Colloques en ligne

Gil Charbonnier, Université Paul Cézanne, Aix-Marseille III

« Surtout pas d’histoires », psychanalyse et psychologie  dans le modernisme de Valery Larbaud

1    Dans une lettre à l’éditeur A.A.M. Stols, Valery Larbaud présente l’une de ses nouvelles, Une Nonnain, en des termes qui engagent la création romanesque vers une réforme du récit :

C’est un essai de portrait sans récit comme « Deux artistes lyriques » : il s’agit de chercher une nouvelle liberté : s’affranchir du récit, de la narration. Si jamais je faisais un recueil, je mettrais en épigraphe : « Surtout pas d’histoires ! » 1

2« Surtout pas d’histoire ! », la citation est connue, elle renvoie à ces courts textes de Larbaud qui faisaient les délices de Paulhan et dans lesquels la composition de l’intrigue était laissée à l’initiative de la conscience poétique des personnages. Le récit semblait s’organiser librement autour des aventures de l’intériorité, aventures ponctuées de méditations et de conflits de soi à soi. Ce choix de souple narration intervenait après les audaces esthétiques des monologues intérieurs, Amants, heureux amants… et Mon plus secret conseil… Ainsi, Larbaud était reconnu comme un romancier de l’intériorité par les critiques de son temps et notamment par Jacques Rivière qui cite en exemple le Journal intime de Barnabooth dans son célèbre article, Le roman d’aventures. Est-ce à ce titre que Larbaud participa en 1924 au numéro spécial (Freud et la psychanalyse) que la revue Le disque vert consacrait aux théories de Freud ? La question reste ouverte. Quoi qu’il en soit, cette revue, dirigée par Franz Hellens, conviait de grands écrivains et critiques français à commenter les théories de Freud que l’on commençait à découvrir. Le numéro spécial du Disque vert est donc un témoignage précieux de la réception de la psychanalyse en France dans les années vingt. Il inscrit directement les débats dans une confrontation entre les objectifs traditionnels de la littérature en termes de connaissances à révéler et l’apport des sciences humaines. Il n’est peut-être pas exagéré d’évoquer à ce sujet une crise de la littérature. Jules Romains avait déjà esquissé les raisons de cette crise dans son article, paru à la NRF en janvier 1922, Aperçu de la psychanalyse :

Or quand il s’agit des résultats de la psychanalyse, on hésite à prononcer le mot de découvertes. A coup sûr, plusieurs d’entre eux sont fort brillants. On se récrie d’admiration. Voici l’analyse d’un cas de jalousie qui éblouit par la virtuosité de l’enquête et qui étonne par les profondeurs qu’elle atteint. L’on pense à Racine, à Stendhal, à Dostoïevsky. L’on se demande si pour la première fois les savants à lunettes ne sont pas allés plus loin que les poètes dans la connaissance du cœur de l’homme. 2  

3   Certes, l’ironie et le scepticisme sont présents mais la tension est marquée et c’est dans le cadre de cette tension entre littérature et psychanalyse qu’il faudra étudier certaines modalités de réception du freudisme, à l’œuvre dans le numéro du Disque vert mais aussi à la NRF. Nous verrons ensuite quelle est la position de Larbaud.

4  Précisons d’emblée que parmi ces modalités de réception une direction se fait jour, celle qui interprète les théories de Freud sous la forme d’un nouveau discours sur les passions dans la tradition moraliste. C’est Ramon Fernandez qui résume cette tonalité générale dans son article du Disque vert, Freud et la philosophie morale :

Je ne m’occupe ici que de philosophie morale, c'est-à-dire, des principes et des idées qui concernent la nature humaine et son développement. Quand Freud aura été convenablement décanté par l’action du temps et des analyses impartiales, je ne serais pas étonné qu’on s’aperçût que c’est surtout en tant que moraliste qu’il a fait une œuvre originale. 3

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La réception du freudisme comme nouveau discours sur les passions

              L’imaginaire de la psychanalyse chez Jules Romains

6   Dans son article, Aperçu de la psychanalyse, Jules Romains synthétise et commente les principales découvertes de la psychanalyse freudienne, du moins celles qui sont diffusées en France à l’époque par les traductions. Romains s’appuie sur Introduction à la Psychanalyse traduit par S.Jankélévitch et paru chez Payot en 1921. Cet article, placé en tête de la revue, a joué un rôle non négligeable sur le plan de la réception des thèses de Freud en France. Le texte s’ouvre par un préambule très critique vis-à-vis de la psychanalyse assimilée à une passagère mode de salon, mais le reste de l’article foisonne en idées suggestives quant aux perspectives ouvertes par la pensée de Freud. Il est d’ailleurs regrettable que seule la première partie de l’article soit passée à la postérité comme preuve de réaction négative au freudisme. La suite reconnaît en effet un certain mérite et de la pertinence aux grands axes de la théorie freudienne. Romains considère comme efficace l’analyse des rêves et des actes manqués. S’il marque ses distances par rapport au complexe d’Œdipe, il admet malgré tout que Freud a porté « à la fameuse ‘pureté de l’enfance’ un coup dont je crains fort qu’elle ne se relève jamais. » 4 Il insiste ensuite sur la part de vérité que comporte la théorie de lalibido tout en signalant les limites du pansexualisme. Romains a sans doute été le premier en France à trouver les mots justes pour décrire le langage et les codes de la psychanalyse, en témoignent ses interprétations des concepts-clefs de la psychanalyse freudienne tels le refoulement ou la sublimation.

7    A l’explication des concepts s’ajoute un commentaire, remarquable en plusieurs points. Romains rattache la psychanalyse à la tradition moraliste qui décrit les passions pour dévoiler un « caractère » : « L’interprétation correcte des rêves n’importe pas moins au psychanalyste que n’importait au moraliste d’autrefois qui peignait un ‘caractère’ ».5 C’est dans cette perspective qu’il en vient à tracer la métaphore du « visage composé ».6 En façonnant sa personnalité sous l’effet de multiples contraintes, l’individu se compose un visage, c'est-à-dire une apparence trompeuse que la cure doit s’efforcer de dissiper. De la sorte, le commentaire de Romains s’articule autour d’un imaginaire analytique et sensoriel de l’inconscient conférant à cette dernière notion un potentiel fictionnel. De ce point de vue, la comparaison de l’investigation du psychanalyste à la procédure judiciaire de l’interrogatoire semble également riche de prolongements dans le domaine de l’imaginaire :

L’idéal, dans bien des cas, est même de réussir à déclencher un monologue, le plus long possible. Si l’accusé parle une heure de suite et si le juge n’est pas distrait, c’est le juge qui gagne. La vérité est comme « ramenée du fond » par le torrent des paroles. Il se peut qu’elle passe fugitivement et morceau par morceau. Ayez l’agilité de tout saisir. Mais contre l’interrogatoire du juge, le moi se tend de toute sa force. Toutes les résistances de la vie viennent épauler la conscience qui ment. Remplacez le juge par le confesseur. Le moi n’a plus à sauver la carcasse. Il ment encore, par l’effet d’une contraction invétérée, mais il n’y a plus de raison capitale pour qu’il ne cesse pas de mentir. Au contraire, l’aveu, l’aveu profond, s’il est sollicité sans brusquerie, procure une détente délicieuse. 7    

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9C’est par cette approche que Romains s’approprie les thèses de la psychanalyse. Par là même, il pourrait proposer un nouveau discours sur les passions à l’intérieur de multiples scénarios de fiction : dissimulation inconsciente, mensonges des personnages et nouvelles vérités romanesques, hésitations tournoyantes du héros face à un destin psychologique jugé pourtant inéluctable par le lecteur, révélations bouleversantes arrachées dans les plis sinueux d’un monologue intérieur, tourments et délices de l’aveu, etc. En outre, l’auteur du Dieu des corps discerne dans la méthode curative un processus d’enquête prenant le moi du patient pour objet :

La psychanalyse, traitement, use de la psychanalyse, méthode de recherche. Le malade est appelé à prendre conscience progressivement de l’origine et de la signification de ses symptômes. Il assiste, il participe à l’enquête dont son moi est l’objet. Il est guéri, quand la tendance coupable est venue tout entière se déployer sous la lumière de la conscience. Il est guéri quand il sait. 8

10On voit ce que le roman d’introspection pourrait tirer, en termes de structure diégètique, de ce processus d’enquête.

11   C’est donc un imaginaire de la psychanalyse que Romains contribue à édifier dans son article et l’on sait que cet imaginaire comptera pour les romanciers même s’il sera reçu avec ironie par beaucoup d’entre eux, Larbaud en premier lieu.

            Quelques progrès dans l’étude du cœur humain    

12  Plusieurs écrivains participant au numéro spécial du Disque vert iront dans le même sens des premières conclusions apportées par Romains. L’article d’Edmond Jaloux, Observations sur la Psychanalyse, attire directement l’attention sur l’attrait que peut susciter dans l’imaginaire des écrivains  la pensée de Freud :

… la psychologie de Freud intéresse, non seulement les médecins et les philosophes, mais tous les écrivains. Non pas évidemment pour écrire des romans d’après ses théories et en montrer le bien-fondé, mais afin de s’en servir quand on étudie le mécanisme de l’âme humaine et que l’on voit jouer des rouages nouveaux ou peu connus. 9  

13Jaloux motive son point de vue en expliquant que le langage de l’inconscient, fondement de la psychanalyse, permet d’actualiser le vieux thème du clivage entre le moi réel et le moi social :

La grandeur de l’interprétation freudienne vient de ce qu’elle nous montre l’esprit humain se jouant à lui-même une vaste comédie ; la lutte essentielle qui s’accomplit entre un moi primitif, lourd d’hérédités anciennes et d’acquisitions de toutes sortes et un moi plus ou moins social, relativement conventionnel et qui réagit contre les sourdes menées de son guide impérieux. 10

14On peut supposer qu’il reviendrait à la littérature de se nourrir  de cette « vaste comédie ».

15  Dans sa contribution au numéro du Disque vert (Sur une généralisation possible des thèses de Freud), Rivière s’appliquera justement à reformuler le vieux motif du clivage de soi à soi en redéfinissant l’hypocrisie, à partir des apports de la psychanalyse :

Quand je prétends que tous nos sentiments, toutes nos opinions sont des rêves ou des actes obsessionnels, je veux dire que ce sont des états impurs, masqués, hypocrites ; je veux dire une chose enfin qu’il faut bien voir en face : c’est que l’hypocrisie est inhérente à la conscience.11

16Si le roman s’empare de cette question, la dimension à représenter résidera dans les ressorts passionnels alimentant la lutte du vrai moi contre les phénomènes divers et variés d’autocensure inconsciente. Selon cette toute puissance de l’hypocrisie, Rivière en vient à redéfinir la passion elle-même :

Est-ce que,  jusque dans la passion, il n’y a pas des moments où nous ne retrouvons absolument plus rien de cette passion, où elle nous paraît une pure construction de notre esprit ? Et est-ce qu’elle n’existe pas, pourtant, d’une façon, si j’ose dire, infiniment précise, à ce même moment, cette passion, puisque le plus petit accident qui survient pour en encombrer la carrière, ou rendre son but plus lointain, peut provoquer instantanément un bouleversement complet de tout notre être, qui se traduira jusque dans notre attitude physique et influera jusque sur la circulation de notre sang ? 12

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18Il semble que pour Rivière, l’aspect irrationnel de la passion et son absence de maîtrise par le sujet prouvent la réalité de l’inconscient freudien.

19   Dans son article, Freud et la philosophie morale, Ramon Fernandez  met l’accent sur la capacité de la psychanalyse à structurer une « nouvelle psychologie des sentiments ». Cette démarche, Fernandez la définit par la formule « romantisme organisateur ». Pour la comprendre, il faut la replacer dans les débats de l’époque autour de l’opposition entre un romantisme assimilé à un pur individualisme créateur, et un classicisme considéré comme une soumission à une discipline collective fixée par la tradition. Et c’est en fonction de sa position dans le débat, celle d’un fervent défenseur d’un renouveau des canons esthétiques du classicisme, que Fernandez voit dans les « schèmes directeurs » de la psychanalyse une structure à même d’ordonner la matière affective du sujet, matière jugée « romantique » car tout entière dominée par « le primat de la vie affective. » Parmi ces « schèmes directeurs, Fernandez distingue un nouveau « jugement historique » censé remplacer un « ancien jugement moral, d’origine chrétienne » 13

20    A l’instar de Fernandez, la majorité des contributeurs au numéro spécial du Disque vert s’accorde à penser que la psychanalyse trouve sa justification essentielle dans la présentation d’une nouvelle philosophie morale. Il s’agit de rapprocher Freud de Racine selon l’une des tendances de l’esprit français de l’époque à s’approprier toute pensée moderne dans une filiation avec la tradition classique. Cette attitude masque  une tension entre la littérature et la psychanalyse quant au premier rôle que chacune entend jouer en matière de découverte psychologique. Rivière résorbe pareille tension en comparant, dans de longues conférences, Freud et Proust. Sa conférence, Quelques progrès dans l’étude du cœur humain, Freud et Proust, établit, par exemple, un parallèle entre la trouvaille de Proust, les intermittences du cœur, et le refoulement freudien :

  A la place de la conception freudienne du refoulement, il y a chez Proust la conception des intermittences du cœur. 14  

21C’est dans le même esprit qu’il procède avec le roman de Mauriac, Le fleuve de feu. Le début de sa note de compte rendu pour la NRF :

 Il est bien certain, comme c’est devenu un lieu commun de le proclamer, surtout depuis la publication des ouvrages de Freud, que l’amour atteint en France à une perfection, et surtout à une pondération, qu’il ne rencontre nulle part ailleurs. 15

22laisse effectivement supposer, selon lui, une influence sensible de la psychanalyse sur la création romanesque.  

23    Envisagé sous l’angle du discours sur les passions, A la recherche du temps perdu constitue une somme indépassable. L’étude de l’œuvre stimula, par ailleurs, les recherches de la critique littéraire et philosophique dans le domaine de la psychologie et de la spiritualité. Ainsi, à l’exemple de Rivière s’ajoute celui de Ramon Fernandez. Dans son article, La garantie des sentiments et les intermittences du cœur16, Fernandez s’inspire de la pensée proustienne pour recatégoriser des notions telles que sentiment, spiritualité, âme. Larbaud adoptera une démarche assez voisine non pas par rapport à Proust mais par rapport à ses propres textes de fiction. Il publiera, en appendice de Amants, heureux amants…, un court texte, La dignité de l’amour, texte de réflexion invitant à interpréter l’amour, une fois affranchi de l’obéissance au désir et au sexe, dans sa relation à la grâce. Ce texte présente une problématique de sublimation du désir érotique qui entre en résonance non pas tant avec la  théorie de Freud mais plutôt avec les commentaires que des écrivains, assez proches de Larbaud, feront de cette théorie.

24   L’interprétation des thèses freudiennes, chez certains écrivains et critiques français, laisse donc entrevoir la possibilité d’imaginer un nouvel ordre de l’âme et du cœur mais ce nouvel ordre se fonde sur l’acceptation problématique de la libido comme passion maîtresse.     

         La sublimation comme nouveau mythe de la création

25    Avec la sublimation, ce discours sur les passions franchit une nouvelle étape, dans la mesure où la notion présente la spiritualité comme une dérivation, fort complexe, d’Eros. C’est pourquoi elle intéressera au plus haut point les écrivains français attirés par les débuts de la psychanalyse. Ainsi, la plupart des contributeurs littéraires du Disque Vert, quelles que soient les réserves émises à l’égard de Freud, se livrent à un éloge (souvent en de longues pages) de la sublimation, à commencer par Edmond Jaloux. Ce dernier la formule sous l’angle d’une explication cohérente des phénomènes de la création, explication voisinant avec une vision mythique :

Je n’ai fait des réserves sur certains points de la doctrine freudienne que pour en admirer plus passionnément certaines autres ;  je ne peux dire combien sa théorie de la sublimation et celle du transfert ou de l’évasion dans la névrose ont éclairé pour moi la vie. Bien des points demeurés longtemps obscurs à mes yeux se sont soudain illuminés, et j’ai compris la loi secrète d’un grand nombre de phénomènes qui me demeuraient mal explicables. La vie humaine, tout entière, m’a paru un gigantesque effort de sublimation ; c’est là sans doute ce qu’un personnage d’Ibsen appelait le mensonge vital et qui prend maintenant tout son sens. Par la sublimation, l’esprit de Freud rejoint naturellement la création des mythes, et nous touchons enfin, avec respect, à la naissance de ces immenses symboles humains, qu’il était vraiment trop simple de n’expliquer que par des allégories astronomiques ou des métamorphoses linguistiques. Peu de systèmes contiennent, autant que le sien, de poésie cosmique, en faisant collaborer la création entière, et les dieux eux-mêmes, à l’élaboration de notre  moi. 17  

26   Rivière manifeste encore plus d’enthousiasme face à la sublimation, c’est grâce à cette notion qu’il considère que « Freud ouvre à la psychologie un domaine prodigieux ». Son article pour le Disque vert consacrera pas moins de trois pages à une définition raisonnée de la notion. Elle est pour lui le centre de ses réflexions sur la pensée freudienne. Il la conçoit comme une véritable « psychologie de la création » :

  Il est d’une importance considérable, au point de vue de la psychologie de la création, d’avoir établi les sources, si l’on peut dire, charnelles de toute création spirituelle. Cela est important non pas pour rabaisser celle-ci, mais pour faire comprendre l’unité de notre vie psychique et pour faire apparaître que nous ne disposons en somme que d’une espèce d’énergie dont toute notre liberté se borne à diriger l’emploi.

27  Cela est important pour expliquer l’émotion esthétique en face d’une grande œuvre et pour expliquer ce qu’elle a toujours, quand elle est sincère, quel que soit l’objet représenté, de sensuel. 18

28Pour Rivière, tout l’intérêt de la sublimation réside dans la relation que l’œuvre entretient avec le sensuel. Il ne cessera d’idéaliser cet aspect chaque fois qu’il abordera la question dans ses articles et conférences. Sa fascination pour ce concept vient du fait qu’elle propose une dimension rationnelle, voire scientifique mais qui reste ouverte à l’interprétation d’ordre spirituel. La notion prend valeur à ses yeux d’un mythe moderne de l’inspiration dans lequel la partie rationnelle a le mérite de renouveler le vieux discours romantique de l’inspiration. Il s’agit là encore d’une perception du freudisme comme romantisme organisateur. Guidé par son enthousiasme, Rivière sera amené à quelques excès d’interprétation, d’autant que Freud lui-même n’a jamais pu mettre complètement à jour les détails de sa théorie. Les excès de Rivière se manifesteront notamment dans son étude sur Valéry, et à des objections de Gide, il répondra :

  Je ne peux pas me défendre contre l’idée d’un Valéry premièrement sensuel ; et je ne serais pas loin d’interpréter à la Freud toute son idéologie. Penser ne serait-il pas pour lui avant tout caresser ? ou se faire caresser ? 19

29L’excès n’invalide pas pour autant pas la pertinence des vues de Rivière quant à un possible impact de la sublimation freudienne sur la psychologie romanesque.

30  Dans son article, Jules Romains n’est pas en reste sur l’importance de la notion. Il  souligne la métamorphose de la libido pour mieux saisir le trajet de la sublimation :

  Chez l’homme social, la libido, traquée, se métamorphose. Elle nourrit de son ardeur animale les magnifiques travaux de l’esprit.20 

31Dans ce sens, Romains évoque une « déification du groupe humain » qui suppose un passage « de l’animal au dieu. » 

32  Cette interprétation ne sera pas absente de son roman, Le dieu des corps ; elle semble, en effet, avoir compté dans l’élaboration d’un imaginaire de la sublimation que retranscrit ici la pensée du héros :

Or, je tenais, et plus peut-être que je ne le croyais, à cette religion sexuelle où je respirais depuis deux mois. Je sentais bien que je lui devais, outre une sublimation de la volupté, un vrai contentement de l’intelligence, une sérénité tendue par l’allégresse.21

33Evidemment, dans l’esprit de Romains, ce mot de sublimation hérite de toute une tradition littéraire classique rattachée au besoin de spiritualiser, tradition à laquelle la littérature de Larbaud n’est pas étrangère.

               Freud et la littérature : le beau jeu ironique de Valery Larbaud   

    La contribution au Disque vert

34       Dans sa contributionau numéro du Disque vert, fort judicieusement intitulée Freud et la littérature, Larbaud se montre critique à l’égard des théories de Freud. Il conteste leur valeur scientifique en déplorant des hypothèses non fondées sur la prépondérance de la libido dans les activités humaines. Il prend pour exemple les secousses rythmiques lors des trajets en train que Freud analyse en relation avec la sexualité 22 et il en déduit : 

 Le désir, ou la manie, d’attribuer à la sexualité un rôle prépondérant sinon exclusif dans les phénomènes de l’émotivité donne à tous les développements de la doctrine de Freud un caractère de parti pris qui nous met en défiance. Et du reste, s’il y a beaucoup de choses ingénieuses dans les exposés de Freud, il y en a aussi beaucoup qui nous paraissent arbitraires ou grossièrement déduites.23 

  

35 En revanche, il reconnaît à Freud un mérite certain dans sa manière de recatégoriser d’anciennes notions de psychologie dans ce que nous avons appelé un nouveau discours des passions :  

On lui doit aussi beaucoup de reconnaissance pour avoir créé ou vulgarisé les mots Libido, refoulement, censure, etc. Il a fixé l’attention, par ce moyen, sur les phénomènes que le public ignorait ou connaissait mal, sous leurs anciens noms, tels que : désir sexuel, contrainte sociale, discipline personnelle, etc. 24 

  

36   Enfin, et c’est le plus important, il compare la psychanalyse à un discours littéraire :

C’est un commentaire, par moments assez beau, de l’invocation de Lucrèce à Vénus, et je suis persuadé que certains de ses essais (que je n’ai pas lus) et certains des essais de ses disciples, comme Das Lustscherli du Dr Galant, doivent être d’une lecture très agréable. 25

37La comparaison avec Lucrèce chantant Vénus ne manque pas de pertinence, à condition de lire les théories freudiennes de la libido comme une célébration de la force vitale dans un discours allégorique. Pour Larbaud, la psychanalyse s’apparente à une nouvelle esthétique de l’imaginaire érotique se développant indépendamment des découvertes établies par les romanciers de la psyché. Pour autant, Larbaud ne s’interdira pas de dialoguer, sous le couvert d’un voile ironique, avec la tendance de l’univers freudien à créer un imaginaire.

38  L’approche de Larbaud diffère assez peu de celle de Jules Romains ou de Ramon Fernandez, ce dernier évoquant à propos du freudisme une « grandeur sombre et émouvante qui plaît tant aux littérateurs. » 26  L’approche commune à ces écrivains est, de manière directe ou indirecte, de procéder d’une sorte de mise à distance littéraire du savoir venu de la psychanalyse.

Le refus du dénouement

39   Par certaines de ses œuvres, Le journal intime de Barnabooth, les monologues intérieurs, Larbaud s’est imposé comme un auteur moderniste ayant permis une avancée dans les domaines de l’intériorité. De ce point de vue, il participe de ce que Michel Raimond appelle la psychologie des profondeurs.27 Si, en référence à Joyce et à Dujardin, Larbaud a beaucoup écrit sur les enjeux du monologue intérieur, il n’a jamais situé cette forme littéraire dans une proximité avec la pensée de Freud, contrairement à Dujardin. Larbaud envisage d’abord le monologue comme un processus d’écriture complexe, apte à saisir une pensée en formation avant l’énoncé d’un discours organisé.

40  Si on veut un lien avec le freudisme dans l’œuvre de Larbaud, il faut le chercher dans une relation de distance critique par rapport à toute tentative de concevoir l’analyse intérieure de soi à soi comme une construction menant à l’élucidation complète du moi. L’inconscient existe certes mais il serait vain de le faire apparaître à la surface du texte, en pleine lumière. Sur un plan romanesque, ce sentiment se traduit par un refus du dénouement psychologique. Par exemple, au moment où le héros de Amants, heureux amants… est sur le point de vivre la « détente délicieuse » de l’aveu, « de l’aveu profond », comme le dirait Romains, son créateur semble lui refuser pareille jouissance. Pourtant très dense à ce stade du monologue, le bourgeonnement de paroles, annonciateur d’un moment de vérité, tourne court et se solde par un blanc :  

Curieux, ce besoin de se cacher, et cette difficulté qu’il y a à concilier le libertinage et le sentiment. Pourtant, j’ai bien vu que pour elle ce baiser n’avait pas un sens différent. On allait se quitter dans une heure, et comment aurait-elle pu deviner qu’à ce moment-là je la préférais à Inga ? Mais non, je ne la préférais pas à Inga. C’était autre chose. Ah, justement, c’était… Allons, laisser cela, n’y plus penser. Tout s’est très bien passé et ne pouvait pas se passer mieux… 28

41Cette rhétorique de la réticence opère une stylisation des conclusions dans les récits modernistes de Larbaud. Le refus du dénouement détourne les pensées des héros vers de nombreuses méditations, secrètement référencées, portant notamment sur l’art de représenter l’amour. Dès lors, ce qui compte, plus que les troubles d’Eros finalement, c’est la volonté de consacrer la meilleure partie du récit d’analyse à une inspiration tournée vers l’invocation de Lucrèce à Vénus. Ainsi se conçoit la « thérapeutique poétique » qui apaise Lucas Letheil, le héros de Mon plus secret conseil

42  « Surtout pas d’histoire ! », si le refus de construire l’intrigue, selon la logique conventionnelle d’un dénouement bien marqué, manifeste un regard ironique par rapport à un contexte plus ou moins freudien, il témoigne aussi d’un pacte esthétique passé avec le lecteur : la littérature, notamment par le jeu complexe des références qu’elle implique, reste la source suprême de la connaissance.       

                     Le style de la sublimation

43   L’effacement du romanesque au profit de l’intérêt esthétique du texte renvoie à un autre processus de dérivation, tout aussi sensible dans l’œuvre de Larbaud, qui est celui de la sublimation. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard si Rivière, très concerné par cette question comme nous l’avons vu, fait l’éloge de ce qu’il faut bien appeler la sublimation larbaldienne. Dans un échange de lettres, en liaison avec la parution d’Amants, heureux amants… à la NRF, il écrit :

J’aime beaucoup vos amants. Je regrette un peu l’excès des réflexions philologiques dans la 3e partie, bien que certaines soient délicieuses. Mais tout ce qui est analyse intérieure, expression du désir est excellent.

44Vous êtes un des très rares à (savoir donner) qui sachent spiritualiser leurs émotions sensuelles. C’est la tradition de Baudelaire, de Racine que vous maintenez. La façon dont vous parlez de la femme est inimitable.29 

45Rivière a raison d’invoquer Racine et Baudelaire car la spiritualisation à l’œuvre chez Larbaud signale une forme de sublimation qui n’appartient qu’à la littérature. En outre, à cette tradition Larbaud ajoute, au détour de ses textes de fiction comme de ses essais, quelques remarques personnelles qui éclairent le phénomène de l’intérieur. C’est sous cet angle qu’il faut lire ce passage extrait de Sous l’invocation de Saint Jérôme, passage on ne peut plus clair quant à une conscience personnelle de la sublimation :

De la chasteté aussi nous voyons les avantages et connaissons le prix. Nous avons tous pu mesurer, jeunes hommes, le temps que les plaisirs les plus grossiers et les plus communs volaient à nos voluptés les plus fines et les personnelles, et nous savons que la recherche scientifique, et l’étude de l’art, sont des épouses exigeantes, et que l’énergie et le rayonnement des œuvres de l’esprit s’obtiennent presque toujours, et que nous le voulions ou non, aux dépens des satisfactions de la chair. Et c’est, encore, un fait bien digne de remarque, que la sensibilité particulière qui est la base de toute activité artistique (et peut-être scientifique) se forme et se développe chez les individus avant l’âge de la puberté ; comme si le don de poésie était réservé à la virginité, et c’est peut-être ce que signifie le mythe des Muses.30  

46Cette pensée, on doit l’intégrer à tout un faisceau de remarques tendant à constituer une psychologie de la création que l’on pourrait qualifier de « Conscience Esthétique » ; c’est en effet sous cette expression que Larbaud désigne sa propre conception du processus créateur, notamment dans quelques pages de Notes pour servir à ma biographie 31. De fait, la création artistique, incluant une sublimation totalement assumée, est avant tout Conscience. Du reste, Larbaud s’est toujours senti naturellement plus proche de la maîtrise valéryenne que de la libre (ou du moins supposée telle) inspiration des surréalistes, par exemple. Quoi qu’il en soit, l’affirmation du conscient, même quand il s’agit d’explorer les dessous de l’œuvre et le psychisme du créateur, est le point essentiel de divergence avec la conception freudienne de la sublimation. Et d’une certaine façon, Larbaud invite à relativiser la découverte de Freud en faisant, encore une fois, jouer la prééminence de la littérature érotique comme instrument sensible de connaissance du psychisme de la création, dans la lignée de Lucrèce, Racine et Baudelaire.

47    L’autre aspect renvoyant à une conception de la sublimation appartenant en propre à la littérature se définit par un idéal de beauté résultant d’un style. Dans le cas de Larbaud, ce style se reconnaît à une volonté marquée d’épurer la psychologie. Le pouvoir romanesque dote le personnage masculin d’une capacité à se détacher de son moi pour mieux isoler le sentiment. Dès lors, en travaillant sur lui-même, l’esprit du personnage s’arrache au carcan d’une histoire prévisible et à la volupté (« cette chose si forte et si dure ») pour mieux céder à « la manie écrivante » :

Ah, tu trouves que je ne m’aime pas assez. Tu verras bien. Ah, c’est pénible de renoncer à elle, d’arracher cette chose si forte et si dure. Mais il y aura un jour, sûrement, où je la verrai comme les indifférents la voient, et où je penserai : « Ce n’était que ça. ». Oui, un temps viendra où je l’éviterai, où je serai gêné en pensant aux lettres que je lui écrivais, où je considérerai qu’en l’aimant je me suis fait un affront à moi-même, où j’aurai honte de l’avoir traitée avec la dignité de l’amour, et où, même dans mon souvenir, je ferai le silence sur elle. Mais maintenant, c’est bien douloureux. Me dire : que mon affection aussi a du bon, et qu’il vaut mieux ne pas la donner que la mal placer ; et que, d’autre part, j’ai pour elle beaucoup moins d’importance que je crois en avoir, même lorsque je crois n’en avoir que très peu. Aussi : je ne pense à elle que lorsque je suis content, et jamais quand j’ai quelque peine ou quelque sujet d’ennui : et c’est là un grand signe. Et puis les projets : cette ville et la paix qu’elle me donne ; les jardins, les livres, le travail : peut-être quelque essai de traduction, ou céder à la manie écrivante.32

48Larbaud laissera à la « manie écrivante » de son personnage le soin de composer finalement l’histoire, non pas sous la forme d’un itinéraire romanesque mais sous la forme d’une stylisation du monde, riche d’évocations transfiguratrices. Plus que de capacités d’analyse du moi, le personnage larbaldien est pourvu d’une grande variété de modalités perceptuelles, lesquelles permettent une action déréalisante conduisant justement à ces transfigurations.  Les exemples de ces transfigurations ne manquent pas, elles font le style même de Larbaud.

49   Ce style est encore à replacer dans un contexte dominé par un discours critique, à la NRF notamment, chez Thibaudet comme chez Rivière, qui recherche dans les œuvres contemporaines les grands traits de la tradition classique tels que l’épure de la psychologie et la spiritualisation des sentiments. Ainsi, les remarques de Rivière sur les Amants de Larbaud sont assez proches de sa note sur La surprise de l’amour de Marivaux en décembre 1920 33. Dans cette note pour la NRF, Rivière loue la composition de la pièce adoptant face au sentiment un « parti pris d’épure » ; il loue de même le « vif dépouillement » du texte. Ce même registre, utilisé à la fois pour Marivaux et Larbaud, invite à la comparaison tant il est vrai que Larbaud, comme les classiques, peint la psychologie sans vraiment la décrire 34 et c’est par cette forme d’abstraction que s’opère la stylisation du sentiment.

50   

51   On le voit, le modernisme de Larbaud, manifesté par le monologue intérieur, produit un romanesque psychologique qui tient à distance le freudisme. La « lucidité d’épure », pour reprendre une expression de Thibaudet 35, est une caractéristique de ce modernisme qui envisage prioritairement l’intériorité du personnage non pas comme source d’analyse psychologique mais comme source de création littéraire. Cette même « lucidité d’épure » reflète l’intelligence de la modernité larbaldienne définie comme écart par rapport aux conventions du genre romanesque mais non pas par rapport à la tradition classique, celle que Rivière précise dans sa conférence sur Marcel Proust et la tradition classique :

52A la recherche du temps perdu : ce titre dit tout ; il implique une certaine peine, de l’application, de la méthode, de l’entreprise ; il signifie une certaine distance entre l’auteur et son objet, une distance qu’il aura sans cesse à franchir par la mémoire, par la réflexion, par l’intelligence ; il sous-entend un besoin de connaissance ; il annonce une conquête discursive de la réalité poursuivie.36

53   C’est encore cette tradition classique qui est à l’œuvre quand les romanciers et critiques français, Romains, Fernandez ou Rivière, évoquent Freud ; ils perçoivent la psychanalyse comme un « besoin de connaissance » appelant toutes les « conquêtes discursives » que permet la maîtrise d’un savoir dans un imaginaire. Il est bien certain qu’un tel recours à la tradition et à l’imaginaire pour parler de Freud, même en termes d’éloge, caractérise en France, à cette époque, une forme de résistance aux idées de la psychanalyse.