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Lola Kheyar Stibler

Psychologie d’un anti-psychologue : Zola par le Dr Toulouse

1En l’année 1896 paraît l’Enquête Médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie, expertise scientifique de près de trois cents pages écrite par le Docteur Toulouse (1865-1947), médecin en chef de l’asile de Villejuif, fondateur et directeur du laboratoire de psychologie expérimentale à l’Ecole des Hautes Etudes. Ce médecin, nommé en 1921 à l’asile clinique Sainte-Anne, puis conseiller technique du ministère de la santé en 1936, décède en 1947.1 Il a tout juste trente ans lorsqu’il projette en 1895 de soumettre à l’expérience quelques hommes réputés pour leurs aptitudes intellectuelles, afin d’élucider les relations entre l’anatomo-physiologie et la supériorité intellectuelle, tout en essayant de dégager les possibles rapports de celle-ci avec la névropathie : est-elle la cause ou l’effet de la supériorité intellectuelle ? Névropathie et supériorité intellectuelle sont-elles deux expressions différentes d’un même état ? Le Dr Toulouse prolonge ainsi une longue tradition médico-philosophique, mais de son point de vue de médecin aliéniste comme d’autres avant lui : Réveillé-Parise dans Physiologie des hommes livrés aux travaux de l’esprit en 1834,Moreau de Tours avec La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire en 1859, et Lombroso en 1889 dans L’homme de génie. L’originalité de l’enquête de 1896 est d’avoir choisi le mode de l’observation directe, sur sujet vivant : « J’ai pensé que l’on pouvait s’occuper des hautes personnalités intellectuelles comme de simples matières à observation, comme des faits rares qu’on devait étudier minutieusement, sans prévention d’aucune sorte. »2 Bien que le Dr Toulouse projette une longue série d’observations, portant sur Rodin, Daudet, Loti, ou Mallarmé, seuls deux tomes voient le jour : le premier sur Zola (1840-1902) en 1896, le second sur Poincaré (1854-1912) en 1910.3 Nous nous intéresserons au premier volume portant sur Emile Zola qui, en 1896, est un auteur renommé : le cycle des Rougon-Macquart, commencé en 1870, vient d’être achevé avec Le Docteur Pascal (1893). Dans son enquête, le Dr Toulouse propose « une exploration clinique »4 du cas Zola, suivant quatre chapitres : les antécédents héréditaires, les antécédents personnels, l’examen physique, et l’examen psychologique. Les méthodes d’examen sont celles de la psychologie expérimentale que le psychologue Taine définissait ainsi en 1874 : « J’entends la psychologie expérimentale, celle qui laisse de côté comme un vieux bagage inutile la question des forces, facultés, substances spirituelles et autres entités vides, et qui assure chacun de ses pas par le contrôle constant de la physiologie et de la pathologie. »5 Seule « l’observation directe »6 permet selon le Dr Toulouse de débarrasser le champ scientifique du manque de rigueur de la méthode historique (celle de Lombroso et de Moreau de Tours), en privilégiant « quelques faits, en petit nombre, mais authentiques et contrôlés par le médecin lui-même »7. Zola est donc soumis à toutes sortes d’expériences : il est « examiné, palpé, et scruté »8 ; pour l’examen physique, sont étudiés le rythme cardiaque, la pression artérielle, l’appareil circulatoire, respiratoire, digestif, la motricité, la pression de la main et le système nerveux ; pour l’examen psychologique, une batterie de tests vise à déterminer les fonctions sensorielles de Zola, soumis à de « petites expériences »9 qui faciliteraient selon le Dr Toulouse « l’exploration des divers territoires psychiques », comme les mental tests, déjà utilisés par Binet, qui devaient contribuer à « caractériser une individualité psychologique »10. Rêves, fantasmes, peurs, et obsessions zoliennes sont passés en revue, livrant souvenirs et détails les plus intimes au grand public.

2Mais pour quelles raisons Emile Zola accepte-t-il de se prêter au jeu et de recevoir la visite du docteur à Médan, pendant près d’un an ? Dans la lettre que Zola destine au docteur et qui est reproduite en tête de l’ouvrage, l’auteur affirme avoir été motivé par le désir de changer une image publique malmenée : « Depuis trente ans on fait de moi un malotru, un bœuf de labour, de cuir épais, de sens grossiers, accomplissant sa tâche lourdement, dans l’unique et vilain besoin du lucre (…) il me semble que vous l’enterrez, ce bœuf là (…). »11 L’auteur entend donc rétablir une « vérité », à rebours de la doxa critique qui, depuis le scandale de l’Assommoir notamment (en 1877), fait de lui un auteur sans talent et malpropre, et le caricature en cochon. Mais on ne peut se satisfaire de cette raison officielle ; l’Enquête du Dr Toulouse nous en dit plus long sur les rapports qu’entretient Zola avec une certaine « psychologie ». L’ouvrage peut ainsi constituer le point de départ d’une réflexion sur les relations ambivalentes du romancier à la « psychologie » - entendue comme psychologie expérimentale à ambition scientifique et comme discours imaginaire sur la psyché des personnages. Nous étudierons d’abord le discours critique sur Zola et le métadiscours de Zola qui contribuèrent à faire de l’auteur ce que nous avons appelé de manière volontairement caricaturale un « anti-psychologue ». Enfin, nous examinerons de plus près l’intérêt de l’enquête de 1896 qui prend pour objet une vérité d’ordre psychologique.

E. Zola, un anti-psychologue ?

Le discours critique 

3Une doxa critique tend à faire de Zola l’anti-psychologue par excellence dès la remise en cause du naturalisme ; celle-ci rejoint la problématique générale du style zolien, considéré comme mal dégrossi, massif, voire négligé (voir Claveau, Hennequin, jusqu’à Brunot). La crispation sur la psychologie rejoint en effet une autre crise, celle du style, dont Zola fait aussi les frais. La langue nouvelle (1907) d’Antoine Claveau illustre bien cette double crise, en dénonçant à la fois les impropriétés stylistiques de la langue zolienne (langue nouvelle, jugée décadente au même titre que celle des Goncourt) et ses « impropriétés psychologiques »12 : le travail du styliste nuirait à l’exactitude psychologique. La critique souligne par ailleurs le « mécanisme » des personnages zoliens, comme David-Sauvageot dans Le Réalisme et le naturalisme dans la littérature et dans l’art (1889). Thibaudet, dans Réflexions sur le roman (1938), note la « machinerie puérile »13 des personnages dont la présentation monotone introduit un leitmotiv, une phrase-thème qui fige un trait caractérisant par un tic d’écriture. Le caractère mécaniste de la psychologie zolienne s’opposerait à tout effort de vraisemblance psychologique : Emile Hennequin, dans ses Etudes de critique scientifique (1890) estime aussi que Zola décrit des personnages « trop simples pour des hommes »14, des âmes « rudimentaires, simples, sans développement vers le haut et sans complexité dans la profondeur »15. Enfin, Brunetière, dans Le Roman naturaliste (en 1883), souligne que les naturalistes sont des « physiologistes habiles » mais des « psychologues incomplets », des « observateurs précis » mais des « analystes maladroits », des « peintres vigoureux de la réalité palpable », mais des « explorateurs moins que médiocres de la réalité qui ne se voit pas »16. Opposant la physiologie à la psychologie, l’observation à l’analyse, et deux types de réalité, celle « palpable », matérielle, et celle « invisible », intérieure, Brunetière stigmatise ici deux tendances dont découlent deux genres, à la fin du XIXe siècle : le roman de mœurs et le roman psychologique. Jules Huret creuse d’ailleurs cet écart en opposant les « psychologues » aux « naturalistes » parmi les auteurs interrogés pour son Enquête sur l’évolution littéraire (1890), les deux « écoles » s’accusent réciproquement de tenir obstinément fermée « une des deux fenêtres », ou bien celle de la psychologie, ou bien celle de la physiologie17. Auteur naturaliste et matérialiste, Zola passe donc, en toute logique, pour un homme qui exècre la psychologie : « M. Zola, qui n’aime pas la psychologie, n’est en effet pas un grand psychologue, et ce défaut interdit de le classer avec les très grands. »18, écrit Hennequin dans ses Etudes de critique scientifique.

4Cette image de l’anti-psychologue s’est construite dans la critique bien souvent de manière caricaturale, simplifiant les relations de l’auteur à la discipline nouvelle et ayant pris pour argent comptant le discours de l’auteur lui-même. Dans quelle mesure ce métadiscours a-t-il encouragé et influencé le discours critique ? 

Le métadiscours d’Emile Zola

5L’auteur lui-même souligne dans ses essais ses réticences, voire son mépris vis-à-vis d'une certaine psychologie romanesque : dans Les Romanciers naturalistes (1881), il consacre un chapitre à Stendhal et à ses « expériences de psychologue »19 qui dédaignent le « corps » du personnage et « l’air qui l’enveloppe »20, autrement dit la physiologie et le milieu. Si Balzac  « a complété les expériences du psychologue par celles du physiologiste », Stendhal, lui, n’a créé que de « purs phénomènes cérébraux »21 et répondu à une conception fausse, selon laquelle l’âme est « isolée » et fonctionne « toute seule dans le vide »22. Aux yeux de Zola, Stendhal constitue un contre-modèle, celui du romancier psychologue qui néglige le sujet physiologique de la « science actuelle »23 et s’éloigne de la vérité. Comme dit le personnage Sandoz, dans L’Oeuvre de Zola : « Qui dit psychologue, dit traître à la vérité. » (chap. VI). Le psychologue ne peut livrer qu’une vérité partielle, uniquement cérébrale, et il tombe ainsi dans « l’excès contraire au naturalisme »24. La notion de « tempérament », au carrefour de la physiologie et de la psychologie, est en revanche privilégiée : des tempéraments et non des caractères, dit la préface de Thérèse Raquin en 1867 ; « La psychologie cédant à la physiologie » dit l’ébauche de La Bête humaine, vingt-trois ans plus tard. Au sujet de l’ouvrage de Letourneau, Physiologie des passions (1868), Zola note : « Il faut rapporter au système nerveux tout ce que les métaphysiciens ont attribué à l’abstraction âme »25 ; « Les cellules, le cerveau, la pile ; les fibres, les nerfs, le fil conducteur. »26 Dans son métadiscours, l’auteur opère ainsi une série de déplacements : les passions de l’âme deviennent des passions du corps et du système nerveux, et l’énergétique des pulsions et des répulsions devient le matériau romanesque dominant. Par ailleurs, la théorie naturaliste de l'hérédité, conditionnée par la lecture du Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle (1847) du Dr Lucas permet à Zola de déplacer l’origine des passions de l’individu (psychologie acquise et évolutive) à ses ascendants (psychologie innée et déterminée).

6Le cycle des Rougon-Macquart cherche à combiner l’étude physiologique et l’étude sociale. Le roman de mœurs naturaliste, rédigé à partir d’enquêtes sur le terrain et d’emmagasinements de « documents humains », est donc confronté à des problématiques nouvelles au moment même où le roman d’analyse psychologique, centré sur l’individu pensant, se met à le concurrencer.27 Deux difficultés principales nous semblent expliquer la réticence naturaliste à l’égard de la psychologie : tout d’abord, l’ambition de décrire objectivement et scientifiquement ne peut se rapporter qu’au  seul monde visible et observable et se confronter de toute évidence à une difficulté lorsqu’il s’agit de décrire ce que pense ou ressent tel personnage, c’est-à-dire de décrire ce qui ne peut se voir. L’analyse psychologique écrite semble toujours rappeler la part fictionnelle de l’entreprise romanesque, celle qui invente. Comme signe de fictionnalité, la psychologie est ainsi (théoriquement) écartée par Zola. Ensuite, il apparaît difficile de concilier le style idéal souhaité par Zola - qui prône, selon une esthétique néo-classique, le mot juste, la juste mesure, le rejet des effets de manche rhétoriques et de tout pathos sentimental - avec la psychologie - qui rappelle dans l’imaginaire naturaliste le « panache » romantique des héros passionnés, ou les intrigues compliquées du mélodrame et du roman traditionnel.

7Néanmoins, Zola se révèle être bien plus ambivalent : d’abord parce qu’il s’essaye lui aussi à la tendance psychologique des années 1880 avec trois romans largement négligés par la critique, Une Page d’amour (1878), La Joie de vivre (1884) et Le Rêve (1888), ensuite parce qu’en tant que naturaliste, c’est-à-dire « savant », il se passionne pour les sciences modernes, dont fait partie la psychologie expérimentale. Sa fascination pour Hyppolite Taine, auteur d’un grand livre de psychologie moderne, De l’intelligence (1870), fait même de lui l’un de ses meilleurs promoteurs. Dans un article du Journal, le 23 mai 1891, à la question des œuvres les plus influentes pour lui, Zola répond : « poésies de Musset, Madame Bovary, livres de Taine ». La continuité du mental et du physiologique, la théorie déterministe et celle des « petits faits »28 appliqués à la psychologie enthousiasment l’auteur naturaliste (voir Le Roman expérimental). Son prétendu anti-psychologisme romanesque contraste donc avec l’intérêt intellectuel qu’il porte à la psychologie expérimentale. Dès 1892, Zola acceptait d’ailleurs de répondre aux questions d’un jeune Georges Saint-Paul, élève du maître de l’anthropologie criminelle Alexandre Cassagne, à l’occasion de sa thèse de médecine, intitulée Essais sur le langage intérieur (deux cents observations réunies, dont celle sur Zola). Cette curiosité intellectuelle pour les sciences nouvelles explique en partie que l’auteur se soit volontiers prêté en 1895 à l’expérience du Dr Toulouse.

2. E. Zola sur le divan ?

Le Dr Toulouse et E. Zola : une même quête de vérité

8Dans la lettre-préface de Zola, il écrit : « (…) je n’ai eu qu’un amour dans la vie, la vérité, et qu’un but, faire le plus de vérité possible (…). »29, et au sujet de l’Enquête :« Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l’ai donné à tous et je ne crains pas que tous y viennent y lire. »30 Révéler une vérité limpide est donc le principal souci de Zola ; la transparence du crâne rejoint l’utopie de la « langue de verre » naturaliste qui serait une absolue fidélité aux choses (voir la fiction stylistique de « l’écran réaliste » qui « est un simple verre à vitre, très mince, très clair, et qui a la prétention d’être si parfaitement transparent que les images le traversent et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité »31). Révéler une vérité invisible est aussi au cœur du projet scientifique du Dr Toulouse qui fait ainsi face à deux questions : qu’est-ce qu’une « vérité » psychologique ? Et qu’est-ce qu’une science qui ne s’appuierait pas sur des faits tangibles ? « Comment voir, pénétrer l’invisible ? » est la question principale posée lors de l’examen psychologique de Zola, qui constitue le chapitre quatre ce qui explique que le docteur le présente comme la partie de son enquête « la plus difficile »32 à mener.33 Quant à Zola, il peut assister à sa propre « dissection », de son vivant. On s’est d’ailleurs souvent moqué, dans la presse, du déplacement : Zola passe de l’observateur à l’observé, et de l’enquêteur à l’objet de l’enquête.34

9Hantés par cette quête de la vérité, sans doute illusoire, Zola et le Dr Toulouse ont également en commun une méthode, celle du « document humain », autre terme clef de la théorie zolienne. La voie d’accès leur semble tracée : celle du « fait » et du « petit fait vrai » qui implique que tout est « exploitable ». Le Dr Toulouse rend par exemple largement hommage au culte scientifique du « petit fait » inutile mis en réserve pour des études à venir. Un article contemporain remarque : « C’est que dans des observations de ce genre, tout est à citer, car tout peut avoir son importance (…). Tel fait qui nous paraît aujourd'hui inutile ou inexplicable peut présenter demain un grand intérêt ou être interprété. »35 C’est le cas des empreintes digitales de l’auteur, relevées dans l’espoir que l’on puisse dans l’avenir élucider leurs relations avec les caractéristiques morales du sujet. Par ailleurs, dans la perspective de l’écrivain naturaliste, c’est bien le « petit fait vrai », le détail qui provoquent « l’effet de réel » caractéristique de l’esthétique réaliste : plus il semble sans importance, plus il paraît vrai. Il est donc aussi scrupuleusement noté.La vérité scientifique du fait et l’illusion romanesque de vérité reposent sur la même exploitation du « petit fait ». Son interprétation annonce aussi la conception freudienne du détail psychique : dans le travail analytique, les moindres « petits faits » sont bons à dire et à interpréter, car une vérité s’y trouve. Les écrivains réalistes-naturalistes, la psychologie expérimentale, comme plus tard la psychanalyse de type freudien, font du détail un signe de vérité, selon la même idée de transparence et de saturation herméneutique.36

10Mais dans la perspective de la psychologie expérimentale menée par le docteur, le culte du « fait » et du « petit fait vrai » postule une identification entre le réel et l’observable : s’appuyant uniquement sur des faits, le Dr Toulouse promeut la méthode positiviste. Celle-ci entraine inévitablement une confusion entre faits comptables et vérité, ce qui vaut d’ailleurs au docteur d’être traité dans la presse de « compteur de poils »37. L’œuvre littéraire de l’auteur est naturellement délaissée : en tant qu’objet « non mesurable », elle est un mauvais « critérium » du génie.38 Le sujet Zola, ce « disséqué volontaire »39, est également convaincu du bien fondé de la méthode du Dr Toulouse : « Et quel vif intérêt présente une étude comme la vôtre, établie sur des données certaines, par des expériences décisives, la vraie nature physique et psychologique d’un écrivain ou d’un artiste. Le fait est une certitude contre laquelle rien ne prévaut. »40 Mais s’il est facile de mesurer la taille des mains, d’observer le rythme cardiaque ou même de soumettre à l’épreuve les sensations du sujet d’expérience, si la méthode positiviste s’applique aisément à l’examen physique, comment faire du « crâne de verre », l’objet d’une enquête, en 1896 ?

« L’examen psychologique » 

11            On regrette que le Dr Toulouse n’ait pas davantage rendu plus précises ses méthodes de travail : a-t-il pris des notes instantanées ? les conclusions sont-elles en décalage temporel avec les expériences ? les observations ont-elles été partagées avec le sujet d’observation ? En soulignant que son « diagnostic médico-psychologique (...) est réduit aux faits les mieux établis »41, le Dr Toulouse relègue ainsi la parole libre du patient au second plan, privilégiant expériences et tests, puisqu’une parole ne s’observe pas factuellement. On est loin de la démarche analytique qui en fera son matériau principal. Dans le chapitre quatre, le Dr Toulouse observe les fonctions sensorielles, le langage (nature des images mentales, langage parlé, langage écrit, mémoire), l’attention, le temps de réaction, l’idéation (association d’idées et idées morbides), l’imagination, l’émotivité, la volonté, le caractère, enfin l’œuvre (conceptions esthétiques, procédés de composition). Pour mettre en avant ce que le docteur nomme le « caractère psychologique »42 de Zola, il met en place une psychologie à visée scientifique et calque le modèle positiviste de l’examen physique sur l’investigation psychique. Le docteur propose par exemple une analyse graphologique (réalisée par un spécialiste) mettant en avant une écriture penchée et aux lettres fines qui rendrait compte d’une « énergie retenue, [d’un] esprit clair, [d’une] conception lucide » et « sous un aspect froid (…) [d’]une sensibilité intense »43. Le docteur présente également à Zola des photographies, et lui demande de préciser ce qu’il remarque immédiatement : « tout de suite il mettait en lumière les défectuosités principales, même les plus légères et les plus cachées » (sur une photo, Zola remarque un détail près du nombril d’un enfant)44 ; le docteur en conclut que sa « faculté d’observation » est « très développée » et qu’il enregistre « un luxe de détails extraordinaire »45. Ailleurs, le docteur souligne la sensibilité de Zola à la sonorité et à la physionomie des mots : certains sont agréables, comme « grive, torrent, image » d’autres non, comme « superfétation, substitution », etc. Cette sensibilité est selon le docteur un « stigmate littéraire »46. Enfin, pour étudier la nature de l’imagination de Zola, le docteur lui présente « des pâtés d’encre sur du papier » et lui demande de « dire les idées et les images que ces taches éveill[ent] en lui »47. Malheureusement, ces tests ne sont pas reproduits dans l’édition, et le docteur ne commente pas cette expérience qui annonce le test que le psychiatre Rorschach élaborera dans les années 1920.48

12Néanmoins, on observe que l’examen psychologique du docteur se démarque d’un positivisme orthodoxe et de son « organologie »49 : que faire par exemple des confidences de Zola ? Le Dr Toulouse admet finalement qu’une part de l’observation échappe à l’expérience, et il reconnaît l’importance de la parole, comme en témoigne l’une de ses lettres adressée au romancier : « (…) rien ne vaut l’interrogatoire du médecin, qui est souvent (…) beaucoup plus suggestif que tous les questionnaires. Il est bon cependant que vous réfléchissiez à l’histoire de vos parents avant que nous entreprenions de l’écrire et encore ne cherchez pas à l’établir d’emblée complètement, elle se dessinera peu à peu. Pr le reste, cela se fera en causant. »50 L’expression « en causant » rend compte de sa méfiance à l’égard de la méthode écrite et souligne la puissance libératrice d’une parole improvisée, apparentée à une causerie naturelle et profondément « suggestive ». Néanmoins, le docteur fonde cette causerie sur « la bonne foi »51 de Zola, négligeant ainsi la possibilité d’une mauvaise foi involontaire ou inconsciente, ce qui relaye « les fraudes de l’orgueil », comme l’écrit Binet à la parution de l’Enquête.52 De plus, la parole du sujet est souvent rapportée au discours indirect et grossièrement résumée, ce qui témoigne de l’ambivalence de la méthode : le docteur valorise la « causerie » mais dans le même temps il néglige la parole de Zola en tant que telle, n’en conserve que le contenu et gomme les éventuels lapsus, les hésitations, les termes exacts. Le docteur rapporte généralement en une série de remarques décousues et souvent évaluatives, les propos du romancier : « La douleur morale le déprime, mais sans amener de réaction violente ; il la supporte avec beaucoup de courage. (…) Des émotions liées à l’instinct de la conservation, la peur est la principale. (…) Il redoute l’obscurité et ne traverserait pas tout seul une forêt, la nuit (…). (…)  Il a peur de mourir subitement, et cette crainte le reprend par crises. (…) Il ne redoute pas d’être enterré vivant ; mais parfois il a été, en chemin de fer, assailli par l’idée d’être arrêté dans un tunnel dont les deux bouts s’écrouleraient ; cette dernière phobie a quelque chose de morbide. Enfin, il n’a jamais eu d’idées de suicide. La colère (…) survient chez lui surtout à propos des choses qui lui paraissent illogiques. (…) L’instinct de reproduction est, chez M. Zola, un peu anormal dans son activité, mais nullement dans son objet.  (…) Il a toujours été très olfactif dans ses sympathies sexuelles ; et le fétichisme en amour lui est inconnu. Dans ses jalousies, il serait replié sur lui-même, réagissant peu et souffrant en silence ; ce qui l’exciterait surtout dans ce cas, ce serait la représentation matérielle de la trahison. »53 Ici les syndromes névrotiques de structure phobique ne sont pas davantage soulignés et le texte s’apparente à une prise de notes qui découle probablement des questions posées, sous la forme d’une enquête psychologique qui n’a plus rien de positiviste.

13Selon Jacqueline Carroy, les confidences de Zola auraient répondu à un besoin de nature thérapeutique54 : dans une de ses lettres (le 19 mai 1896), Zola se montre intéressé par l’expérience pour combattre un état qu’il estime insupportable. S’agit-il de « tout dire (…) pour tout connaître et tout guérir » comme le dit le Dr Pascal au chapitre V du roman éponyme ? L’examen psychologique de Zola transformerait-il l’enquête en un simulacre de thérapie d’une durée d’un an, le romancier en patient, et le Dr Toulouse en un interprète-analyste ? Le docteur se voit en effet obligé d’interpréter non les résultats d’expériences factuelles, mais, comme il le dit lui-même, les « petits détails de la vie cérébrale », de parcourir des « territoires psychiques »55 que le romancier lui-même n’avait sans doute jamais explorés. Le discours scientifique prend en effet, à quelques rares reprises, une tournure pseudo-analytique. Nous en livrons trois exemples. D’abord lorsque le docteur examine les rêves de Zola, le texte rapporte qu’ils sont « obscurs et rarement gais », « les perso sont fuyants, vaporeux et il y a ordinairement des difficultés à vaincre. (…) Par exemple, il faut partir et les obstacles s’accumulent ; les jambes sont lourdes et ne portent pas le corps. »56 Le docteur interprète brièvement le sens latent de ces rêves récurrents comme la présence d’obstacles que Zola n’arriverait pas à surmonter. Mais on ignore en revanche s’il lui a fait part de cette interprétation. Le docteur soumet également le patient à l’association d’idées, mais à partir de mots choisis (comme « canapé, dimanche, Dieu, énergie, virilité, couteau, coït », etc.) - on est donc encore loin de la libre association. Au mot « tonnerre », Zola prononce « peur ». Le commentaire interprétatif n’est relégué qu’en note : « M. Zola a eu, dans son enfance, une grande peur du tonnerre, qui, même aujourd’hui, l’impressionne encore. »57 Cette remarque fait de l’associationnisme une voie d’accès à une partie retranchée de la mémoire (le docteur évoque un souvenir d’enfance), et non une méthode pré-analytique d’investigation de l’inconscient. Néanmoins le commentaire est noté, et les associations d’idées donnent finalement lieu à une tentative d’interprétation générale : le docteur souligne le goût de Zola pour la force : le mot « poitrine » évoque celle « large et belle » d’un homme, le mot « muscle », l’image d’un « beau muscle saillant du bras », « la taille », l’image d’un « homme de très haute taille ». La notion de mouvement est aussi soulignée, associée aux mots tels que « course, lièvre, mouche, route, vol » : Zola évoque des « chevaux courant », un « lièvre détalant », des « mouches qui tourbillonnent », une « route parcourue à bicyclette », un « vol de beaucoup d’oiseaux »58. Ainsi après s’être interrogé sur la nature des associations d’idées, le Dr Toulouse commence timidement à s’interroger sur leur sens, sans que « force » et « mouvement » ne soient exploités dans le diagnostic ni encore moins dans une perspective thérapeutique. Enfin, lors de l’entretien sur les idées de Zola, « exprimées sans réflexion sur des sujets divers »59, le docteur met en avant les « manies » de l’écrivain et son « arithmomanie » (sa manie de compter les marches, les fiacres, les portes, ou sa répétition de gestes identiques) : c’est Zola qui indique que ces manies révèlent son « instinct d’ordre ». Des superstitions apparaissent également. Le docteur conclut que ces « idées morbides » restent, selon son expression, à « fleur de peau » et troublent peu l’équilibre mental.60

14Quelle conclusion le Dr Toulouse tire-t-il de cette enquête médico-psychologique ? Celle de fonctions émotives fragiles (un appétit sexuel médiocre, la timidité, l’hyperémotivité, la superstition, les idées morbides, l’obsession de l’ordre) et celle de fonctions intellectuelles valorisées (régularité, acuité, attention, ténacité). Quant à sa problématique initiale, le docteur affirme que Zola serait un « impulsif (…) pondéré »61, un « dégénéré supérieur »62 : ses idées morbides et ses obsessions « viennent comme des parasites, sans entamer la personnalité intellectuelle de M. Zola qui reste pondérée malgré elles ; et les formes supérieures de l’intelligence, ce qui constitue le jugement, l’imagination, la volonté, sont dans un état de santé et d’équilibre parfaits. (…) Toutefois il n’est pas niable que M. Zola soit un névropathe, c’est-à-dire un homme dont le système nerveux est douloureux. » Cet état névropathique ne serait qu’une « conséquence (…) fâcheuse » et nullement une « condition nécessaire » des « heureuses facultés » du sujet.63 La supériorité intellectuelle se voit ainsi liée aux notions de santé, d’équilibre et de persévérance ; et la névrose, mot à la mode que l’on met « partout »64, devient une simple conséquence du travail intensif et de l’hyperémotivité.

15L’enquête s’achève ainsi sans véritable résolution, mais témoigne bien des méthodes psycho-psychiatriques de l’époque : l’Enquête du docteur se revendique de la méthode positiviste mais confie dans le même temps l’insuffisance de celle-ci, comme si la psychologie commençait à prendre ses distances avec la méthode purement scientifique, peu de temps après qu’elle soit reconnue comme une science distincte. Quant à l’écrivain, une curiosité évidente l’a animé, celle qui le pousse à devenir le sujet d’une expérience bénéficiant du label de la science - Zola ayant trouvé dans ce docteur une caution scientifique à ses théories littéraires, et le médecin en la personne de Zola une caution publique et celle qui prend pour objet son propre « moi » - Zola devenant le propre observateur de son « crâne de verre ». Il est plus difficile en revanche de dégager la portée thérapeutique de l’enquête que le docteur mène pour son propre compte, sans que se soit manifesté son projet de « guérir ». La parole de Zola a donc été observée et reçue, et non nécessairement entendue.

16Nous sommes tentés de faire de l’Enquête du Dr Toulouse une expérience idéale aux yeux de Zola : l’auteur rappelle dans les Romanciers naturalistes qu’en tant que romancier, il veut « créer du vrai » et non de la fiction, des personnages « vivants » et non des héros de romans d’aventure, écrire selon un style « sans enflure », sans lyrisme, et dont le narrateur serait le simple témoin, l’observateur. La transparence épistémologique devrait rejoindre une transparence stylistique. Ainsi, l’Enquête constitue la réalisation la plus achevée de l’œuvre dont il rêvait : un document vivant en présence d’un observateur, et un style scientifique, le « degré zéro » de l’écriture, la « transparence » absolue du langage.  « Crâne de verre » et « langue de verre » se trouvent réunis pour une même cause. A la fin du siècle, Renan et Michelet sont les incarnations de ce nouveau classicisme rêvé par Zola, mais c’est chez un savant, Hyppolite Taine, que Zola trouve un véritable modèle : il vante dans Les Romanciers Naturalistes la simplicité et la sobriété de sa langue. Zola n’est jamais parvenu à cette mythique « langue de verre », et la dichotomie entre sa théorie et sa pratique romanesque s’illustre dans ses romans à tendance psychologique, comme Une Page d’amour (1878), La Joie de vivre (1884) et Le Rêve (1888). En se faisant psychologue à son tour, il cherche à dérouter la critique et à renouveler l’expérience naturaliste. Une page d’amour est par exemple un véritable laboratoire d’écriture : c’est l’impressionnisme du sentiment passionnel chez le personnage d’Hélène qui ouvre une nouvelle voie à l’écriture de la psychologie, loin de toute recherche de rigueur scientifique.