Colloques en ligne

Marc DOMINICY

La porte. Une analyse poétique et génétique

La porte de l’hôtel sourit terriblement

Qu’est-ce que cela peut me faire ô ma maman

D’être cet employé pour qui seul rien n’existe

Pi-mus couples allant dans la profonde eau triste

Anges frais débarqués à Marseille hier matin

J’entends mourir et remourir un chant lointain

Humble comme je suis qui ne suis rien qui vaille

Enfant je t’ai donné ce que j’avais travaille

1Si l’on excepte le long commentaire de Marie-Jeanne Durry (1978-9 : I, 81-96), La porte (p. 64/87)1 n’a guère suscité l’intérêt des analystes ; la très riche bibliographie de Claude Debon (1998 : 214) ne mentionne aucun ouvrage ou article qui lui soit spécifiquement consacré. On dispose pourtant, pour ce poème paru à la fin de 1912 dans une pré-publication qui ne diffère pas du texte transmis par Alcools, d’un manuscrit dont les variantes, parfois affectées de nombreuses biffures, livrent des enseignements très précieux (Décaudin 1960b : 142-143). Quoique le document (qu’on trouve reproduit dans Adéma 1952 : 34) date de 1906 au plus tôt, il reprend des matériaux remontant à la fin du XIXe siècle, et une part essentielle de son inspiration semble nous renvoyer à la même époque (Décaudin 1993 : 103 ; Durry 1978-9 : I, 82-85).

2Au niveau métrique, La porte ne soulève guère de difficultés2. Les huit lignes, appariées en distiques par des rimes conformes aux normes classiques, possèdent la mesure binaire 6+6, avec cette particularité que le vers 6, selon un procédé hugolien (Dominicy 1992b : 175-178), exhibe une ambivalence entre cette même mesure, que permet le découpage morphologique re + mourir, et une prosodie 4/4/4 soulignée par le parallélisme mourir–remourir (Gouvard 1996 : 187). La plupart des seconds hémistiches sont « concordants » (au sens de Cornulier 1995 : 161-169), en ce sens qu’ils recouvrent une portion de texte cohérente sur le plan syntaxico-sémantique : sourit terriblement (1), pour qui seul rien n’existe (3), dans la profonde eau triste (4), à Marseille hier matin (5), -mourir un chant lointain (« proposition infinitive ») (6),  qui ne suis rien qui vaille (7). Font exception me faire ô ma maman (2) et ce que j’avais travaille (8), où le dialogue entre mère et enfant devient explicite ; on notera qu’au vers 2 comme au vers 6, une division syntaxique 8/4 rétablit ou accroît la cohérence du deuxième segment (ô ma maman, un chant lointain), avec chaque fois un infinitif qui clôture le premier segment3.

3La composition en distiques à rimes plates crée une continuité formelle, malgré l’isolement typographique du dernier vers. On observera d’ailleurs que, dans sa mise en musique du poème (librement accessible sur Internet), Léo Ferré n’a créé aucune rupture à cet endroit, mais bien devant l’impératif travaille ; lors de ses spectacles, il prononçait la forme verbale en cause avec une emphase et une gestuelle très marquées, après avoir chanté le texte qui précède pour une seconde fois.

4Cependant, l’interface entre l’organisation linguistique et l’organisation poétique provoque de subtils effets de contrepoint, que Michel Murat (1996 : 167) a excellemment décrits :

La Porte comprend quatre distiques, dont le dernier vers est isolé par un blanc ; mais le premier vers, non détaché, constitue aussi une sorte de prologue, d’où naît la question du poète […] Tout va par deux dans le poème, mais le distique joint ce qui est séparé et sépare ce qui va ensemble, comme les pi-mus et les anges ; la coupe finale laisse de part et d’autre de ce blanc la valeur et le travail, la demande et le don, le fils et la mère.

5Le vers 3 joue, à cet égard, un rôle crucial – ce que Léo Ferré a parfaitement perçu, puisque sa partition accompagne l’hémistiche pour qui seul rien n’existe d’une forte montée mélodique. De fait, la proposition relative se révèle linguistiquement ambiguë ; elle peut en effet signifier (i) « [cet employé] tel que rien n’existe pour lui seul, qui doit tout partager avec quelqu’un » ou (ii) « « [cet employé] qui est le seul pour qui rien n’existe, à la différence des autres personnes, pour qui quelque chose existe toujours »4. Que l’on opte pour l’une ou pour l’autre interprétation, Ego – le « je » poétique – s’auto-attribue une condition et une expérience que l’on supposera négatives, du moins en première instance. Le tour Qu’est-ce que cela peut me faire… confirme, au vers 2, cette hypothèse de lecture : pris isolément, Qu’est-ce que cela peut me faire d’être pauvre ? paraît plus naturel que Qu’est-ce que cela peut me faire d’être riche ?, même si la seconde formule devient entièrement acceptable quand le contexte en appelle explicitement à une valeur plus forte (Qu’est-ce que cela peut me faire d’être riche, si tu me quittes ?) ou dénie explicitement toute valeur à la propriété en question (Qu’est-ce que cela peut me faire d’être riche ? Les biens matériels sont éphémères et méprisables).

6Comme l’a signalé Murat, les vers 4 et 5 de La porte, constitués de deux syntagmes nominaux complexes, forment un bloc discursif qui offre un contexte immédiat à la question rhétorique des vers 2 et 3. Mais ils nous confrontent, d’emblée, à une incohérence pragmatique.

7Apollinaire a découvert les animaux de légende que sont les poissons pi-mus etles oiseaux pi(-/h)is dans le Journal asiatique de janvier-février 1896 (Décaudin 1960b : 87, 143) :

pi-mu : c’est-à-dire « aux yeux accouplés ». Ces poissons n’ont qu’un œil et doivent ainsi se mouvoir deux à deux, serrés l’un contre l’autre pour voir des deux côtés.

pi-i : aux ailes accouplées, parce qu’ils n’ont qu’une aile et doivent voler accouplés.

8Un cahier de 1899, rédigé à Stavelot, paraphrase les notes du Journal (Décaudin 1960b : 87 ; 1996 : 28) :

Les poissons pi-mus (aux yeux accouplés) n’ont qu’un œil. Les oiseaux piî (aux ailes accouplées) n’ont qu’une aile.

Ils volent par couple. (Poème chinois) mâle à dr[oite] femelle à gauche.

9tandis que le poème « L’ensemble seul est parfait… » (p. 839), qui remonte aux années 1897-1899 (Décaudin 1960b : 143 ; 1993 : 8-9), livre un premier état du vers 4 : Pi-mus allant par couple en profondes eaux tristes5.

10Si, à l’instar de Léo Ferré, l’on dote le vers 5 de la prosodie 3/3/3/3 qui prédomine statistiquement dans le corpus du XVIIe siècle et qu’Apollinaire affectionnait d’ailleurs6, frais se comprend comme une épithète modifiant anges, pris au sens de « anges de mer » (Debon 1988 : 97). Le substantif désigne alors des squales présents en Méditerranée, et qui ont donné leur nom à la célèbre Baie des Anges (n’oublions pas qu’Apollinaire a vécu à Nice ou à ses alentours de 1887 à 1899). Ce poisson, fréquemment confondu avec la raie, possède comme celle-ci des nageoires pectorales qui rappellent les ailes d’un ange ; quoique comestible, il n’est guère consommé, et sa prise par les chaluts, qu’il peut endommager, demeure annexe. Dans Les Diables amoureux (III, p. 724), Apollinaire traduit le « cri de Londres » Buy my maids, and fresh soles ! par Achetez-moi des anges de mer et des soles fraîches ! ; l’anglais maid désigne ici la femelle de la raie7. Cependant, frais se laisse aussi analyser comme un adverbe modifiant débarqués : on lit, par exemple, un jeune provincial frais débarqué dans Les Beaux quartiers de Louis Aragon8. Dans une telle hypothèse, le texte nous invite à imaginer des anges qui viendraient de débarquer9 ; le fait que le port de Marseille accueille aussi bien les produits de la mer que les voyageurs des paquebots favorise cette ambiguïté voulue (Décaudin 1960b : 143, 1993 : 58, 2002 : 96 ; Durry, I, 86-89).

11Les pi-mus de la légende chinoise, ou des entités qui seraient à la fois angéliques et ichtyologiques, appartiennent au règne du merveilleux, référentiel et/ou langagier. Presque personne ne connaît les pi-mus – Ego n’a donc pas à partager ce privilège avec beaucoup de monde – et la plupart des gens ne songeront pas spontanément aux anges de mer – la double lecture du vers 5 n’existera donc pas pour eux. On ne comprend plus, dès lors, l’énoncé qui précède : Ego maîtrise, en réalité, des contenus étrangers ou inaccessibles à la quasi-totalité de ses congénères.

12Le vers 6, que je séparerai provisoirement de sa suite pour les besoins de mon argumentation, mentionne un chant lointain qui demeure complètement indéterminé. Cependant, le contexte qui précède nous a fait pénétrer dans un univers où certains poissons – les pi-mus – vont par couples à la manière de certains oiseaux – les pi(-/h)is – et où d’autres poissons se confondent avec les anges du ciel. Les sirènes, elles aussi, participent à la fois du règne ailé (selon les traditions les plus anciennes) et du règne ichtyologique (en vertu d’une tradition très minoritaire d’abord, mais qui a fini par triompher)10. Chez Apollinaire, et notamment dans Alcools,il s’agit le plus souvent de femmes-oiseaux (Brunel 1997 : 192 ; Décaudin 2002 : 78 ; Fongaro 2008 : 30-31) : voir Orphée (Le Bestiaire, p. 168/26), qui leur oppose les anges (Couffignal 1966 : 107) ; les Notes du Bestiaire, p. 177/35 ; Zone, où on les trouve en compagnie des pihis (p. 9-10/41) ; La chanson du Mal-Aimé, avec la double apposition cygne mourant sirène (p. 31/58) ; Lul de Faltenin (p. 76-77/97-98) ; « Languissez languissez… » et Vendémiaire (p. 138-139/151, 567 ; voir Décaudin 1960b : 226). Dans Le neuvième poème secret à Madeleine (p. 634 ; 1915), le poète déclare : Je suis le seul poisson de ton océan voluptueux / Toi ma belle sirène. Mais La chanson du Mal-Aimé, quirépète la rime sirènes-murènes (p. 21/50, 32/59), nous dit des sirènes qu’elles nageaient (p. 24/53) ; et Raoul Dufy les grave avec des ailes et une queue de poisson dans Le Bestiaire (p. 169/27 ; Décaudin 2002 : 78).

13D’une nature tantôt maléfique comme les Harpyes ou les Sphinx, ou bienfaisante comme les anges (Leclercq-Marx 1997 : 18, 22, 27-28, 165-173), les sirènes, porteuses de mort pour les navigateurs (voir encore La fuite, p. 649), entretiennent un rapport étroit avec la parole oraculaire et poétique (Bader 1994). Vaincues par Orphée, elles se suicident par noyade (Apollonios de Rhodes, IV, 891-919 ; Argonautiques orphiques, 1264-1290) ; Apollinaire reprend ce thème, central pour lui (Fongaro 2008 : 27-44), dans Orphée (p. 168/26), dans Vendémiaire (p. 139/151)11 et dans « J’ai reçu d’un seul coup… » (p. 830 ; 1915)12. Mais, pour Homère (Odyssée, XII, 188-191), la voix des sirènes rend « plus instruit », car elles « savent tout ce qu’il advient sur la terre nourricière » ; de même, Cicéron (Des Termes extrêmes des biens et des maux, V, 49) soutient qu’elles n’ont pu séduire Ulysse, cet « homme amoureux de la sagesse », qu’en lui « promettant la science », Ovide les dit « doctes » (Métamorphoses, V, 555) et l’empereur Tibère voulait connaître leur chant (Suétone, Tibère, 70, 3). En fin de compte, les sirènes tendent à rejoindre les Muses inspiratrices (Leclercq-Marx 1997 : 28, 36-37, 47) ; une tradition très ancienne (Leclercq-Marx 1997 : 24-26), qui remonterait à l’enseignement acousmatique de Pythagore et que nous transmet Platon (République, 616d-617d), les associe à l’« harmonie » ou à la « musique des sphères » et donc, de façon indirecte, aux vents (Leclercq-Marx 1997 : 165-173 ; voir La chanson du Mal-Aimé, p. 31/58 et Les fiançailles, p. 121/135) ou aux acousmates (perçus, cette fois, comme des bruits à l’origine indécise) dont parle Apollinaire dans deux poèmes de jeunesse évoquant les noms et la parole des anges (p. 513, 671 ; voir Couffignal 1966 : 116-118 ; Décaudin 1996 : 28).

14En outre, les sirènes synthétisent l’antique et le moderne. Dans plusieurs pièces, Apollinaire exploite l’acception, alors assez récente13, que le mot sirène reçoit lorsqu’il sert à désigner l’artefact sonore des navires ou des usines (Décaudin 2002 : 96 ; Fongaro 2008 : 31 note 9, 37). Les sirènes du Bestiaire ont des voix machinées (p. 169/27). La sirène qui appelle au travail dans Zone (p. 8/39) « gémit trois fois » alors que les sirènes mythologiques étaient elles-mêmes trois (Leclercq-Marx 1997 : 6-7), comme le mentionnent La déclaration du premier druide (p. 695), « Languissez languissez… » et Vendémiaire (p. 139/151, 567). Dans L’Émigrant de Landor Road (p. 87/106), le voyageur se noie Aux cris d’une sirène moderne sans époux et parmi des squales. En 1913, Apollinaire envoie à L’Intransigeant, depuis Villequier, une carte postale avec ce quatrain (p. 1028) :

O Bateaux Souvenirs et vous Nuages Flottes

Qui fuyez la Sirène et les feux d’un cargo

Je suis à Villequier au milieu des pilotes

C’est ici que mourut la fille de Hugo

15Enfin, le calligramme Lettre-océan (p. 183-185), qui représente par des cercles concentriques la propagation des ondes de TSF émises depuis le sommet de la Tour Eiffel (Décaudin 2002 : 130), place au premier cercle le Hou ou… des sirènes, et au dernier le cré cré… que produisent les chaussures neuves du poète en train de marcher14. Tous ces bruits de la modernité sont les analogues des acousmates antiques, et la manière dont ils se répandent, au hasard et mélangés, annonce l’entrelacs verbal des « poèmes-conversations » dont Lundi rue Christine (p. 180-182) offre l’exemple le plus abouti (Décaudin 2002 : 124-125)15.

16Le chant du vers 6 est lointain parce que personne ne saurait s’en approcher sans péril et parce qu’on l’entend depuis les prémices de la poésie ; les sirènes « meurent et remeurent » sans cesse parce que leur noyade relève d’un récit continuellement raconté et parce que des générations de poètes ont persisté à naître et à disparaître au cours des millénaires. Mais une nouvelle incohérence discursive se fait jour si l’on prend en compte, maintenant, la qualification qui ouvre le vers 7 : le chant des sirènes, véhicule de savoir selon les Anciens et source d’un violent attrait érotique pour les traditions postérieures (Leclercq-Marx 1997 : 90 ; voir surtout Lul de Faltenin, p. 76-77/97-98, et Le neuvième poème secret à Madeleine, p. 634), n’a évidemment rien qui permette de le dire Humble.

17À ce stade, il s’avère opportun d’en revenir au manuscrit (Adéma 1952 : 34 ; Décaudin 1960b : 142), qui nous apprend qu’Apollinaire a d’abord songé à une version plus longue dans laquelle Ego et sa mère se seraient mutuellement répondu. Les lignes, lourdement biffées, que cet état du texte attribue à Ego après la réplique maternelle montrent que les deux protagonistes entraient alors dans un rapport analogue à celui qui unit le Christ à la Vierge. Ces ébauches au ton doloriste évoquent, en effet, les souffrances du dieu incarné :

— O ma mère une lutte

Pour souffrir et mourir

Mais souffrirai-je assez, ma mère ? il faut souffrir

je t’ai pris mon péché, ma mère ( o mère) et maintenant

Je veux souffrir et que moi-même condamnant

18Cependant, le quatrième vers subvertit le dogme de l’Immaculée Conception, dont on ne répètera jamais assez qu’il soustrait à la souillure du péché originel la Vierge, figure de plus en plus centrale dans le catholicisme du XIXe siècle, et qu’il était encore de promulgation récente (1854) lorsque Apollinaire a reçu son éducation religieuse. Ego, figure inverse du Christ, « prend son péché à sa mère » qui devient elle-même la figure inverse de Marie.

19Une telle observation autorise à penser que La porte nous renvoie à un intertexte baudelairien – à savoir Bénédiction, pièce liminaire des Fleurs du Mal qui suit l’adresse Au lecteur. Dans Bénédiction aussi, mais de manière beaucoup plus directe, la condition terrestre du poète tient de la souffrance christique : sous la tutelle invisible d’un Ange, / L’Enfant déshérité […] s’enivre en chantant du chemin de la croix ; / Et l’Esprit (« la troisième personne divine ») […] le suit dans son pèlerinage ; Dans le pain et le vin destinés à sa bouche / Ils (« tous ses congénères ») mêlent de la cendre avec d’impurs crachats. Les six dernières strophes mettent en scène, en revanche, une véritable ascension du poète qui le mène vers les plus hautes places du paradis. Quant à sa mère, choisie entre toutes les femmes à l’instar de la Vierge, elle se proclame Maudite, multiplie les blasphèmes et, dévorée par la haine qu’elle éprouve vis-à-vis de son fils, prépare au fond de la Géhenne / Les bûchers consacrés aux crimes maternels. En d’autres termes, là où le manuscrit de La porte maintient, entre mère et fils, une similarité ontologique qui reflète, en le renversant, le dogme de l’Immaculée Conception, Bénédiction s’appuie sur une théologie plus conservatrice afin d’instaurer une dichotomie essentielle entre le poète, exempt de toute tache comme le Christ, et sa génitrice, porteuse du péché commun à toute l’humanité16.

20Au-delà de cette divergence presque doctrinale, les deux pièces opposent le mépris ou l’opprobre social à une élection poétique teintée de religiosité. Malgré les modifications que La porte a connues entre sa première esquisse attestée et sa pré-publication, d’autres données suggèrent que l’intertexte baudelairien a gardé sa pertinence tout au long du parcours17.

21 Le manuscrit transmet, au vers 3, la variante tout existe. Avant de nous interroger sur la correction qui a produit l’état définitif, il convient de remarquer que la formule de départ, où seul (= « seulement ») ne souffrait d’aucune ambiguïté, se révélait à la fois attendue et profondément paradoxale dans son contexte. « Tout existe pour » le poète de Bénédiction, puisque dans tout ce qu’il voit et dans tout ce qu’il mange, / [il] Retrouve l’ambroisie et le nectar vermeil. Mais si Ego jouit, à son tour, du privilège unique que « tout existe pour lui », comment peut-il s’exclamer Qu’est-ce que cela peut me faire […] ? Souvenons-nous qu’on ne saurait dire Qu’est-ce que cela peut me faire d’être riche? en dehors de circonstances spécifiques. La cohérence se rétablirait si Ego indiquait, par là, que l’amour, ou du moins l’approbation, de sa mère compte bien davantage, à ses propres yeux, que sa création poétique. On s’expliquerait, du même coup, le ton doloriste et culpabilisant des passages supprimés. Mais, à travers une rupture radicale avec Baudelaire, ce serait toute l’ontologie personnelle du poète qui se verrait annihilée18.

22La persistance du modèle baudelairien nous aide, en outre, à éclaircir le rôle que jouent, d’une part, l’ambiguïté linguistique de l’adverbe terriblement (vers 1) et, d’autre part, le caractère tout à fait indéterminé de la position spatiale qu’Ego se trouve occuper vis-à-vis de l’hôtel et de sa porte.

23Peu fréquent en poésie – Frantext ne livre que 41 attestations –, terriblement se rencontre deux fois chez Verhaeren, quatre fois chez Verlaine, tandis que le XXe siècle se taille la part du lion avec 31 exemples. À ma connaissance, Apollinaire emploie encore cet adverbe dans trois pièces qui n’appartiennent pas au corpus de Frantext : Il s’en allait terriblement (Le musicien de Saint-Merry, p. 189), où il est question d’un homme sans yeux sans nez et sans oreilles qui charme une troupe de femmes, tel Orphée les bêtes sauvages (voir Le Bestiaire ou cortège d’Orphée) ; tout terriblement (calligramme de 1917, p. 677) ; je vous aime terriblement ici (dans les Lettres à Madeleine, p. 90 [1915]). Aucun des passages que l’on peut lire sous sa plume ou dans Frantext ne permet d’éliminer tout à fait l’acception littérale de terriblement (« d’une manière qui suscite l’effroi »), même si des atténuations, issues d’un usage hyperbolique (Marie est terriblement belle), apparaissent à plusieurs reprises19. En tout état de cause, l’attirance ou la crainte que la porte exerce sur Ego se fait violente, et l’une émotion n’exclut pas l’autre, comme pour le marin qui écoute le chant des sirènes. En tant que « bonne auberge » (voir La Mort des pauvres chez Baudelaire ou Hôtels dans Alcools, p. 133-134/147 ; Couffignal 1966 : 77-78), l’hôtel où l’on « sait » la langue / Comme à Babel, où l’on « ferme sa porte » À double tour, constitue le symbole paradisiaque de l’élection poétique ; mais l’opprobre ou le mépris social qu’entraîne la condition de poète invitent à fuir ce lieu maudit, voire infernal20.

24Dans sa préface parlée à La porte, Léo Ferré imagine qu’Apollinaire, fasciné par un hôtel de passe qu’il a longtemps contemplé de l’extérieur, en devient le veilleur de nuit pour ne plus le quitter. Le texte ne précise effectivement pas si Ego se situe à l’intérieur, ou en dehors, de l’hôtel – s’il est « employé », ou non, par celui-ci. Pierrot (1998 : 108) choisit la première branche de l’alternative, mais en adoptant une perspective strictement référentielle : nous sommes en avril 1899 ; venant de Monaco, Apollinaire et les siens (les pi-mus et les anges) séjournent à l’hôtel ; dans le hall, le jeune homme hésite à franchir la porte qui débouche sur une ville prestigieuse mais redoutée. Je n’insisterai pas sur les insuffisances de pareille lecture – à commencer par le simple fait qu’elle ne saurait expliquer l’usage du terme employé. Pour tous les autres commentateurs, Ego désire entrer ou appréhende de le faire. Cette option bénéficie d’un ancrage intertextuel plus solide. Les poèmes et les drames de Maeterlinck, qu’Apollinaire a beaucoup imité (Barrère 1977 : 243-247 ; Décaudin 1960a : 252 ; Durry 1978-9 : II, 117-123), regorgent de portes qu’il s’agit d’ouvrir, pour pénétrer dans un autre ordre de réalité, merveilleux ou fatal ; voir notamment Le voyageur (p. 52-54/78-80) et La clef (p. 553-555). Dans la Genèse (III, 23-24), Adam et Ève, chassés du paradis terrestre, s’en voient désormais interdire l’accès par les Chérubins (Alexandre 1996 : 104-105 ; Couffignal 1966 : 72-78 ; Durry 1978-9 : I, 94-95)21.

25Si l’on veut progresser dans ce débat, il convient de confronter notre texte à Montparnasse (p. 353), un poème sans doute écrit autour de 1911-1912 :

O porte de l’hôtel avec deux plantes vertes

Vertes qui jamais

Ne porteront de fleurs

Où sont mes fruits Où me plantè-je

O porte de l’hôtel un ange est devant toi

Distribuant des prospectus

On n’a jamais si bien défendu la vertu

Donnez-moi pour toujours une chambre à la semaine

Ange barbu vous êtes en réalité

Un poète lyrique d’Allemagne

Qui voulez connaître Paris

Vous connaissez de son pavé

Ces raies sur lesquelles il ne faut pas que l’on marche

Et vous rêvez

D’aller passer votre Dimanche à Garches

Il fait un peu lourd et vos cheveux sont longs

O bon petit poète un peu bête et trop blond

Vos yeux ressemblent tant à ces deux grands ballons

Qui s’en vont dans l’air pur

À l’aventure

26Tournant en dérision l’interprétation biblique avancée par Couffignal, Durry ou Alexandre, Fongaro (2008 : 409) renoue avec l’hôtel de passe cher à Léo Ferré :

Paradis perdu ? Il suffit de s’entendre. Vers cocasses peut-être, mais nullement mystérieux. Cet hôtel est un hôtel de passe, et « l’ange » qui « distribue des prospectus » est une des femmes de l’Armée du Salut qui tend aux passants, devant cette porte de la tentation, des imprimés sur les maladies vénériennes : moyen le plus efficace de « défendre la vertu » des adolescents en rut.

27Mais la truculence de cette critique ne doit pas en dissimuler les défauts. On ne prend pas pour toujours une chambre à la semaine dans un hôtel de passe, surtout si l’on est un « adolescent en rut » ; comme dans les Hôtels d’Alcools On paye au mois (p. 133-134/147), les clients séjournent ici de façon plutôt durable, voire permanente (Décaudin 1960b : 217). En outre, la silhouette de l’ange qui empêche d’entrer au Jardin d’Éden réapparaît en d’autres endroits chez Apollinaire (Couffignal 1966 : 72-78, 107) ; ainsi, un passage de Arbre (p. 178) :

Un douanier se tenait là comme un ange

À la porte d’un misérable paradis

Et ce voyageur épileptique écumait dans la salle d’attente des premières

28nous renvoie à l’anecdote, de pure invention, qui veut que le Douanier Rousseau – un ange lui-même (Souvenir du Douanier, p. 357) – ait surpris en délit de contrebande le peintre Frantz Jourdain (« Trente ans debout à la frontière… », p. 650, 1145). On ajoutera que l’allusion aux plantes vertes / Vertes qui jamais / Ne porteront de fleurs, si elle fait référence au décor convenu des halls d’hôtels, se mue, par le biais de la double interrogation Où sont mes fruits Où me plantè-je, en un trait qui évoque subtilement la végétation de ce paradis dont l’homme s’est privé par sa faute originelle. Enfin, les Lettres à Madeleine (p. 155) témoignent de l’association étroite qu’Apollinaire établissait entre les anges et les vertus (Couffignal 1966 : 109).

29Par ailleurs, il ne faut pas comprendre littéralement le mot prospectus. Le début de Zone (p. 7/39) assimile les prospectus à de la poésie ; on ne s’étonnera guère, par conséquent, que l’ange de Montparnasse soit aussi un poète dont toutes les caractéristiques (le lyrisme, l’origine allemande supposée, la blondeur) indiquent qu’il s’agit d’Apollinaire aux alentours de sa vingtième année.À la fin du Voyageur (p. 54/80), Le plus jeune des Deux matelots qui ne s’étaient jamais quittés (sans doute Albert, le cadet de Guillaume) mettait ses cheveux blonds en tresse (Décaudin 1960b : 133) ; à Lou, qui va monter du Midi vers la capitale, Apollinaire écrit Refais ce voyage que j’ai [fait] tant de fois enfant, les cheveux longs et blonds, les yeux graves (Lettres à Lou, p. 243) ; et, comme l’a souligné Bates (1967 : 19), ses premières pièces prêtent volontiers la couleur blonde aux héros juvéniles qu’il admire (voir, par exemple, Avenir, p. 560-561). Si le poète mûr se voit barrer la route par le poète qu’il fut, tout autorise à croire que l’hôtel symbolise bel et bien quelque vision, sans doute prospective, de la poésie.

30Cette longue digression vient confirmer mes hypothèses antérieures : que l’employé de La porte ressente fascination ou crainte pour l’hôtel, qu’il veuille y pénétrer ou, au contraire, en sortir, on doit considérer ce lieu comme le symbole de la condition ambivalente dont jouit ou pâtit le poète. Le lien demeure étroit avec l’intertexte baudelairien de Bénédiction, mais Apollinaire traite le sujet d’une façon plus complexe et – Montparnasse le suggère – avec une perception plus aiguë de sa propre évolution esthétique.

31Avant de conclure, je voudrais revenir sur la correction appliquée au vers 3. Pour en saisir la portée, je retournerai d’abord au poème des années 1897-1899 qui nous transmet une ébauche du vers 4 (« L’ensemble seul est parfait… », p. 839). Ce texte, où tristes rime avec anarchistes comme dans Adieux (p. 333) ou dans un brouillon de Vendémiaire (Décaudin 1960b : 225), combine des accents révolutionnaires à l’énoncé, quasiment doctrinal, d’une thèse empruntée à l’idéalisme romantique :

L’ensemble seul est parfait. Je ne puis le voir

Ni le connaître, étant partie du tout parfait.

32On songe, bien sûr, à Hegel (Das Wahr ist das Ganze). Mais Seul le Tout existe constituerait une formulation équivalente, qu’on trouve d’ailleurs attestée, en même temps que ses traductions allemande (Nur das Ganze besteht) ou anglaise (Only the Whole exists), dans des textes (pseudo-)philosophiques accessibles via Internet. Je serais enclin à penser, dès lors, que le vers 3 du manuscrit dérive d’un état préliminaire amétrique D’être cet employé pour qui seul le Tout existe – ce qui ne signifie pas que la suppression de l’article défini n’ait obéi, en l’occurrence, qu’aux impératifs de la versification. L’hypothèse, néanmoins, reste invérifiable et infalsifiable au vu des données disponibles ; je ne m’y attarderai donc pas.

33Le passage ultérieur de tout à rien a naturellement suscité quelques commentaires. Margaret Davies (1964 : 65) y voit la trace d’une « dualité pascalienne » ; Marie-Jeanne Durry et Michel Décaudin insistent, pour leur part, sur la compatibilité psychologique des états mentaux exprimés :

D’abord Apollinaire se peignait comme un être pour qui, en dépit d’une destinée misérable, le monde a un sens. Toute la beauté du monde, toute la plénitude de la vie, tous les objets les plus insignifiants et tous les êtres, tout cela existe. Alors qu’est-ce que cela peut faire d’être « cet employé » puisqu’au milieu des autres employés, ternes, amorphes, on est celui qui sait encore sentir et goûter tout le sens et la valeur de la vie. Après quoi « tout » s’est changé en « rien » : la destinée au contraire a raison de l’homme, la condition sociale avilit jusqu’à l’intelligence et la sensibilité, le sort banal, quelconque, a détruit le sens et le prix de la vie. Habileté de poète qui renforce ainsi la tonalité même de la pièce et rend plus dénuée d’espoir la mélancolie qui est la note fondamentale.

Il dit le contraire de ce qu’il a voulu dire d’abord. Mais sans véritablement se contredire. L’un et l’autre sont vrais, à des moments divers. Tantôt l’être a le sentiment que sa destinée ne l’accable pas, qu’il reste capable de goûter le tout de l’existence, tantôt le découragement envahit tout. Mais quelle est la vérité pour le poète ? Une vérité poétique. Celle qui concourt à l’impression que tout son poème est fait pour donner. (Durry 1978-9 : 92-93)

Quelle portée donner au remplacement de tout par rien ? Ne nous laissons pas illusionner par l’apparence de contradiction logique. Le poète est celui pour qui tout existe, celui-là seul qui sait voir les merveilles du monde ; il est aussi celui pour qui rien n’existe des difficultés et des médiocrités quotidiennes, car celles-ci ne l’atteignent pas. Mais surtout, rien est affectivement plus fort et plus juste. (Décaudin 1960b : 143)

Un vers de « La Porte » qui parle de « cet employé pour qui seul rien n’existe » disait dans le brouillon « pour qui seul tout existe », ce qui est sémantiquement le contraire, mais en fait est cohérent dans la confrontation de l’individu à tout ce qui n’est pas lui. (Décaudin 1993 : 99-100)

34De tels propos ne nous aident guère. Dans la glose qu’elle réserve à la version manuscrite, Durry fait violence à la syntaxe en réduisant le second hémistiche du vers 3 à une relative explicative dont la prédication viendrait s’opposer au contenu que le substantif employé véhiculerait de manière implicite. Décaudin (1960b) parle des « difficultés et des médiocrités quotidiennes » qui, dans l’état définitif, n’affecteraient pas le poète ; or, loin de ces difficultés, de ces médiocrités quotidiennes, le texte évoque les pi-mus, les anges et le chant des sirènes. De plus, Davies, Durry et Décaudin commettent une erreur de méthode en paraphrasant la succession des deux variantes comme si elles formaient une entité discursive accessible au lecteur. Le processus qui a conduit de l’une à l’autre se prête, bien évidemment, à une approche génétique ; mais le poéticien, quant à lui, se doit de décrire chaque version dans des termes indépendants, de façon à cerner l’intention spécifique qui s’y manifeste. Nous avons conclu, à cet égard, qu’en préférant rien, Apollinaire a mis en place un paradoxe énonciatif qui rompait avec le dolorisme culpabilisant de l’état préliminaire.

35L’affaire, cependant, ne s’arrête pas là pour le généticien. Le verbe exister demeure rare dans Alcools – un seul autre exemple : Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore (Cortège, p. 50/76) – soit deux occurrences pour un total de 17.121 mots. Par comparaison, La Vie unanime de Jules Romains (1908) renferme 18 occurrences pour un total de 32.970 mots22. La confrontation des deux recueils s’impose sur bien des points. L’histoire nous apprend qu’à partir de la fin de l’année 1907, Apollinaire et Romains ont entretenu des relations étroites qui allèrent d’une complicité stratégique jusqu’à des désaccords de plus en plus graves et, dans le chef d’Apollinaire du moins, jusqu’à une franche hostilité (Armani 1978 ; Boschetti 2001 : 99-131 ; Décaudin 1960a : 226-248, 345-346, 373-374 ; 1960b : 27-29, 33-34 ; 2002 : 34-35, 85 ; Durry 1978-9 : II, 212-213). Avec la publication de La Vie unanime, Romains occupe le devant de la scène littéraire ; on discute volontiers de son « unanimisme », cette « philosophie » qui soutient, sur la base de fondements « scientifiques » assez confus, que les groupes d’humains, et plus généralement d’êtres animés, comme les habitants d’un village ou les membres d’un cortège, tendent à constituer, en de certaines circonstances, des individus uniques (des « unanimes ») pourvus d’un esprit singulier et d’une force vitale cohérente. Pour traduire sa doctrine en poèmes, Romains recourt à une langue délibérément artificielle, que Leo Spitzer (2009) a étudiée en détail. Parmi les caractéristiques majeures de cet idiome figure l’usage à la fois fréquent et anomal d’exister. Dans une note antérieure à 1908, Romains affirme : L’unanime se justifie du fait qu’il existe (Debon 1978 : 42 note 23) ; La Vie unanime contient des phrases telles que Quelque chose s’est mis à exister soudain (p. 46), je vois / Toute la longue rue exister à la fois (p. 54) ou la salle existe (p. 67), ainsi qu’un passage (p. 192-193) qui rappelle invinciblement La porte23:

Tout l’inerte dehors se fait intérieur

Et vit. Rien n’est plus soi, rien n’est seul, rien n’est triste.

Le village devient et saura qu’il existe

Le jour où, pénétrée par l’effort des cerveaux,

La matière sera comme un immense oiseau

Dont le corps transpercé pantelle au bout des flèches.

36En 1909, Apollinaire envisage sérieusement de collaborer avec le courant unanimiste. Il récite, au cours d’une conférence faite par Romains au Salon d’Automne, un Fragment sans doute issu de Cortège (Décaudin 1960b : 128, 158), et il entreprend d’écrire un recueil intitulé L’Année républicaine dont Cortège (alors appelé Brumaire) et Vendémiaire auraient fait partie (Décaudin 1960b : 124-128, 220-226). On s’explique, de la sorte, qu’exister se lise précisément dans Cortège, et que le Paris de Vendémiaire joue le rôle « tentaculaire » que Romains (p. 97-106, 152-153) attribue aux villes dans la lignée de Verhaeren. Il serait trop long de débusquer tous les traits que la poésie d’Apollinaire a pu emprunter à La Vie unanime – signalons seulement que Romains mentionne par deux fois les sirènes des navires (p. 67, 156)24 et que Vendémiaire (p. 140-141/152) divinise Paris en singeant la « déification » des « unanimes » chère à Romains (p. 44-45, 55-57, 71, 76-79, 100, 110, 127, 130, 163-164, 200, 207 ; voir Couffignal 1966 : 141, Décaudin 1960a : 371, Mossetta Campra 1978). Par contre, il convient de souligner, avec Boschetti (2001 : 107-112), Décaudin (2002 : 93-94) et Durry (1978-9 : II, 177-184), qu’Apollinaire apporte d’emblée des nuances significatives à la vulgate unanimiste. La rhétorique « moderniste » de Romains et – disons-le – sa mégalomanie vaniteuse le poussaient à négliger les dettes contractées vis-à-vis de ses prédécesseurs ; la préface qu’il a donnée en 1925 à La Vie unanime (p. 25-35), avec ses renvois inoffensifs à Goethe ou aux auteurs de l’Antiquité, témoigne éloquemment de cette posture. Mais, dans Vendémiaire (p. 141/153),Apollinaire écrit Tous les fiers trépassés qui sont un sous mon front et le brouillon de 1909 se fait plus explicite (Décaudin 1960b : 225) :

La poésie errait, plaintive et si divine !

Je la pris dans mes bras, moi, poète inconnu

Et le seul de mon temps qui m’en sois souvenu.

37De même, le manuscrit de Cortège nous transmet l’interrogation Pourquoi faut-il être si moderne ? (Décaudin 1960b : 126) et les deux strophes qui terminent le poème (p. 50/76) accomplissent cet exploit intertextuel d’insérer le verbe existe dans un discours qui proclame, à l’aide d’une langue et d’une métrique mimant le classicisme, la victoire du passé sur l’avenir25 :

Temps passés Trépassés Les dieux qui me formâtes

Je ne vis que passant ainsi que vous passâtes

Et détournant mes yeux de ce vide avenir

En moi-même je vois tout le passé grandir

Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore

Près du passé luisant demain est incolore

Il est informe aussi près de ce qui parfait

Présente tout ensemble et l’effort et l’effet

38Avec l’éreintement en avril 1911 de L’Armée dans la ville (II, p. 960-963 ; voir aussi Décaudin 1960b : 230-232) et le portrait-charge de Jules Romains publié à la même époque (III, p. 53-54), Apollinaire se livre à une critique violente de l’œuvre et de l’homme. En octobre ou au début de novembre 1912, il accomplit, en privant ses poèmes de ponctuation, un geste esthétique qui se situe aux antipodes de ce que pratiquait Romains (Décaudin 1960a : 239 ; 1960b : 38-41). Claude Debon (1978 : 35-37) a bien montré que, pour aboutir à une versification « prosaïque », Romains recourt non seulement aux enjambements et autres « accords décalés » (Vanderhoeft 1989), mais aussi à une « sur-ponctuation » des premiers états. Là où Apollinaire veut accroître, par la parcimonie typographique, le caractère presque toujours « concordant » de ses lignes (Cornulier 1995 : 161-169), Romains cherche à briser prosodiquement le vers afin d’inventer une langue nouvelle qui préserve pourtant le mètre.

39L’unanimisme tient pour un postulat que le poète, une fois devenu « conscient » des « unanimes », ne connaît plus la solitude et ne voit plus rien échapper à l’emprise de son esprit (Mossetta Campra 1978). On pourrait citer, sur ce point, des pièces entières de La Vie unanime (notamment p. 47, 54-55, 128-138, 199-200), ou Chennevière : Je ne suis pas seul, car je suis dehors, où sont les autres (Margarito 1978 : 276), ou encore Duhamel disant, à propos d’un personnage emblématique qui apparaît dans le cycle de Salavin : Édouard ne désire rien, car il sait qu’il aura tout (Gianolio 1978 : 333). En substituant rien à tout, Apollinaire a donc aussi pris ses distances avec une vision, de la poésie et de la tâche incombant au poète, qu’il n’avait jamais véritablement acceptée.