Colloques en ligne

Henri SCEPI, Université de la Sorbonne nouvelle-Paris III

« Un lyrisme neuf » : le cas des « Fiançailles » dans Alcools d’Apollinaire

1Apollinaire semble illustrer pleinement, on pourrait même dire « exemplifier », la condition du poète lyrique moderne. D’Alcools à Calligrammes, pour ne retenir ici que deux références majeures, se dessine le tracé d’une écriture dont les motifs, quoique variables et changeants, demeurent indissociables (du moins tels ils apparaissent) de la vie de l’auteur : vie psychique, vie affective et sentimentale, vie sociale et historique, vie artistique bien sûr, tout concourt à replier sur le champ du biographique et de ses déterminations structurantes, le geste de l’invention poétique – dont le mouvement prolonge et ratifie d’une certaine manière l’exister du sujet, l’être-au-monde d’un moi qui n’est autre que la matière exclusive des œuvres qu’il engendre. A ce propos, la lettre de 1913 en réponse à l’article d’Henri Martineau est capitale, en ceci qu’elle éclaire la logique spécifique qui préside à la définition du lyrisme apollinarien. Le poète y oppose la « bizarrerie », symptôme d’une affectation ou d’un artifice, à la vie même, pourvoyeuse de visions et de révélations ; il se défend également d’être un « grand liseur » et de verser dans l’étude et l’érudition, préférant souligner son génie intuitif, sa capacité innée à « bien saisir l’intensité de vie et de perfection d’un ouvrage soit d’art, soit de littérature, soit d’autre chose ». Il confie en outre que ses vers ont été écrits dans le mouvement même de l’existence quotidienne, au rythme d’un corps qui va et d’un souffle en cadence : « Je compose généralement en marchant et en chantant sur deux ou trois airs qui me sont venus naturellement ». Enfin, il revendique la coloration proprement élégiaque d’une parole lyrique hantée par le passé et résolument solidaire des vicissitudes d’une vie d’homme : « car chacun de mes poèmes, écrit Apollinaire, est la commémoration d’un événement de ma vie et le plus souvent il s’agit de tristesse… »1. Je reviendrai plus loin sur l’acte commémoratif proprement dit et ses incidences poétiques ; pour le moment, importe à mes yeux le fait que la célébration de la vie épouse la ligne événementielle du passé, mais cette ligne est brisée, elle se constitue d’épisodes discontinus, de ruptures qui sont comme autant de moments propices à la rétrospection mélancolique et sentimentale aussi bien qu’à la préfiguration enthousiaste de l’inouï – ainsi que l’atteste d’ailleurs la longue lettre-confession à Madeleine Pagès du 30 juillet 1915.

2Aussi lorsque, dans la lettre à Toussaint Luca du 11 mai 1908, à propos du « Pyrée » (« Le Brasier »), Apollinaire déclare ne rechercher qu’« un lyrisme neuf et humaniste en même temps »2, il marque un de ces tournants ou un de ces seuils de discontinuité qui font apparaître, au sein de l’écriture et de la vie, les modifications non linéaires, voire les mutations en cours du lyrisme lui-même. L’objectif qu’il se propose assigne du même coup à la poésie un nouvel horizon : non seulement Apollinaire se montre désireux de s’émanciper d’un certain langage, je n’ose pas dire système poétique ou esthétique, mais de plus il ambitionne de refonder une tradition dont les surgeons récents ont pu lui paraître encore et toujours enfermés dans la convention et parfois l’innovation fumeuse. Il suffit de lire ses réponses au questionnaire de la Revue littéraire de Paris et de Champagne en 1906 pour s’en convaincre ; de même, l’article qu’il consacre à Jean Royère dans La Phalange (janvier 1908) révèle une position distanciée, à la fois nuancée et critique, à l’endroit des orientations formelles et prosodiques de la poésie post-symboliste. Reste que « Les fiançailles », fortement solidaires des poèmes qui composent « Le Brasier », représentent à ses yeux l’achèvement de ce nouveau lyrisme ; à Madeleine Pagès, il dira de ce texte composé de neuf séquences qu’ils forment « le plus nouveau et le plus lyrique, le plus profond » des poèmes d’Alcools, « mon meilleur poème, ajoute-t-il, sinon le plus immédiatement accessible »3. Il y a dans ces quelques lignes moins la confirmation rétrospective d’une valeur que le constat, lucide et élucidé, d’une poétique dont il convient de réarticuler les visées aux propositions novatrices que le poète formule en 1907-1908. C’est là mon intention. Je me propose d’envisager tout d’abord l’année 1908, qui voit paraître dans le numéro de novembre-décembre de la revue Pan « Les Fiançailles » - année féconde et décisive, qui marque un nouvel essor du lyrisme apollinarien, sur des bases qu’il nous faut expliciter. J’aborderai ensuite plus centralement les modalités du discours lyrique, et surtout la façon dont cette suite de poèmes s’emploie à le justifier et à l’illustrer, selon une stratégie concertée d’auto-figuration de l’acte créateur. Le dernier point que je souhaiterais cerner, pour finir, concerne la relation du sujet au dire lyrique et à ses effets : comment se construit la subjectivité dans l’espace de ces textes, qui s’apparentent à une méditation continuée sur le moi et ses avatars ?

3De l’avis des biographes et des exégètes les mieux informés, l’année 1908 signe le millésime d’une nouvelle phase, d’invention et de création. Michel Décaudin parle ainsi d’« un renouveau poétique dont [Apollinaire] est très conscient »4. Ce renouveau, on considère habituellement qu’il tient au rejet, plus ou moins affiché, de tout un ensemble de matériaux, voire de toute une matière : commence à refluer l’inspiration venue des romans de chevalerie et de la lyrique médiévale, qui fut le domaine d’élection d’Apollinaire lorsqu’il entreprit de composer ses premiers vers. L’univers fabuleux du Moyen âge le fascine dès l’enfance ; de même qu’à partir de 1901-1902, il se laisse séduire par les légendes germaniques, qu’il mêlera sans autre forme de distinction aux mythologies grecques et latines dans L’Enchanteur pourrissant. « Rien de moins concerté que ce récit semé de dialogues, où, sans souci de l’anachronisme, évoluent simultanément dans la même forêt Hélène et Siméon Stylite, Tirésias et les druides, l’archange Saint-Michel et Angélique vieillie… »5. En 1909, Apollinaire dit de L’Enchanteur pourrissant qu’il plonge ses racines « jusqu’aux profondeurs celtiques de nos traditions »6. Pour autant, ce récit tout entier dominé par la figure de Merlin n’est ni une tentative de recomposition mythographique ni une enquête de généalogie culturelle. Il aspire bien plus à cerner, fût-ce confusément, quelques-unes de ces « anciennes vérités mythiques »7, qui sont, aux yeux d’Apollinaire, le fonds même de la poésie. Mais cette première matière et cette première manière, où se lient en gerbe les réminiscences de lectures nombreuses et subtilement décantées, sont appelées sinon à s’effacer du moins à s’infléchir. Car il faut nuancer l’idée, trop souvent admise, selon laquelle Apollinaire aurait, en quelques sorte, enfermé dans L’Enchanteur comme dans un tombeau le « testament de sa première esthétique »8. Conscient toutefois du poids parfois inerte des références mythologiques et des figures légendaires, assimilables à une imagerie figée, il s’est appliqué à les intérioriser, à les remodeler. Ce geste d’appropriation est manifeste dès lors qu’en 1909, il entreprend de remanier la version de L’Enchanteur pourrissant datant de 1904 (et publiée dans Le Festin d’Esope de mars à août) en y ajoutant un premier chapitre et un chapitre conclusif. Ce dernier texte, écrit en 1908 et publié dans La Phalange le 15 janvier de la même année, s’intitule « Onirocritique » ; il s’apparente à une « vague de rêves » qui, dans une insurrection d’images qui se télescopent et se chevauchent, célèbre la libre dialectique de la destruction et de la création. Car celui qui dit posséder « la conscience des éternités différentes de l’homme et de la femme », entend affirmer « la toute-puissance du poète face au monde et au temps »9. Ce pouvoir d’engendrement, qui ne connaît ni les bornes de la raison ni les limites du réel, se vérifie au plus vif d’une écriture qui enchaîne et délie, autour d’un je devenu foyer de création pure, pulsion de profération et d’invention verbale, tout un rayon mobile de visions vertigineuses10. Si, comme on a pu le faire observer, ce texte résulte encore d’un travail d’assemblage et de rapiéçage, force est de constater qu’en l’occurrence la discontinuité affecte moins la cohérence de l’univers fictionnel ou imaginaire ici convoqué que la logique thématique du propos – et sa dynamique d’enchaînement – qui, de fait, se plient aux aberrations supposées du récit onirique et invitent à une lecture active, elle-même créatrice, qui soit non pas un simple enregistrement mais aussi et surtout le prolongement d’une résonance poétique modulable. Cette crise de l’enchaînement, ou de la consécution logico-thématique, quoi qu’il en soit, mérite d’être soulignée, car elle est, comme nous le verrons, au cœur des poèmes écrits par Apollinaire en cette année 1908. Ces textes, « Le Pyrée » (qui deviendra dans Alcools « Le brasier ») et « Les fiançailles », cristallisent les propositions formelles d’un lyrisme en cours de redéfinition dont témoignent aussi bien les articles critiques d’Apollinaire – notamment celui qu’il consacre à Jean Royère – ainsi que la conférence du 25 avril 1908 sur les « la Phalange nouvelle », en fait les nouveaux poètes. Il faudrait également ajouter les réflexions esthétiques inspirées de la peinture nouvelle, telles qu’elles se formulent, de manière quasi programmatique, dans le Catalogue de la 3e Exposition du « Cercle de l’art moderne » à l’hôtel de ville du Havre, juin 1908 et dans la préface au Catalogue de l’Exposition Braque, qui s’était tenue du 9 au 28 novembre 1908 à la Galerie Kahnweiler.

4Ces références dessinent un faisceau de valeurs qui, par un puissant effet de convergence, concourent à circonscrire et à éclairer ce que le poète entend, en 1908, par « lyrisme neuf ». Mais cet éclairage tient à des aperçus obliques, à des observations le plus souvent indirectes et fragmentaires qui ne constituent pas un système ou un art poétique élaboré en bonne et due forme. Dans la conférence d’avril 1908, par exemple, Apollinaire dit du lyrisme de Max Jacob qu’il est « armé d’un style délicieux, tranchant, rapide, brillamment et souvent tendrement humoristique, que quelque chose rend inaccessible à ceux qui considèrent la rhétorique et non la poésie. Le sens que Max Jacob a de la beauté et de la bonté ne parvient pas à le rapprocher des poètes qui cherchent l’éloquence misérable, et lui reprochent de se laisser détourner de la lucidité par de spécieuses pensées »11. Si ces remarques s’appliquent d’abord indiscutablement à Max Jacob, elles valent aussi pour Apollinaire, puisqu’à y regarder de près on constate qu’elles ouvrent un espace définitionnel où lyrisme et poésie ne font plus qu’un, où lyrisme et création forme une seule et même entité – et où, ce n’est pas le moindre des apports de cet extrait, le mot de lyrisme est d’emblée conçu comme la manifestation ingénieuse d’un geste défensif, voué à « écarter les importuns » (comme eût dit Mallarmé), ces lecteurs hâtifs qui se contentent de la rhétorique et négligent, parce qu’il la méconnaissent, la poésie, autant dire le lyrisme même. Boucle évidente qui dans son mouvement disqualifie « l’éloquence misérable », à laquelle depuis déjà de longues années Verlaine, Rimbaud, Laforgue, et plus proche d’Apollinaire, Jarry, avaient entrepris de tordre le cou. Cette récusation n’a rien d’inattendu ; elle contribue à valoriser en contrepartie la « beauté » et la « bonté » - sans doute les deux pendants du « lyrisme neuf et humaniste » -, l’humour, le style, bref toutes les qualités qui assurent à la poésie sa vertu proprement instauratrice, sa puissance créatrice. Ainsi, le lyrisme ne se résume pas au jeu des formes ou des apparences ; il désigne le langage remis en œuvre et remis à neuf, conçu comme une faculté d’invention libre et en devenir, comptable du seul fait de la profération, du cantus comme principe d’énonciation et d’organisation. C’est pourquoi, dans une lettre à Jacques Doucet, de janvier 1917, Max Jacob qualifiera « l’éclat lyrique » d’Apollinaire en ces termes : « J’entends par éclat lyrique, cette folie, cette exaspération de plusieurs sentiments élevés qui ne sachant comment s’exprimer trouve un exutoire dans une sorte de mélodie vocale dont les amateurs de vraie poésie sentent les dessous, la légèreté, la plénitude, la réalité : cela est le lyrisme »12.

5Etranger à la rhétorique et à ses artifices, le lyrisme est une façon de dire et de faire la poésie qui répond moins à une logique de l’expression qu’à une exigence de création. Car la « mélodie vocale », qui n’est pas sans rappeler la « nœud mélodique » de Mallarmé, n’est pas un simple instrument ; elle est le lieu et l’objet d’une invention. Elle fait corps avec le dire poétique, auquel elle donne un corps, un volume, une consistance signifiante. D’où l’intérêt qu’Apollinaire accorde à la versification et notamment aux ultimes développements du vers libre. Il ne s’agit pas là d’une pure question technique ; le vers et ses ressources – rythmiques, prosodiques, tonales – concernent directement le lyrisme et son orientation formelle et esthétique. Dans son compte rendu de Sœur de Narcisse nue de Jean Royère, Apollinaire ne manque d’inscrire sa réflexion dans une actualité métrico-poétique qu’il soumet à examen. Considérant que le vers libre n’est ni l’aboutissement nécessaire de la versification française ni « une simplification prosodique de la poésie », il plaide en faveur d’un jeu, d’une tension maîtrisée, d’un dialogue contrasté ou critique entre l’ancienne métrique et la prosodie nouvelle. « Et, ajoute-t-il, si l’on cherche dans l’œuvre de chaque poète une personnalité, on ne s’étonnera pas de rencontrer des prosodies personnelles. Les moins relâchés d’entre les poètes s’honoreront par des efforts qui ennobliront leur lyrisme sans choquer la métrique et en la dépassant »13. On observera que les neuf séquences qui composent « Les fiançailles » illustrent ce programme en tirant le meilleur parti des modulations et des à peu-près qu’autorisent les schémas métriques canoniques. Prosodie de la variation continuée qui démontre qu’Apollinaire entend prendre ses distances par rapport à « la prosodie en vogue » et s’interdire de transgresser les règles de  l’ancienne versification « au hasard ». Ce jugement, on le voit bien, engage une logique du calcul et de la maîtrise, une poétique de la recherche formelle et de l’effet, qui corrobore la définition que le poète élabore de ce « lyrisme neuf » : loin de se confondre avec l’énergie spontanée de l’expression, puissance tout aussi immédiate qu’irraisonnée, le lyrisme selon Apollinaire, en cette année 1908, est d’abord une construction, la recherche passionnée autant que mesurée d’un ordre, d’une harmonie et d’une cohérence qui ne doivent rien, ou si peu, aux formes conventionnelles héritées de la réalité ou inspirées des descriptions de la nature. Cette idée s’ancre dans la réflexion sur la création artistique que le poète mène, à partir de 1905, dans le compagnonnage des peintres, Picasso, Braque, Derain, Matisse. En même temps que s’affirme une expérience plastique et visuelle inédite, un ensemble de critères et de valeurs se consolident qui décident à la fois du jugement esthétique et des moyens de la création. Ainsi, à propos de Matisse, en 1907, Apollinaire peut écrire : « Ordonner un chaos, voilà la création. Et si le but de l’artiste est de créer, il faut un ordre dont l’instinct sera la mesure »14. De la même manière, il dira de Georges Braque que, « puisant en lui-même les éléments des motifs synthétiques qu’il représente, il est devenu un créateur ». Aussi peut-il élaborer « plastiquement en lui-même et hors de lui-même une renaissance universelle », fondée sur un « lyrisme coloré ». Apollinaire poursuit : « Ce peintre compose ses tableaux selon un souci absolu de pleine nouveauté, de pleine vérité. Et s’il s’appuie sur des moyens humaines, sur des méthodes terrestres, c’est pour assurer la réalité de son lyrisme »15. Le terme de « lyrisme », abondamment employé dans les comptes rendus et les essais de critique d’art, révèle non seulement les enjeux d’une sorte d’ut pictura poesis rénové, mais aussi une vision de la création artistique qui assigne au poète, à l’exemple du peintre, un rôle ordonnateur, délivré aussi bien des calques du réel que des sollicitations aveugles de la subjectivité immédiate

6De ce lyrisme requalifié la suite poétique des « Fiançailles » témoigne ; bien plus, elle en offre la preuve en actes, s’attachant à figurer le geste de la rupture et l’élan du renouveau dans une sorte d’héroïsation du poète et de ses fonctions. Composé de neuf séquences, cet ensemble possède son organisation spécifique : une ligne ascendante culmine dans le fragment qui commence par « Pardonnez-moi mon ignorance » et donne à percevoir les motifs enchaînés d’une cérémonie sacrificielle. Allusivement associé aux étapes de la passion du Christ, le drame des « Fiançailles » est d’ordre poétique : il rapporte en les combinant les moments d’une crise et les moyens de son dépassement. Ainsi, celui qui, dans le deuxième poème de la suite, fait l’épreuve du « mépris » de ses amis, hostilité qui le voue à une déshérence quasi ontologique, est comme un Christ trahi célébrant une ultime et dérisoire cène avant de sombrer dans les saturnales de la désolation. On comprend mieux, dans ce contexte, la référence aux « faux centurions » emportant « le vinaigre » ; de même on ne peut s’empêcher de voir dans l’action destructrice de l’ange exterminateur (« Un ange a exterminé pendant que je dormais / Les agneaux les pasteurs des tristes bergeries ») à la fois l’éradication d’une imagerie convenue et inopérante – celle des idylles et des bergeries – et la résorption d’une mythologie du salut. Car avec la défaite des « pasteurs » et de la pastorale, ici associés au symbole sacrificiel de l’agneau, c’est aussi l’éminente fonction du guide divin, du Père, qui s’éclipse durablement, laissant le sujet sans l’ombre d’un espoir. « Etoiles de l’éveil je n’en connais aucune ». Nulle relève par conséquent, nul rachat possible de la perte constatée, sinon, ironique contrepartie, ce tableau grotesque et funèbre, aux accents presque expressionnistes – on pense soudain à un Otto Dix ou à un George Grosz – qui nous plonge dans l’enfer de la ville : « Les becs de gaz pissaient leurs flammes au clair de lune / Des croque-morts avec des bocks tintaient des glas … ». Mais cette chute, qu’entérine la séquence qui suit, dans  laquelle d’ailleurs le « porteur de soleils » fait figure de Lucifer opposé aux « bêtes théologales de l’intelligence », ne vaut que par le dénouement qu’elle précipite et rend nécessaire. Si donc le je représente sa propre mort, qui « arrive en sifflant comme un ouragan », c’est pour mieux faire du dépôt de ses cendres le terreau du renouveau. Phénix : tel il apparaît dans le fragment 4, contemplant « les cadavres de [ses] jours », assistant au regain de la pourriture dans « de petits bois de citronniers » (ceux-là mêmes qui figurent dans le poème d’ouverture) et déclarant pour finir que malgré tant de morts accumulées, malgré tant de feux éteints, « les roses de l’électricité s’ouvrent encore / Dans le jardin de ma mémoire ». Phénix sans doute. Par où le texte se rattache, discrètement, à « La Chanson du mal-aimé » et à son quintil épigraphique. Mais cette renaissance se place sous le signe de la création ; elle rénove, voire institue, les fonctions électives d’un démiurge comparable au Dieu de la Genèse : à partir du tournant que marque, au cœur de la suite des « Fiançailles », le poème 5, le je – recueillant ici le bénéfice d’un présent rétabli et purifié – fait aveu et profession d’ignorance. Annulation de toutes les doctrines, effacement de tous les savoirs, le propos consiste à affirmer l’éveil d’un amour exclusif et unique, une espèce de charité athéologique, qui ouvre la voie à la création et à la bonté : « Je ne sais plus rien et j’aime uniquement ». Telles sont les nouvelles vertus théologales qui se dressent sur les cadavres des jours. La séquence qui suit peut dès lors décliner les actes d’une création qui ne se satisfait pas des enseignements des sens, des leçons de l’empirie. En disqualifiant la connaissance par les sens, elle les recrée totalement, engendrant de nouveaux objets et, par là, un langage refondé. Les trois derniers poèmes forment le volet conclusif, l’issue du drame, par quoi le sacrifice se fait reconquête, repossession : tout entier au règne du soleil et de son feu régénérant, le je – qui n’oublie pas les tourments de la passion ni la douleur des « couronnes d’épines » - s’inscrit dans une perspective de renouveau ; il apparaît comme le sauveur ressuscité qui, revenant à la vie – dans les rues « mouillées de la pluie de naguère – et précédé de l’industrie bénéfique des anges, renoue avec le chant, autant dire la profération lyrique, et, dans l’ultime séquence, rebâtit « le nid de [son] courage ».

7Ordonné au symbolisme du feu et de sa puissance transfiguratrice, cette rédemption du sujet épouse de près le mouvement d’une héroïsation du poète ; elle engage également une mythologisation de la création, élevant l’artiste-démiurge au rang supérieur d’une divinité16. On peut ainsi avancer l’hypothèse que « Les Fiançailles » sont la double cristallisation, figurative et réflexive, de ce « lyrisme neuf et humaniste » qu’Apollinaire appelle de ses vœux. Rethématisant efficacement les motifs conjoints de la flamme, de l’ardeur et de la foi retrouvée, la dernière séquence de la suite doit être lue comme un art poétique, voire un manifeste : le poète se fait lui-même feu et bûcher, il participe de la matière ignée qui le revitalise en le délivrant : « Liens déliés par une libre flamme Ardeur / Que mon souffle éteindra ». De l’embrasement régénérateur au souffle du dire, qui est aussi pneuma de la vie, passe l’énergie créatrice, qui assure au sujet une victoire sur la négativité : « Je mire de ma mort la gloire et le malheur / Comme si je visais l’oiseau de la quintaine ». Gloire et malheur entretiennent dans l’espace resserré de ce vers un lien fait de tension et d’improbable congruence, car il y a de l’une à l’autre – et peut-être, plus justement, du deuxième à la première, du malheur à la gloire, un glissement qui est le signe même de la renaissance, l’exaltation nouvelle d’un génie solaire, apollinien dans sa quête d’ordre et de sens, d’harmonie et de beauté, apollinarien dans son désir de lyrisme intégral. Ce dernier poème des « Fiançailles » est, comme on l’aura constaté, le pendant du premier, ou plutôt la réponse apportée aux questions mises en attente dans cette ouverture de la suite poétique. S’y esquisse le cadre épuré d’un jardin printanier, une espèce d’hortus conclusus, lieu de prédilection d’ailleurs d’une Madone qui cueille églantines et giroflées à la seule gloire de l’esprit-saint, tandis que les fiancés, condamnés à leur marche aveugle loin du « petit bois de citronniers », sont placés sous le signe énigmatique et tutélaire d’un « oiseau bleu », dont la relation qu’il entretient avec le pigeon « qui ce soir semblait le Paraclet » demeure indécidable. Nul doute cependant que cet oiseau mi-volatile mi-végétal ne soit pour Apollinaire le porte-voix d’une plainte, l’indice d’une déréliction mélancolique. Dans « Le Voyageur » (Les Soirées de Paris, sept. 1912), on relèvera ce quatrain, étrangement proche de l’atmosphère évoquée dans les premiers vers des « Fiançailles » : « Les cyprès projetaient sous la lune leurs ombres / J’écoutais cette nuit au déclin de l’été / Un oiseau langoureux et toujours irrité / Et le bruit éternel d’un fleuve large et sombre ». Mais n’est-ce pas ce même oiseau qui devient, dans le neuvième poème des « Fiançailles », la cible du jeu de la quintaine : étant oiseau de malheur, c’est-à-dire simulacre de vie, artifice trompeur, « incertitude », il se voit promis à la destruction – condition dont dépend la renaissance même de ces « villages lointains », mythiquement associés aux rives d’un pays évanoui, locus amoenus des amours recomposées.

8Etroitement associé au mythe de la création selon Apollinaire, le lyrisme des « Fiançailles » se dérobe à l’emprise de l’effusion expressive. Le choix qui est fait par l’écrivain correspond assez rigoureusement à ce qu’il dit en 1908 des nouveaux devoirs du créateur et surtout des « trois vertus plastiques ». Après avoir indiqué que « la pureté, l’unité et la vérité maintiennent sous leurs pieds la nature terrassée », Apollinaire écrit en effet : « La flamme est le symbole de la peinture et les trois vertus plastiques flambent en rayonnant. La flamme a la pureté qui ne souffre rien d’étranger et transforme cruellement en elle-même ce qu’elle atteint. Elle a cette unité magique qui fait que si on la divise chaque flammèche est semblable à la flamme unique. Elle a enfin la vérité sublime de sa lumière que nul ne peut nier »17. En un mot, la flamme instaure par une dialectique de la destruction et de la création un ordre inédit. Elle est l’instrument qui rompt toute attache avec le monde de la réalité et l’esthétique ancillaire de la mimésis, dégageant « le rapport d’une nouvelle créature à un nouveau créateur et rien d’autre »18. Ce rôle dévolu au feu, métaphore active des vertus plastiques, on serait tenté d’ajouter : et lyriques, on ne s’étonnera pas de le retrouver, à peine transposé, dans le poème central des « Fiançailles » :

Les fleurs à mes yeux redeviennent des flammes

Je médite divinement

Et je souris des êtres que je n’ai pas créés

Mais si le temps venait où l’ombre enfin solide

Se multipliait en réalisant la diversité formelle de mon amour

J’admirerais mon ouvrage

9Mais cette pureté et cette vérité toujours nouvelles, Apollinaire sait bien qu’elles ne sont que l’effet d’une « fausseté enchanteresse »19. Chaque créateur ordonne un univers d’illusion, un mensonge qui, comme il se doit, possède la force de la vérité20. Car le poète, écrit Apollinaire dans La Phalange du 15 août 1908, « est analogue à la divinité. Il sait que dans sa création la vérité est indéfectible. Il admire son ouvrage. Il connaît l’erreur qui anime sa créature, fausse au regard de nos visions mais qui présente aux puissances momentanées une vérité éternelle »21. Au-delà des échos perceptibles qui se tissent du poème à cette déclaration, admettons que « Les fiançailles » célèbrent ces « puissances momentanées » : geste démiurgique, élan créateur totale qui, touchant aux limites du cosmos et à la mécanique des astres, institue, face à la nature et au monde, une nouvelle échelle de grandeurs, un système de rapports inouïs, un dispositif d’objets verbaux inédits, en d’autre termes un langage apte à « renouveler […] l’apparence que revêt la nature aux yeux des hommes »22. On comprend mieux sous cet éclairage pourquoi le poème est dédiée à Picasso, de même que se fait plus éloquent le vers qui ouvre le poème 7 des « Fiançailles » : « A la fin les mensonges ne me font plus peur ». Pourquoi de fait craindre « la fausseté d’une réalité anéantie » dont l’inhérence au fait poétique est, pour Apollinaire, indiscutable ? Le poème, à chaque fois, recommence la création. D’où ce titre « Les fiançailles » qui commémore ce geste inchoatif, cet essor inaugural.

10Mythe, fable ou fiction : le poème ne fixe ni ne ratifie l’ordre des choses ; il invente un ordre spécifique, qui incite à penser autrement la relation au réel, au langage et au moi. C’est pourquoi il est difficile, dans de telles conditions, de maintenir, pour une approche appropriée de ces textes, que ce soit « Les Fiançailles » ou « Le Brasier », l’accommodation d’une lecture de type biographique. Si la vie de l’auteur importe incontestablement au lyrisme, constatons d’abord qu’elle est, chez Apollinaire, profondément infléchie, détournée, remodelée – en un mot recréée. Le poème est le lieu de cette invention du sujet, entre identité et dissemblance : « Rien qui nous ressemble et tout à notre image », dit Apollinaire dans son article sur Jean Royère. Cette devise légende le « lyrisme neuf » des « Fiançailles ». Quelques indices, qui ne sont pas des biographèmes, peuvent toujours composer une sorte de granulation référentielle, renvoyant à une réalité artistique d’époque. Par exemple, l’« oiseau bleu » dont il est question dans la première séquence du poème peut, dans le rapport qui le lie au dédicataire, évoquer Picasso et sa période dite « bleue », rapprochement que corrobore par ailleurs un fait anecdotique transposé au plan supérieur de la fable poétique. Dans le chapitre X du Poète assassiné, Croniamantal rend visite à un peintre « vêtu de toile bleue », plaisamment surnommé « l’Oiseau du Bénin »23. S’il s’agit bien, comme on incline habituellement à le penser, de Picasso, alors on peut admettre par hypothèse que « Les Fiançailles » s’ouvrent sur la figure d’un artiste de premier plan, un des ces artisans du lyrisme visuel moderne, dont l’influence fut pour Apollinaire séminale.

11Cependant tout concourt à transformer le je du texte en une instance émancipée de la référence biographique. Par un système permanent d’analogies, Apollinaire se fait autre, cultive la dissemblance. Comme le dit si bien Jean-Luc Steinmetz : « Avec plus ou moins de lucidité, plus ou moins d’ivresse, Apollinaire tend […] à produire de lui diverses images, tire de lui des portraits anamorphosés, façonne des visages par procuration »24. Dans « Les Fiançailles », c’est par exemple la filiation revendiquée dans la dernière séquence avec les « Templiers flamboyants » non pas seulement parce que beaucoup d’entre dont le maître de l’ordre, Jacques de Molay, périrent par les flammes, mais aussi parce que par cette mention s’indique l’appartenance fantasmée du sujet poétique à l’assemblée secrète de ceux qui sont à la fois des maudits et des initiés, des bannis et des savants. Des élus au regard de l’éternité. Ainsi conçu, le je exemplifie la condition du poète – condition mythique, construite autant qu’éprouvée dans un langage qui multiplie les références au Christ, au Dieu créateur de la Bible, au Phénix de la fable, à l’Orphée de la mythologie. Et celui qui affirme « J’ai tout donné au soleil / Tout sauf mon ombre » n’est pas Apollinaire, mais le héraut (héros ?) de ce « lyrisme neuf » qui énonce « sur le mode fabuleux la conscience irréductible de sa divinité »25. Tout entier confié à la flamme transfiguratrice, le poète est cet être de langage qui solde moins le passé que le passif du moi : s’il se retourne pour « regarder en arrière / Les cadavres de [ses] jours », c’est bien sûr pour voir et mesurer la route, pour envisager le chemin qui s’ouvre et non pour rassembler et tisser les échos d’une confession qui serait comme une recollection du moi intime. Rappelons ces vers du « Brasier » : « J’ai jeté dans le noble feu / Que je transporte et que j’adore / De vives mains et même feu / Ce Passé ces têtes de morts… ». Effigie funèbre des jours anciens, le moi est promis à ce bûcher des mots et des images par quoi s’invente le présent et se dessine l’avenir. C’est pourquoi, à la dimension inchoative de la nouvelle alliance lyrique dont il est porteur, le texte des « Fiançailles » ajoute la perspective prophétique, d’abord attestée par le motif de la marche (« j’ai marché en chantant »), puis entérinée par l’injonction du dernier poème de la suite : « Prophétisons ensemble ». Pour autant, le passé ne meurt pas ; il revit dans l’exaltation de la flamme. Tel est, me semble-t-il, le sens profond de la commémoration selon Apollinaire. Si, comme il le dit, « chacun de mes poèmes est la commémoration d’un événement de ma vie », c’est qu’il n’en est ni la narration ni l’exposition, mais la transformation réactualisante, c’est-à-dire créatrice26.

12Désarrimé de tout ancrage biographique univoque et exclusif, le je qui s’avance dans « Les Fiançailles » est une force au travail, qui cherche à faire corps avec des mots « changés en étoiles », c’est-à-dire transmutés, élevés au rang d’astres, certes, mais aussi transformés en quelques lumières visibles et lisibles traçant, sur la carte du ciel, les chiffres de l’éternité et du destin. Substituant au lyrisme du sujet empirique, toujours tramé de confessions et d’aveux, le lyrisme d’un sujet à venir (« pour savoir enfin celui-là que je suis », comme il est dit dans « Cortège »), se construisant de ses traces et de ses empreintes en même temps que s’élabore l’œuvre dans la pureté de ses matériaux, Apollinaire invite à considérer le poème moins comme la déposition d’une âme qui s’inspecte que comme le théâtre toujours redéfini d’une création, d’un recommencement. Tels sont « Les Fiançailles », poème se ressaisissant dans le cours de son devenir et l’acte de sa profération : le « je » qui s’y énonce vit des intervalles qui séparent les vers, marges de déliaison syntaxique délibérée le plus souvent et espaces consentis au silence de la lecture et de l’imaginaire en mouvement. La discontinuité, le morcellement, l’éclatement, toutes les modalités esthétiques le plus couramment relevées au sujet de la poétique d’Apollinaire27, si elles doivent de fait beaucoup à la technique moderne du montage et du découpage, sont aussi le propre d’une « physique de la poésie », pour reprendre ici l’expression de Paul Eluard. La phrase, son organisation, son étagement hiérarchisé, s’effacent devant le rythme d’un phrasé, laissant ainsi affleurer moins un discours ordonné et suivi ou une parole vive et enflammée – deux modes traditionnels de l’énonciation lyrique romantique – qu’un réseau d’accents et de tonalités s’assemblant en un objet langagier inédit. Il n’est pas indifférent de noter que, dans « Physique de la poésie », Eluard fait remonter à Picasso la fin de « l’illustration symbolique de la poésie ». « A partir de Picasso, écrit-il, les murs s’écroulent. [Le peintre] est devant un poème comme le poète devant un tableau. Il rêve, il imagine, il crée. Et soudain, voici que l’objet virtuel naît de l’objet réel, qu’il devient réel à son tour, voici qu’ils font image, du réel au réel, comme un mot avec tous les autres. On ne se trompe plus d’objet, puisque tout s’accorde, se lie, se fait valoir, se remplace. Deux objets ne se séparent que pour mieux se retrouver dans leur éloignement, en passant par l’échelle de toutes les choses, de tous les êtres. Le lecteur d’un poème l’illustre forcément »28.

13Désireux de renoncer au lyrisme romantique – qui est composition oratoire ou oraison composée –, Apollinaire propose avec la suite des « Fiançailles » et son lyrisme neuf une voie possible pour l’objectif en poésie : laisser jouer les matériaux du texte (syntagmes, phrases, vers) dans leur agencement métastable afin de favoriser un rythme de lecture différent, mobile, récurrent, insistant, à l’image même en somme de la voix lyrique qui dans ces poèmes se manifeste, tantôt dans les écarts de la discontinuité phrastique, tantôt dans de singuliers mécanismes de répétition : « Le printemps laisse errer les fiancés parjures / Et laisse feuilloler longtemps les plumes bleues / Que secoue le cyprès où niche l’oiseau bleu ». Ou de dérivation : « Au petit bois de citronniers s’énamourèrent / D’amour que nous aimons les dernières venues ». Dans tous les cas, il s’agit, en cette année 1908 si décisive en fait pour la poétique d’Apollinaire, d’assurer, contre la tyrannie de la nature et des naturalismes, contre la prétendue langue naturelle des choses, le « triomphe de la fausseté, de l’erreur », c’est-à-dire la victoire de cette illusion spécifique qui est le propre de l’art et à laquelle la dynamique lyrique de l’imagination créatrice confère sa légitimité et son effet.