Colloques en ligne

Christine Pouzoulet, Montpellier III, RIRRA 21

A propos de l’essai de Victor Egger (1881) : « parole intérieure » et formes littéraires du monologue intérieur

A tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée. Ce fait, méconnu par la plupart des psychologues, est un des éléments les plus importants de notre existence : il accompagne la presque totalité de nos actes ; la série des mots intérieurs forme une succession presque continue, parallèle à la succession des autres faits psychiques ; à elle seule, elle retient donc une partie considérable de la conscience de chacun de nous1.

[…] Tantôt nous nous remémorons ainsi ce que nous avons auparavant lu ou entendu ; tantôt et plus souvent, notre pensée, futile ou profonde, est nouvelle, et le langage secret qui la suit fidèlement dans ses détours est nouveau comme elle. […] Sans cesse, nous pensons, et à mesure que se déroule notre pensée, nous la parlons en silence ; mais presque toujours nous la parlons ainsi sans le savoir2 […].

On le voit, dans la plupart des événements de la vie humaine, la parole intérieure joue un rôle de première importance3.

1Telles sont les réflexions du jeune agrégé de philosophie, Victor Egger, dans les premières pages de la thèse qu’il soutient à la Faculté des Lettres de Paris et publie en 1881 chez l’important éditeur Germer Baillière, La Parole intérieure. Essai de psychologie descriptive, psychologie encore traditionnelle qui ne s’attache qu’aux mécanismes conscients et qui ne prétend pas du tout aborder la psychologie des profondeurs. Cette thèse constitue la première étude scientifique de ce langage intérieur que la plupart des psychologues modernes considèrent comme faisant partie intégrante de l’activité mentale d’un adulte normal, et il s’agit donc aussi de la première étude de la réalité psychologique très directement impliquée dans la forme littéraire du monologue intérieur.

2Ce travail est déjà novateur si on le situe dans la seule histoire des débuts de la psychologie4 : tandis que Théodule Ribot publie en cette même année 1881 Les Maladies de la mémoire, premier de ses ouvrages de psychologie pathologique, Egger se démarque autant de cette nouvelle psychologie revendiquant sa scientificité que de la psychologie spiritualiste traditionnelle faisant alors partie de l’enseignement de la philosophie depuis la réforme de Cousin, et amorce une autre psychologie philosophique qui n’est pas sans préfigurer certaines des voies qu’ouvrira pleinement Bergson avec l’Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889 et Matière et mémoire en 1896.

3La décennie 1870-1880 est marquée par les premiers développements d’une psychologie qui s’affirme comme nouvelle science par opposition à une psychologie philosophique issue de la tradition spiritualiste française, psychologie des « facultés de l’âme », et cette polémique met aussi en avant le principe d’une méthode expérimentale basée sur l’observation de faits en l’opposant à celui de l’introspection jusque-là prédominant. Or, dans les premières lignes de sa thèse, par la manière dont il justifie la nécessité d’entreprendre un travail sur la parole intérieure, Victor Egger pourrait sembler s’emparer de ce sujet en philosophe spiritualiste marquant ses distances avec la « nouvelle » psychologie à visée scientifique – d’autant plus qu’il a choisi une épigraphe tirée d’une lettre de Saint Paul aux Corinthiens5 rappelant les origines chrétiennes de la pratique de l’introspection . Son positionnement s’avère en réalité complexe.

4 Il faut tout d’abord rappeler que sa formation et sa carrière sont à part entière celles d’un philosophe, et montrent les liens que la nouvelle psychologie « scientifique » garde avec la philosophie, sous ce qu’on pourrait trop vite percevoir exclusivement comme une rupture. Victor Egger (1848-1909) est d’abord Maître de conférences à la Faculté des lettres de Bordeaux (1877-1882), puis professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Nancy (1882-1904), et est promu à la fin de sa carrière comme professeur de philosophie et de psychologie à la Sorbonne en 1904. D’un côté, cet intitulé marque un progrès dans l’institutionnalisation et l’autonomisation de la psychologie comme discipline – elle avait fait une première entrée en 1885 avec un « cours complémentaire de psychologie expérimentale » créé dans cette université pour Ribot avec le soutien de Paul Janet. Mais en même temps, cet intitulé « philosophie et psychologie » s’oppose aussi entre-temps à celui de la chaire de « psychologie expérimentale et comparée » qui est ouverte en 1887 au Collège de France et où Ribot est élu contre un spiritualiste. Dans sa thèse de 1881, Victor Egger se montre un philosophe très informé des travaux des psychologues et des médecins contemporains, et ultérieurement, il fait partie des philosophes auxquels Ribot ouvre sa prestigieuse revue, la Revue philosophique, soucieux de nourrir le dialogue entre la psychologie expérimentale qu’il défend et d’autres approches philosophiques . Ces articles contribuent à donner une visibilité à la réflexion de Egger, qui sera lu par Bergson, comme par Freud par exemple6.

5Dans cet « essai de psychologie descriptive », Victor Egger étudie la parole intérieure comme phénomène constant et ordinaire, et déclare explicitement : « […] nous tenons autant que possible, les faits anormaux en dehors de l’étude que nous poursuivons7 ». Il se situe ainsi aux antipodes de la méthode pathologique sur laquelle Ribot, à la même époque, s’appuie pour fonder une psychologie expérimentale – les « maladies de la mémoire » qu’il étudie par exemple dans son ouvrage de 1881 étant censées éclairer le fonctionnement normal de cette faculté. Egger critique d’ailleurs la légèreté avec laquelle Taine, dans De l’Intelligence (1870), méconnaît l’importance « toute spéciale » de la parole intérieure en la signalant simplement comme « phénomène normal dont l’hallucination est l’exagération8 », et il démontre longuement la différence intrinsèque de ces deux expériences. Il s’intéresse en revanche à l’apprentissage du langage chez les enfants pour comprendre certains aspects de la parole intérieure adulte. Il marque également d’évidentes distances quant à une psychologie physiologiste et au postulat qu’à tout phénomène psychologique devrait correspondre un phénomène physiologique9.

6Mais Victor Egger esquisse en même temps certaines des voies novatrices que Bergson théorisera pleinement quelques années plus tard et rattache déjà la conscience au concept fondamental de la durée, posant ainsi les fondements implicites d’un dépassement  critique de la psychologie scientifique. Celle-ci prétend, en effet, distinguer et dénombrer les faits psychologiques dans un espace et un temps conçus sur le modèle physique, établir des rapports de cause à effet, alors qu’en réalité, les états de conscience présents et passés s’interpénètrent : « Le moi est ce qui s’écoule, ce qui passe ou est passé, mais qui, une fois passé, souvent, redevient présent10 », et un peu plus loin, Egger insiste comme Bergson le fera, sur la spécificité des faits psychologiques qui tient à leur localisation dans la durée mais pas dans l’espace – grande différence avec les faits physiologiques – :

[…] on peut dire qu’en définitive le non-moi et l’étendue, le moi et la durée sont des idées équivalentes : en affirmant l’espace, nous affirmons le non-moi ; en affirmant la durée, nous affirmons le moi : […] je suis une pure succession ; les faits qui ne sont ni étendus ni localisés, mais qui ont une durée propre, des antécédents et des conséquents, ce sont mes faits, et les faits à la fois étendus et successifs ou la succession des faits étendus, c’est le monde extérieur en tant que je le connais […]11

7Aussi Egger introduit-il « l’idée toute métaphysique du phénomène-atome, élément indivisible des phénomènes divisibles », en faisant remarquer que « dans l’expression ‘un fait’, le mot ‘un’ n’a aucun sens précis », car « l’expérience ne nous donne que du fait » mais « sur cette matière indifférente à l’unité, nous appliquons à notre guise la forme de l’unité12 ». Cette conviction que « les faits ou états de conscience forment une succession continue » et que « leur totalité, c’est nous-mêmes13 » amorce aussi le concept de « stream of consciousness » dans les Principles of psychology (1890) de William James – qui sera d’ailleurs un lecteur attentif de Egger.

8Quant à la méthode, Victor Egger  critique « l’observation du moment présent », c’est-à-dire « l’observation de conscience des anciens psychologues14 », parce que c’est toujours une expérimentation qui tend à créer l’objet de son observation et met le je dans une double position d’acteur et de spectateur. On est ainsi conduit facilement à des illusions, par exemple à la perception d’une image tactile des lèvres dans la parole intérieure parce qu’on s’interroge sur cet aspect. « Au lieu d’observer directement notre état présent, interrogeons nos souvenirs » : Egger prône donc « l’observation de mémoire » comme étant « le vrai procédé du psychologue », correspondant à « l’observation pure des sciences physiques et naturelles », car alors « le fait observé ne dépend plus de nous au moment où nous l’observons15 ». De fait, il vérifie la pertinence de cette méthode sur le problème de l’image tactile16. Il précise quelquefois en note « observations personnelles », et peut prendre des exemples « observés sur le vif » ou empruntés à la littérature si elle lui semble représenter assez fidèlement la réalité psychologique, en l’occurrence le passage de la parole intérieure à des variétés beaucoup plus vives et animées chez des individus vivant dans leur imagination comme M. Joyeuse, le héros du roman d’Alphonse Daudet, Le Nabab, ou encore l’apparition fréquente d’un tu ou d’un vous dans la parole intérieure « morale » comme dans tel court récit dans une lettre de Stendhal17. On pourrait donc là aussi mettre en rapport cet « essai de psychologie descriptive » et ce recours à une introspection renouvelée avec les propos ultérieurs de Bergson dans son cours de psychologie au lycée Blaise-Pascal  en 1887-1888. En effet, après avoir insisté sur la différence de nature entre les faits psychologiques et les faits physiologiques, et la durée propre à la conscience, il conclut que c’est par une « faculté spéciale », la conscience, que nous appréhendons les faits psychologiques. C’est pourquoi la psychologie est appelée à demeurer « une science descriptive, c’est-à-dire une science incomplète, quelque chose d’intermédiaire entre la science proprement dite et la littérature18 ». La finalité de la réflexion d’Egger reste en dernière analyse un questionnement proprement philosophique, comme en témoignent les deux derniers chapitres de sa thèse19.

9Après avoir situé l’originalité du travail d’Egger et de sa méthode, nous commencerons par nous interroger sur un premier ordre de rapports entre littérature et psychologie, à savoir le rôle de certains discours scientifiques dans l’émergence de nouvelles formes littéraires. Ici, c’est d’abord la date de 1881 qui attire l’attention à cause de sa proximité avec celle de 1887, date de la publication du récit d’Edouard Dujardin, Les Lauriers sont coupés. On se rappelle ces faits très connus de l’histoire littéraire : quand Valery Larbaud, l’introducteur de Joyce en France, l’interroge sur les origines du procédé du monologue intérieur dont il semble l’inventeur avec Ulysse qui est publié à Paris en 1922, Joyce lui indique la lecture de ce texte de Dujardin, passé presque inaperçu à l’époque de sa parution, mais dont l’expérimentation formelle l’aurait inspiré – au hasard d’un achat en 1903 en France. Larbaud rapporte ainsi dans sa préface à la réédition du récit de Dujardin en 1925 :

Dans Les Lauriers sont coupés, me dit Joyce, le lecteur se trouve installé, dès les premières lignes, dans la pensée du personnage principal, et c’est le déroulement ininterrompu de cette pensée qui, se substituant complètement à la forme usuelle du récit, nous apprend ce que fait ce personnage et ce qui lui arrive… « Du reste, ajouta-t-il, lisez Les Lauriers sont coupés »20.

10Quand Dujardin consacre en 1931 un essai aux origines du monologue intérieur et à sa place chez Joyce, il en fait une genèse exclusivement poétique et en rattache l’émergence à ce qu’il appelle ce « grand mouvement antirationnel21 » né du symbolisme dans les années 1885. Les éléments fondamentaux qu’il en retient sont l’expression de la vie intérieure définie comme objet de la poésie, une conception essentiellement musicale de la poésie – désintellectualisée, libérée du joug de la raison – et surtout le dépassement de l’opposition entre le vers et la prose22 : « quant à moi, je salue dans le monologue intérieur une des manifestations de cette entrée fulgurante de la poésie dans le roman, qui est la marque de l’époque23 », selon une formule qui a gardé quelque notoriété. En ce qui concerne plus précisément son récit de 1887, Dujardin se présente comme ayant essentiellement subi l’influence de Wagner et il fait du modèle neuf du motif wagnérien la source de l’inspiration formelle des Lauriers :

Les Lauriers sont coupés ont été entrepris avec la folle ambition de transposer dans le domaine littéraire les procédés wagnériens que je me définissais ainsi : la vie de l’âme exprimée par l’incessante poussée des motifs musicaux venant dire, les uns après les autres, indéfiniment et successivement, les « états » de la pensée, sentiment ou sensation, et qui se réalisait ou essayait de se réaliser dans la succession indéfinie de courtes phrases donnant chacune un de ces états de la pensée, sans ordre logique, à l’état de bouffées montant des profondeurs de l’être, on dirait aujourd’hui de l’inconscient ou du subconscient24

11Dujardin, en aval de son texte, se plaît à voir des continuités avec la philosophie de Bergson, ou de manière assez discutable avec la notion d’inconscient ou la pratique surréaliste de l’écriture automatique. En revanche, en amont de 1887, probablement pour préserver le plus possible la paternité flatteuse que lui offre Joyce dans le champ du récit, il est notable qu’il n’évoque comme origines que le symbolisme et la prestigieuse inspiration de la musique wagnérienne et ait délibérément occulté aussi bien le nom de Victor Egger que celui du critique éminent Teodor de Wyzewa de la Revue wagnérienne à laquelle il collaborait lui-même. Curieuse double absence dans cette réflexion sur les origines du monologue intérieur : Egger  étudie en effet pour la première fois toutes les formes de cette parole intérieure qui « accompagne la presque totalité de nos actes » et qui justement, n’est pas à proprement parler une manifestation de l’inconscient ; dans ses « Notes sur la musique wagnérienne et les livres en  1885-1886 », Wyzewa trace en juin 1886 le programme d’un nouveau roman exprimant la vie de l’âme et l’afflux des émotions intimes, auquel Les Lauriers sont coupés donnent en quelque sorte une réalisation l’année suivante :

Aurons-nous le roman que vingt siècles de littérature nous ont préparé, un roman recréant les notions sensibles et les raisonnements intimes, et la marée des émotions qui, par instants, précipite les sensations et les notions dans un confus tourbillon tumultueux ? […] Le romancier dressera une seule âme, qu’il animera pleinement : par elle seront perçues les images, raisonnés les arguments, senties les émotions : le lecteur, comme l’auteur, verra tout, les choses et les âmes, à travers cette âme unique et précise, dont il vivra la vie25.

12Dujardin avait d’ailleurs écrit – même s’il y a finalement renoncé – le projet d’une dédicace des Lauriers à Wyzewa, où après avoir caractérisé la nouveauté de ce « roman de quelques heures – d’un seul personnage dont seraient uniquement dites les successions d’idées (visions, sensations, sentimentalités) », il finissait ainsi : « Par l’ouvrier qui en une œuvre sienne a tâché une réalisation des lointaines théories idéales, jadis en commun méditées / est dédié cet essai26. » Quant à Wyzewa lui-même, il semble peu probable qu’il ait pu ignorer l’ouvrage de Victor Egger publié dans la prestigieuse « Bibliothèque de philosophie contemporaine » chez Germer Baillière, alors qu’il était un immense lecteur et s’intéressait non seulement à l’art et la littérature, mais avec passion à la philosophie et la psychologie, et lisait par exemple la Revue philosophique de Ribot, où Egger publie quelques articles après 1881. Même si son travail sur la parole intérieure est totalement occulté dans l’essai de Dujardin en 1931, Laura Santone met en évidence toutes sortes d’influences souterraines possibles ou de convergences entre Egger et Dujardin, en s’appuyant sur des médiations comme les textes de Wyzewa ou la modélisation de Racine, et en déployant ce concept qui leur est commun de la « vie de l’âme », à travers les trois isotopies de l’abîme, du fragment et de la passion27.

13Il faut toutefois préciser que de son côté, Victor Egger qualifie la parole intérieure de « fait méconnu par la plupart des psychologues28 », et qu’il s’appuie sur les témoignages du sens commun, certaines expressions de la langue, et plus rarement sur des exemples empruntés à la littérature, mais il n’imagine jamais un roman futur qui ferait toute sa place à la réalité psychologique qu’il décrit. Son étude est pourtant une sorte de réservoir virtuel de situations fictionnelles qui  se réaliseront ultérieurement, lorsqu’il remarque par exemple que la parole intérieure a beau être un état faible par rapport à l’intensité de la parole extérieure, le sujet peut l’entendre et même se laisser absorber par elle aux dépens des autres sensations, dans une promenade solitaire comme dans le boulevard le plus fréquenté29. Ailleurs, il développe une réflexion qui peut éclairer les différences de formes et de tonalités dans les monologues intérieurs selon les situations, lorsqu’il propose de comprendre les fonctions psychiques de la parole intérieure : si l’état réflexif, voire « la tristesse d’une âme découragée et abattue » ont un rapport privilégié avec la « parole intérieure calme », il observe que « la forme vive de la parole intérieure est souvent le langage de l’illusion et du mensonge, du moins du mensonge involontaire30 ».

14Si on ne peut donc essentiellement parler entre Egger et Dujardin que d’une concomitance révélatrice d’un intérêt grandissant pour l’intériorité, en revanche, Dujardin oppose explicitement dans son essai le monologue intérieur au roman psychologique de la fin du XIXe siècle du type de ceux de Paul Bourget, dont le narrateur ne cesse d’analyser et d’expliquer la psychologie des personnages. Car « le monologue intérieur n’a pas inventé le sondage des profondeurs humaines, il en a apporté une expression nouvelle31 », écrit Dujardin, qui a d’ailleurs dédié Les Lauriers sont coupés à Racine, « en hommage au suprême romancier d’âmes32 » – à cause de ce « cri du subconscient » qui monte parfois « comme une bouffée » dans une réplique ou dans un simple membre de phrase, « bouts de monologues dissimulés33 ». Ce qui importe avant tout dans la définition du monologue intérieur que propose Dujardin, c’est l’absence d’organisation logique et de toute explication rationnelle, tandis qu’il n’y a plus aucune intervention ou commentaire d’« auteur » – pour garder sa terminologie qu’il faudrait remplacer aujourd’hui par celle de narrateur :

Le monologue intérieur est, dans l’ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c’est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l’impression « tout venant »34.

15Cette impression « tout venant » sur laquelle il revient souvent dans l’essai, implique bien sûr le refus de toute rationalisation psychologique du personnage.

16Si on revient enfin aux années proches de la publication d’Ulysse avec un autre monologue intérieur important, Mademoiselle Else en 1924, on pourrait certes penser que Schnitzler est cette fois intimement lié à son contemporain Freud dans le contexte culturel viennois. Ce n’est bien sûr pas ici le lieu pour revenir sur la complexité de ces liens, mais rappelons tout de même que même si on a pu lire Mademoiselle Else comme un cas d’hystérie, même si on peut mettre en rapport le monologue intérieur et la technique psychanalytique de la libre association, en amont, il y a une genèse formelle proprement esthétique chez Schnitzler. Là encore, l’élément déclencheur est une forme et non quelque discours scientifique : à propos de la première expérimentation qu’il fait de la « Monolognovelle » en 1900 avec le Sous-lieutenant Gustel, Schnitzler a explicitement confié dans une lettre que l’idée lui en avait été inspirée par sa lecture de Dujardin en 1898, même s’il estime que « cet auteur n’avait pas su trouver le sujet adapté à cette forme35 ».

17Nous nous proposons donc à présent d’envisager d’une seconde façon les rapports du psychologue Egger avec le champ de la littérature, en tentant de lire rétrospectivement comment son étude des spécificités de la parole intérieure comme activité mentale peut éclairer certaines nouveautés formelles du monologue intérieur considéré suivant toutes ses modalités36. Dans La transparence intérieure. Modes de la représentation de la vie psychique dans le roman (1981), Dorrit Cohn s’est intéressée aux convergences éclairantes entre les caractères stylistiques des monologues joyciens de Bloom et Stephen et le travail du psycholinguiste russe Vygotsky qui décrivait dans Pensée et langage en 1934 le langage égocentrique parlé des enfants devenant le langage intérieur des adultes37. Si on essaie de faire un peu le même type de travail en amont avec Egger et en s’appuyant sur les grandes lignes formelles du monologue intérieur telles qu’elles ont été théorisées par Dorrit Cohn, on peut partir de l’extrait suivant, particulièrement riche, dans La Parole intérieure :

Dans la parole intérieure, il suffit que nous soyons compris de nous-mêmes ; nous pouvons donc parler très bas, très vite, peu distinctement, abréger les phrases, remplacer les tournures et les expressions usuelles par d’autres plus simples ou plus expressives à notre goût, modifier la syntaxe, enrichir le vocabulaire par des néologismes ou des emprunts aux langues étrangères ; nous pouvons nous exprimer à nous-mêmes la nuance toute personnelle de nos sentiments par des termes dont nous créons le sens à notre usage, nous représenter des fragments considérables de notre passé, ou des vues d’ensemble sur notre avenir, par des expressions brèves qui reçoivent d’une convention tacite faite avec nous-mêmes cette force et cette ampleur de signification. Le langage intérieur est notre chose […]. Il peut être en grande partie personnel, ce qui n’est pas permis au langage audible, lequel est essentiellement un instrument de société38.

18Ce passage montre très bien tout d’abord la nouveauté potentielle du monologue intérieur comme forme narrative : s’il veut maintenir l’illusion d’un discours intime échappant aux structures de la communication, il ne produit pas seulement un montage a-chronologique du récit reposant sur la mémoire du personnage-locuteur et brisant la linéarité de l’intrigue, mais aussi une évocation toujours fragmentaire des événements (« nous représenter des fragments considérables de notre passé, ou des vues d’ensemble sur notre avenir, par des expressions brèves… » ). Cet aspect ne concerne pas seulement le monologue intérieur autonome à la première personne, mais aussi plus largement le roman du courant de conscience, si on pense par exemple à un récit à la troisième personne comme Mrs Dalloway à propos duquel V. Woolf réfléchit dans son journal à la nouveauté de son « procédé de sape39 » qui consiste à raconter le passé par bribes40. Dans l’extrait cité de Victor Egger, on touche donc de façon plus large encore à ce que Dorrit Cohn appelle « l’orientation anti-descriptive » et « anti-narrative41 » du monologue intérieur liée à cette « convention tacite » de nous contenter d’« être compris avec nous-mêmes ».

19« Abréger les phrases, remplacer les tournures et les expressions usuelles par d’autres plus simples ou plus expressives à notre goût, modifier la syntaxe… » : cet extrait est également très inspirant quant à la nouveauté de la syntaxe du monologue intérieur, c’est-à-dire une syntaxe fondamentalement tronquée, elliptique et émotive, car comme le note Egger dans un autre chapitre où il étudie le cas de la parole intérieure passionnée, elle est dans ce cas encore plus concise et plus personnelle et bien distincte de la parole prononcée, même si elle s’en rapproche par sa vivacité.

20Dans ce passage, Egger se montre aussi étonnamment attentif à la dimension propre du langage et invite à réfléchir à la tendance à l’opacité lexicale mais aussi à la créativité linguistique qui caractérisent la forme du monologue intérieur, puisque ce langage intérieur « en grande partie personnel » n’est plus « un instrument de société ». L’expression d’Egger « enrichir le vocabulaire par des néologismes ou des emprunts aux langues étrangères » fait bien sûr penser à l’inventivité de Joyce comme aux bribes d’italien ou d’allemand qui surgissent dans le monologue de Felice Francia dans Amants, heureux amants… de Larbaud. En soulignant que « nous pouvons nous exprimer à nous-mêmes la nuance toute personnelle de nos sentiments par des termes dont nous créons le sens à notre usage », Egger nous rappelle aussi l’importance dans le monologue intérieur de mots favoris ou obsessionnels, chargés d’une valeur personnelle, et plus largement des nœuds sémantiques (qu’on pense à des mots comme « sentimental » dans Mrs Dalloway, ou « filou » – utilisé tel quel en français – et « dévergondée » dans le monologue de Else). Quant à la question de l’élaboration d’un idiolecte qui s’esquisse déjà ici, Dorrit Cohn montre que cette fabrication du ton des monologues rapportés s’appuie sur la conversation42 et prolonge ainsi les réflexions d’Egger lorsqu’il montre les rapports entre la parole intérieure et la voix43.

21A propos de ces mots ou phrases abrégées qui n’auraient pas la même valeur pour autrui, car pour la leur donner, il faudrait les commenter – comme ces expressions synthétiques du type « Malheureux… ! » ou « Jamais… ! » – Egger développe une note intéressante à partir des pensées de Marc Aurèle :

Marc Aurèle, IV, 3 : « Qu’il y ait (dans ton âme) de ces maximes courtes, fondamentales, qui de suite rendront la sérénité à ton âme ; et X, 34 : « A l’esprit bien fait qui s’est pénétré de vrais principes, un mot très court suffit, même trivial, pour bannir la tristesse et la crainte. Ceux-ci par exemple : Le vent disperse les feuilles sur la terre ; ainsi la race des mortels…, » etc. – Cette préoccupation des formules de paix est commune à toutes les âmes religieuses44.

22Quant à la forme littéraire, cette réflexion sur la présence éventuelle de « formules de paix » dans la parole intérieure peut se prolonger par exemple, dans le leitmotiv shakespearien qui traverse le roman de V.Woolf : les deux vers de Cymbeline que Mrs Dalloway lit initialement dans la vitrine d’une librairie (« Ne crains plus la chaleur du soleil / Ni les fureurs de l’hiver déchaîné45 ») deviennent une simple répétition allusive « Ne crains plus » (« No fear ») reliant les courants de conscience des deux personnages centraux de Clarissa et de Septimus Warren Smith qui se raccrochent à cette formule dans leurs moments de fragilité respectifs. C’est même un trait assez typique des personnages woolfiens que de chercher un rempart intérieur dans une formule éventuellement littéraire. Ainsi dans « La robe neuve » – une nouvelle que V. Woolf a publiée en 1927 dans le sillage de Mrs Dalloway et de son exploration de la « party-consciousness46 », l’héroïne essaie de conjurer son désarroi dans une soirée mondaine et la remontée crucifiante du      « sentiment qu’elle avait depuis l’enfance d’être inférieure aux autres47 », avec une phrase sur laquelle elle brode diverses variations :

Nous ressemblons tous à des mouches qui essayent de franchir le rebord de la soucoupe, se dit Mabel, elle se répétait cette phrase comme elle se serait signée, comme si elle essayait de trouver un charme qui annulât cette douleur, qui rendît supportable cette souffrance aigüe. Des clichés de Shakespeare, des lignes issues de livres qu’elle avait lus dans le temps lui revenaient à la mémoire lorsqu’elle souffrait ; elle les répétait inlassablement. « Des mouches qui s’essaient à ramper », redisait-elle48.

23La métaphore de cette mouche, sans doute inspirée par une nouvelle de Katherine Mansfield (« La mouche » précisément) est filée jusqu’au bout et se croise d’ailleurs dans la chute même du récit avec une autre formule intérieure de défense qui est répétée à deux reprises et qui, cette fois, est une réminiscence de la nouvelle « Le Duel » de Tchekhov : « mensonges, mensonges, mensonges49 ».

24Si l’on considère maintenant un autre trait formel du monologue intérieur, à savoir les variations possibles à partir de l’énonciation classique où le sujet se parle à la première personne et le jeu sur les pronoms, on peut relire avec intérêt le petit chapitre que Victor Egger consacre au phénomène particulier de ce qu’il nomme « la parole intérieure morale50 », c’est-à-dire le surgissement en général imprévu de l’idée de devoir dans la succession psychique, car il montre qu’il s’accompagne souvent d’un jeu sur les pronoms et s’énonce avec un « tu » voire un « vous » encore plus méprisant – et l’illustre sur un récit de Stendhal dans une lettre. Ces réflexions de V. Egger sont intéressantes au regard de l’importance du phénomène de dédoublement à la deuxième personne dans certains monologues intérieurs (du type « Melle Else, que faites-vous… ? »), procédé qui peut servir à définir l’image que le protagoniste se fait de lui-même, et dont l’énonciation s’avère souvent effectivement porteuse de l’intrusion d’une norme dans le discours intime, qui, plus qu’étroitement morale, est la part du regard social. Dans son deuxième monologue intérieur, Mon plus secret conseil… (1923), Larbaud pousse ces jeux de dédoublement jusqu’à utiliser la troisième personne qui se mêle à la première dès le début du texte51. Dans une lettre à Dujardin le 14 avril 1931, il commente lui aussi cet usage de la troisième personne dans le sens d’un rapport intériorisé complexe avec le regard des autres et d’une forme de jugement social voire moral dans le discours intime :

J’ai employé la troisième personne chaque fois que le personnage qui pense prend assez de recul pour se voir ou s’imaginer, tel qu’il peut supposer (ou veut supposer ou craint) que les autres le voient ou l’imaginent. Il y a sous-entendu un « Qui me verra se dira… » ou « Qui me voit doit penser… » etc52.

25Par-delà cette première série de réflexions susceptibles d’éclairer les caractéristiques formelles du monologue intérieur comme récit et langage, il y a enfin chez Egger toute une description des rapports entre parole intérieure et parole extérieure (prononcée) qui peut ouvrir pour nous une réflexion sur une autre nouveauté des monologues à la première personne comme des romans du courant de conscience à la troisième personne, à savoir un travail précurseur (par l’objet et la forme) sur ce que Nathalie Sarraute appellera les « tropismes » – selon le titre même de son texte de 1939 –, plus particulièrement ceux liés à « l’usage de la parole53 » et aux tensions entre « conversation » et « sous-conversation », selon ses termes dans un texte de 195654. Dès les premières pages de sa thèse, dans l’aperçu descriptif de la parole intérieure en général, Egger accorde déjà une grande attention à la manière dont la parole que nous prononçons ou que nous entendons peut engendrer une parole intérieure :

Quand nous parlons à haute voix, la parole intérieure n’est pas pour cela absente ; elle ne se tait qu’à demi, et par intervalles […] elle sert de guide, ou pour mieux dire, de souffleur à la parole extérieure55.

Elle [la parole intérieure] ne se repose entièrement que si nous écoutons une parole ininterrompue et parfaitement correcte, ou bien un morceau de musique exécuté sans fausse note. […] Si nous jugeons, si nous critiquons, si nous commentons en nous-mêmes les sons qui frappent nos oreilles, la parole intérieure reparaît. Elle reparaît à plus forte raison si notre attention se laisse détourner […]. Elle occupe tous les vides laissés par la parole extérieure dans la succession psychique ; elle fait, pourrait-on dire, l’intérim de la parole extérieure56.

[…] souvent elle trace à notre insu le canevas de nos discours à venir, et toujours elle est un écho, un écho lointain et librement modifié, des paroles d’autrefois, des nôtres ou de celles d’autrui ;  […] elle dirige et prépare nos relations avec nos semblables57.

26Victor Egger considère donc largement la parole intérieure dans ses rapports avec autrui et la vie sociale plus largement. Il consacre aussi une étude spécifique au phénomène des « variétés vives de la parole intérieure58 », c’est-à-dire à la modification de la parole intérieure par la passion et/ou l’imagination – lorsqu’apparaît notamment un interlocuteur imaginaire – et il s’intéresse également aux cas où la parole intérieure explose en quelque sorte et passe brutalement à la parole prononcée.

27On ne peut lire l’ensemble des réflexions d’Egger sans les mettre en rapport par exemple avec le travail très novateur de Schnitzler, car il réussit avec une grande habileté technique – en utilisant l’italique et les guillemets pour distinguer les différentes voix – à intégrer des dialogues dans le monologue intérieur de Else. Il joue ainsi, comme dans la scène de chantage sexuel avec le marchand d’art Monsieur Von Dorsday59, de la tension dramatique résultant de la répercussion immédiate de la parole entendue dans la parole intérieure et des décalages permanents entre ce qu’Else dit et ce qu’elle se dit. Quant à un travail déjà très moderne sur « conversation » et « sous-conversation » dans un récit à la troisième personne à cette époque du stream of consciousness novel,  on peut aussi se rappeler dans Mrs Dalloway (1925) la scène où Peter Walsh arrive à l’improviste chez Clarissa60 qui, trente ans auparavant, a refusé de l’épouser : toute l’émotion et en même temps les tensions dont sont chargées les paroles parfois anodines du dialogue se lisent dans leurs discours intérieurs montés en contrepoint permanent.

28Il faut nous arrêter ici sur le problème spécifique de l’imitation de la voix d’autrui. Victor Egger développe une réflexion explicite sur le fait que la parole intérieure n’est pas toujours une parole personnelle, qu’elle peut être envahie par la parole d’autrui, mais aussi la modifier, la détourner, la caricaturer avec la plus entière liberté :

Elle est d’ordinaire l’écho affaibli, mais fidèle de notre voix individuelle, mais elle peut aussi imiter des voix autres que la nôtre ; les timbres les plus divers, les prononciations les plus étranges, et au même titre, tous les sons de la nature, peuvent être reproduits61.

29On peut ici tout de suite penser à la théâtralisation de la parole intérieure qui caractérise le monologue de Melle Else, mais justement, on mesure bien ici la distance qui sépare Victor Egger en 1881 du contexte des années 20, qui fait éclater l’illusion d’une intériorité pleine, déjà dans le monologue joycien, mais surtout chez le viennois Schnitzler qui, dans ses aphorismes, décrit radicalement l’âme de la majorité des individus modernes comme étant « privée de noyau », « composée d’éléments épars et pour ainsi dire flottants », incapable de « former une unité62 ». Même Larbaud considère avec scepticisme la possibilité d’une réelle authenticité intime63. Egger, au contraire, observe comment la parole intérieure imite parfois en nous des voix autres, mais ne doute pas qu’il y ait une parole intérieure pleine qui nous appartienne en propre et il la valorise :

Cette parole intérieure impersonnelle est une faculté qui peut être cultivée ; mais elle ne l’est jamais que par jeu et presque toujours dans une intention de caricature. D’ordinaire, elle ne s’exerce qu’au hasard, malgré nous, quand nous avons la mémoire saturée et l’esprit préoccupé des paroles d’autrui. Ce n’est pas là la parole intérieure la plus fréquente, et ce n’est pas la vraie. La vraie parole intérieure, celle qui ne quitte jamais notre pensée, est personnelle ; elle ne reproduit qu’une voix, la nôtre ; en elle, tout est de nous, car tout est pour nous ; elle nous est intime […] ; elle n’est pas pour autrui, elle n’a rien d’autrui64.

30Toutes ces certitudes volent précisément en éclats dans les années 20 dans la forme littéraire du monologue intérieur.

31En dernière analyse, nous voudrions montrer comment la thèse de Egger sur la parole intérieure pose finalement le problème de la relation de la pensée au langage et permet de mettre en perspective la résistance de certains romanciers par rapport à la nouvelle technique joycienne du monologue intérieur ainsi que l’impasse fondamentale d’une conception réaliste du monologue intérieur, lors même que tous ces écrivains semblent partager l’ambition d’exprimer cette nouvelle réalité psychologique que l’on découvre si on regarde la vie « au-dedans », comme le revendique V. Woolf dans son article de 1919 sur le roman moderne65. Cette formule (« Look within ») caractérise en même temps la rupture avec le roman réaliste et toutes les conventions de ce roman « cuit à point », où décidément, « la vie est très loin d’être ‘comme ça’66 ».

32Repartons d’abord du problème de la relation de la pensée au langage. Victor Egger, même s’il concède au début que la conscience est plus riche que la parole, considère que fondamentalement, « il est peu de faits, parmi ceux que nous croyons nôtres, qui n’aient leurs correspondants dans la série des mots intérieurs ; les plus habituels, les plus faibles, les plus obscurs font seuls exception67 ». On se rappelle la première phrase de sa thèse : « A tout instant, l’âme parle intérieurement sa pensée68. » Le débat porte sur la continuité et la part de ce discours intérieur, puisqu’en 1890, William James qui connaissait et admirait le livre d’Egger, fait la théorie du courant de conscience (« stream of consciousness ») dans ses Principles of psychology, mais justement il ne le conçoit pas comme exclusivement et nécessairement verbal, et y inclut d’autres « composants psychiques » (mind stuff), notamment des images visuelles. Sans entrer dans le détail de tous ces débats69, le problème est le suivant : est-ce que penser consiste à verbaliser, ou est-ce qu’il y a de la pensée en dehors des mots ?

33Or on retrouve le même type de positions chez les romanciers, par rapport à la technique du monologue intérieur. Joyce rapporte presque tous les faits de conscience de Leopold Bloom en citant Bloom lui-même : cette dominante du monologue rapporté suggère que la pensée est globalement assimilable à une « parole intérieure », dont la forme est effectivement personnelle, elliptique, etc., comme la décrit Egger. Mais Joyce suscite des réserves critiques. Dorrit Cohn fait notamment remarquer comment Musil évite assez délibérément le monologue intérieur et critique dans son journal la manière dont Joyce, dans Ulysse, offre une représentation « naturaliste » des processus psychiques comme s’ils n’étaient que de simples formulations discursives abrégées :

Joyce. Profil : naturalisme spiritualisé […] Question : comment pense-t-on ? Ses ellipses reviennent à des formules abrégées, à la place des structures du discours mental. Elles calquent […] le processus du langage lui-même, mais pas celui de la pensée70.

34Virginia Woolf, dans son article d’avril 1919 sur le roman moderne, salue le travail novateur de Joyce dans Ulysse71, mais même si, dans une scène comme celle du cimetière, il « touche de si près à l’instantanéité de l’esprit qu’il est difficile, du moins à une première lecture, de ne pas applaudir ici à un chef-d’œuvre » – « si nous voulons la vie elle-même, ici, sûrement, nous l’avons » reconnaît-elle72 – elle formule déjà des réserves critiques sur la « méthode ». Ces critiques sont toutefois plus directes dans un article précédent de février 1919, lorsqu’elle commente le nouveau roman de Dorothy Richardson, The Tunnel. Le lecteur est plongé en permanence dans la conscience de Miriam Henderson, « dans les impressions papillonnant à travers l’esprit de Miriam, suscitant par d’absurdes associations d’autres associations et tissant sans répit la trame infinie et multicolore de la vie73 » :

On pense ainsi mot à mot ce que pense Miriam. […] or indubitablement, la méthode de Dorothy Richardson réussit à donner un sens de la réalité bien mieux que n’y parviennent les artifices ordinaires. Cependant, de quelle réalité s’agit-il ? De la réalité superficielle ou de la réalité profonde ? […] on reste encore désespérément près de la surface […] En surface, tout semble très vivant […] Mais les sensations, les impressions, idées et émotions l’effleurent sans suite, sans rime ni raison, sans apporter autant d’éclaircissements qu’on pourrait l’espérer sur les profondeurs cachées.74

35Bref, on se trouve de façon convaincante « dans le cabinet du dentiste, dans la rue, dans la pension de famille » mais « jamais, sinon durant une décevante seconde, dans la réalité sous-tendant ces apparences75 », c’est-à-dire dans les « régions obscures de la psychologie76 » dont Dostoïevski, Proust et James ont été les explorateurs pionniers et qui constituent pour Woolf la visée même du roman moderne. Ce n’est pas un hasard si dans Mrs Dalloway (1925), dans To the Lighthouse (1927), elle n’utilise en général que des fragments de monologue rapporté et privilégie surtout la restitution du discours mental des personnages au discours indirect libre (« monologue narrativisé » selon la terminologie de Dorrit Cohn), ce qui lui permet de glisser très facilement au « psycho-récit », c’est-à-dire à un discours du narrateur qui comme chez Musil et Proust, accorde une large place à la métaphore. Comme Woolf l’écrit à propos de Proust, la métaphore concerne cette autre face de la situation, « à moitié dans l’ombre, qu’on ne peut décrire que dans un moment de foi et de vision, au moyen de la métaphore77 ».

36De la conception woolfienne de la « myriade d’impressions » en 1919 au « foisonnement innombrable78 » des tropismes chez Nathalie Sarraute, se dessine une continuité quant à l’idée d’une zone intime non verbale « qu’aucun langage intérieur n’exprime79 » pour reprendre les termes de Nathalie Sarraute, et Woolf pourrait reprocher à Joyce comme Sarraute le fait, de n’avoir finalement « tiré de ces fonds obscurs qu’un déroulement ininterrompu de mots80 ».

37Si certains romanciers tendent donc à penser qu’on n’atteint pas forcément les profondeurs de la psyché par l’adhésion la plus immédiate à la parole intérieure des personnages, se pose aussi un autre problème littéraire pour le monologue intérieur (et plus largement pour le roman du courant de conscience) : celui de l’intelligibilité. Comme on l’a vu, la parole intérieure comme activité psychique va en effet dans le sens d’une opacité quant à la communication, et Joyce, de ce point de vue, n’hésite pas à rendre parfois le monologue intérieur assez hermétique. Or c’est une pratique que refusent deux lecteurs de Joyce, aussi opposés que le sont Larbaud, lecteur enthousiaste et Woolf lectrice assez réservée voire agacée, au nom de leur conception du texte littéraire. Woolf avait pourtant matière dans Mrs Dalloway à un discours mental obscur touchant aux limites de la lisibilité avec le personnage de Septimus qui précisément sombre dans la folie, mais elle écrit dans son journal pendant la rédaction de ce roman en 1924 :

Je voulais dire ceci : il faut écrire classique ; il faut respecter l’art. Cela m’a frappée en relisant quelques-unes de ces notes. Car si on laisse courir l’esprit à sa guise, il devient égoïste, personnel, ce que je déteste. Mais en même temps doit brûler le feu capricieux. Pour lui donner libre cours, peut-être faut-il commencer par être chaotique, mais cacher cet aspect de soi-même au public. Je poursuis ma route à travers les chapitres de la folie dans Mrs Dalloway81.

38Or c’est précisément ce qu’elle reproche à Joyce dans Ulysse de façon explicite dans sa correspondance ou son journal, cette manière de laisser « courir l’esprit à sa guise » avec une virtuosité pleine d’égocentrisme à ses yeux : « on écrit pour jeter un pont au-dessus de l’abîme entre l’écrivain et le lecteur, ou entre l’hôtesse et son invité inconnu », écrit-elle aussi.

39Si l’on met en rapport la forme littéraire du monologue intérieur et la réalité psychologique de la parole intérieure décrite par Egger, on peut réfléchir à un dernier problème : l’impasse d’une conception réaliste du monologue intérieur. Il y a dans le monologue intérieur une évidente tension entre impression d’immédiateté et littérarité. Parmi les objections faites à cette technique, Dujardin, dans son essai de 1931 évoque ceux qui pensent qu’elle n’est – en particulier dans Ulysse – « ni moins arbitraire ni moins fausse que l’analyse de l’ancien roman psychologique82 ». Il cite en particulier l’article de Louis Gillet dans la Revue des Deux Mondes en septembre 1929 où celui-ci reproche en somme à Joyce de tout dire – la fameuse « impression de ‘tout venant’ » selon l’expression de Dujardin – et en même temps d’user de tous ses artifices dans le pseudo-discours intérieur de Leopold Bloom :

Entreprise chimérique, parce qu’il n’existe pas de langage pour traduire ce qui échappe au langage. L’auteur lui-même ne se fait pas faute de s’évader de son programme et de développer, à mesure qu’il avance, d’immenses fugues épico-lyriques, satiriques, dramatiques, qui n’ont plus rien de commun avec le dessein initial. Le livre commence par un réaliste, s’achève en fantasmagorie83.

40Cette objection désigne bien l’impasse d’une conception réaliste du discours intérieur, et Dujardin concède finalement :

Une reproduction complète, une reproduction du « film de conscience » est quelque chose de pratiquement inimaginable. Et c’est pourquoi nous avons plusieurs fois précisé que le monologue intérieur ne doit pas donner la pensée « tout venant » mais en donner l’impression. Et ainsi se manifeste-t-elle œuvre d’art beaucoup plus que l’analyse logicienne du roman psychologique84.

41De fait, Dujardin souligne à un autre moment de son essai le travail des leitmotive chez Joyce85 – ce que Larbaud avait appelé un « travail de mosaïste86 » en évoquant les brouillons d’Ulysse. Mais avec ce terme de « film de conscience », Dujardin garde tout de même quelque chose du réalisme de la pensée parlée, alors que si on reprend le cas de Larbaud et Woolf, lecteurs précoces de Joyce, ce sont des écrivains très significatifs d’une émancipation radicale de tout réalisme de la parole intérieure. Leur distance est d’autant plus significative que Larbaud est sensible chez Joyce à un procédé qui permet d’ « atteindre si profondément dans le Moi le jaillissement de la pensée87 » et que Woolf, encore en 1929 à la fin de son essai Les Etapes du roman, réaffirme que l’une des forces du roman, c’est qu’il peut « suivre la vie88 », au sens de la complexité intérieure de toute cette région de rapports dont elle voit Proust comme le vrai pionnier. Mais si « la prose est peut-être l’instrument le mieux adapté à la complexité et à la difficulté de la vie moderne89 », elle précise qu’on désire en même temps autre chose maintenant : de la « synthèse », des « symboles90 »… De fait, les nouvelles de Larbaud écrites en monologue intérieur, Amants, heureux amants… puis Mon plus secret conseil… et les monologues intérieurs des six personnages des Vagues en 1931 n’ont plus rien à voir avec les fameuses phrases « réduites au minimum syntaxial » de la définition de Dujardin qui suppose bien sûr le modèle du monologue de Molly Bloom et l’utilisation d’une syntaxe rapide et tronquée visant encore à créer un effet de réel quant à la parole intérieure. Larbaud et Woolf ressaisissent dans le monologue intérieur avant tout une forme à expérimenter librement sans préoccupation de vraisemblance, une fois posée cette convention d’énonciation bien particulière d’un discours intime. Dans Les Vagues, il n’est plus aucune illusion d’un défilé de la parole intérieure dans ces monologues d’une densité lyrico-dramatique extrême qui constituent un « play-poem » pour reprendre l’expression de Woolf, « pièce-poésie », forme radicale de résistance à la tendance inorganique du monologue intérieur. C’est peut-être dans cette tendance inorganique du monologue intérieur que se noue cette tension fondamentale et permanente entre ambition psychologique et ambition littéraire.