Colloques en ligne

Didier Alexandre, Université Paris-Sorbonne

Roger Caillois. « Discréditer si possible la littérature tout entière »

1C’est dans un texte tardif, paru dans Cases d’un échiquier en 1970, intitulé Intervention surréaliste (Divergences et connivences), que Roger Caillois revient sur le défi qu’il lance dans les années trente à la littérature dans un texte intitulé Procès intellectuel de l’art et repris dans les Approches de l’imaginaire.

Je me rappelle avoir précisé à Léon Pierre-Quint, qui ne revint pas de ma candeur, que mon intention était bien de discréditer si possible la littérature tout entière et de lui substituer l’étude, suivant les cas psychologique ou sociologique, des pulsions et instincts qu’elle tendait à satisfaire. […] L’heure, à mon avis, était à la liquidation de la littérature, qui avait maintenant fourni assez de matériel à l’investigation méthodique1.

2Après avoir participé au groupe du Grand Jeu, Caillois a rejoint le groupe surréaliste, dont il adopte un moment les pratiques avant de prendre ses distances avec le groupe, précisément parce que l’activité surréaliste avait été pour lui l’objet d’un malentendu. En effet, le surréalisme demeure à ses yeux littéraire, alors qu’il espérait voir en lui un mouvement qui mettrait fin à la littérature. « J’avais été naïvement persuadé que le surréalisme, loin d’être un mouvement de la même nature que les autres, proclamait au contraire la fin de toute littérature. » Or,  les textes produits par l’écriture automatique apparurent vite, à Caillois, comme « les plus littéraires (et au pire sens du mot) qu’on ait jamais vus. » (p. 214) Il leur reprochait, quoiqu’ils ambitionnassent « d’affranchir l’esprit de toute convention », de « respecter ponctuation et syntaxe » et de rechercher le « style » (p. 215), c’est-à-dire d’individualiser la pensée. Car c’est bien de la pensée et donc de l’esprit que se préoccupait Caillois. Caillois recherche les structures fondamentales de la pensée, qu’il se refuse à confondre avec la langue et au-delà avec la seule pensée humaine. La controverse avec Breton porta sur le sens qu’il fallait donner à la formule du Manifeste du surréalisme que Caillois formule ainsi : « révéler le fonctionnement de la pensée en dehors de tout contrôle moral, intellectuel ou esthétique » Il précise : « je n’avais pas remarqué que le contrôle littéraire n’était pas mentionné ou je pensais qu’il était compris dans le contrôle esthétique. » (p. 214) Cette dissociation de la pensée et de l’esthétique, confondue avec un usage stylistique de la langue écrite, caractéristique de la pensée du Collège de sociologie, puisqu’elle se retrouve dans la préface de L’Age d’homme de Michel Leiris de 1946, reformule ce que peut être la littérature : un phénomène social et culturel ordonné par des structures fondamentales, repérables dans d’autres phénomènes, naturels ou culturels. Le débat sur l’image qui oppose Breton et Caillois, confirme cela. Alors que pour Breton, l’image doit sa fulgurance à la distance qui sépare les deux termes de l’image,  pour Caillois, l’image ne peut être efficace  que parce qu’elle a une « prise sur la mémoire et la sensibilité », « que parce que d’abord elle est juste » (p. 219). Il faut entendre par juste des « corrélations dissimulées, mais existantes dans la nature ; et qui plus est repérables, analysables même. » (p. 219) A une littérature de la surprise, qui fait « s’extasier à vide », est opposée une littérature qui révèle « une connivence nouvelle dans le réseau de l’inextricable univers. » (p. 219) Caillois est en fait convaincu de la connaissance de l’univers que donne l’image et de la fonction cognitive de l’imagination. A une écriture tournée vers l’émotion esthétique, il oppose « l’étude rigoureuse de l’imagination » (p. 214). Et cette rigueur, Caillois la place dans la technique (p. 216) et l’analyse (p. 215), qu’il veut cautionner par des références scientifiques omniprésentes dans son œuvre, empruntées à l’ethnographie de Mauss, à la physique d’Einstein et de Planck, à la psychologie enfin que développent la psychanalyse et la sociologie. Il écrit à Breton en décembre 1934 : 

Ainsi, dans l’atomistique moderne, c’est l’aventure dans le noir : la découverte éblouie des fougères par des enfants élevés dans des cubes (le mot est d’un physicien). Il ne s’agit pas là du trouble ou de la jouissance que procure une belle image, mais d’un désarroi, désarroi devant ce que je me plais à nommer la déroute des évidences. Car il ne subsiste rien des anciennes intuitions et toute philosophie qui ne compose pas avec cette nouvelle science du pourquoi pas est ridicule. (p. 223-224)

3La littérature n’est plus qu’un document, au même titre que d’autres objets, d’une faculté première de l’esprit, l’imagination : « Tous les livres sont ainsi des analyses des données, des ressorts, des effets de l’imagination (mythes, images, vertiges, rêves ou jeux, passions et cruautés, l’éventail quasi entier du poétique et du fantastique). » (p. 215)

4La démarche de Caillois s’inscrit ainsi au cœur du surréalisme pour se démarquer finalement de l’entreprise littéraire construite comme développement de l’autonomisation, sous trois angles : autonomisation du sujet de l’écriture, autonomisation de l’art, autonomisation du langage de la littérature. Le surréalisme peut être compris comme l’aboutissement d’une expression de l’intériorité, confondue avec la pensée et l’esprit, dont l’objet ultime est sacralisé. Quoiqu’en rupture avec tout dogme religieux, la littérature surréaliste pérennise la fonction religieuse inaugurée par le romantisme, que ce soit dans sa finalité esthétique, sublime, ou dans les contraintes dont elle s’entoure et qui la valorisent. Centrée sur l’intériorité spirituelle, la littérature se veut intransitive : elle est autant l’accomplissement le plus authentique du sujet, en particulier lorsqu’elle se restreint à la poésie, que la finalité de l’univers qui ne peut être univers que par le livre. Je veux dire que la littérature ne dit pas l’univers : elle est l’être de l’univers. Ceci impose la troisième forme d’autonomisation, celle d’un langage lui-même en rupture avec la langue quotidienne et pensé comme musique, langue poétique, forme dont les arrangements, le mot est de Bergson, sont expressifs de la vie profonde2. Le refus du paradigme musical, par les surréalistes, pour un paradigme visuel, répondait à un désir de rompre avec cette autonomisation et de revenir au réel. Mais Caillois refusait au surréalisme toute capacité d’atteindre le réel – le réel se définissant comme mécanisme intérieur et fonctionnement : « enfant je ne savais m’amuser avec aucun jouet, je n’avais de cesse de les avoir éventrés ou démontés afin de savoir « comment c’était à l’intérieur, comment ça marchait. » » (p. 224). Car telle est bien la démarche de Caillois qui s’oppose à cette autonomisation de la littérature : il refuse à l’être humain toute forme de privilège qui autorise et légitime une activité spécifique dénommée art.

Dans l’art autonome, je n’ai consenti d’apercevoir qu’une activité transitoire, passagèrement spécialisée. Il ne me paraissait pas alors un attribut constant de la nature humaine, du moins sous la forme d’une recherche close et exclusive, que j’estimais plutôt une impasse. Au contraire, (et complémentairement), conjugué à d’autres besoins ou impulsions, il me semblait cette fois déborder l’homme, loin d’en constituer l’apanage exclusif et permanent.3

5En 1937, il concluait son essai sur La Mante religieuse publié dans la revue Mesures par un même rejet de la notion d’autonomie, qui balayait non seulement le privilège de toute activité de l’esprit spécialisée, mais aussi toute frontière entre les règnes animal et humain, entre l’intériorité de l’homme et l’extériorité du monde, entre l’activité biologique et psychologique et la symbolisation :

De la réalité extérieure au monde de l’imagination, de l’orthoptère à l’homme, de l’activité réflexe à l’image, la route est peut-être longue, mais elle est sans coupure. Partout les mêmes fils tissent les mêmes dessins. Il n’est rien d’autonome, rien d’isolable, rien de gratuit, sans cause et sans fin : le mythe même est l’équivalent d’un acte. (p. 210)

6Aussi Caillois est-il conduit à définir la culture comme différence, comme distance, comme bulle protectrice de l’humain. L’opposant à « l’univers sauvage [qui] est différé », il voit en elle un « monde intermédiaire », « une enveloppe à la fois transparente et protectrice ». La littérature compte ainsi parmi les médiations qui empêchent toute immédiateté de l’homme au monde des origines et qui tracent les chemins de la pensée. « Car la bulle comprend aussi les universités et les bibliothèques, les théâtres et les musées, tout lieu de lecture et de spectacle, tout germe de pensée et d’invention, tout silo où les hommes emmagasinent leur savoir et leurs œuvres. » (p. 164) Il faut donc comprendre que Caillois ne transgresse pas l’ordre des discours et des savoirs pour renouer avec le mythe du bon sauvage : la transgression ne réalise pas une tabula rasa, mais elle recherche des singularités, en particulier des objets singuliers, comme la mante religieuse, la pieuvre, le mousqueton ou le rare éperon de narval, qui « entr[ent] difficilement dans les catégories de la science ou de l’histoire, […] se situ[ent] mal dans les archives du patrimoine humain et […] n’apparaiss[ent] guère dans les catalogues des musées ou les colonnes des encyclopédies. » (p. 127) Leur nature « ouver[te] » (p. 127) rompt le savoir institutionnalisé et appelle un autre savoir. Cette herméneutique soupçonneuse, qui outrepasse les classifications et les nomenclatures, se fonde sur une conception de la langue qui dévalorise le paradigme lexical, censé isoler et maîtriser l’objet4, et valorise la syntaxe, c’est-à-dire ce qui unit en un ordre secret un objet à l’univers, et au sujet qui est en relation sensible et intellectuelle avec lui (p. 172). Pour mieux préciser ce point, il nous faudrait nous arrêter à deux notions, l’unité ou la continuité, la dissymétrie qui ouvre sur le débat de la pureté et de l’impureté littéraire, très présent dans les années trente, mais en fait ouvert dès le dix-neuvième siècle, par exemple par Victor Hugo qui avait qualifié les Orientales de « livre inutile de pure poésie » 5.

7C’est précisément l’introduction, dans le champ de la réflexion critique, de discours empruntés à la minéralogie, à la littérature naturaliste, à la mythologie, à l’ethnographie qui va permettre de battre en brèche cette autonomisation de l’art, et donc de la littérature, en mettant l’accent sur le continu et l’unité universelle et en faisant de la symbolisation la transposition par l’intelligence, au plan humain, de comportements instinctifs propres à l’animal. Caillois définit ainsi la fiction, ou la fabulation, non pas comme invention par l’imagination de faits ontologiquement différents du réel, mais comme actualisation d’un fait de la vie, acte et passion. Il ne faut pas minimiser cette réflexion qui associe la psychologie de l’émotion et l’imagination dans une symbolisation spécifiquement humaine destinée à répondre à une situation fondamentale de la vie. C’est en se référant à Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, que Caillois formule cette théorie qui voit dans la fabulation, fiction ou mythe, le « prolong[ement] dans un autre règne » d’un comportement matériel ou instinctif. On pourrait en citer deux exemples, le premier qui déplace dans la fabulation de la minéralogie la « facilité et le « caprice » des pierres naturelles (p. 150), le second qui confronte le monde des insectes et le monde humain. Selon Bergson, « la fiction n’est possible que pour les êtres intelligents : les actions sont préformées, dit-il dans la nature de l’insecte, la fonction seulement l’est chez l’homme. La fiction d’ailleurs, chez ce dernier, « quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante. » Les images fantastiques surgissent à la place de l’acte déclenché. « Elles jouent un rôle qui aurait pu être dévolu à l’instinct et qui le serait sans doute chez un être dépourvu d’intelligence. » Il ne faut pas minimiser la part de la psychologie dans ce déplacement du réel au virtuel : « les mantes sont peut-être les insectes qui impressionnent le plus la sensibilité humaine. » (p. 202) La fiction naît d’une exaltation, d’un trouble, d’une attirance, sans que le sujet soit contraint à assumer la conduite.

8La critique porte ainsi sur les facultés les plus nobles, qui ne sont pas l’apanage exclusif de l’homme : Caillois suppose une transitivité universelle de l’intelligence et de l’imagination qui prend, selon les règnes et les milieux, des formes diverses.

9Imagination, intelligence, capacité de rêver, pouvoir de spéculer correctement, il arrive de plus en plus que je me les représente comme des propriétés générales de l’univers. Elles y existent à ses différents niveaux d’organisation, stagnants ou turbulents, sous des aspects le plus souvent méconnaissables : sans cesse plus déliés, plus subtils, et aussi plus fragiles, plus aléatoires, plus trompeurs et aventurés. (p. 136)

10On peut affirmer que cette polymorphie des facultés relativise la valeur artistique et littéraire : elle a pour conséquence, chez Caillois, et ce serait le second point de cette réflexion sur l’unité, une réflexion complexe sur les rapports entre art et nature. Avec évidemment un souci de provocation, Caillois établit une continuité entre les dessins des ailes de papillon et la peinture : 

Je ne songe pas à nier, je souligne plutôt les différences insurmontables qui séparent le tableau et l’aile, mais j’estime que ces différences sont déjà impliquées dans le fait trop évident que l’aile fait partie du papillon, tandis que le peintre pense et exécute le tableau. 6

11Mais si l’aile et le tableau ne sont pas comparables, ils sont « homologues ». Caillois confronte ainsi des séries analogiques : le tableau est à l’homme ce que l’aile est au papillon. Il en tire des conséquences, autant sur le privilège esthétique que s’arroge l’homme en se réservant le lexique de l’art pour qualifier ses productions que sur la place même de l’esthétique dans l’univers : « Que peut signifier pareille correspondance, sinon qu’il apparaît dans le monde biologique en général un ordre esthétique autonome ? » 7 C’est cette même continuité qu’il pourchasse lorsqu’il établit une analogie entre le monde matériel et le monde mental. La découverte par l’homme de principes de géométrie réside non dans la raison raisonnante mais dans des puissances partagées entre l’esprit humain et la matière : « la géométrie construite par les hommes qui ne connaissaient ni la rigoureuse architecture des cristaux ni les microscopiques polyèdres ajourés des radiolaires, suppose une continuité singulièrement précise entre le monde mental et le monde matériel. » (p. 155) Il y a donc là une contre-révolution copernicienne et surréaliste : l’homme n’est plus le centre pensant de l’univers et son intériorité n’est plus le lieu originel de la transgression. Au contraire, l’univers recèle une infinie virtualité imaginante, qui échappe à l’homme, impuissant à la nommer convenablement.

Il n’est sans doute pas à la portée de l’homme d’imaginer quelle peut être leur nature aux étages les plus humbles où ils se révèlent ni même d’inventer les dénominations convenables ou seulement intelligibles, susceptibles de désigner l’état sous lequel elles se manifesteraient alors, à supposer que le verbe, pourtant si neutre, se manifester, corresponde déjà à quelque changement ou tendance perceptibles ou concevables. (p. 136)

12Venons-en à l’autre notion, la dissymétrie. L’analogie, chez Caillois, obéit toujours à une impulsion première et une émotion. Le ressort de la démarche est la surprise : « l’émotion esthétique variable d’ailleurs avec les styles et les genres, repose la plupart du temps sur une tenace composition de régularité et de surprise. » (p. 946) C’est sur le fond de régularité, ou encore de symétrie, que l’artiste « développe d’innombrables et subtiles complications » (p. 946). Il en va ainsi de la dent de narval, selon Caillois, ou encore du mousqueton, (p. 127).  La pensée de Caillois est dominée par la dissymétrie : c’est cet appel à « autre chose » (p. 127) qui est à l’origine de la fabulation comme des bouleversements qui ruinent tout un pan de réalité : « Dans le domaine de l’art, une innovation estimée seulement plaisante ou ingénieuse amène de surenchère en surenchère la ruine de l’idée même de l’art. » (p. 167) Tandis que Caillois tire la symétrie du côté des systèmes stables et des savoirs constitués, la dissymétrie est pensée comme liberté et rupture. Ces deux notions, sur lesquelles Caillois revient longuement dans les Cohérences aventureuses sont introduites dans le Procès intellectuel de l’art à des fins de définition de la pureté et de l’impureté en art.  Caillois prend ainsi position contre la poésie pure, qu’il définit comme l’élimination du sujet en art et la recherche d’harmonies par l’art, qu’il soit peinture, musique, poésie. Cette condamnation rejette l’autotélisme qui est la forme la plus accomplie de l’autonomisation de l’art et donc de la littérature. Cet art de l’imagination « aurait pu être nommé poétique , si la poésie ne s’était elle aussi engagée dans la voie de la pureté, voyant sa fin dans une problématique harmonie de syllabes où il est en tout cas puéril de croire qu’il n’entre aucune représentation, et n’avait fait effort dans son domaine pour se passer de contenu. »8 Au contraire, Caillois choisit la voie de l’impureté, qu’il qualifie de lyrique : « ce qui reçoit de l‘imagination affective une certaine capacité spontanée d’expansion, de prolifération et d’annexion tendancieuse. » 9 C’est de ce côté que Caillois range la fabulation, les phantasmes, les mythes. A la littérature pure s’oppose donc une littérature produite par l’imagination, qui cristallise dans des représentations des émotions et des sentiments et transpose des réponses à des situations fondamentales.

13Cela ne veut pas dire que Caillois fasse bon accueil à l’ensemble de cette littérature impure. Ce ne sont là que des catégories efficaces, qui distinguent des pratiques et des domaines de l’imagination humaine. Si la poésie pure est condamnable parce qu’elle suppose élitisme et autonomie, le roman impur l’est tout autant, pour des raisons de moralité collective, parce qu’il concentre en lui la sentimentalité et le conventionnalisme spontané.  La pensée de Caillois voit dans la dialectique de la symétrie et de la dissymétrie, un principe de stagnation et d’évolution : mais elle fonde aussi une sociologie du roman dans son essai Puissance du roman de 1941. La fabulation transpose dans le règne de l’intelligence ce qui relève de l’action instinctuelle. Caillois pense de la même manière le roman, hors de toutes règles et donc de toute poétique, comme la réponse apportée par le romancier aux hommes de la société à une demande du plus large public, frustre, avide d’ « avoir accès, fût-ce illusoirement, à une autre vie que la sienne. » 10 Le romanesque auquel s’intéresse Caillois n’est donc nullement littéraire : il est celui du roman sentimental ou du roman policier, dont l’univers fictif et ses héros sont comparables à ceux du cinéma populaire. La théorie de la fabulation répond à la situation de « l’existence de l’homme dans la cité » et aux angoisses que suscite la force exercée contre lui 11. Caillois insiste sur la rupture que représente cet objet auquel il s’intéresse : ce n’est ni de l’art ni de la littérature dont, significativement, il donne pour exemple Paul Valéry, « le dernier écrivain d’ancien style ». 12 Ces productions sont consommées sur le mode de l’identification et de la participation, contribuant selon Caillois à la dissolution ou à la régénération de la société. L’exemple du roman policier est très démonstratif. Tandis qu’ils comportent une composante violente et passionnelle, les romans de ce type, qui se développent dans les années quarante, présentent aussi une composante intellectuelle, analytique, qui résout l’énigme, rend compréhensible l’incompréhensible, « déchiffr[e] le cryptogramme » 13. L’épanouissement du roman est dû, selon Caillois, à une société incapable par de grands projets collectifs de proposer à l’homme d’employer une énergie qui se déplace dans la fiction et la lecture de fiction. Le roman devient le lieu à la fois de conservation et de destruction fictives de la cité. Ces contradictions, Caillois veut voir en elles un signe religieux qui témoigne d’une attente de refonte de la collectivité. C’est dire que la théorie de l’imagination désacralise la littérature, pour la réduire à l’état d’activité symbolique comparable à celles que pratiquent, à leur niveau, les autres règnes. Mais elle est aussi lue comme le symptôme d’une humanité qui déplace sur ces pratiques symboliques les satisfactions fondamentales, sacrées, que la collectivité est impuissante à lui donner. C’est bien une attitude de soupçon qu’à un moment de crise, la Seconde Guerre mondiale, Caillois adopte à l’égard d’une littérature dont il a conscience qu’elle est uniquement vouée à la célébration d’un esprit humain qui se veut éminent dans la nature.

14 Peut-être est-ce le terme de fiction qui résume au mieux les pièces du dossier que Caillois réunit dans son procès contre la littérature.  L’autonomie de la littérature, fondée sur l’illusion d’une indépendance de l’esprit humain dans la nature, est battue en brèche au nom d’une continuité, de règne à règne, de comportements communs. De l’instinct de l’insecte, voire de la pierre, à l’imagination de l’homme, la différence n’est que de degré. La prééminence de la littérature, fondée sur l’exception du langage humain, ne résiste pas non plus à cette construction analogique. Ce primitivisme, qui renvoie l’homme au modèle instinctif et naturel que donnent de lui les règnes minéral, végétal, animal, naturalise le fait littéraire : la création par la langue est un acte pareil à la création de formes par la nature et n’est donc qu’une réponse apportée à une situation environnementale. Alors que la poésie est un leurre esthétique, le roman apporte des réponses fictives à des attentes réelles, et fondamentales, que la société est impuissante à satisfaire. Loin d’être la forme la plus haute de l’humanité, la littérature révèle une société malade, qui trouve dans les pratiques symboliques un équilibre fragile et précaire. L’argumentation de Caillois, fondée sur l’analogie, n’a guère de pertinence. Elle pose, néanmoins, une question fondamentale, celle de la spécificité anthropocentrique de la littérature. Transitive, hétéronome, symbolisante, celle-ci n’est plus qu’une pratique sociale et naturelle parmi d’autres. Comme le papillon a ses dessins, l’homme a ses textes.