables comme des féminines classiques : c’est le cas de la seconde et de la troisième rime a (Egypte au vers 3, unique au vers 5), ainsi que de la seconde rime b (armée au vers 4). Ce qui rend cette configuration remarquable, c’est que pour chacune de ces trois rimes, la nouvelle convention autorisait des items sans -e terminal. En respectant (systématiquement ?) la convention classique (rimes « féminines ») dans le choix des terminaisons consonantiques, et en la transgressant, tout aussi systématiquement (?) (rimes « féminines » également, au lieu de rimes «masculines»), dans le choix des terminaisons vocaliques, peut-être Apollinaire manifeste-t-il, directement dans un cas, indirectement dans l’autre, que cette convention est encore d’une certaine manière, à l’époque où il compose « La Chanson », une donnée de sa poétique10.

20Mais il me semble aussi — et cela nous dirige vers la seconde des deux questions que je posais — que l’omniprésence des rimes « féminines » dans cette strophe (c’est la seule de cette formule dans toute la « Chanson »11— ce qui constitue sans doute un nouvel indice de surdétermination de sa signifiance), outre qu’elle pourrait confirmer qu’il reste encore trace dans le texte de la catégorisation des rimes par leur genre, peut également inviter à interpréter le mode d’apparition de la nouvelle convention comme signifiant quelque chose à propos justement du statut, ici, du féminin (et du masculin).

Le sexe des rimes ?

21N’est-il pas significatif que le support de la première rime à rompre avec la convention classique d’alternance des masculines et des féminines soit le syntagme bien aimée (III, 2) ? — significatif, en d’autres termes, que le lieu que vient occuper la qualification emblématiquement associable dans le texte à la femme aimée soit celui où s’y produit pour la première fois cette recatégorisation des rimes féminines en rimes masculines que postule notre analyse. Je serais assez tenté de rapprocher l’évocation de cette femme sous le signe, en quelque sorte, de la « bien-*aimé », du vocable dont usaient dans leur chant certains troubadours pour désigner la dame : midons, « ma seigneur », comme traduit Roubaud12. Notons au passage que le nouveau « jeu des vers » place, non moins significativement (?), à la fin de « La Chanson » la mention du « mal aimé » (LIX, 4, rime vocalique, masculine dans l’ancienne convention) en écho à celle (LVIII, 5) de « toi que j’ai tant aimée » (autre rime vocalique, à support lexical identique, féminine, elle, dans la convention classique) : le poème s’achève ainsi sur l’évocation, en des positions que la nouvelle règle des rimes, si l’on admet qu’elle fait mémoire de l’ancienne, investit d’une signifiance particulière, du couple que forment la « tant aimé(e) » et son « mal aimé ».

22L’hypothèse selon laquelle, à la faveur de l’instauration de la nouvelle convention d’alternance des rimes, le poème jouerait avec (et se jouerait de) l’opposition grammaticale du masculin et du féminin — jeu dont la signifiance pourrait être une mise en crise de la différence sexuelle —, cette hypothèse risque fort d’apparaître comme une spéculation gratuite, voire délirante, si elle ne reçoit pas le renfort d’autres arguments que ceux que je viens de produire.

23Il me semble que ces arguments (que j’annonçais au début cette étude), nous pouvons les attendre de la mise en évidence des rapports de correspondance iconique qui lient, dans les douze premières strophes de « La Chanson »13, la fable du texte (la représentation que celui-ci nous propose, à travers, pour l’essentiel, des métaphores ou des comparaisons, des figures de l’amant et de l’aimée) et un certain nombre d’autres jeux grammaticaux que celui des rimes, d’ordre morpho-lexical et d’ordre syntaxique, qui viennent surdéterminer (ou que viennent surdéterminer, selon la priorité qu’on accorde aux uns ou aux autres dans la production de la signifiance du texte) les effets de sens possiblement induits par l’éventuelle redistribution des polarités « féminines » et « masculines » des rimes.

Sexe et grammaire. Une lecture des strophes I-XII de « La Chanson »

I. Un soir de demi-brume à Londres

Un voyou qui ressemblait à

Mon amour vint à ma rencontre

Et le regard qu’il me jeta

Me fit baisser les yeux de honte

24Le français offre la possibilité de comprendre Mon amour (I, 3, SN de genre masculin) comme une désignation de la femme aimée : dans la perspective interprétative que j’ai choisie, ce jeu morpho-lexical ne manque pas de faire sens. Comme fait sens, s’agissant du même syntagme, un autre jeu grammatical, syntaxique celui-là : le vers 3 peut en effet être lu comme un énoncé auto-suffisant, avec Mon amour sujet de vint à ma rencontre, alors que ce SV a en fait pour sujet le SN Un voyou qui ressemblait à / Mon amour (I, 2-3), où [m]on amour est complément de ressemblait à. Tout se passe donc comme si, à la faveur de cette méprise, le syntagme désignant la femme aimée venait occuper la position syntaxique qui est celle, en fait, du syntagme désignant le voyou rencontré ce « soir de demi-brume ».

25La fable du texte, quant à elle, évoque sans ambages, si l’on adopte la leçon mon amour = « celle que j’aime », la rencontre avec un homme qui ressemblait à une femme, et suggère peut-être que la honte provoquée par le regard du voyou, si elle est sans doute, ainsi que le confirmeront les strophes IV et V, celle qui accompagne le consentement muet à l’invite du souteneur, est celle aussi qu’un homme peut éprouver à être l’objet d’une avance homosexuelle.

26Mais il est clair qu’ici, [m]on amour signifie, non seulement « la femme que j’aime », mais également (tel est le sens du syntagme au vers 3 de l’épigraphe) « l’amour que j’éprouve (pour elle) ». On peut vérifier que, quand il sera par ailleurs nommément question de cet amour, il s’agira autant — et cette ambiguïté est une composante fondamentale de la fable (et du lyrisme) du texte — de la relation narcissique mortifère à soi-même que de la relation à l’autre. Auto-érotisme dont les implications homosexuelles (ou « bisexuelles ») pourraient conforter l’interprétation hasardée précédemment.

27On ne s’étonnera pas, en tout cas, qu’au thème de la déploration (de la délectation) nostalgique-narcissique de la perte de l’autre (cf. strophe XII) comme anéantissement de soi se conjugue par anticipation, dans cette première strophe, celui de la semblance et de l’illusion — ce que la strophe V nommera « la fausseté de l’amour même ». Ce « faux amour » (VIII, XII), c’est bien sûr l’amour illusoire car duplice, l’amour traître, dévoyé (j’ai cru qu’elle m’aimait, elle m’a abandonné), mais c’est aussi l’illusion d’un amour « confondu » (XII) avec l’amour d’une image, d’un double : ainsi s’expliquerait qu’ait pu le raviver la rencontre avec ce « voyou qui [lui] ressemblait ». Le motif de l’attachement mortel à une « ombre » (VIII, IX), une « idole » (XX) — l’amour miroir trompeur du sujet aimant — va hanter à plusieurs reprises le poème. Ajoutons que l’ambiguïté syntaxique en trompe-l’œil du vers 3 illustre elle aussi, à sa manière, les errements de l’illusion.

II. Je suivis ce mauvais garçon

Qui sifflotait mains dans les poches

Nous semblions entre les maisons

Onde ouverte de la mer Rouge

Lui les Hébreux moi Pharaon

28« Je suivis ce mauvais garçon » comme on suit une femme (?)14, et le texte amorce alors une comparaison qui fournira également l’argument de la troisième strophe, et qui exploite à nouveaux frais le thème de la semblance rencontré dans la première. Ajoutons que la référence du vers 5 aux Hébreux est peut-être à entendre comme un calembour (variété de jeu morpho-lexical dont « La Chanson » offrira d’autres exemples) sur l’une des multiples désignations argotiques du sexe masculin (le « zèbre »)15.

III. Que tombent ces vagues de briques

Si tu ne fus pas bien aimée

Je suis le souverain d’Egypte

Sa sœur-épouse son armée

Si tu n’es pas l’amour unique

29Cette strophe, où apparaît l’occurrence d’aimée (vers 2) qui a inspiré mon hypothèse de départ (cf. supra « Le sexe des rimes? »), développe la comparaison, annoncée dans la strophe précédente, entre « je » marchant derrière le « mauvais garçon » à la rencontre du faux amour et Pharaon poursuivant les Hébreux en route vers la Terre Promise.

30La fable du texte met en œuvre ici un dispositif logique qui est apparemment celui de la démonstration d’une vérité par la voie dite du raisonnement par l’absurde : si X (« Tu ne fus pas bien aimée », « Tu n’es pas l’amour unique ») est vrai, alors Y (« Ces vagues de briques peuvent tomber si je le souhaite », « Je suis le souverain d’Egypte, sa sœur-épouse, son armée ») l’est aussi ; or Y est faux (les façades de ces maisons ne sauraient évidemment s’écrouler sur mon ordre, non plus que je ne suis Pharaon, sa sœur épouse ni son armée), donc X est faux : tu fus bien aimée, tu es l’amour unique.

31Deux observations cependant s’imposent. D’abord la valeur de vérité de l’énoncé « Je suis sa sœur-épouse, son armée » a beau censément être nulle, celui-ci n’en possède pas moins, tant qu’il n’a pas été réfuté, le statut d’une assertion possiblement véridique, et on notera qu’il présente, comme l’énoncé des vers 2 et 3 de la strophe I, un sujet à référent masculin prédiqué par un syntagme à référent féminin, et que ce syntagme est au surplus de genre également féminin — comme l’est aussi l’autre syntagme composant ce prédicat (son armée), qui, lui, désigne au demeurant une collectivité d’hommes16. Est-il si certain d’autre part que la logique des évidences triviales (« Je ne suis pas le souverain d’Egypte », « Je ne suis pas sa sœur-épouse... » n’est pas elle-même une apparence trompeuse ? Ai-je vraiment su si « bien » t’aimer ? Si tel était le cas, pourquoi aurais-je eu honte d’être regardé par le « voyou qui ressemblait à mon amour »17 ? Et cet amour que je prétends « unique », n’était-il pas en fait (comme j’en ai eu depuis la révélation) un amour double : trahison et faux-semblant ? Bref, l’« onde ouverte de la mer Rouge » s’est bel et bien refermée sur moi, les « vagues de briques » sont (re)tombées, m’engloutissant comme l’armée de Pharaon, et j’ai bu la tasse (cf. XI : Avons-nous assez navigué / Dans une onde mauvaise à boire [dans, et non pas sur])18.

32Si l’on prend au pied de la lettre ce que raconte ici la fable, on dira qu’après avoir fantasmé un « mauvais garçon » comme la femme qu’il aime, le sujet se fantasme lui-même dans cette strophe comme l’autre féminin d’une relation conjugale (incestueuse) dont il s’imagine d’ailleurs aussi occuper la place (thème de la bisexualité ou de l’indifférenciation sexuelle, et de l’auto-érotisme).

33Il n’est pas impossible enfin que la strophe III présente d’autres jeux grammaticaux sur le masculin et le féminin que ceux qui ont déjà été relevés. J’ai dit un mot du prédicat son armée (vers 4). Etant donné la forme de son déterminant (cf. note 16), armée pourrait équivoquer avec un hypothétique adjectif substantivé (l’armé = « celui qui est armé », sur le modèle de l’aimé)19, et laisser deviner, derrière le nom de genre féminin, l’image de l’homme « armé » (ou plus exactement, selon la leçon du fantasme, « armée ») pour l’amour20. Signalons également l’emploi à la fin du vers 5 de l’adjectif épicène unique (même forme pour les deux genres) à terminaison « féminine » (-e), comme épithète du nom masculin amour.

IV. Au tournant d’une rue brûlant

De tous les feux de ses façades

Plaies du brouillard sanguinolent

Où se lamentaient les façades

Une femme lui ressemblant

34On a peut-être au vers 1 un effet en trompe-l’œil de transgression de la règle d’accord en genre du nom et de l’adjectif : Nom F [rue] + Adj M [brûlant] (cp. une rue (très) *montant et une rue (très) montante). Ce qui peut éventuellement causer cette méprise, c’est la tendance spontanée à attendre une coïncidence entre frontière de vers et frontière de constituant syntaxique majeur : ici, Dét + Nom + Adj épithète. Or la frontière de l’épithète en question (qui est de structure complexe, à plusieurs enchâssements) se situe beaucoup plus loin, au bout du vers 4, et ce qu’on a pu d’abord identifier (à tort) comme un adjectif verbal se révèle être en fait un participe présent complémenté (brûlant de tous les feux...). C’est ce jeu entre métrique et syntaxe qui a pu faire miroiter l’illusion d’une union des genres féminin et masculin.

35Même choix morpho-lexical au vers 5 qu’au vers 1 : ressemblant est, comme brûlant, un participe présent, mais la confusion avec l’adjectif verbal n’est plus guère possible ici, en raison de la présence en amont du pronom complément lui. Cela dit, ce dernier vers peut donner lieu à une péripétie de lecture analogue à celle que je viens d’analyser dans mon commentaire du premier : la supposition d’une coïncidence, cette fois entre frontière de strophe et frontière de phrase. Rien ne s’oppose a priori à ce que Une femme lui ressemblant puisse s’interpréter en première lecture comme une proposition principale du type « phrase nominale » — « La Chanson » en offre d’autres exemples : Regrets sur quoi l’enfer se fonde (IX, 1), Regret des yeux de la putain (XXVIII, 1). En ce point de la lecture, on peut se demander à quel antécédent renvoie le pronom lui. Le fait qu’il présente la même forme aux deux genres autorise deux réponses : soit (a) le « voyou » de la première strophe, soit (b) la « bien-aimée ». Cette ambiguïté référentielle est sans doute interprétable comme un nouveau jeu grammatical sur une possible confusion entre masculin et féminin21.

V. C’était son regard d’inhumaine

La cicatrice à son cou nu

Sortit saoule d’une taverne

Au moment où je reconnus

La fausseté de l’amour même

36Rien, à lire les deux premiers vers de cette strophe, ne semble devoir compromettre la pertinence de notre interprétation syntaxique du vers final de la strophe précédente. Le vers 3 en revanche introduit une rupture de plan22 qui rend désormais cette interprétation impossible à tenir : Une femme lui ressemblant (IV, 5) n’est pas une phrase nominale, mais le syntagme sujet d’une phrase complexe qui s’achève à la fin de la strophe suivante, et dont le syntagme verbal ([s]ortit saoule d’une taverne) apparaît précisément au vers 3 de cette strophe, après enchâssement en incise d’une proposition qui en occupe les vers 1 et 2. Et de même que la strophe V nous contraint à cette réévaluation, elle semble nous contraindre également, dès le premier vers, à abandonner l’hypothèse d’une double référentialité du pronom lui : son regard d’inhumaine ne saurait a priori renvoyer qu’à un possesseur féminin — l’ « inhumaine » qu’évoque le mot à la rime. Cela dit, dans le contexte mis en place par les strophes précédentes sous le signe de l’ambiguïté et de la confusion des sexes, l’attribution à un sujet masculin (le « voyou ») d’un attribut féminin (un « regard d’inhumaine ») n’aurait au demeurant rien d’étonnant23. Ajoutons que le référent de lui demeure problématique également en ce que chacune des deux réponses envisageables peut soulever une objection : pour (a), l’éloignement de l’antécédent (les plus proches mentions du « voyou » — II, 1 : ce mauvais garçon et II, 5 : [l]ui — sont à une distance de presque deux strophes du vers qui nous intéresse) ; pour (b), l’objection est qu’il faut admettre le passage implicite d’une référence par tu à la « bien-aimée » (III, 2, 5) à une référence par elle (IV, 5 : Une femme lui ressemblant, et non te ressemblant). On répondra que la strophe III introduit une perturbation momentanée, à fonction « expressive », du régime de référence adopté jusqu’alors, et que le texte renoue en IV avec lui ; soit, mais observons que l’antécédent F ([m]on amour) est à la strophe I, donc plus loin encore dans le contexte amont que l’antécédent M postulé par l’hypothèse (a). Le pronom lui pourrait dans ces conditions renvoyer à un référent, disons, incertain, pour reprendre un mot employé par Apollinaire lui-même dans « La Chanson » : Douleur […] / Mon âme et mon corps incertain / Te fuient [...] (XXXIV, 1-4). Quant à l’hésitation, à ce moment du texte, entre personne (« tu ») et non-personne (« elle »), on pourrait dire qu’elle contribue à surdéterminer les effets de sens qui sont ceux également de l’hésitation entre les deux antécédents, à savoir une perturbation de la cohérence référentielle, une confusion des repères.

37Mais qu’importe, en fin de compte, que lui renvoie au « voyou » ou à la « bien-aimée » ? car si c’est à lui que la femme saoule ressemble, c’est aussi à elle, puisqu’il a été dit (I, 2-3) que lui-même lui ressemblait (à la « bien-aimée »), et si c’est à elle (la « bien-aimée ») qu’elle (la femme saoule) ressemble, c’est aussi à lui, pour la même raison. Désolé pour ce pataquès, mais « confusion » semble bien être, au demeurant, l’interprétant qu’imposent les premières strophes de « La Chanson ». Qui est qui (quoi) ? qui ressemble à qui (à quoi) ? Le texte nous laisse dans le « brouillard » (IV, 3), ou, plus précisément (si je puis dire), dans une « demi-brume » (I,1) — homme ? femme ? brume ? pas brume ? — qui favorise les méprises et les faux-semblants. Le mot-clé de la signifiance apparaîtra explicitement à la toute fin de la section : Adieu faux amour confondu / Avec la femme qui s’éloigne (XII, 1-2).

VI. Lorsqu’il fut de retour enfin

Dans sa patrie le sage Ulysse

Son vieux chien de lui se souvint

Près d’un tapis de haute lisse

Sa femme attendait qu’il revînt

38On a affaire dans cette strophe, comme pour Mon amour vint à ma rencontre (I, 3), à une syntaxe en trompe-l’œil.

39Etant donné les deux premiers vers (Lorsqu’il fut de retour enfin / Dans sa patrie le sage Ulysse), on attend un syntagme verbal ayant pour sujet le sage Ulysse. Or le reste de la phrase impose [s]on vieux chien (v. 3) comme sujet de la principale, et que le sage Ulysse soit réinterprété comme sujet détaché, annoncé par il (v. 1), d’une proposition circonstancielle à construction emphatique. Autrement dit, il faut comprendre : « Lorsque le sage Ulysse fut de retour enfin dans sa patrie, son vieux chien se souvint de lui », ou plus exactement : « Lorsqu’il fut de retour enfin dans sa patrie, le sage Ulysse, son vieux chien etc. » — c’est bien sûr l’absence de ponctuation (tarte à la crème de la critique apollinarienne) qui a rendu possible l’interprétation erronée.

40Mais il est non moins certain que ce fourvoiement imposé à l’interprétation est programmé par le texte, et qu’il doit donc être considéré comme une structure de signifiance. La réévaluation à laquelle la lecture nous contraint ne saurait annuler la première interprétation, dont le texte impose la rémanence comme une donnée constitutive, ici, de son fonctionnement : il faut supposer que la signifiance de la strophe procède de la superposition des deux interprétations syntaxiques.

41Or il est facile de montrer que l’effet de sens induit par cette superposition est celui, comme ailleurs dans ce début de poème, d’une crise de la différence entre masculin et féminin, d’une identification réciproque de l’un à l’autre.

42La position syntaxique assignée lors de la première interprétation au syntagme le sage Ulysse est celle que viennent désormais occuper, à la faveur de la réinterprétation imposée par le texte, les syntagmes [s]on vieux chien (v. 3) et [s]a femme (v. 5). La substitution, en lieu et place d’un syntagme à référent masculin, d’un syntagme à référent féminin (où figure, comme celui de IV, 5, le mot femme) est un nouveau dispositif de brouillage des genres (et des sexes). A quoi il faut ajouter que la structure de la principale instaure un parallélisme entre les deux syntagmes sujets, qui suggère l’image d’une Pénélope (F) vieux chien fidèle (M), attendant comme Argos le retour de son maître (ou l’inverse)24.

43Que cette métaphore animalière, en tant qu’elle met en œuvre ces effets de sens, fait partie du programme de signifiance du texte, la strophe VII semble bien en apporter la confirmation :

VII. L’époux royal de Sacontale

Las de vaincre se réjouit

Lorsqu’il la retrouva plus pâle

D’attente et d’amour yeux pâlis

Caressant sa gazelle mâle

44On y rencontre à nouveau un animal (une gazelle cette fois), dans un contexte qui est aussi celui de l’attente du guerrier par l’épouse fidèle et aimante. Mais ici l’animal est plutôt le comparant de celui-là que de celle-ci (cf. les connotations amoureuses des « caresses » (v. 5) de la reine) Or on notera que si le sexe de cette gazelle peut faire d’elle un symbole de l’époux, il est néanmoins troublant que le nom de l’animal choisi par Apollinaire soit de genre féminin25. On notera également dans cette strophe un jeu significatif sur la rime a : au vers 1, L’époux royAL [accent médian, rime M classique, F nouveau régime (?)] de SacontALE [accent terminal, rime F classique, F nouveau régime (?)] ; et aux vers 3 et 5, deux adjectifs épicènes, pâle et mâle (neutralisation de l’opposition morphologique M vs F), qualifiant respectivement un item à référent féminin et un item à référent masculin.

VIII. J’ai pensé à ces rois heureux

Lorsque le faux amour et celle

Dont je suis encore amoureux

Heurtant leurs ombres infidèles

Me rendirent si malheureux

45Par la médiation de la rime (vers 2 et 4) et de l’évocation de leurs « ombres », l’une et l’autre « infidèles », cette strophe unit le « faux amour » (M) à « celle » (F) dont « je » déclare qu’il est « encore amoureux ».

46Admettons — mais je comprendrais fort bien qu’on ne veuille pas me suivre dans cette tortueuse spéculation sur le sexe des anges — qu’amour soit encore, comme il l’était en ancien et moyen français (ce qu’Apollinaire n’ignorait pas), un nom de genre féminin (et qu’au lieu de le faux amour on ait *la fausse amour), le suspens que crée la fin du vers pourrait faire hésiter a priori entre deux interprétations du pronom : soit (a) comme un anaphorique (autrement dit : et celle dont... = « et l’amour dont... » — peut-être l’amour authentique, par opposition à l’autre), soit (b) comme antécédent d’une relative périphrastique (et celle dont... = « et la femme dont... ») ; si l’on admet d’autre part que le mouvement spontané de la lecture porte à interpréter ce qui vient, plutôt d’abord en s’appuyant sur l’amont (interprétation (a)) qu’en regardant vers l’aval (interprétation (b))26, alors, avant de s’aviser qu’il fait fausse route, le lecteur peut être amené, l’espace d’un bref instant, à appréhender ce que le texte lui offre au vers 2 comme procédant d’un bizarre dysfonctionnement de la règle d’accord en genre qui régit les anaphores lexicales : la référence à une instance M (l’amour) par un pronom F (celle).

47Ce n’est pas la première fois que nous rencontrons ces jeux avec les structures grammaticales, dont la finalité semble bien être de fourvoyer momentanément l’interprétation, afin de créer, comme en trompe-l’œil, une confusion des instances dont l’enjeu est à chaque fois de neutraliser, brouiller ou subvertir l’opposition entre masculin et féminin. La strophe suivante en fournit sans doute un nouvel exemple.

IX. Regrets sur quoi l’enfer se fonde

Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux

Pour son baiser les rois du monde

Seraient morts les pauvres fameux

Pour elle eussent vendu leur ombre

48Les vers 3 et 5 offrent un couplage métrico-sémantique entre Pour son baiser et Pour elle : deux syntagmes prépositionnels de même structure, dans des contextes syntaxiques et sémantiques analogues et des positions métriques équivalentes (en début de vers). Ces parallélismes mettent en relief une relation d’équivalence rhétorique (l’un pouvant être interprété comme substitut métonymique de l’autre) entre son baiser et elle, qui sont deux instances grammaticales de genres différents désignant l’une et l’autre la femme aimée.

49Il est, je crois, envisageable que la proximité contextuelle du syntagme son baiser et la pression des constructions parallèles induisent chez le lecteur l’illusion que ce syntagme est l’antécédent de elle27— méprise analogue à celle que j’ai supposée mise en œuvre dans la strophe précédente. Notons que lui (= son baiser) pourrait au demeurant fort bien, sans qu’il y ait rien d’autre à changer, être substitué à elle. Le fait que le pronom renvoyant à la bien-aimée occupe une place qui pourrait tout aussi bien, sans aucune modification du contexte, être occupée par le pronom masculin correspondant, relève d’une structure de signifiance analogue à celle des autres jeux grammaticaux qui font l’objet de cette analyse.

X. J’ai hiverné dans mon passé

Revienne le soleil de Pâques

Pour chauffer un cœur plus glacé

Que les quarante de Sébaste

Moins que ma vie martyrisés

50Le dernier vers de cette strophe met en contiguïté un nom féminin (vie) et un participe passé (martyrisés) au masculin (pluriel). Il n’est pas exclu que ce contact, dû à l’antéposition du syntagme comparatif (Moins que ma vie martyrisés = Moins martyrisés que ma vie) puisse occasionner une passagère mésinterprétation du participe passé comme adjectif épithète, et l’illusion que la règle d’accord en genre de l’adjectif avec le nom qu’il modifie a été transgressée28.

51Je crois que la possibilité de cette lecture-réflexe (on fait appel à ce qu’il y a de plus proche dans le contexte amont, au risque de substituer au texte ce qu’on pense y lire) doit être prise en compte dans l’interprétation. Une preuve qu’elle est bien une modalité de la lecture (et donc de l’interprétation), de la strophe X, c’est que l’éditeur (et sans doute l’auteure elle-même) de l’essai d’analyse structurale et stylistique consacré à « La Chanson » (j’ai déjà fait plusieurs fois référence à cet ouvrage) en a visiblement été victime : on trouve en effet à la page 61 de cet essai, dans la citation de cette strophe, une transcription erronée du vers 5 : Moins que ma vie martyrisée, au lieu de martyrisés.

52Mon hypothèse — je le rappelais tout à l’heure — est que ce type de méprise est peut-être programmé par le texte en vue de la création de certains effets de signifiance. Je propose d’appeler cela des interprétations-fantômes. Comme celle d’ambiguïté, cette notion peut permettre une approche des relations d’iconicité entre forme et sens dans cette partie du texte, en ce qu’elle est applicable, ici, à la fois à l’expérience du lecteur et à celle qu’est censé vivre le « je » de la fable, assailli par les mirages des faux-semblants et en proie aux divagations de sa mémoire.

XI. Mon beau navire ô ma mémoire

Avons-nous assez navigué

Dans une onde mauvaise à boire

Avons-nous assez divagué

De la belle aube au triste soir

53C’est la strophe où riment ensemble, pour la première fois dans « La Chanson », des finales consonantiques dont l’une (-oire, vers 1 et 3) serait féminine dans la convention classique et l’autre masculine (-oir, vers 5).

54Dès le premier vers le texte associe par une relation qualificative un nom masculin (navire) à un nom féminin (mémoire). Le dernier vers quant à lui réunit à nouveau, mais dans l’ordre inverse, deux instances de genre grammatical différent : la première, féminine (la belle aube), évoque le début radieux de l’aventure amoureuse29, la seconde, masculine ([le] triste soir), son douloureux épilogue30. L’on a, ici encore une relation de substitution entre M et F : substitution non plus d’un comparant à un comparé, comme au vers 1, mais d’un après (la rencontre avec un homme) à un avant (l’idylle naissante avec une femme)31.

55Et ces substitutions ne s’opèrent pas seulement sur l’axe horizontal (celui de chacun des vers), mais aussi sur l’axe vertical, à cause, d’une part, on l’a dit, de l’inversion, du vers 1 au vers 5, de l’ordre d’apparition des syntagmes M et F, d’autre part des parallélismes qui unissent les syntagmes M et F du vers 1 à leurs correspondants F et M du vers 5 : Mon beau navire (M) et la belle aube (F) ont en commun un même adjectif, et mémoire (F) et soir (M) se terminent par les mêmes sons.

XII. Adieu faux amour confondu

Avec la femme qui s’éloigne

Avec celle que j’ai perdue

L’année dernière en Allemagne

Et que je ne reverrai plus

56Ici, je l’ai dit (voir le commentaire de la strophe V), se formule, explicitement et in fine, cette loi de confusion des instances qui gouverne, selon notre hypothèse, les douze premières strophes.

57Il est difficile de savoir à qui (ou à quoi) précisément font référence les trois syntagmes qui occupent la quasi-totalité de la strophe. Si l’on interprète faux amour comme « celui (ou celle) qui est l’objet de l’amour en question », alors ce syntagme désigne quelqu’un de différent de « la femme qui s’éloigne » et de « celle » que « je » a « perdue », puisqu’on a pu le « confondre » avec elles. Il est donc probable, dans cette hypothèse, qu’il s’agit du « voyou » de la première strophe, d’autant qu’il a été dit de lui (I, 1-2) qu’il « ressemblait » à la femme aimée (« celle que j’ai perdue », vers 3), et que la prostituée rencontrée le même soir que lui (sans doute cette « femme qui s’éloigne » évoquée au vers 2 ?) lui ressemblait également (IV, 5).

58Pourquoi ce voyou est-il un « faux amour » ? Probablement parce qu’il est de ceux que la strophe LI (nous revenons à Louis II de Bavière) appelle « [d]e fausses femmes » : j’ai suggéré dans mon commentaire de la strophe I que le regard qu’il avait adressé à « je » avait vraisemblablement été perçu par celui-ci comme une invite homosexuelle.

59Or tout n’est pas si simple. Il a déjà été question de « faux amour » : à la strophe VIII, où le faux amour (vers 2) renvoie à quelqu’un d’autre que celle dont « je » se dit « encore amoureux » (peut-être la prostituée, ou le voyou ?) — observons toutefois que leurs ombres, à l’une comme aux autres, sont « infidèles » ; et à la strophe V, où c’est l’« amour même » (vers 5), et non tel ou tel amour, dont « je » a la révélation, en voyant la femme saoule sortir de la taverne, qu’il est faux — et qu’est donc faux également l’amour pour sa bien-aimée. Peut-être dès lors faut-il « confondre », pour reprendre le mot de la strophe XII, « faux amour » et amour « vrai », parce qu’il n’y a pas d’amour qui ne soit faux. Si l’on adopte cette interprétation — si l’on entend « faux amour » comme « l’amour même », l’amour en tant qu’il ne saurait être que faux, alors le voyou, la prostituée et la bien-aimée sont indistinguables les uns des autres.

60Il me semble à cet égard tout à fait significatif que la construction des deux syntagmes Avec la femme qui s’éloigne et Avec celle que j’ai perdue, etc. présente une ambiguïté : on peut comprendre, soit que  la femme  du vers 2 et la bien-aimée (vers 3-5) sont deux entités différentes (mais l’asyndète Avec... / Avec.. paraît alors un peu bizarre), soit que dire « la femme qui s’éloigne » est une manière de désigner la bien-aimée (interprétation qui rend mieux compte, je crois, de l’asyndète). Significatif enfin que la rime perdue, en tant que rime « vocalique »,soit couplée avec des rimes M d’ancien régime (confondu, plus), et peut-être réinterprétable, comme la rime aimée à la strophe III, et conformément à l’hypothèse que je hasardais au début de cette étude, comme une rime masculine nouveau régime.