Colloques en ligne

Sylvie Triaire, Université Montpellier III

L’avenir d’une illusion : psychopathologie de la religion selon Flaubert

« Rien d’étonnant, après tout ! une hystérique !

Le diable y perdrait son latin ! », Bouvard et Pécuchet

« A propos de ma Salammbô, je me suis occupé d’hystérie et

d’aliénation mentale. Il y a des trésors à découvrir dans tout cela. », Corr.

1Lorsqu’il ouvre l’Histoire de la psychanalyse en France, d’Elisabeth Roudinesco, le lecteur est accueilli par Flaubert : en exergue au livre 1, qui porte sur « La découverte de l’hystérie », l’auteur a placé une assez longue citation extraite de Madame Bovary, où la bonne d’Emma, Félicité, évoque la Guérine

(…) la fille au père Guérin, le pêcheur du Pollet, que j’aie connue à Dieppe, avant de venir chez vous. Elle était si triste, si triste, qu’à la voir debout sur le seuil de sa maison, elle vous faisait l’effet d’un drap d’enterrement tendu devant la porte. Son mal, à ce qu’il paraît, était une manière de brouillard qu’elle avait dans la tête, et les médecins n’y pouvaient rien, ni le curé non plus. Quand ça la prenait trop fort, elle s’en allait toute seule sur le  bord de la mer, si bien que le lieutenant de la douane, en faisant sa tournée, souvent la trouvait étendue à plat ventre et pleurant sur les galets. Puis, après son mariage, ça lui a passé, dit-on.

- Mais moi, reprenait Emma, c’est après le mariage que ça m’est venu.1   

2Dans l’ordre des écrivains régulièrement considérés pour leurs rapports avec la psychanalyse, le premier est sans conteste Maupassant, mais le second pourrait bien être celui qui fut son « maître », Flaubert – quand bien même le reclus Normand, mort en 1880, n’a pu s’entendre raconter par Maupassant les cours de Charcot auxquels il assiste entre 1884 et 1886. Le Maupassant juste avant Freud, de Pierre Bayard, construit la plaisante hypothèse d’une configuration autre de la théorie de l’inconscient si les choses en avaient été autrement ; ou si Freud et Maupassant s’étaient rencontrés aux soupers de Charcot auxquels Maupassant n’était pas invité2… La chronologie d’une part, la lourde pathologie de la syphilis et de la folie d’autre part, l’œuvre enfin et surtout - en particulier Le Horla - fondent l’évidence de l’élection de Maupassant en figure emblématique des liens étroits de la littérature et de la psychanalyse. Et cependant, Flaubert ouvre l’Histoire de la psychanalyseen France, avec cette surprenante étude de cas esquissée par la bonne d’Emma, le cas d’une femme saisie d’un mal que le mariage seul sut guérir, tableau qui inscrit au cœur du roman la pathologie hystérique en même temps que la revendication de la sexualité féminine.

3Flaubert a d’ailleurs très tôt été considéré comme un écrivain « psychologue » - en tout cas lorsque la psychologie trouve à exister dans le périmètre de la littérature : Paul Bourget en fait l’une des figures phares de la « psychologie contemporaine » (Essais de psychologie contemporaine, « Flaubert » 1882, ajouts en 1884 et 1886) ; en 1892, Jules de Gaultier lance, avec le succès que l’on sait, le concept de bovarysme, dont il montre que, au-delà de sa dimension morbide dans le roman flaubertien, il est bien un processus psychologique3 (affectant le sentiment, l’intelligence, la volonté) essentiel à l’évolution de l’humanité.

4La littérature n’a pas attendu le « moment » de la psychologie, dans la période positiviste de constitution de champs autonomes à l’intérieur des sciences humaines, pour « faire de la psychologie » - même si, entendue de cette manière bien vague et imprécise, ladite psychologie fut traquée et bannie du discours critique par les approches textualistes des années 1970. Mme de Staël fonde l’historicité littéraire et culturelle qu’elle défend dans De la littérature sur la notion de perfectibilité, qui est à certains égards une sophistication de l’approche psychologique des situations et des passions :

Le seul avantage des écrivains des derniers siècles sur les anciens, dans les ouvrages d’imagination, c’est le talent d’exprimer une sensibilité plus délicate, et de varier les situations et les caractères par la connaissance du cœur humain.4

5Le romantisme va s’autoriser les épanchements de psyché, tantôt coupant ses héros du monde et pratiquant une descente par paliers dans des âmes complexes et hésitantes (René, Obermann), tantôt cherchant l’esprit du peuple, des peuples – ainsi s’exhume, d’Ossian aux légendes médiévales et aux mythes indo-européen, la psychologie de l’humanité. Ces remarques sommaires ne visent qu’à pointer la partition, accomplie après le milieu du siècle, entre une première manière, très diffuse, de manifester les états changeants et labiles de l’intériorité, et une seconde, revendiquée depuis des cadres théoriques où se croisent apports et influences de la philosophie, de la médecine, de la naissante sociologie des masses, de la littérature enfin – puisque les théoriciens psychologues de la seconde moitié du siècle (Taine, Hennequin, Bourget) se revendiquent encore largement du champ littéraire. L’on pourrait imaginer deux moments et deux régimes de la psychologie : un régime politique, jusqu’à 1848 ; un régime scientifique, après. Le régime politique produisant une pensée de la psychologie centrée sur la notion de désir (désir fluctuant d’un sujet) ; le régime scientifique favorisant les notions de régulation, de hiérarchie (psychologie des foules, mais aussi psychologie des primitifs envisagée comme archéologie et proto-histoire de l’humanité). La lecture de la communication de Georges Canguilhem prononcée en 1958, « Qu’est-ce que la psychologie ? », nous confirme dans l’idée que le XIXe siècle a en effet donné naissance à cette psychologie des comportements devenue tyrannique aujourd’hui – une psychologie de la quantification, de l’affectation de l’humain à des taches, de l’expertise et de la vérification, qui est la forme achevée (tristement achevée) de la psychologie en régime scientifique, qui a trouvé sa mue parfaite en l’actuel régime néolibéral. La psychanalyse, forme nouvelle surgie au moment même de l’expansion de la psychologie, serait alors davantage l’héritière des questionnements (romantiques) sur le désir du sujet.

6Comme l’indique la référence à Freud dans le titre de cet article, je souhaite ici m’intéresser à Flaubert moins comme chantre précoce de l’hystérie (on était en 1856), que comme analyste du phénomène de la croyance religieuse. Bien avant Freud, dont L’Avenir d’une illusion date de 1927, La Tentation de saint Antoine porte la question de l’avenir, en effet, d’une illusion… Mais la réponse à cette question sur l’avenir de la croyance et des positions psychiques qui l’autorisent ou la réclament diffère, entre l’analyste qui traite globalement un problème qui est pour lui de nature philosophique, et l’écrivain qui répond sur l’à venir en donnant suite par une autre œuvre à l’illusion religieuse. Cette œuvre, c’est Trois contes, que je lirai comme procès d’incarnation de ce que L’Avenir d’une illusion désincarne : la mise en forme des projections psychologiques d’un sujet dans un objet de croyance. En somme, Flaubert donne à voir la manière dont se résout un conflit psychique par la création d’une « religion ».

7Ce faisant, nous vérifierons que la littérature peut parfaitement être, pour la psychanalyse, un espace d’idées – non pas un espace des savoirs d’ordre encyclopédique ou positiviste, mais le lieu de ce « savoir endopsychique » dont parle Freud :

L’écrivain (…) procède autrement ; c’est dans sa propre âme qu’il dirige son attention sur l’inconscient, qu’il guette ses possibilités de développement et leur accorde une expression artistique, au lieu de les réprimer par une critique consciente. Ainsi il tire de lui-même et de sa propre expérience ce que nous apprenons des autres : à quelles lois doit obéir l’activité de cet inconscient. Mais il n’a pas besoin de formuler ces lois, il n’a même pas besoin de les reconnaître clairement ; parce que son intelligence le tolère, elles se trouvent incarnées dans ses créations.5

8Freud a plusieurs fois salué le savoir intuitif des écrivains, qu’il considère comme devançant de beaucoup les « hommes ordinaires » au nombre desquels lui-même se range. L’idée de littérature avancée ici se situe dans la lignée de l’absolu littéraire romantique, à ceci près que le génie semble assagi, doté d’un méthodisme certain, d’obédience scientifique : il s’agit d’être attentif, de « guetter », de s’examiner et de donner forme à ce qui vient sans exercer de censure. La production littéraire n’est pas surgissement, mais expérience propre, révélant des « lois ». Le savoir de telles lois demeurent cependant portés par une forme étrangère à la scientificité – à savoir endospychique, incarnation littéraire.

9Je m’attacherai tout particulièrement à cette incarnation, que nous allons trouver à l’œuvre en effet chez Flaubert, et qui sans doute fait défaut aux travaux des psychologues. La rédaction de « cas », sortes de romans des malades (Dora, homme aux loups ou homme aux rats), ne semble pas en mesure de rivaliser avec les créations des écrivains (qui « nous devancent de beaucoup » ajoutait Freud). Nés d’un milieu singulier, les êtres de fiction, à n’être pas les résultantes d’une science, sont les représentants de ce que les constructions théoriques visent à fixer.   

De l’hystérie à la religion

10Brièvement, d’abord : comment passe-t-on du Flaubert de la Guérine au Flaubert de la religion – c’est-à-dire du modèle pathologique dominant (l’hystérie) au champ spécifique du religieux , dans lequel s’exerceront, à la fin du siècle, les investigations pour partie psychologiques de Zola – de la Conquête de Plassans à Lourdes – et celles de Huysmans ? Le passage se fait naturellement, au point même que le modèle dominant suppose l’autre. Durant son voyage en Orient, Flaubert songe à trouver un sujet pour effacer l’échec de sa (première) Tentation de saint Antoine auprès de ses amis ; il en a plusieurs à l’esprit, comme il l’écrit en 1850 de Constantinople à son ami Louis Bouilhet :

A propos de sujets, j’en ai trois, qui ne sont peut-être que le même et ça m’emmerde considérablement : 1° Une nuit de Don Juan à laquelle j’ai pensé au lazaret de Rhodes ; 2° : L’histoire d’Anubis, la femme qui veut se faire baiser par le Dieu. C’est la plus haute, mais elle a des difficultés atroces ; 3° : Mon roman flamand de la jeune fille qui meurt vierge et mystique, entre son père et sa mère, dans une petite province, au fond d’un jardin planté de choux et de quenouilles (…) Ce qui me turlupine, c’est la parenté d’idées entre ces trois plans. Dans le premier, l’amour inassouvissable sous les deux formes terrestres de l’amour et de l’amour mystique. Dans le second, même histoire ; seulement on s’y baise, et l’amour terrestre est moins élevé en ce qu’il est plus précis. Dans le troisième, ils sont réunis dans la même personne, et l’un mène à l’autre ; mon héroïne seulement en crève de masturbation religieuse après avoir exercé la masturbation digitale6. (version G. Bollème, « crève d’exaltation religieuse après avoir connu l’exaltation des sens »)

11Sous la verdeur de la langue, (typique des lettres à Bouilhet) on reconnaît la future Salammbô et, partiellement en tout cas, la Bovary. Mais on prend surtout conscience de l’obstination de Flaubert à installer ses petites femmes en contexte de croyance radicale : que l’une soit vierge et l’autre affriolée par le dieu, toutes deux sont sous l’emprise d’une forme intense de la religiosité, d’ordre mystique. La sexuation et la sexualité féminines sont donc conçues d’emblée dans un rapport, d’ordre hystérique, avec la divinité. En 1857, à sa lectrice enthousiaste Mlle Leroyer de Chantepie, Flaubert parlera en ces termes du personnage d’Emma :

L’idée première que j’avais eue était d’en faire une vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée7.

12La collusion entre religion et sexualité est estompée, en raison de la nature de l’interlocutrice… mais peut-être aussi le projet est-il en train de s’infléchir, d’amuïr la part trop violemment hystérique du personnage projeté, et de dessiner, très légèrement encore, le destin littéraire d’une vieille fille vierge tombant dans un mysticisme un peu particulier, qui sera celui de Félicité, héroïne d’Un cœur simple. L’on pourrait objecter que ce personnage est trop tardif (20 ans plus tard) pour qu’il y ait corrélation, mais l’on sait que Flaubert est tout sauf oublieux (le prouve cette jolie formule de 1868, « Votre ami est un bonhomme en cire, tout s’imprime dessus, s’y incruste, y entre… »). D’ailleurs, l’articulation qui liait ses trois sujets de 1850 - les rapports entre amour terrestre et amour spirituel, entre recherche du plaisir et contrainte religieuse - se reformule dans une lettre de 1859, où se trouve la formule titre de notre colloque. Flaubert y commente le cas que lui propose Mlle Leroyer de Chantepie, celui d’une jeune fille « devenue folle par suite d’idées religieuses ».

13Je suis convaincu que les appétits matériels les plus furieux se formulent insciemment  par des élans d’idéalisme, de même que les extravagances charnelles les plus immondes sont engendrées par le désir pur de l’impossible, l’aspiration éthérée de la souveraine joie. […] le matérialisme et le spiritualisme pèsent encore trop sur la science de l’homme pour que l’on étudie impartialement tous ces phénomènes. […] L’anatomie du cœur humain n’est pas encore faite. Comment voulez-vous qu’on le guérisse ? Ce sera l’unique gloire du XIXe siècle que d’avoir commencé ces études. Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme des faits, et à disséquer les croyances comme des organismes. Il y a toute une école qui travaille dans l’ombre et qui fera quelque chose, j’en suis sûr. Lisez-vous les beaux travaux de Renan ? Connaissez-vous les livres de Lanfrey, de Maury ? (…) A propos de ma Salammbô, je me suis occupé d’hystérie et d’aliénation mentale. Il y a des trésors à découvrir dans tout cela. 8

14Le motif de la folie religieuse appelle la dimension matérielle et charnelle, mais l’appelle dans un cadre particulier : celui d’une manière, encore à venir, d’approcher ces questions ; cette manière hésite, tout au moins dans sa formulation – empruntant au champ anatomique comme au champ historique, ces deux grandes références du siècle. L’anatomie est métaphorique : on va disséquer les croyances comme des organismes ; le sens historique, appuyé sur les recherches de Renan et Maury, renvoie de ce fait à l’histoire comparée des religions. Or, dans L’avenir de la science, Renan considère l’accès à cette histoirecomme un travail « d’embryogénie de l’esprit humain »9 ; il faut lancer la grande recherche sur la « psychologie de l’humanité » qui est l’histoire même de l’esprit humain ; et il ajoute : « La vraie psychologie de l’humanité […] consisterait surtout dans l’histoire des littératures », puisque chaque nation « a lié sa vie suprasensible en une gerbe spirituelle, qui est sa littérature »10. L’ouvrage ne sera publié qu’en 1890, c’est vrai ; mais dès 1857 Flaubert a pu lire les Etudes d’histoire religieuse, où Renan affirme que « la religion d’un peuple étant l’expression la plus complète de son individualité, est, en un sens, plus instructive que son histoire », et ajoute à propos de l’Inde : « nous avons ses poèmes, sa mythologie, ses livres sacrés ; nous avons son âme »11. En somme, le sens historique ainsi référé se fond avec la psychologie et avec la littérature, et l’adverbe utilisé par Flaubert, insciemment, est un indice non plus de la manière, mais de l’objet nouveau que la méthode à venir devra étudier : l’inscience, le fait de n’être pas rationnel et su, mais au contraire involontaire et étranger au savoir. Ce n’est pas encore l’inconscient, mais c’est déjà quelque chose. Flaubert est coutumier du terme, qu’il parle de poétique insciente qu’il faut trouver (et que l’on pourrait envisager depuis le « savoir endopsychique » freudien), ou de l’inscience des enfants, en quoi il situe « les racines mêmes du génie humain, l’origine des Dieux, la Sève qui produit plus tard les actions »12 - Freud cherchera à son tour les racines de l’individu d’une part, et l’origine des religions de l’humanité de l’autre dans la situation psychique de l’enfant, pour partie reculée dans l’inscience du refoulement… Une phrase de L’Avenir d’une illusion pourrait clore cette présentation de l’articulation de l’hystérie et de la religiosité : Freud, exposant les méfaits des dogmes religieux, qui freinent l’autonomisation de l’intelligence humaine dans son rapport à la culture, signale la collusion de la contrainte religieuse avec l’interdit sexuel.

15Retarder le développement sexuel et hâter l’influence religieuse sont bien les deux points principaux du programme de la pédagogie d’aujourd’hui, non ?13

16En plaçant son Emma encore enfant dans la situation de faire conjointement l’épreuve de l’éducation religieuse et de la volupté (quand elle évoque non sans émoi l’époux mystique14) Flaubert anticipait le verdict ultérieur de Freud, et suggérait la morbidité d’une éducation de contrainte responsable en partie des désirs insatiables de la femme adulte.

La religion comme illusion

17Emma n’aura que peu recours à la religion – la référence au couvent reste épisodique et sa visite à l’abbé Bournisien se heurte à la bêtise indifférente du prêtre, sans qu’elle tente à nouveau l’expérience. Au-delà de Salammbô, réinvention du polythéisme aux temps primitifs, ce sont La Tentation de saint Antoine et les Trois contes qui traiteront la question religieuse – en la menant jusqu’à sa forme occidentale moderne du christianisme.

18La Tentation de saint Antoine, par sa structure, arrache Antoine à son être de moine du désert et l’y reconduit peut-être (si l’on considère qu’Antoine retombant en prière annule les effets pervers de l’extase panthéiste qui précède), après l’avoir soumis à la tentation des hérésies puis de l’égalisation de toutes les croyances via le défilé de tous les dieux de l’humanité. Le choix d’une improbable théâtralité permet à Flaubert de poser comme dynamique opératoire les hallucinations, et d’unifier les fragments dont se compose le texte par leur commune nature : illusion. Envisagées depuis le point de vue d’Antoine, chacune des religions qui se donne à voir à travers la prestation de son ou de ses dieux est une illusion. Et que certains aspects de ces croyances passées et défuntes fassent vaciller le saint, presque persuadé d’y reconnaître un trait de sa propre croyance, introduit un principe de contamination de l’illusion -  ainsi quand « il a peur de reconnaître quelqu’un », et « songe à la mère de Jésus » face à Cybèle éplorée réclamant les caresses d’Atys15. De sorte que le christianisme, en tant que religion d’Antoine, ne serait pas sauf, à la fin de la Tentation, puisque l’ermite a failli. Autrement dit, il ne resterait rien de suffisamment complet pour résister à l’idée que toute religion est une illusion – et même un héros anachorète et saint ne pourrait attester de la vérité dont s’est réclamée l’église chrétienne…

19D’ailleurs, Antoine a laissé échapper ces paroles fatales, lorsqu’il voyageait dans les espaces intersidéraux avec le Diable :

Comment ? mes oraisons, mes sanglots, les souffrances de ma chair, les transports de mon ardeur, tout cela se serait en allé vers un mensonge… dans l’espace…inutilement, - comme un cri d’oiseau, comme un tourbillon de feuilles mortes !

Il pleure16.

20La terrible synthèse évanouissante réduit sa foi, selon un principe d’évasement, du mensonge comme forme trompeuse et inverse au ciel comme espace d’avalement - du son et des formes. Le Diable vient donc clore le défilé des dieux en prêchant le caractère illusoire de la croyance.

21A vrai dire, la manifestation de l’illusion frappant aussi la religion chrétienne a lieu effectivement (c’est-à-dire bien au-delà du principe de contamination, ou de la parole malencontreuse) dans le défilé lui-même. Pour deux raisons : d’abord, parce que le Dieu d’Israël y est déplacé à la fin et fragilisé au fil des trois versions, ensuite, parce que le Christ est porté absent du défilé.

22Freud fait dans L’homme Moïse et la religion monothéiste une remarque incidente concernant la Tentation de saint Antoine. Il est en train de montrer comment le dieu mosaïque initial (égyptien) a « converti » en quelque sorte le Yahvé de Cadès, entre l’Egypte et Canaan. C’est-à-dire comment peut faire retour, par le biais d’une forme de tradition, le dieu premier, dont le prophète a été mis à mort, mais qui n’a pas été oublié ; et Freud a cette formule, ambiguë :

La nouvelle religion aurait pu être emportée par le fleuve des événements, Yahvé aurait pu prendre place dans la procession des dieux passés dont l’écrivain Flaubert a eu la vision […].17

23L’ambiguïté repose sur le risque d’assimilation de son Yahvé avec celui de Flaubert – ce qui reviendrait à ne pas distinguer la logique à l’œuvre dans le texte littéraire de la démarche d’histoire des religions dans laquelle s’inscrit Freud. Le passage conserve Yahvé, sauvé de la série des dieux « passés » de Flaubert. Freud a besoin, pour sa démonstration concernant le retour du refoulé, de conserver Yahvé ; d’en faire donc ce dieu installé qui, à terme, doit produire le Christ, par lequel (grâce à Paul récupérant magistralement la culpabilité latente dans la société hébraïque à ce moment-là) s’accomplit la reconnaissance du meurtre du père, via le « péché originel » et ce que Freud nomme le fantasme du rachat par un Fils de la faute de tous18. A ce stade de la pensée freudienne, la séquence religieuse est complète – du père primitif de la horde (dans Totem et Tabou) au Moïse égyptien instigateur de la religion d’Akhenaton, mort mais faisant retour sous la forme de la conversion du Yahvé madanite en un dieu spiritualisé, et de ce dieu vers le Christ.  

24Cette logique démonstrative, nécessaire à l’élaboration de l’archéologie du phénomène religieux sur la base des données psychiques que constituent le refoulement, la culpabilité et le retour du refoulé,  Flaubert n’y est pas soumis.

25Alors, de manière souveraine, il raye d’un même mouvement Yahvé et le Christ – car si Yahvé est bien le dieu sur lequel s’arrête le défilé, la borne dernière, il n’en rejoint pas moins  les dieux passés. Il disparaît d’autant plus définitivement, comme happé par un trou noir, qu’il ne récrimine pas contre celui qui l’a remplacé – il se contente de dire la perte de ses biens et de ses fidèles :

[…] le voile s’est déchiré, […] mon temple est détruit, mon peuple est dispersé,

[…] J’étais le Dieu des armées, le Seigneur, le Seigneur Dieu ! 19

26Dans les deux premières versions de la Tentation, il mentionnait le responsable, le successeur :

C’est ce Dieu de Nazareth qui a passé par la Judée. Comme un tourbillon d’automne, il a entraîné mes serviteurs. Ses apôtres ont des églises, sa mère, sa famille, tous ses amis ; et moi je n’ai pas un temple ! pas une prière pour moi seul !20

27Dans la version définitive, le Christ disparaît, du discours de Yahvé d’abord, de l’œuvre ensuite. Car après extinction de la voix du Dieu d’Israël, Antoine constate : « Tous sont passés ». Et voilà qu’une voix répond « il reste moi » - mais une voix qui est celle d’Hilarion, c’est-à-dire du Diable qui va embarquer Antoine dans les airs. Exit le Christ, au point que Flaubert avait in extremis songé à placer là, juste là, sa « mort du Christ dans une ville moderne », sorte de petit morceau de prose un peu baudelairien où Jésus agonise sur le pavé d’une ville. Il y renonce finalement, optant pour rien.

28Et pourtant, après avoir extatiquement contemplé la matière, Antoine est saisi par la spectaculaire face de Jésus dans le soleil et retombe en prières… Que croire, que penser ? Indéniablement, que le Christ n’est pas figuré dans La Tentation de saint Antoine. Est-il pour cela plus illusoire ? sans doute, dans le cadre de ce capharnaüm d’images et cette cacophonie mythologique que constitue l’œuvre. Yahvé est encore raccroché aux mythologies prolixes qui l’ont précédé dans le défilé. Le Christ ne relèvera pas, lui, de ces illusions spectaculaires, mais sera le produit d’un travail psychologique plus singulier.

Quel avenir ? Flaubert versus Freud.   

29A considérer que le Christ, ou le christianisme, va trouver un développement propre dans les Trois contes, nous pouvons nous demander si la scission entre Yahvé et le Christ, représentée par la fracture générique entre La Tentation et les Contes, ne nous engage pas à penser le christianisme selon d’autres modalités que celles valant pour les religions qui l’ont précédé.

30Quand Freud lie des états successifs de croyance, pour établir son "roman" de Moïse, Flaubert délie et laisse éparses les représentations, que seul le fil de la substitution arbitraire de l’une à la suivante tient assemblées. Les Trois contes sont à leur manière un exercice de déliaison assez remarquable (le titre à lui seul suggère la seule unité de la numération…), chaque récit tenant au précédent par des liens aussi ténus que sont massives les ellipses qui, de blancs chronologiques en ruptures géographiques, les séparent les uns des autres. Ici comme dans la Tentation, le refus de la concaténation logique, marqueur du savoir ou, à défaut, de la démonstration, est net.     

31Quelles sont cependant ces modalités différentes selon lesquelles Flaubert envisage son archéologie à éclipse du christianisme ? Je dirai que ce sont des modalités psychologiques. Ce que Freud énonce dès 1901 dans Psychopathologie de la vie quotidienne : « pour une bonne part, la conception mythologique du monde qui anime jusqu’aux religions les plus modernes n’est autre chose que psychologie projetée sur le monde extérieur. »21. Depuis Hartmann et sa Philosophie de l’inconscient (1869, traduction française 1877) l’idée que l’inconscient intervient dans la formation des représentations collectives, notamment religieuses, a fait son chemin.

32L’approche de Freud dans L’avenir d’une illusion (1927) puis dans Le Malaise dans la culture (1929) est assez hybride, et convoque la philosophie, l’essai politique parfois, la psychologie des masses – l’ensemble évidemment appuyé sur les fondamentaux de la psychanalyse. La démonstration globale est la suivante : puisque la genèse psychique des représentations religieuses montre qu’elles sont des illusions accomplissant les souhaits les plus anciens de l’humanité (besoin de protection hérité de l’enfance) et aidant à supporter les interdits que la culture a érigés, et puisque l’infantilisme est par ailleurs destiné à être surmonté même si le prix à payer est celui de l’épreuve du "désaide" et de l’infimité humaine, alors l’humanité, qui a subi la religion comme un enfant subit une névrose de contrainte, doit poursuivre son développement et se détourner de la religion22.

33La particularité du raisonnement est qu’il vise l’humanité, la masse des hommes, dans la mesure où c’est dans le collectif que le religieux s’offre comme issue ;

34Ce qui constitue un formidable soulagement pour la psyché individuelle, c’est que les conflits de l’enfance provenant du complexe paternel, conflits jamais tout à fait surmontés, lui soient retirés et soient acheminés vers une solution admise par tous.23

35Freud ajoute que « la pathologie individuelle ne nous […] donne pas de pendant entièrement valable » du phénomène social religieux, et il répète que « l’adoption de la névrose universelle dispense [l’homme de piété] de la tâche de former une névrose personnelle »24. Si quelques années plus tard il sera question de l’hommeMoïse, et du fondement individuel du fait religieux collectif, ici, à la fin des années 20, Freud reste dans un rapport global à la religion.  

36Or Flaubert articule dans les Trois contes une appréhension générale du christianisme comme phénomène historique occidental (appréhension dont l’unité est problématisée, nous l’avons vu, et les phases historiques de la croyance très grossièrement jointées – naissance du christianisme, épanouissement médiéval, évidement moderne) et une approche psychopathologique individualisée du phénomène de croyance qui renoue avec les vieux projets des années 1850 – quand il rêvait la pathologie religieuse incarnée dans une petite femme de chair et de désir déplaçant vers le dieu les envies déçues… Flaubert en somme propose ce « pendant » individuel qui fait défaut chez Freud. Et il invite le lecteur, accordant comme en contre-point la Tentation  et les Contes,  à repenser l’avenir de ces illusions  disposées en spectacle sur la scène où hallucine Antoine ; le repenser pour faire l’hypothèse non pas du renoncement et du dépassement du religieux tels qu’on les trouve posés chez Freud (et dans une certaine mesure à la fin de la seule Tentation), mais de l’avenir de ces illusions dans la mise en jeu, pour un sujet engagé (ce que n’est pas Antoine qui, dégagé,  traverse toutes les phases religieuses de l’humanité), de son être25 dans une création de soi comme converti à une représentation religieuse.

37Chacun des contes d’ailleurs présente de la croyance en acte, en cours, en œuvre : dans aucun la croyance n’est donnée d’emblée au personnage principal, c’est-à-dire qu’elle n’est pas ce déjà-là névrotique « pour tous », ou « universel », même si la croyance sociale et collective constitue le fond sur lequel Flaubert meut ses personnages. Prenons les récits rapidement. Hérodias raconte, sur fond de querelles religieuses et politiques, la difficile élection de Jésus comme dieu de la religion à venir ; Jésus est absent du récit, où en revanche Jean-Baptiste emprisonné doute en sourdine jusqu’à sa mort, Flaubert s’employant à laisser entendre ce doute en même temps qu’il souligne le pari que suppose de mourir pour quelque chose, c’est-à-dire, pour le Baptiste, de mourir en précurseur du Christ alors même que rien n’a encore eu lieu… Les disciples de Jean-Baptiste qui partent à la fin avec la tête du prophète, et la portent à tour de rôle, représentent ce processus de constitution de la croyance dans l’appropriation personnelle du symbole. La légende de saint Julien l’Hospitalier  reprend le récit que fait la Légende dorée de la vie de Julien, parricide et matricide, mais en fait, à l’aide des enfances du héros qu’il y ajoute, une légende noire, mais surtout un récit qui fonde dans la pathologie familiale les errements du héros. Bien plus que pécheur éprouvé par Dieu, Julien devient chez Flaubert un « cas », déclinant mélancolie et sadisme, dans un contexte familial clivé entre les injonctions contraires de ses père et mère. A aucun moment Julien n’est doté de ce que pourtant la légende eût dû lui accorder, le recours à la prière, l’accès au grand corps de l’église pour réclamer pardon de ses fautes. Il ne sait rien, à l’instar de Iaokanann dans sa prison, et doit seul décider de se jeter dans les bras du lépreux qui, devenu Christ en majesté, l’emporte au ciel ; là encore, Flaubert choisit le pari – et non l’entrée de plain-pied dans la solution admise par tous (selon les mots de Freud). Dans ces deux cas, Flaubert s’emploie en fait à aller chercher des « modèles » religieux (figures mythique ou légendaire), pour les retremper au bain nouveau de la psychologie – non des masses, mais des « cas ».

38Quant à Un cœur simple, Félicité est bien cette « vierge, vivant au milieu de la province, vieillissant dans le chagrin et arrivant ainsi aux derniers états du mysticisme et de la passion rêvée », recyclage de ce que Flaubert ne fit pas au temps de sa Bovary. Dans l’intervalle, elle est devenue bête, outre que Flaubert (qui tournait on s’en souvient autour de l’hystérie) l’a faite aussi obsessionnelle. Dans Malaise dans la culture, Freud écrivait :

La religion porte préjudice à ce jeu du choix et de l’adaptation du fait qu’elle impose à tous de la même façon sa propre voie pour l’acquisition du bonheur et la protection contre la souffrance. Sa technique consiste à rabaisser la valeur de la vie et à déformer de façon délirante l’image du monde réel, ce qui présuppose l’intimidation de l’intelligence.26

39Or, le conte de Flaubert propose une démarche inversée par rapport à cette lecture : nulle intimidation de l’intelligence, puisque Félicité en amont ne « comprenait rien » et ne « tâcha même pas de comprendre » les dogmes et le catéchisme. D’ailleurs, sa simplicité l’amène à adapter les histoires saintes à ses représentations – ce qui marque la construction d’une intelligibilité particulière en réponse aux notions obscures du catéchisme - :

Les semailles, les moissons, les pressoirs, toutes ces choses familières dont parle l’Évangile, se trouvaient dans sa vie ; le passage de Dieu les avait sanctifiées ; et elle aima plus tendrement les agneaux par amour de l’Agneau, les colombes à cause du Saint-Esprit27.

40Le Saint Esprit est le fil qui va finir par la relier sereinement au monde, sous la forme de Loulou le perroquet : une fois qu’il est mort et empaillé, Flaubert en fait un fétiche. Au double sens du terme, en religion comme en psychanalyse, c’est-à-dire un objet d’adoration et de culte, et un objet qui fait tenir tout le système des représentations d’un sujet.

Chaque matin, en s’éveillant, elle l’apercevait à la clarté de l’aube, et se rappelait alors les jours disparus, et d’insignifiantes actions jusqu’en leurs moindres détails, sans douleur, pleine de tranquillité.

[…]

[Elle] contracta l’habitude idolâtre de dire ses oraisons agenouillées devant le perroquet. Quelquefois, le soleil entrant par la lucarne frappait son œil de verre, et en faisait jaillir un grand rayon lumineux qui la mettait en extase.28

41Le mot est lâché, « idolâtre ». Est-ce à dire que ce conte, dès lors qu’il désignerait finalement une perversion du canon, ne compterait pas vraiment comme contribution à une petite histoire psychopathologique du phénomène religieux (entendu comme collectif, solution admise par tous, pour le dire encore) ? Faux, car la fin d’Un cœur simple impose à la petite communauté de Pont-l’Évêque, sur le reposoir de la Fête-Dieu, et au moment même où Félicité agonise, Loulou « légalisé », trônant sous les roses avec l’accord du curé. Ce troisième conte propose non plus une variation psychologique sur des motifs religieux attestés (Évangile ou Légende dorée) mais une véritable création de la foi par dérivation de la névrose personnelle. Flaubert a bien construit une Félicité obsessionnelle, soustraite de toutes les  façons possibles à la vie affective  - par la mort de ce père qui meurt et plombe définitivement la possibilité d’amour pour l’enfant29, par la trahison du fiancé, par la mort des enfants de substitution, Victor et Virginie… - et d’emblée présentée dans le récit comme cette « femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.30 »  Or de cette névrose elle se sauve, dès lors nous l’avons vu qu’elle fait de Loulou mort (et ressuscité) le fétiche de sa vie nouvelle, l’incarnation de l’Esprit Saint pour elle ; un représentant singulier pour un sujet particulier.

42Bien sûr, on peut la dire « simple » - et se poser la question du caractère sérieux du « cas » Félicité. D’autant qu’il est bien difficile de dire, à la lecture de sa mort, si elle s’éteint en folle hallucinée ou en mystique visionnaire ? Les deux sans doute,  la frontière étant par ailleurs fragile entre les deux notions… Mais le sens dans lequel a procédé Flaubert, de la folie (la mécanique de la femme de bois) vers le mysticisme (le sourire de celle qui advient à la félicité dans sa vision finale du perroquet), apporte un contrepoint intéressant à la visée freudienne, dont le sens est inverse, et qui fait l’économie de l’individu au profit de l’humanité.

43La manière dont dialoguent ou se répondent les théories et positions freudiennes et les récits flaubertiens quant à la problématique question du rapport au religieux et des destinées de cette illusion qui porte et aliène l’humanité depuis toujours, montre que littérature et psychanalyse ont à échanger, et à être chacune pour l’autre un repère, un référent, un comparant, une « idée » divergente mais nécessaire pour qu’au croisement s’élabore un ensemble de possibles et d’interprétations.

44Freud pose comme avenir de l’illusion religieuse sa disparition : et c’est au poète Heinrich Heine, «compagnon d’incroyance », qu’il délègue pour le dire :