Colloques en ligne

Sophie Milcent-Lawson

Ouvroir de zoonymie potentielle. Nommer les espèces animales imaginaires en littérature

Potential Zoonymy Workshop. Naming Imaginary Animal Species in Literature

1Il existe une très riche tradition littéraire de bestiaires imaginaires. Cette étude entend quant à elle centrer l’attention sur les forgeries de noms d’animaux en s’intéressant aux pratiques contemporaines. Il s’agira de montrer comment certains imaginaires zoologiques des xxe et xxie siècles procèdent d’abord de rêveries sur les mots. Les animaux imaginaires semblent surgir de leur nom, issu d’une combinatoire verbale ludique ou pastichant les modèles morphologiques de la zoonymie scientifique. La première partie de l’étude établira selon quelles modalités les moules morphologiques des taxinomies zoologiques stimulent l’imagination créatrice et conduisent par imitation et pastiche à l’invention de noms d’espèces imaginaires. On s’attachera ensuite à montrer comment les noms d’espèces ainsi créés engendrent bel et bien des créatures fictives qui deviennent autant de ferments narratifs et descriptifs au sein de ce que l’on pourrait qualifier des fables philologiques. Si de tels exercices de style relèvent de l’invention verbale et nourrissent un imaginaire plus lexical que zoologique, notre contribution entend mettre l’accent sur un infléchissement sensible dans les productions les plus récentes. On observe en effet une nouvelle veine, directement inspirée par la théorie de l’évolution darwinienne. Il s’agit non plus seulement d’inventer les noms d’espèces inconnues – prétendument réelles ou revendiquées comme des inventions fictives – mais plutôt d’imaginer, à partir de données zoologiques documentées ou fantaisistes, des animaux potentiels qui auraient pu ou pourraient exister dans d’autres mondes possibles. Le contexte des technosciences appliquées à la zoologie invite de fait à imaginer de nouvelles formes d’hybridations génétiques et transgéniques dans un horizon trans-spécifique devenu potentiellement réalisable. On terminera ainsi ce parcours par l’examen des bestiaires littéraires contemporains envisagés comme des ouvroirs de zoologie potentielle, proposant des catalogues d’espèces « en voie d’apparition ».

2Le corpus retenu puise dans les travaux de l’Oulipo (Roubaud, Salon, Le Tellier…) ou de Leiris jusqu’aux propositions les plus contemporaines. À côté d’auteurs reconnus comme Chevillard ou Audeguy, nous présenterons les créations de Philippe Annocque, Alain Créhange, Dougal Dixon ou Julie Lannes. Une attention toute particulière sera accordée au recueil de Raphaël Saint-Remy Des espèces en voie d’apparition.

Forger des noms d’espèces animales

3Les propriétés morphologiques des zoonymes scientifiques répondent aux principes de la nomenclature binominale mise au point par le naturaliste suédois Linné au xviiie siècle. L’ordre alphabétique des espèces étant devenu inefficace suite à la découverte de milliers d’espèces, Carl von Linné (1701-1778)1 jeta les bases d’un système universel encore en vigueur aujourd’hui, en proposant une classification qui permet à tous les naturalistes de nommer et classer les espèces selon les mêmes règles. Le système linnéen mis en place en 1758 dans son Systema naturae désigne ainsi chaque espèce par un nom générique complété par un adjectif ou un substantif spécifique. L’appellation prend donc la forme d’un nom binominal. Le premier mot circonscrit un genre ; le second, lépithète spécifique, sert à désigner l’espèce au sein de ce genre : cf. mésange charbonnière (Parus pajor) vs mésange bleue (Parus caerulus). Dans les ouvrages de vulgarisation en langue française, le nom binominal est souvent remplacé par la traduction du nom savant, éventuellement doublé d’un nom vulgaire. On use également de noms normalisés, appellation standardisée en langue courante (lion, ours) ainsi que de divers noms vernaculaires utilisés localement.

4À côté des zoonymes savants latins, de nombreuses espèces animales sont donc couramment désignées par des noms composés. Les noms vulgaires, construits par composition populaire à partir de plusieurs mots existants, juxtaposent leurs constituants qui peuvent être disjoints (moustique tigre, tigre à dents de sabre…) ou reliés par des traits d’union : poisson-chat, oiseau-mouche… Les appariements par apposition correspondent souvent à une caractérisation analogique, le Nom1 désignant l’espèce animale, prédiquée par un Nom2 appartenant à une seconde espèce ou catégorie avec laquelle un aspect généralement visuel permet d’établir un rapport de ressemblance : ainsi des chien-loup, poisson-scie, poisson-globe, requin-marteau… ou encore des crapaud-buffle, rat-kangourou, scarabée-rhinocéros, tous animaux réels. Cette logique de construction par analogie conduit à des zoonymes étonnants, de sorte que la frontière entre noms d’espèces imaginaires et réelles est parfois difficile à établir. L’ouvrage de Caspar Henderson, The Book of Barely Imagined Beings. A 21th Century Bestiary se plaît par exemple à répertorier les pittoresques crabe yéti ou fou à pieds bleus ([2013], 2014, 120 ; 163) sans oublier la méduse œuf au plat, l’araignée-paon ou la crevette-arlequin ! Faire le départ entre zoonymes réels et noms inventés, entre le calamar à pyjama rayé (Sepioloidea lineolata) et la canularesque « truite à fourrure 2 » requiert donc un arbitrage délicat. La variété des zoonymes reflète l’incroyable richesse du vivant mais aussi la créativité dont les savants font preuve pour nommer les espèces les plus étranges3. L’onomastique zoonymique littéraire entre donc en concurrence avec les procédures nomenclaturales qu’elle reflète, prolonge, et détourne.

5On distingue d’une part les pseudo-noms savants, qui explorent avec jubilation les racines grecques et latines et inventent des zoonymes d’autant plus savoureux qu’ils revêtent une physionomie sérieuse. Ainsi des rhinogrades, présentés comme un nouvel ordre de mammifères utilisant leur nez comme organe locomoteur et préhensile. Le canular scientifique mettant en scène la pseudo-découverte de cette nouvelle espèce procède manifestement d’un jeu de mots, le zoonyme littéralisant sous des dehors savants l’expression « pied de nez ». (Stümpke, 1962)4. Le nom imaginaire est ainsi tout à la fois conçu comme garant d’une forme de vraisemblance lorsqu’il emprunte ses procédés de construction à la morphologie savante, et comme un détournement des procédés de nomination sérieux, dévoyés au service du parodique – faisant les beaux jours de la patazoologie. Le zoonyme imaginaire fonctionne en somme comme un trope, un leurre qui ne cherche pas vraiment à tromper et s’exhibe comme forme ludique non sérieuse.

6D’autre part, avec le procédé du mot-valise, les hybridations morphologiques lexicales génèrent des hybridations zoologiques, selon une même logique combinatoire. Le valisage constitue ainsi un mode de construction très productif de noms d’espèces imaginaires. En tant que mode de construction lexicale, le mot-valise se caractérise par un emboîtement accompagné (ou non) d’une réduction des mots-sources : troncation par apocope du 1er mot et/ou aphérèse du second. Ainsi en va-t-il par exemple du fameux snark (sna[ke] + [sh]ark) de La Chasse au Snark de Lewis Carrol. Les mots-valises résultent d’un conditionnement phonologique par attraction homophonique (Fradin, 2015, p. 10), mettant en œuvre au plan morphologique le principe selon lequel « qui se ressemble s’assemble ». Cette attraction homophonique partielle est le plus souvent médiane, par recouvrement syllabique avec troncation des mots-sources à leur point de soudure, évitant la répétition de la syllabe commune comme dans sardinosaure, viperroquet ou vautourterelle. L’intégrité lexicale des radicaux n’est donc souvent pas respectée, la suppression intervenant tantôt dans le mot1, tantôt dans le mot2, tantôt dans les deux : épervuche (Vian) est issu de éperv[ier+perr]uche. Le mode de formation par valisage affectant l’intégrité des signifiants, certains linguistes parlent à leur sujet de « monstres lexicaux5 ». Symétriquement, le mot-valise crée un référent animal composite inédit. La chimère lexicale engendre un animal hybride – moins complexe toutefois que la chimère de la tradition, qui combine plus de deux espèces et dont le nom ne reflète pas l’anatomie composite. On peut ainsi distinguer trois principaux types d’animots-valises : ceux issus de deux noms d’animaux : homarcassin, escargoéland, cachalotarie…(OuLiPo) ; ceux dont seul le N1 est un nom d’animal (colibriques, hibouleaux, chevalchimie…) et enfin ceux qui apparient N d’animal et N propre. Citons le Baleinstein, l’escargogol, le homarilynmonroe ou encore le cobraspoutine… Le recueil Opossums célèbres d’Hervé Le Tellier (2007) en rassemble pas moins d’une quarantaine, du protozohercule au calamarcelproust. Le patron à intercalation (caraméléon < caramel + caméléon, (Créhange)) est plus rare. On perçoit bien à travers tous ces exemples qu’il ne s’agit pas tant d’imaginer de nouvelles espèces animales que de jouer avec le langage. Ces néo-animaux sont et restent avant tout, des animots.

7Les recueils de mots-valises sont fort nombreux, et souvent illustrés. La glose définitionnelle qui accompagne le mot-valise est occasion de décupler son potentiel humoristique. La dimension ludique s’étend à la définition qui devient un véritable exercice de style. L’humour y trouve une source quasi inépuisable. Voici un échantillon choisi dans les recueils d’Alain Créhange (2004, 2006, 2010), un des adeptes du genre : « Biblioteckel : « Chien à pattes courtes, adapté à la chasse au rat de bibliothèque » (Créhange, 2010, p. 30) ; « Caddie-yak : Ruminant à long pelage, utilisé pour transporter les provisions dans les supermarchés himalayens. Au Tibet, les caddie-yaks sont considérés comme des véhicules de luxe » (Créhange, 2010, p. 40), « Goéland-Rover : oiseau marin dont la morphologie est adaptée aux déplacements dans les milieux les plus divers » (2004, p. 55). Mais aussi, incluant des noms propres et des approximations phonétiques : « Cloclodile : grand reptile à fortes mâchoires, ayant plus d’appétit qu’un barracuda, qui vit dans les eaux du Nil aux environs d’Alexandrie, Alexandra » (Créhange, 2010, p. 60) ; « Cyranosaure : grand reptile dinosaurien caractérisé par un museau proéminent, une remarquable ardeur au combat et une âme délicate de poète. Ses amours ayant été contrariées par la conscience exacerbée de son physique disgracieux, le cyranosaure ne s’est jamais reproduit. Le seul et unique représentant de cette espèce a disparu en recevant une météorite sur la tête. » (Créhange, 2010, p. 67) et pour finir le « Fredastairopode : escargot qui fait des claquettes » (Créhange, 2004, p. 52). Ces espèces inédites nées de jeux de mots restent avant tout des fabrications verbales.

8La dimension ludique des mots-valises est souvent soulignée. Sa pratique génère en effet un « dérèglement jubilatoire du matériau linguistique et des rapprochements sémantiques fortuits » (Bonhomme, 2009, p. 115). Le procédé connaît toutefois d’autres enjeux dans d’autres contextes linguistiques et discursifs. C’est un outil néologique puissant, y compris en zoonymie. On en trouve témoignage avec la girafe, dont le nom courant vient de l’arabe zarāfah, mais l’animal fut anciennement dénommé camélopard (latin camelopardus), contraction par valisage de camelus (chameau) en raison de son long cou et de pardus (léopard) en raison des taches recouvrant son corps. Cette tradition morphologique reste productive pour dénommer de nouvelles espèces hybrides comme les Pizzlys ou Grolars (issus de Grizzly + Polar bear). Loin des vertus comiques des mots-valises, des espèces en voie d’apparition exhibent dans leur dénomination même leur caractère d’hybrides génétiques. Lorsque l’hybridation résulte de manipulations transgéniques, les questionnements éthiques se nourrissent d’interrogations sur les noms dont on affuble ces animaux. L’écrivaine Olivia Rosenthal en dresse une longue liste, avant de s’interroger sur les répercussions existentielles qui affectent les animaux ainsi « fabriqués » :

Tigrons, léopons, pumapards, jaglions, tiguars, jaguleps, léoptigs, tiglons, liards, léonards sont non seulement des mots rares mais aussi des êtres de chair et d’os, nés dans des animaleries sous la surveillance et avec l’aide de chercheurs déterminés à assurer la survie des grands prédateurs. (Rosenthal, 2010, p. 13)

On peut se demander ce que signifie « trouble mental » pour un individu issu de l’accouplement d’un tigre et d’une lionne, d’une tigresse et d’un lion, d’une lionne et d’un léopard, d’un léopard et d’un puma, d’un jaguar et d’une léoparde et autres combinaisons multiples pour lesquelles on pourrait, si nécessaire, inventer de nouveaux noms. (ibid., p. 14)

9De tels croisements animaux subvertissent les barrières entre espèces, définies en biologie par le critère de la fécondité des croisements. Or les hybrides inter-espèces obtenus par de tels croisements sont stériles. La physionomie ludique des noms qui les désignent semble dès lors dénoncer la légèreté avec laquelle l’homme se livre à de telles expérimentations avec la vie. La subversion des règnes et des genres, amusante et légère lorsqu’elle n’engendre que des êtres de papier imaginaires, prend une autre dimension lorsqu’elle recouvre un jeu avec la vie. Le cas des ligres et des léopons, espèces hybridées en captivité et n’existant que dans les zoos, inspire également le poète Philippe Annocque dans ses Notes sur les noms de la nature (2017) :

Le léopon
n’existe pas dans la nature
mais j’en ai vu un
en photo. (Annocque 2017, p. 9)

10Le mot-valise approximatif (léop[ard]+[li]on) a l’apparence d’une création lexicale désignant un être imaginaire, mais l’existence avérée de l’animal interroge. L’infécondité de ces hybrides aboutit même à contester l’étiquette lexicale :

Liligre
Non seulement le liligre
n’existe pas dans la nature
mais il n’existe qu’en théorie – car en réalité
il n’y a sur Terre que quatre liligresses. (Annocque, 2023, p. 31)

11Si le ligre est issu d’un lion et d’une tigresse, la liligresse résulte de l’union d’un lion mâle et d’une ligresse. Le valisage traduit alors sur le plan lexical des hybridations génétiques effectuées sur de vrais animaux. Dès lors les mots-valises qui les désignent, par leur bricolage morphologique qui engage un remodelage des frontières lexicales, induisent également une restructuration des frontières de notre encyclopédie, et questionnent ces « manipulations » qui engagent non plus seulement des mots, mais des êtres vivants.

Fables philologiques : le zoonyme comme matrice textuelle

12Les noms d’animaux inspirent aux poètes et prosateurs des sortes de rêveries onomastiques voire philologiques. Dans Langage tangage ou ce que les mots me disent, Michel Leiris s’emploie à remotiver les noms d’espèces existantes, la pseudo-définition zoologique se nourrissant d’échos sonores et de jeux anagrammatiques : « âne ahanant et hihanant » (Leiris, 1985, p. 106). Il s’agit, ce faisant, de démentir la thèse de l’arbitraire du signe : ainsi en va-t-il de l’« antilope entée de cornes en tulipes » (p. 10), du « crocodile – idole ocreuse, à cilice et crocs de roc » (p. 20), de la « girafe à la grâce affétée de fragile carafe » (p. 30) ou encore du « rhinocéros aux ires niaises et féroces » (p. 54).

13À rebours de ce modèle, certains auteurs se livrent au jeu de l’invention de noms de nouvelles espèces, ce nom étant motivé par des traits anatomiques ou comportementaux. Quelle que soit l’orientation de la méditation sur les noms d’animaux, c’est bien un imaginaire verbal qui suscite une rêverie sur les espèces animales.

Poèmes métalinguistiques sur les noms d’animaux : Roubaud et Annocque

14Dans Les Animaux de tout le monde, Jacques Roubaud (1983) imagine une série de poèmes philologiques centrés sur des animaux familiers (chat, lézard, hérisson, marmotte, mouette, loutre, fourmi, grive, coccinelle, vache…), sauvages (zébu, lynx, gnou, koala, bison, chameau…) ou plus inattendus (microbe, lombric, dinosaure…). Le second recueil, intitulé Les Animaux de personne ([1991], 2004), consacre en revanche ses trente poèmes à des animaux « dont nul ne parle, nul ne dit mot » (p. 7). La liste des espèces semble convoquer une poésie néologique nourrie de fantaisie verbale. Une rapide recherche révèle toutefois au lecteur curieux que le glouton boréal (p. 47), le maki Mococo (p. 52), le plongeon glacial (p. 67), le nyctipithèque douroucouli (p. 37), le kinkajou Potto (p. 39), le colocolo (p. 55), le zorille varié (p. 59) ou encore le souslik (p. 61) sont bel et bien des animaux qui existent et que ces noms vernaculaires sont attestés. Même le « potoroos » (p. 11) – pot aux roses ? – se révèle être mammifère marsupial (Potorous) aussi appelé rat-kangourou. Il n’en demeure pas moins que ces variantes locales de leurs noms vulgaires suscitent une puissante rêverie sur l’animal à partir de son nom. C’est d’abord le mot qui suscite la curiosité et sert de tremplin à l’imagination. Ainsi par exemple du Nyctipithèque Douroucouli, dont le premier nom est un mot savant construit (composé de deux formants grecs : littéralement « singe nocturne ») tandis que le nom vulgaire (douroucouli) évoque ses cris au répertoire varié. L’examen du poème de Roubaud met en évidence une redistribution des phonèmes et des syllabes du zoonyme binominal, confirmant une matrice textuelle lexicale :

Les orangers bougent dans l’orangerie
Les pastèques coulent dans le vent coulis
Près du Nyctipithèque Douroucouli.
Le ramier roucoule comme le courlis
Dans la discothèque, le nid, le tipi
Du Nyctipithèque Douroucouli.
[…] [nos soulignements]

15Dans un mouvement métacritique inverse, le poète peut aussi faire le choix de remettre en question le bien-fondé des appellations et des noms. Dès lors le poème se fait réflexion philologique et pesée critique des noms. Telle est la visée de nombreuses Notes sur les noms de la nature (2017) de Philippe Annocque. Le poète s’étonne ainsi :

L’oiseau-mouche
n’est pas plus mouche
que le poisson-chat n’est chat. (p. 26)

Le jour et la nuit
ont chacun leur paon
qui n’en est pas un. […] (p. 25)

16La réflexion métalinguistique pointe l’usage métaphorique fréquent dans la pratique binominale des zoonymes, certains noms d’animaux faisant office de caractérisant à l’espèce qu’il s’agit de nommer. C’est souvent une analogie – de taille (mouche signifiant ici de très petit format) ou d’aspect (moustaches du poisson-chat ou couleurs irisées du papillon) – qui motive l’appellation binominale :

Figurez-vous
qu’il existe aussi
et par ailleurs
des ours noirs
blancs. (Annocque, 2017, p. 28)

17La poésie fait ici de l’esprit, via les zoonymes, sur les taxinomies. Le texte qui s’inspire d’une réflexion sur les noms peut également prendre la forme plus conventionnelle de la notice d’histoire naturelle, sérieux mis en péril quand l’espèce est imaginaire.

Histoires naturelles parodiques : Giono, « Le verrat-maquereau »

18Bestiaire est un recueil composé d’une dizaine de textes brefs consacrés à des animaux fantaisistes allant de la salamandre ou de l’oiseau-bleu à la bestiasse et même la poufiasse… Au milieu de ces distractions parodiques, Giono se livre à quelques descriptions pseudo-naturalistes pastichant les notices d’histoire naturelle. C’est le cas des pages consacrées au verrat-maquereau. Le nom de l’animal est prétexte à une rêverie philologique humoristique, tout en adoptant pour le décrire les codes de l’ouvrage naturaliste sérieux7. En français, l’ordre prévalant étant celui de la séquence progressive déterminé-déterminant, un verrat-maquereau devrait désigner un porcin présentant des caractéristiques pouvant l’assimiler au maquereau : forme allongée, coloris bleuté irisé… Il s’agit pourtant d’un poisson :

Dans l’ordre des poissons (par lettres alphabétiques), il est juste avant la vieille, le vilain, le vimba, la vive, le vivelle ou la scie, le poisson volant, le xiphias ou épée de mer, le yokola ou le zée, tous superbement dentés et de robes vives, tous pélagiens et habitants d’abîmes, se réjouissant de mers patouilleuses, et grands virtuoses hypothalamiques. Il se nourrit de biphores ; ces petits mollusques lui communiquent leur phosphorescence et le verrat-maquereau est parfois appelé nez d’ivrogne, surtout sur les côtes de la Martinique où il abonde. (Giono, 1995, p. 841)

19La confusion provient en réalité d’une erreur graphique, verrat ne référant pas ici au porc mâle reproducteur (laissant imaginer un hybride tenant du porc et du poisson), mais à l’adjectif occitan veirat issu du catalan virat, lui-même issu du verbe latin variare dont le participe passé varius a donné l’adjectif varié. Le nom composé a donc été forgé pour désigner un maquereau aux reflets irisés de couleur bleu-vert. Il n’en demeure pas moins qu’à la faveur de cette confusion homophonique – l’animal semblant désigné par une étiquette lexicale d’apparence binominale est en réalité constitué d’un adjectif qualificatif antéposé au nom – Giono va avec humour attribuer à ce maquereau des traits comportementaux et physiologiques évoquant le porc :

[…] à partir de mille mètres de profondeurs […] il perd son petit museau de cochon (p. 842)

Pendant son séjour dans les profondeurs il se nourrit des déchets qui descendent de la surface pour aller former les boues impalpables des fonds.  (ibid. Nous soulignons.)

20Ces décalages parodiques engendrent un texte particulièrement savoureux. La notice du verrat-maquereau, qui file l’analogie porcine, illustre exemplairement comment le lexique nourrit l’imaginaire facétieux de l’écrivain.

21La liste initiale des noms de poissons dans laquelle ce verrat-maquereau s’insère témoigne en outre du plaisir littéraire qui émane de ces inventaires de noms d’espèces plus ou moins suggestifs.

Raphaël Saint-Remy, Des espèces en voie d’apparition

22Le catalogue de noms d’animaux imaginaires pastiche volontiers l’inventivité des noms vernaculaires. Une des réalisations contemporaines les plus exemplaires à cet égard se trouve dans Le Discours aux animaux de Valère Novarina ([1987], 2016), qui se clôt par une longue litanie formée de 1111 noms d’espèces d’oiseaux, tous forgés (p. 321-328). Or, cette néologie de fantaisie adopte une morphologie lexicale tout à fait vraisemblable, de sorte que seul un ornithologue averti peut s’aviser qu’il s’agit là d’espèces imaginaires :

[…] l’étrule, le frigite, le meule, l’oubet, l’ampoud, le luinçon, l’épandrol, la hurasse, le bimbre l’amboulière, la chandrolet, la romanette, le striet, la drégasse, le tirelin, la vécandrille, l’isipieuse, le duvelin, le fougard, la sorbette, l’égrinolle, la spandrille, le mermier, la dunière […] (Novarina, 2016, p. 498).

23Plus que d’inventer de nouvelles espèces d’oiseaux, il s’agit d’imaginer des noms. Ces zoonymes prennent ici la forme de mots motivés par le seul jeu de leurs sonorités, sans aucun morphème décryptable du point de vue sémantique. C’est dans leur étrangeté indéchiffrable, et dans leur accumulation, que réside essentiellement le charme de cet inventaire ornithologique imaginaire.

24Poursuivant cette tradition, le recueil de Raphaël Saint-Remy (2016) imagine quant à lui 113 espèces en voie d’apparition. L’inventivité lexicale y rivalise avec celle de Novarina, comme en témoigne ce bref échantillon extrait de la table :

le buk, le sabec, le moor, l’ermax, l’omne, l’edvar, l’arnus, l’itolope, la babarnuk, le riwag, l’er-darek, l’inap, le téhotoko, le gyèle, la jodre, la trape, le lastal, la boutrave, le parog, le karatchoc, le karb, le prur, l’outek, l’isragal […]

25Comme chez Novarina, il est difficile d’identifier des morphèmes, autrement dit des segments porteurs de sens identifiable. Une logique moins sémantique que phonologique semble présider à l’invention de ces noms aux sonorités expressives. La virtuosité de l’invention se manifeste par la variété formelle : monosyllabes (le tven, le buk, le moor, le karb, le prur, le frab …) nombreux noms dissyllabiques (aguf, sabec, inap, outek ou encore le tif-tif) ; trisyllabes : tropolite, absolobe, thélomon ou le torgo-pay. On a le sentiment d’assister à l’invention d’une langue cosmopolite dont les sonorités comme les graphèmes (o surmonté d’un tréma (törn), fréquence du graphème k) évoquent diverses langues naturelles telles l’hébreu, des langues slaves ou encore africaines. Les appariements de phonèmes étrangers au français confirment cette impression, notamment les attaques par une combinaison de consonnes : le zloube, le tven, le jdubu (47) ou encore le b’naya (38) et le b’no (120). Cet exotisme linguistique éveille chez le lecteur un esprit de découverte en lui ouvrant des horizons géographiques et zoologiques méconnus.

26Mais chez Raphaël Saint-Remy, l’invention ne se borne nullement à forger des noms d’espèces imaginaires. Le recueil rassemble une série de notices qui parodient les modèles d’histoires naturelles des animaux, peignant détails anatomiques et mœurs comportementales. L’humour y est partout présent.

27La notice de la sous-espèce « rimiche-à-stimules » illustre exemplairement la forte composante verbale de l’imagination créatrice dans le travail du texte :

Le rimiche-à-stimules n’est pas un corps fermé. C’est une multiplicité de membres minuscules (des miettes de membres !) qui sans cesse dansent autour d’un chapelet de mystérieux trous noirs, desquels ils ne s’extraient que pour presque aussitôt y replonger – à moins qu’ils ne préfèrent opter pour une joyeuse et définitive évaporation.
Ce rimiche est un vivier de stimuli, un tournoiement d’étoiles embryonnaires, un discours à la fois éloquent et muet, qui invente des formules sans s’embarrasser de mots. C’est un rythme qui naturellement se fragmente. C’est le contraire d’une sphère. C’est la pensée à deux doigts d’être conçue, pas encore rassemblée, déjà éparpillée.
Certains ajoutent : à vouloir attraper le rimiche-à-stimules on court le risque d’y perdre quelques doigts. (Saint-Remy, 2016, p. 23-24)

28S’y observe un jeu d’échos phoniques et de paronomases disséminant dans le texte les composants phonétiques du zoonyme : stimule ; multiplicité ; minuscule ; stimuli ; muet ; formule. Comme dans les poèmes de Roubaud, il y a saturation du texte par une paraphrase phonique du mot inducteur. La notice semble ainsi s’engendrer à partir d’un modèle anagrammatique de sorte qu’il figure à la fois phoniquement et sémantiquement la fragmentation-dispersion définitoire de cette étrange créature dépourvue d’un « corps fermé ». La matrice textuelle comporte donc une dimension métadiscursive : non seulement le rimiche-à-stimules, en multipliant les effets d’homéotéleutes, s’avère riche de rimes internes, mais le nom-noyau fonctionne comme un paragramme sémantique révélant la source de cet étrange nom d’animal inspiré du nom du maître de l’auteur : [Hen]ri Mich[aux]8.

29S’établit en outre un dialogue entre les notices pastichant une histoire naturelle et les citations tirées de Darwin – authentiques bien que non référencées, ce qui confère au recueil une subtile dimension critique. De fait, Darwin se voit tantôt illustré par les notices pseudo-zoologiques que ses citations introduisent, tantôt au contraire effrontément contredit. La portée critique dote ainsi le recueil d’une composante qui enrichit sa verve fantaisiste :

Le riwag possède deux bras gigantesques qui n’ont pour lui qu’un seul usage : embrasser le monde. (p. 74)

Le corps du sikanex est contradictoire. Il ne cesse d’osciller entre un état d’absolue arborescence, dans lequel son corps explose en un inextricable buisson de mille bras emmêlés, et un état absolument contraire : celui d’une tige parfaite, membre unique tendu à l’infini, au sein duquel aucune division ne se laisse plus voir.
Pas d’intermédiaire entre ces deux postures. Le sikanex est soit ligne pure soit buisson foisonnant. C’est pourtant dans l’infime laps de temps entre ces deux possibles qu’il trouve à respirer, à s’alimenter, et à se reproduire. (p. 163)

30Certaines des remarques tirées de L’Origine des espèces résonnent avec une étrange pertinence avec les principes mêmes à l’œuvre dans la langue. Si, selon Darwin, « [r]ien ne peut se produire si aucune variation n’apparaît » (Saint-Remy, 2016, p. 170), clé de génération poétique des textes, les fantaisies graphiques ou phonétiques répondent en miroir à cette autre observation formulée par Darwin : « On peut comparer les organes rudimentaires aux lettres qui, conservées dans l’orthographe d’un mot, bien qu’inutiles pour sa prononciation, servent à en retracer l’origine et la filiation. » (Saint-Remy, 2016, p. 178). La zoologie et la théorie de l’évolution laissent apparaître des analogies avec le fonctionnement linguistique de la création poétique. Des espèces en voie d’apparition rejoue ainsi conjointement, sous ses dehors fantaisistes, la naissance des espèces zoologiques et l’invention du langage.

31Dans ce foisonnant recueil, chaque pseudo-notice zoologique apparaît comme un exercice de style nourri de réflexions philosophiques et éthiques fantasques9. Il ne s’agit en effet pas seulement de se livrer au jeu débridé de l’invention d’espèces farfelues et plaisantes, mais bien d’intégrer à la description de ces espèces nouvelles un profil éthologique et psychologique dont l’incongruité se démarque de toute logique humaine. L’anthropomorphisme est pris à contre-pied, et vise à radicaliser une altérité de fantaisie. Il s’agit en somme de se prêter au jeu jubilatoire d’imaginer des existences dictées par d’autres valeurs, d’autres enjeux, d’autres aspirations que les nôtres :

Quelques pas suffisent au giaco pour emplir son existence. Non qu’il soit paresseux ou peu aventureux, mais ses mouvements lui occasionnent tant d’analyses et de calculs que s’il fait trois ou quatre pas dans toute sa longue vie, il se dit qu’il l’a fort bien remplie.  (p. 186)

Le scal-kiwou est rescapé d’un temps où la géométrie était encore sauvage, où les nombres étaient enveloppés de brume, où le deux et le trois, montrant à peine leur tête, étaient instables et approximatifs.
Le scal-kiwou n’est de ce monde-ci que parce que, tout à son habituelle rêverie, il n’a pas pris garde à la disparition de cet autre temps qui l’a vu naître, qui à présent n’est plus, et dont il est un des rares vestiges. […] (Ibid., p. 124)

32La fantaisie se double d’un projet critique. Derrière l’amusement manifeste qui anime l’auteur lorsqu’il décrit ces êtres anthropomorphes par leur personnalité et leur psychologie doucement délirantes, ces figures tracent les contours d’une altérité implicitement critique à l’égard d’une humanité imbue de son anthroponarcissisme. Comme l’indique la quatrième page de couverture :

[l]es espèces présentées montrent chacune un rapport au monde, un mode d’existence, une aptitude physique ou psychologique spécifiques qui, tout en traçant des voies nouvelles dans le territoire du vivant, ouvrent peut-être elles-mêmes quelques brèches dans l’aveugle assurance de la pensée humaine.

33Des espèces en voie d’apparition imagine un alter-monde peuplé d’une grande variété d’êtres qui sont autant d’anti-portraits humains, une satire de l’arrogante humanité, et un éloge de l’imaginaire :

C’est sans doute dans l’application qu’il met à détruire ce qu’il touche et à saccager la terre qu’il foule qu’on reconnaît le plus sûrement l’homme moderne. Les espèces animales peuvent en témoigner – du moins celles que les humains n’ont pas encore totalement poussées du pied (tout en regardant ailleurs) dans les failles gigantesques que leur inattention au monde ne cesse d’ouvrir. Si l’on ne peut espérer la résurrection des espèces à jamais disparues, il y a urgence, aujourd’hui, à guetter l’émergence d’organismes nouveaux capables de trouver un chemin parmi cette hécatombe.
Laissant aux scientifiques le soin de révéler les manifestations tangibles de ce repeuplement, nous nous proposons […] d’observer les mouvements déjà perceptibles de cette faune nouvelle dans le vaste territoire – encore relativement inviolé – de l'imaginaire. (4e de couv, éd. 2016)

34Ces « animaux » fantaisistes – dont les frêles silhouettes absurdes tiennent parfois des Shadoks, ne sont pas tant des « espèces en voie d’apparition » que des figures poétiques qui font signe vers des humains célèbres, artistes dont les noms tronqués et réagencés rendent hommage de manière cryptée aux maîtres qui inspirent le poète. L’ombre d’Henri Michaux plane ainsi sur le recueil. L’humour qui irrigue les notices d’une narquoiserie sympathique se fait discrètement subversif. Le travail de Raphaël Saint-Remy, très inventif, solidement charpenté par un imaginaire fécond et une langue subtilement maîtrisée, mérite à coup sûr d’acquérir une plus large audience.

Alter-mondes darwiniens et zoologie spéculative

Animaux potentiels et espèces disparues imaginaires (Audeguy)

35En guise de préface à l’ouvrage de Pierre Senges (2012), Stéphane Audeguy s’adonne avec jubilation à imaginer 99 espèces absentes de l’Arche de Noé10. Le processus à l’œuvre pour inventer ces animaux consiste à recombiner les composantes de zoonymes binominaux existants. Il peut s’agir de compléter un paradigme, générant le plausible brochet pèlerin (p. 79) et le plus improbable cochon ramier (p. 75). Sans connaissances zoologiques, il est difficile d’identifier créations néologiques plaisantes et noms désignant des animaux réels : ainsi du martin-chasseur, espèce attestée à côté du martin-pêcheur. Un second procédé morphologique apparie au nom générique un complément du nom précisant le format, l’habitat, l’apparence. Audeguy procède alors à une redistribution des caractérisants spécifiques pour produire des alliances inédites et incongrues :

Noé eut toutes les peines du monde à capturer les espèces les plus discrètes, telles que la paramécie furtive (9), le kangourou de poche (10), l’amibe naine (11), le caméléon des neiges (12).  (Audeguy, 2012, p. 9)

36Les espèces ainsi inventées ne se bornent pas à des manipulations de morphologie lexicale : elles donnent naissance à des animaux potentiels, leur variante zoonymique étant justifiée par des critères pseudo-évolutionnistes de fantaisie :

Certains animaux, mettant à profit ces 40 jours de répit, et faisant réflexion que l’homme les exploitait au péril de leur vie, cherchèrent à s’adapter aux besoins de leur cruel prédateur : ainsi naquirent le vison à col de fourrure (43), le lézard à queue en portefeuille (44), le boa à plumes (45). (p. 12)

37C’est par la déterritorialisation (caméléon des neiges, crevette des alpages) ou par l’hybridation des genres (boa à plumes, anguille à poils longs, gardon à rémiges mordorées) que la recombinaison lexicale engendre ces êtres vivants inédits. Le texte mêle ces divers paradigmes morphologiques pour accroître l’impression de diversité et les effets de surprise, dans un joyeux chaos réunissant espèces réelles et espèces imaginaires :

L’isolement, l’ennui, une promiscuité toujours plus entêtante poussèrent un certain nombre d’espèces à se livrer à des accouplements contre nature ; Noé dut éliminer discrètement les rejetons les plus dénaturés en les jetant par-dessus bord. Ainsi disparurent, à peine nés, le cochon ramier (75), l’hippocampe (76), la mouche à bec jaune (77), le gardon à rémiges mordorées (78), le brochet pèlerin (79), la crevette des alpages (80), la taupe argentée (81), l’anguille à poils longs (82) et le martin-chasseur (83). (p. 15)

38Le procédé le plus ludique repose sur des caractérisations adjectivales impertinentes, productrices de sous-espèces inattendues voire paradoxales, ou factuellement impossibles, comme le cachalot soluble (35) – clin d’œil au « poisson soluble » de Breton :

On profita du déluge pour abandonner sur la terre quelques espèces non viables : l’abeille asthmatique (33), le chardonneret aptère (34), la cachalot soluble (35), la fourmi agoraphobe (36). (p. 11)

39Les redistributions zoonymiques produisent des mixages sémantico-référentiels qui reconfigurent les frontières zoologiques. L’imprévu est recherché non seulement pour son insolite mais aussi en tant que concept critique invitant à conscientiser les « trous » du système taxinomique comme ses impossibilités théoriques. L’exercice de style ne consiste plus seulement à imaginer des espèces qui n’existent pas (ou plus, ou pas encore), mais à façonner verbalement des animaux biologiquement impossibles, dans une pratique lexicale jubilatoire et iconoclaste dans son contexte biblique subverti. Le jeu lexical se double donc d’un défi encyclopédique et cognitif, tout en affirmant la souveraineté de l’imagination et la liberté de la fiction.

Alter-monde darwinien chez Chevillard

40Dans son roman L’Explosion de la tortue (2019), Chevillard imagine quant à lui un personnage d’écrivain nommé Novat, ayant travaillé à une contre-version de la théorie de l’évolution. Novat imagine en effet les espèces qui auraient pu voir le jour dans un environnement naturel différent :

De l’Origine des espèces date de 1859. Novat connaissait évidemment l’ouvrage dont les hypothèses et démonstrations inspirent la plupart des récits rassemblés dans Autres créatures. Ainsi encore, dans Aléas, en recombinant les caractéristiques les plus saillantes des animaux connus, il invente la faune fantasque d’une contrée soumise à des conditions physiques et climatiques différentes de celles de notre monde, introduisant donc le zèbre ocellé, la méduse à dents de sabre, l’éléphant-mouche, la taupe à long cou, le tamanoir bipède, la grenouille ailée, le gorille polaire, le papillon fouisseur, le dromadaire à cornes, l’homme naturellement bon, la tortue molle, etc. machinations lexicales plus que biologiques, il faut l’admettre, et qui démontrent surtout, comme tout jeu de combinaisons, fût-il ordonné par un poète en transe, les limites de l’imagination humaine. (Chevillard, 2019, p. 211.)

41Le commentaire sur les limites de l’imagination humaine est contredit par la richesse inventive de la liste d’espèces qui le précède, dont le patron génératif semble pouvoir nourrir un paradigme infini. Il est régi par un procédé d’invention de zoonymes combinant un nom d’espèce associé au caractérisant le moins plausible et donc le plus comique (cf. l’éléphant-mouche). Deux structures alternent : la combinaison N d’animal + épithète (zèbre ocellé, grenouille ailée, tamanoir bipède, le gorille polaire, le papillon fouisseur) et la structure N + CDN : la méduse à dents de sabre, la taupe à long cou, le dromadaire à cornes… S’il est permis de les qualifier de « machinations lexicales plus que biologiques » comme le fait le narrateur, force est de constater que c’est précisément leur génération lexicale qui lance un défi à la biologie. La langue est non seulement capable de désigner verbalement ce qui n’existe pas, mais même d’imaginer ce qui ne saurait exister, faisant fi des lois biologiques comme des paradoxes logiques : ainsi du zèbre ocellé – puisque le pelage rayé est le principal critère identificatoire du zèbre. Ces inventions verbales conduisent à imaginer des espèces si peu plausibles qu’elles se présentent comme un défi à leur figuration visuelle. On notera l’intégration à cette liste de « l’homme naturellement bon », ce qui l’indexe de facto parmi les impossibles logiques…

42L’hypothèse de Novat – auteur fictif méconnu que le narrateur du roman entend réhabiliter avant d’envisager de s’approprier son œuvre en la signant de son nom – fonctionne comme un moule créateur très efficace. La combinatoire débridée des traits définitoires d’espèces, enrayée par une petite modification climatique lourde de conséquences, n’est rien d’autre qu’une application parodique et impertinente de la théorie de l’adaptation et de la sélection naturelle. Les mutations et hybridations envisagées comportent une certaine pertinence théorique, même si les propositions retenues sont volontairement les plus improbables. L’exercice ludique cache donc la réécriture critique d’une théorie, celle de Darwin, érigée en vérité par la science mais dont le détournement facétieux révèle qu’elle est finalement issue d’une intuition imaginative proche des mécanismes créateurs de l’invention fictionnelle. L’ironie irrévérencieuse présente en somme la fiction comme une simple variante à la spéculation théorique à l’œuvre dans les sciences.

Animaux potentiels des mondes futurs 

43La proximité entre science et invention littéraire est encore plus nette dans l’ouvrage du géologue écossais Dougal Dixon, After Man. A Zoology of the Future, paru en 1980. Il intègre à son modèle spéculatif des données scientifiques sur la tectonique des plaques et l’évolution des climats pour imaginer les espèces animales qui peupleront la terre dans cinquante millions d’années, après la disparition de l’espèce humaine. Pour nommer ces espèces du futur, il recourt notamment aux mots-valises. Il imagine l’existence des Rabbucks (rabbit + roebuck), traduit en français par Lapreuils (lapin + chevreuil), et leurs sous-espèces herbivores que sont le lapreuil laineux ou le lapreuil grimpeur (Dixon, 1981, p. 30-31). Dans la version française, on croise encore le zébreuil, ou la pintruche/ (pintade + autruche)11.

44Dans son Bestiaire transgénique (2017), Julie Lannes présente quant à elle douze manipulations génétiques qui ont été menées dans divers pays mais n’ont pour l’instant pas dépassé le stade des recherches. Ses dessins proposent une libre interprétation des textes scientifiques dont l’illustratrice s’est inspirée, « fantasmagories végétales » (Lannes, 2011) et animaux transgéniques (Lannes, 2017). L’autrice a en outre forgé un nom pour chacune de ces espèces en voie d’apparition, en procédant par association des noms latins des espèces hybridées12. Le laniculus pandanus borealis désigne ainsi le lapin dans le génome duquel les scientifiques d’un laboratoire français ont inséré la protéine responsable de la fluorescence des crevettes (Lannes, 201713). Des chercheurs de la société Monsanto ayant transféré des gènes de tomates dans le poisson rouge pour élever son taux de vitamine E, elle nomme cette espèce transgénique Carassius auratus Solanum Lycopersicum. Quant au Danio rerio medusozoa, il rend compte de l’expérience menée au département de sciences biologiques de l’université de Singapour consistant à insérer le gène de la méduse codant une fluorescence verte dans le poisson-zèbre (Lannes, 2017).

45L’imaginaire du futur et les techno-sciences inspirent fortement créateurs et artistes contemporains, et l’imaginaire lexical des noms d’espèces vient désormais accompagner un imaginaire zoologique spéculatif. L’hybridation génétique trouve dans les noms savants comme dans les mots-valises un équivalent morphologique à ces chimères d’un nouvel âge.

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46Chemin faisant, on a pu observer combien le bestiaire zoonymique fictif entre en concurrence – souvent inextricable – avec les noms d’espèces existantes. À l’imagination formelle infinie de la biodiversité, répondent d’une part les efforts imaginatifs des inventeurs de terminologies zoologiques savantes et d’autre part les imaginaires fictionnels des écrivains et poètes – mais aussi des illustrateurs et plasticiens14. Là où l’invention zoonymique des scientifiques procède de l’observation de la nature vers la forgerie de noms mimétiques à valeur descriptive, les noms d’espèces imaginaires forgés à partir de matrices lexicales conçues comme des paradigmes lacunaires disponibles engendrent des animaux potentiels, créatures fictives dont l’anatomie comme le comportement miment les traits définitoires compris dans leur nom inventé.

47Les inventaires et autres catalogues contemporains adoptent volontiers la forme textuelle ancestrale de la liste, parfois combinée avec un renouvellement parodique du format bref des « histoires naturelles », générant des notices pseudo-didactiques fantaisistes. Il convient toutefois de souligner une inflexion récente de la composante facétieuse de ces créations zoonymiques : la logique ludique revêt désormais une composante critique, prenant ses distances avec les manipulations génétiques, ou œuvre à désamorcer par l’humour l’horizon menaçant d’une sixième extinction de masse et d’un monde sans animaux.