Colloques en ligne

Vital Rambaud, Université Paris-Sorbonne

Lemaitre et Barrès :  une incompréhension réciproque

1Au cours de l’été 1899, Barrès établissait dans Mes Cahiers une sorte de bilan de ses jugements successifs sur Jules Lemaitre dont l’affaire Dreyfus venait de le rapprocher :

Cette entente avec Lemaitre s’est faite très difficilement. J’ai toujours bien su qu’il avait beaucoup de talent, mais je trouvais qu’il sentait chétivement, plus clairement que profondément  il a une tendance à blaguer les grands esprits. Il aimait Meilhac et Sarcey, qui me font horreur  il était d’une famille que j’appelle celle des petits Français.

Et puis est arrivée l’Affaire.

J’ai senti en outre qu’il était un raciné ; il a écrit à propos de Port‑Royal un article magnifique. J’ai vu aussi qu’il avait le goût de la justice, qu’il avait du courage dans les relations, une espèce de longanimité, de bienveillance pour les crétins, mais tout à coup susceptible de dire son fait.1

2Malgré une profonde et originelle antipathie de caractère et de sensibilité, Barrès aurait donc fini par découvrir les qualités de Lemaitre. Certaines, comme « le goût de la justice » reconnu par un antidreyfusard à un autre antidreyfusard, ne manqueront pas de surprendre. Mais, par rapport à notre propos qui est l’étude des relations entre Lemaitre et Barrès, le panégyrique sur lequel s’achève ce passage de Mes Cahiers témoigne d’un indéniable rapprochement entre les deux hommes. Celui-ci fut-il cependant aussi réel et définitif qu’on pourrait le croire en lisant ces lignes ? Nous verrons que, tout en révélant les différences de leurs personnalités, les rapports entre Barrès et Lemaitre demeurèrent jusqu’à la fin beaucoup plus complexes, marqués par des divergences aussi bien politiques que littéraires.

3Né en 1853, Lemaitre n’a que neuf ans de plus que Barrès. Mais, quand celui-ci décide de se lancer à la conquête du monde des lettres parisien, Lemaitre a déjà commencé à y occuper une position en vue : collaborateur de la Revue bleue et du Temps, il a publié deux recueils de sonnets et s’apprête à tenir la critique dramatique du Journal des débats. C’est la raison pour laquelle le jeune Barrès, auquel cette situation n’a pas échappé, l’a inscrit sur sa liste des « premiers amis de Paris2 » qu’il lui faudrait se faire en débarquant dans la capitale. Le futur auteur du Culte du Moi ne tient pourtant pas son aîné en grande estime intellectuelle. Dans une lettre à son ami Léon Sorg où il évoque en 1881 une « très mauvaise » étude qu’il vient d’écrire sur le théâtre de Vacquerie, il se reproche d’avoir adopté la démarche de Lemaitre à propos de Flaubert :

Il prend tous ses romans les uns après les autres, un chapitre pour chaque. J’ai fait de même. Je crois la méthode mauvaise ; il valait mieux grouper le tout : peindre caractère et manière en l’appuyant par des exemples, puis comparer aux autres dramaturges. C’est la méthode de Sainte-Beuve. Je n’en ai rien fait et je le regrette.3

4Il est vrai qu’en janvier 1885, Barrès mentionne dans Les Taches d’encre sans la moindre critique ce que Lemaitre a écrit sur Leconte de Lisle et qu’au passage, il le qualifie ainsi que Bourget d’« excellents esprits4 ». Mais il ne tarde guère à le traiter avec impertinence et désinvolture. Alors que Lemaitre vient de recevoir un prix de l’Académie française, Barrès, le 3 juin 1887, lui consacre sa chronique du Voltaire. Il y présente le lauréat de manière assez moqueuse comme « un ancien professeur de l’Université qui jadis écrivit vingt-cinq pages de premier ordre, Serenus, et qui réussit depuis trois ans d’agréables improvisations sur la littérature et la dramaturgie ». Comme cela arrive souvent aux futurs académiciens, il ne manque pas non plus d’ironiser aussi sur l’Académie en parlant du « certificat de bonne littérature » que les « quarante vieillards » viennent de décerner à Lemaitre. Mais cette chronique, qui est intitulée « Entretien avec un lauréat », se présente pour sa plus grande part sous la forme d’une interview. Celle-ci est, bien sûr, tout aussi imaginaire et fantaisiste que les conversations que l’auteur de Huit jours chez M. Renan a prétendu, un an plus tôt, avoir eues avec l’illustre philosophe. Mais le jeune chroniqueur peut ainsi s’amuser à prêter à Lemaitre un langage fort peu académique. Il lui fait, par exemple, dire que Pailleron était « rigolo », Boissier « tordant » et l’amène même à s’écrier à un moment : « ça me botte », avec, précise Barrès, - qui ne voyait pas encore en lui « un raciné », - « le savoureux accent traînard d’un franc Parisien né à Belleville » !

5Dans cette même chronique du Voltaire, le futur auteur de Sous l’œil des Barbares, qui ne manquait décidément pas d’aplomb, affirme : « Je ne voulais pas froisser M. Lemaitre parce qu’il pourra m’aider quand je publierai (prochainement) mon roman (un très bel ouvrage). » Le « très bel ouvrage » ne parut finalement qu’en février 1888 et Lemaitre, de son côté, attendit la parution en 1889 d’Un homme libre, le second volume du Culte du Moi, pour daigner parler de Barrès. Il ne le fait d’abord que d’un mot, se contentant, au retour d’une visite au Musée de la Révolution, de signaler dans un « Billet du matin » paru dans le Temps du 2 mai 1889 : « Saint-Just ressemble à Maurice Barrès que j’aime beaucoup.5 » Un autre billet consacré le 28 mai à « l’exposition des chiens » comporte une allusion un peu plus développée à Barrès avec même une citation d’Un homme libre. Après avoir indiqué que l’exposition est fréquentée par « quantité de gens de cercles qui ne pratiquent la campagne qu’un mois ou deux chaque année », Lemaitre explique qu’il y a rencontré aussi « de vrais gentilshommes ruraux » dont la vue le fit « rêver de vie rustique ». Ce qui l’amène à terminer son billet en écrivant non sans ironie :

Et, rentré chez moi, je feuillette vite l’Homme libre, de Maurice Barrès, pour y retrouver une phrase qui m’a ravi à la première lecture. La voici : « J’adore la terre, les vastes champs d’un seul tenant et dont je serais propriétaire ; écraser du talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et orgueilleuse. »6

6Dans le Figaro du 8 juin 1889, Lemaitre consacre enfin tout un article à Un homme libre. Aida-t-il pour autant Barrès comme celui-ci semblait le souhaiter deux ans plus tôt ? Publié en première page, l’article assure indéniablement une forme de publicité au second volume du Culte du Moi. Mais ce n’est pas sans une certaine condescendance que Lemaitre en rend compte. Il parle du « charme bizarre de cette espèce de manuel du parfait dilettante » et le présente comme un « livre  original et séduisant » mais il insiste par ailleurs sur le fait « qu’on ne sait  où commence au juste l’ironie, et qu’on a cette impression que l’auteur ne le sait pas bien lui-même » : « d’où, ajoute-t-il en faisant, lui aussi, preuve d’ironie, un plaisir mêlé d’inquiétude et un chatouillement d’esprit, agréable et singulier. » Le critique souligne, d’autre part, ce qui est, à ses yeux, le « point faible » d’Un homme libre :

Le programme, la méthode, cela est à merveille. Mais, dans l’application, cela ne rend peut-être pas tout ce qu’on était en droit d’attendre  toutes les fois que nous sortons de la théorie de l’égotisme transcendant pour suivre cet égotisme dans ses excursions à travers les choses, nous sommes un peu déçus.

7Et, négligeant les ambitions profondes de ce second volume du Culte du Moi, Lemaitre, qui ne prend guère Barrès au sérieux, en vient à trancher : « ce qu’il y a d’original dans la fantaisie philosophique de M. Barrès, ce n’est peut-être pas le fond, c’est le ton, le tour, l’accent, l’attitude. »

8Quatre mois plus tard, alors que Barrès, engagé dans l’aventure boulangiste, a été élu député de la troisième circonscription de Nancy, Lemaitre, qui n’a aucune sympathie pour le général Revanche mais que la carrière de son cadet amuse incontestablement, publie, sous la forme d’une lettre « À M. Maurice Barrès, député boulangiste », un « Billet du matin7 » demeuré fameux pour son ironie. Sur un ton qu’Émilien Carassus n’hésite pas à qualifier de « goguenard8 », Lemaitre, tout en faisant malicieusement allusion au soutien que Bourget avait apporté à Barrès dès Sous l’œil des Barbares, commence par affirmer :

Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu les livres par lesquels vous avez perverti ce pauvre Paul Bourget. Mais sans doute, ceux qui, d’aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous l’œil des Barbares était un opuscule patriotique, et Un homme libre une brochure éminemment républicaine.

9Observant que « ce sera assurément la première fois qu’on verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d’une littérature si spéciale et si ésotérique », Lemaitre s’en réjouit à l’avance car il suppose que Barrès restera « un humoriste quelquefois exquis » :

Après l’ironie écrite, vous pratiquerez l’ironie en action.  Votre esprit s’enrichira d’observations dont votre talent profitera ; et, si vous transportez à la tribune votre style et vos idées d’ultra-renaniste et de néo-dilettante, on ne s’ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.

10Dans le cas où Barrès ne resterait pas ce qu’il est aux yeux de Lemaitre, celui-ci n’en goûterait pas moins la métamorphose :

Ou bien… ou bien vous valez moins que je n’avais cru, et alors vous finirez par être comme les autres  Vous prendrez goût aux petites intrigues de couloir  Votre ironie supérieure se tournera en blague chétive ; ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu  Et ce sera encore plus drôle.

11Dans sa réponse à l’enquête de Jules Huret sur l’évolution littéraire, Lemaitre continue, deux ans plus tard, à présenter Barrès comme « un humoriste », « un ironique » qui, répète-t-il, « ne sait pas exactement lui-même où commence et où finit son ironie9 ». Avec un sens certain de la formule mais un dédain tout aussi évident, il le définit alors comme « la dernière efflorescence, délicate et légère, avant la pourriture, du renanisme10. »

12Barrès, qui ne goûte guère cet esprit que certains qualifieraient de « normalien » mais qui n’est peut-être qu’affectation de parisianisme11, s’agace de se voir ainsi considéré et s’estime incompris12. Alors qu’il ne s’est pas encore converti au nationalisme de la Terre et des Morts, il publie le 4 juillet 1892 dans le Figaro un article intitulé « La Querelle des nationalistes et des cosmopolites », où, plaidant pour l’ouverture aux littératures d’autres pays, il ne manque pas de s’en prendre à Lemaitre et à sa prétendue incompréhension des auteurs étrangers :

M. Lemaitre ne veut comprendre ni Shakespeare, ni Ibsen, ni Dostoïewski. Ne vous y trompez pas. Il les comprend à merveille  il les comprend mieux que vous et moi, car son trait distinctif est une extrême facilité à tout expliquer, seulement il ne sent pas comme eux. Il les admire ; mais comme il admirait les petites Javanaises de l’Exposition, en s’étonnant qu’on puisse être si fort Javanais. Aussi, quand nous lui disons que nous nous sentons parfaitement d’accord avec Ibsen ou Dostoïewski, il s’agace. Il déclare volontiers que, nous aussi, il ne nous comprend point. Toutes proportions gardées entre les grands génies étrangers et les écrivains français qui se sont révélés depuis dix ans, ceux-ci comme ceux-là, et pour la même raison agacent M. Lemaitre.

13Les nationalités n’y font donc pas grand chose. On peut être du même pays, du même temps, des mêmes mœurs, et se sentir étrangers l’un à l’autre.

14Quand on pense que Barrès et Lemaitre se retrouveront bientôt dans le même camp du nationalisme, ces propos ne manquent pas d’une certaine saveur. Lemaitre semble, en tout cas, ne pas en avoir voulu à Barrès et lui avoir même pardonné son allusion aux « petites Javanaises » que ses « Billets du matin » avaient en effet évoquées à plusieurs reprises au moment de l’Exposition universelle de 1889. Bien que L’Ennemi des lois ne soit pas encore paru en librairie, il lui consacre dans le mois qui suit sa publication en feuilleton dans l’Écho de Paris tout un article dans le Figaro du22 novembre 1892. Usant, comme toujours, d’un ton à la fois protecteur et moqueur, il en parle comme d’un « délicieux petit livre » et s’attache à montrer comment on peut y voir « le commencement de la banqueroute heureuse, et consentie par l’auteur, de son dilettantisme » avant toutefois de conclure que « la rentrée trop rapide de M. Barrès dans la morale commune abrégerait notre plaisir ». Le jour même, Maurras, dans une lettre à Barrès, déclare l’article « insignifiant13». Nous ne savons pas ce qu’en pensa le principal intéressé mais on peut supposer qu’il partagea son point de vue. Il n’empêche que les relations entre Barrès et Lemaitre tendent, dès ce moment-là, à se normaliser et deviennent ce qu’elles sont habituellement entre concitoyens de la République des Lettres : un mélange subtil de cordialité et de méfiance, d’admiration et de mépris réciproques…

15Comme en témoignent un certain nombre de lettres de Lemaitre à Barrès conservées au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France14, les deux hommes s’écrivent régulièrement à partir de 1894. Il ne s’agit souvent que de brefs billets : « un mot d’introduction » (vraisemblablement pour le rôle de Madame Thuringe dans Une journée parlementaire, la pièce que Barrès vient d’écrire sur le scandale de Panama et dont le gouvernement interdira la représentation) qui, précise Lemaitre, n’est pas « une recommandation », pour une Mme Ramazetta dont il ne sait ce qu’elle vaut comme actrice et dont l’accent lui fait peur ; un autre mot pour être compté au nombre des souscripteurs qui, grâce au comité mis en place par Barrès, allaient venir en aide à Verlaine ; des précisions sur le nombre de pages à prévoir pour les livraisons en préoriginale des Déracinés dans la Revue de Paris. Cette correspondance nous permet, d’autre part, de voir les progrès dans la relation entre les deux hommes. Sans doute sous l’influence de Mme de Loynes que Barrès connaît depuis l’époque du boulangisme et à qui il reprochera plus tard dans Mes Cahiers « les efforts qu’elle faisait constamment pour subalterniser tout le monde à Lemaitre15 ». C’est par son intermédiaire, en tout cas, que Lemaitre apprend l’intention de Barrès de lui dédier L’Appel au soldat, qui ne paraîtra pourtant qu’en 1900. Le 7 septembre 1897, Lemaitre écrit en effet à Barrès :

Madame de Loynes me fait part de votre obligeante pensée, dont je suis bien véritablement touché. Oui j’accepte avec joie et reconnaissance et en y attachant tout son prix, la dédicace du second volume de ce roman que j’aime tant et à qui je dois déjà des heures d’une qualité tout à fait rare.

16Comme on n’est jamais trop prudent et que, pour Lemaitre, il convient peut-être de se méfier de Barrès, il poursuit en lui demandant de lui communiquer « le moment venu » les épreuves du livre. Mais il termine sa lettre par un « bien affectueusement » qui remplace l’habituel « bien cordialement ».

17Avant même que n’éclate véritablement l’affaire Dreyfus, un rapprochement s’est donc opéré entre Barrès et Lemaitre. Mais c’est avec la fondation en janvier 1899 de la Ligue de la Patrie française qu’on les retrouve engagés ensemble pour témoigner que tous les hommes de lettres n’étaient pas des partisans de Dreyfus et des adversaires de l’armée. Dans le Journal du 20 janvier, Barrès fait un compte-rendu qui se veut enthousiaste du discours que Lemaitre, son président, prononça pour la première manifestation de la Patrie française :

Magnifique discours ! Tous à chaque phrase, nous l’interrompions pour nous associer à sa pensée par nos témoignages  Ah ! Si vous aviez entendu Lemaitre, ses inflexions qui détachaient les mots et nos applaudissements qui les soulignaient !16

18Désormais, Barrès et Lemaitre partageront les mêmes combats. En juillet 1899, on les retrouvera, par exemple, côte à côte à Rennes pour suivre la révision du procès de Dreyfus : une photographie les montre avec deux officiers dans la cour du lycée de Rennes17. Après avoir indiqué non sans humour qu’il lui devait depuis dix ans une réponse pour son « Billet du matin » d’octobre 1889 dont il commence par reproduire le texte, Barrès, dans la dédicace de L’Appel au soldat18 souligne en avril 1900 que Lemaitre et lui sont devenus des « collaborateurs » et explique comment, depuis l’époque du boulangisme, ils se sont « mutuellement reconnus » : « Vos succès nous fortifiaient comme nos échecs vous auraient affaibli. Ne fûmes-nous pas deux ou trois fois unis par des éclairs de fraternité ? » Dans les dernières lignes de sa dédicace, Barrès ne manque pas enfin de faire allusion aux « phrases d’une beauté inoubliable, qu’au fond de Port-Royal des Champs, en avril 1899 », Lemaitre a « déroulées à la gloire de Racine » et il termine en se déclarant son « ami dévoué » et son « admirateur ».

19C’en était trop pour Lemaitre qui, découvrant dans le Journal du 2 avril 1900 le texte de la dédicace, envoie aussitôt un télégramme à Barrès dans lequel il se déclare « très ému et fier de dédicace » (sic). Il ne tarde pas, d’autre part, à « renvoyer l’ascenseur » en consacrant trois articles dans l’Écho de Paris des 20 et 28 juillet puis du 15 août 1900 au second volume du Roman de l’énergie nationale. Le plan qui consiste à consacrer le premier article à « L’Auteur » et les deux autres au « Livre » est assurément moins original que la manière dont Lemaitre propose d’ « admirer sans surprise la belle et logique évolution morale de ce grand garçon aux yeux orientaux mais au fort accent lorrain. » On retiendra, d’autre part, comment Lemaitre reconnaît maintenant que « Barrès est un grand écrivain ». À ses yeux, L’Appel au soldat est en effet « de l’histoire au même titre que, par exemple, les Mémoires de Saint-Simon, les Mémoires d’outre-tombe ou les visions de Michelet et, à plus forte raison, que les admirables chapitres de L’Éducation sentimentale où est racontée la révolution de 1848 ». Mais le président de la Patrie française entend moins s’intéresser au second volume du Roman de l’énergie nationale pour ses qualités littéraires que dans la perspective d’une analyse politique sur les chances de réussite du nationalisme. Ce qui l’amène à des développements comme celui-ci que nous ne citons qu’à titre d’exemple :

On ne saurait trop le redire : depuis quinze ans, et surtout depuis deux ans, le pays est mené par une minorité qui le représente aussi peu que possible, car elle n’est ni généreuse, ni franche, ni tolérante, ni probe, ni juste, ni amie de l’armée, ni attachée à ce qu’il y a de meilleur et de plus respectable dans la tradition française, et elle subit trop visiblement l’influence des cosmopolites et des métèques. C’est contre quoi se sont insurgés, il y a douze ans, un million de boulangistes, et c’est contre quoi plusieurs millions de nationalistes se soulèvent aujourd’hui.

20On peut préférer le style des premiers articles de Lemaitre sur Barrès… Mais le critique n’a pas perdu pour autant son coup de patte. Y compris à l’égard de Barrès comme en témoignent encore certaines des lettres qu’il lui adresse. De Grindelwald, en Suisse, où il séjourne avec Mme de Loynes, il écrit, par exemple, à propos du travail que lui donnent ses articles sur L’Appel au soldat : « Votre livre me met du pain sur la planche ». Ce qui serait presque reprocher à Barrès de le lui avoir dédicacé ! Il précise aussi dans cette même lettre en parlant, bien sûr, de Mme de Loynes : « Notre amie aime ce pays où l’on n’a pas la fièvre. » Les derniers mots sont soulignés car il s’agit d’une allusion ironique à la fièvre que Barrès dit avoir ressentie devant de nombreux paysages d’Espagne et d’Italie, et notamment au bord de la lagune vénitienne. À propos, précisément, de Venise, Lemaitre, en septembre 1901, remercie Barrès de l’envoi que celui-ci lui a fait d’un futur chapitre de « La Mort de Venise » qui vient d’être publié en plaquette19 :« Merci pour votre Soirée dans le silence et le vent de la mort. Je n’ai rien lu de plus voluptueusement triste… Aujourd’hui vous connaissez la souffrance toute sèche, celle qui n’est pas un jeu de l’esprit. Croyez à ma sympathie et mon affection. » La formule « je n’ai rien lu de plus voluptueusement triste » est assez belle et elle a pu plaire à Barrès. Mais celui-ci a sûrement moins apprécié l’espèce de leçon que Lemaitre ne peut s’empêcher de lui donner ensuite en faisant allusion à la mort de sa mère survenue deux mois plus tôt, le 30 juillet 1901. Il y a chez Lemaitre un tour d’esprit qui l’amène à décocher volontairement ou involontairement des flèches qui peuvent être particulièrement douloureuses. Dans La Rencontre avec Barrès, Mauriac évoque une soirée, dix ans plus tard, chez Mme Alphonse Daudet, au cours de laquelle Lemaitre déclara à Barrès « de sa voix coupante » : « Jean de Tinan ? Encore une de vos victimes, Barrès. » Après s’être déclaré convaincu que Lemaitre voulait faire allusion à Charles Demange, le neveu de Barrès qui s’était suicidé en août 1909, Mauriac ajoute :

Mais même n’y aurait-il eu là qu’une de ces gaffes à demi volontaires où le monde excelle, je suis certain que Barrès donna à cette parole un sens affreux, car je le sentis touché au point douloureux, je crus le voir vaciller. Quelques instants après, nous partîmes ensemble. Sur le trottoir de la rue de Bellechasse, puis en remontant vers la Concorde par le boulevard Saint-Germain, il se laissa aller à une sorte de diatribe haineuse contre Lemaitre : « Vous l’avez entendu ? » me demanda-t-il. Et à son tour, il chargea furieusement celui que je croyais son allié, son compagnon d’armes.20

21Il ne faut donc pas se laisser abuser par les manifestations d’amitié ou d’admiration que Barrès et Lemaitre échangent publiquement. D’ailleurs, quand, en 1905, Barrès fut une première fois candidat à l’Académie, Lemaitre vota pour son concurrent et ce n’est qu’à l’élection suivante, au fauteuil d’Heredia, en janvier 1906, qu’il put compter sur sa voix. De son côté, Barrès, malgré les compliments qu’il adresse publiquement au président de la Patrie française, le juge politiquement incompétent. En mars 1898, alors que l’idée d’un parti nationaliste n’est encore qu’en gestation, il rapporte, indigné, dans une lettre à Maurras le « ton protecteur » dont Lemaitre et Deschanel lui en ont parlé comme s’il s’agissait d’un « mouvement de fantaisie21 ». Au moment du lancement de la Patrie française, il relève à plusieurs reprises dans le secret de ses Cahiers l’absence de doctrine de son président22. Comme il s’en explique dans une lettre à Maurras datée du 18 novembre 1899, c’est pour corriger par un retour aux « fondamentaux » l’orientation donnée par Lemaitre au mouvement nationaliste qu’il se charge de la conférence de décembre à la Patrie française :

Avec le plus prodigieux ennui, mais par nécessité et pour redresser, élargir ce que je trouve de fâcheux dans la conférence de Lemaitre qui nous déforme et nous cercle, j’ai accepté de faire la prochaine de la Ligue : sur l’Alsace, c’est-à-dire que je reviendrai à : armée, patrie, résistance à l’étranger.23

22Après l’échec du parti nationaliste aux élections législatives de 1902, Barrès regrette ouvertement dans le Gaulois que les candidats n’aient pas souscrit de façon explicite au programme nationaliste et il en fait à demi-mot mais très clairement le reproche au président de La Patrie française :

Je puis me tromper. Il est possible que Jules Lemaitre ait raison et qu’il faille attendre. Il est certain que Lemaitre a des qualités exceptionnelles de mesure, de pondération. Admettons que les esprits ne sont pas encore préparés. « La patience, a dit Balzac dans une magnifique formule, est ce qui chez l’homme ressemble le plus au procédé que la nature emploie dans ses créations. »24

23Mais ce qu’il appelle ici publiquement « mesure » et « pondération », Barrès le considère, en réalité, comme une forme de faiblesse ou de lâcheté. On le voit bien dans les notes de Mes Cahiers sur la manière dont Coppée fut évincé de la Patrie française25 ou sur la convocation de Lemaitre chez le juge d’instruction au moment de l’affaire Syveton :

 voilà que Lemaitre est appelé chez le juge. On lui apporte un fauteuil dans le salon d’attente. On l’introduit avec de grands égards. On le flatte ; le juge d’instruction fait là son métier ; il est payé pour cela. Pendant deux heures et demie Lemaitre parle. Il oublie qu’on l’a fait venir comme un chef politique. -Voir l’interrogatoire de Lucien de Rubempré où ce jeune homme s’abandonne chez le juge.

Psychologie de Lemaitre. Incapacité. Peut-être aussi sa vertu privée ne veut-elle pas accepter les obligations de la politique, sa délicatesse ne se contente pas de ce qui serait honnêteté d’un politique.26

24 Cette faiblesse de caractère s’accompagne d’une absence de fermeté idéologique que Barrès ne cesse de dénoncer. À Maurras encore, il écrit en post-scriptum d’une lettre datée du 15 décembre 1903 :

Que vous semble-t-il de l’insaisissable Jules ? Et après avoir exposé vos idées propres, ce sont les miennes à qui il fait la politesse. Maurras, il se moque de nous, mais surtout il se moque soi-même et se respecte peu  quel drôle d’homme !27

25Barrès utilisera à nouveau cet adjectif « insaisissable » dans un portrait aussi sévère que savoureux qu’il brosse dans Mes Cahiers d’un Lemaitre à la fois serpent et caméléon:

Lemaitre épuise toutes les voluptés catholiques de la confession publique. Avec toutes les précautions, des mouvements, des glissements, l’insaisissable Lemaitre énumère humblement, pour sa plus grande gloire, toutes les peaux de serpent ferryste, méliniste, déroulédiste, qu’il a semées avant que d’être un royaliste de Maurras. Il se frappe la poitrine, il dit ses erreurs, ses péchés, au milieu de l’admiration des uns et, phénomène plus admirable, au milieu de l’indulgence de tous.28

26Barrès, comme on vient déjà de le voir, n’a, pour sa part, pas beaucoup d’indulgence à l’égard de Lemaitre. Il n’épargne ni la faiblesse de caractère qu’il manifeste également dans sa vie privée29, ni ses mœurs30, ni même la façon dont il a « trouvé le plaisir de collectionner de beaux livres après la ruine de ses expériences politiques31 ». Renouant avec ses jugements premiers sur l’œuvre critique de Lemaitre, il lui désapprouve aussi bien sa méthode qui ne cherche jamais à remonter aux causes32 que ses jugements qui l’amènent, par exemple, à « bafouer d’une manière inintelligente Mistral33 ». Car ce que Barrès reproche principalement à Lemaitre, c’est sa façon de traiter les grands écrivains, ceux que, pour sa part, il a toujours considéré comme des « maîtres ».

27On le voit bien quand, à propos des conférences que Lemaitre fait sur Chateaubriand34 au début de l’année 1912, il déclare : « Je ne prends pas mon parti des ironies de Jules Lemaitre à l’égard de Chateaubriand.35 » Elles constituent un « chef-d’œuvre d’exposition harmonieuse à la française » où il reconnaît « bon nombre d’observations fort justes » mais, explique-t-il, il ne peut « supporter un certain ton de supériorité vis-à-vis d’un génie qui, par ses magnifiques expériences, n’a pas son égal parmi nous » :

Je comprends bien qu’un monarchiste ou un catholique combattent ce serviteur du Roi et du Christ, au nom de plus de loyalisme et de plus de religion, mais je ne comprends pas qu’on le gouaille, et qu’on reprenne vis-à-vis d’un aïeul l’attitude de Meilhac et d’Halévy en face des dieux d’Homère.36

28Dans un article de L’Écho de Paris où, tout en mentionnant les ouvrages d’autres critiques, il évoque à la fois ces conférences de 1912 sur Chateaubriand et celles que Lemaitre avait consacrées l’année précédente aux « Péchés de Sainte-Beuve »37, Barrès, en 1919, lui reprochera pareillement son attitude à l’égard de Hugo :

Sem, Cham et Japhet sont entrés sous la tente du vieux Noé. Qu’est-ce que l’Écriture leur reproche ? D’avoir vu ? Non pas. Elle reproche à Cham d’avoir ri. C’est là ce qui le noircit à jamais. Jules Lemaitre, Louis Guimbaud et Louis Barthou sont entrés l’un après l’autre dans la maison du grand aïeul mort, et plus avant que son cabinet de travail. Lemaitre a souri. Dans sa conférence de 1912, il y avait quelque chose de narquois, ou plus exactement une espèce d’ironie douloureuse, amère. Ce grand honnête homme, d’une sensibilité frémissante, et qui avait toujours permis que sa raillerie s’envolât au-dessus des sommets, trouvait de plus en plus de sujets à rire sur la terre. Il achevait sa vie dans un profond désabusement. J’admire son talent hors de pair : qu’il me soit permis de dire que je n’aime pas ses derniers commentaires sur Hugo.38

29En dénonçant, cinq ans encore après sa mort, le rire de ce Cham qui reconnaissait lui-même ne pas ressentir « le besoin de respecter particulièrement39 » la personne des grands écrivains, Barrès qui éprouvait à leur égard de la vénération, revient à ce qui l’a, au fond, toujours séparé de Lemaitre. Dans la citation de Mes Cahiers que nous faisions en commençant, ne mentionnait-il pas cette « tendance à blaguer les grands esprits » comme caractérisant à ses yeux Lemaitre avant que l’affaire Dreyfus ne les réunît dans un même combat ? Mais, en ce temps-là, Barrès croyait ou voulait croire au sérieux de l’engagement politique de Lemaitre. Il ne tarda pas, comme nous l’avons vu, à déchanter et à découvrir que celui qui s’était tant moqué autrefois de son dilettantisme n’était lui-même en politique qu’une sorte d’amateur incapable de croire à la sincérité de l’engagement de son cadet qu’il s’agisse de son boulangisme ou de son activité de député du premier arrondissement de Paris. Non sans amertume, Barrès note en 1910:« J’ai encore dans l’oreille l’accent d’un frissonnant dédain avec lequel Lemaitre me dit : « Alors vous pensez toujours aux Halles ?…40 » L’anecdote et la manière dont elle est consignée dans Mes Cahiers disent tout de l’incompréhension entre les deux hommes.