Colloques en ligne

Anne Schneider

Conclusion

1Sommes-nous les contemporains des Six Compagnons ? Nous avons vu à quel point cette plongée dans la période des Trente Glorieuses qui accompagne, en toile de fond, la création de la série de Paul-Jacques Bonzon, mais aussi certains de ses ouvrages non sériels, sans compter onze nouveaux titres de 1982 à 1994 proposés par ses continuateurs, faisait écho au lecteur de l’époque, tout aussi bien qu’au lecteur d’aujourd’hui. Capter l’évolution d’une société : ses changements de valeurs et de goûts, ses mutations et ses progrès techniques, dans le tournant des années soixante et soixante-dix, suppose pour l’écrivain d’être ancré dans une forme de présent, voire dans une archéologie de ce présent. Paul-Jacques Bonzon, maître d’école en observation permanente de ses petits élèves a vécu la forme d’atemporalité du présent propre à son métier où la répétition, années après années, des mêmes apprentissages et le contact avec les enfants d’une même tranche d’âge a permis cette extraction du temps réel qu’il a mise en avant dans ses romans. Marqué par l’absence de régime d’historicité et par ce que François Hartog appelle le présentisme, l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon s’inscrit dans une autre histoire.

2L’agentivité positive de ses personnages, tendus d’un bloc par les mêmes valeurs, leur logique de groupes sociaux homogènes formant des catégories ontologiques, la répétition de l’enquête, que ce soit pour Alice, Fantômette comme pour les Six compagnons, a pu inscrire dans une forme d’archéologie, un présent fondé sur la répétition du même. « Et être contemporains signifie, en ce sens, revenir à un présent où nous n’avons jamais été », écrit le philosophe Giorgio Agamben, dans Qu’est-ce que le contemporain ? (2008). Cette affirmation permet de réunir en un même geste créateur l’auteur et son lecteur. Agamben définit ainsi manifestement la posture de l’intellectuel :

Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel ; mais précisément pour cette raison, précisément par cet écart et cet anachronisme, il est plus apte que les autres à percevoir et à saisir son temps. » (p. 9-10).

3Nous pourrions cependant interroger cette identité de l’inactuel qui définirait l’œuvre de Paul-Jacques Bonzon, tant elle réfléchit par miroitement une forme d’attentisme cyclique, de répétition confortable, du temps suspendu. Agamben précise en effet : « La contemporanéité est donc une singulière relation avec son propre temps, auquel on adhère tout en prenant ses distances ; elle est très précisément la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme. » (p. 11)

4Mais si les définitions d’Agamben visent surtout à cerner la figure de l’intellectuel, l’imaginaire contemporain, lui, obéit à d’autres règles et d’autres outils d’analyse, selon Bertrand Gervais.(2010) : 

Le contemporain n’est pas une figure d’intellectuel, il est une interface, un imaginaire, ce par quoi nous connaissons le monde et parvenons à nous y retrouver. L’imaginaire est une médiation, une interface entre le sujet et le monde, une relation singulière qui se complexifie en se déployant, ouverte sur les dimensions culturelles et symboliques au cœur de toute société. Cette interface est constituée d’un ensemble de règles d’interprétation, de compréhension ou de mise en récit, fondées sur une encyclopédie et un lexique, qui lui servent d’interprétants dynamiques, ainsi que sur une expérience du monde qui leur fournit des éléments complémentaires et collatéraux. Ces règles permettent au sujet de se situer dans le monde, de se le représenter et, au besoin, de le transformer.  

5Or, il semblerait que Paul-Jacques Bonzon, mais peut-être aussi tous ceux qui ont tenté de s’extraire du contemporain pour expérimenter l’inactuel, ait tenté d’imaginer cet inactuel comme un marqueur, une matrice de l’absence de transformation du monde, rendant par là une écriture du temps présent comme forme d’appartenance à celui-ci. Ni romans d’initiation, ni romans de transformation, ni romans pour enfants, ni romans pour adolescents, les œuvres de Paul-Jacques expérimentent une forme d’oscillation entre un temps qui n’est plus, un temps inactuel et un temps à venir. Cette forme romanesque évanescente qui ne souffre d’aucune aptitude à agir sur l’imaginaire contemporain immobilise le récit dans la mémoire même de celui-ci. L’important n’est, ni de faire l’interface, ni de transformer le monde, l’important est de nous faire croire que le monde pouvait être celui-ci.