Colloques en ligne

Isabelle-Rachel Casta

Quand Nancy (Drew) rencontre Alice (Roy) : une Française qui s’ignore ?

When Nancy (Drew) meets Alice (Roy): an unknown Frenchwoman?

Par ailleurs, les romans de jeunes détectives reposent, depuis les années 1930, sur un imaginaire visuel gothique (Lowe, 1999) ou terrifiant (Bailey, 2018), promettant au jeune lectorat frissons et sueurs froides. Pourtant, malgré le recours presque systématique à des illustrations de couverture aux aspects lugubres, le surnaturel franchit rarement le seuil qui sépare le paratexte de la fiction : si on l’évoque, c’est pour mieux valoriser, par effet de contraste, la science et la logique (Rioux, 2025, p. 109).

1Dans l’univers perceptif assez « monogenré » des années 1960, les garçons lisaient « plutôt » Signe de piste, et les filles « plutôt » Alice détective 1, même si tous se retrouvaient dans le Club des Cinq, Les Six compagnons ou Le Clan des sept, sympathiques bandes mixtes de la littérature pour enfants. Ici, la francisation délibérée des noms2, des lieux, des intrigues, amène à questionner la notion même de singularisation : est-ce qu’un roman réécrit de génération en génération3, retraduit tout autant et transposé dans des contextes radicalement différents de ceux d’origine, peut encore prétendre à la qualification d’objet esthétique, et sémiotique, ce qu’on appelle communément une « œuvre » ?

2Bien sûr, les modalités de lecture enfantine (et préadolescente) ne prennent pas forcément en compte ces questionnements, qui s’installent beaucoup plus tard dans la conscience du rétro-lecteur. Pour de nombreuses jeunes filles, en effet, « Alice » (pas celle du pays des merveilles, encore que…) a été la révélation éblouissante, aveuglante, de l’aisance américaine et de l’émancipation féminine. Alice (qui ne s’appelait donc pas Alice4), personnage de gentille « final girl  5» inventée par Caroline Quine (qui ne s’appelait pas davantage ainsi6), a ouvert les portes de l’imaginaire aux innombrables lectrices (et lecteurs, quand même, il y avait quelques boy-friends) qui découvraient à la fois l’Amérique, le fait qu’on puisse conduire une voiture à seize ans – rêve absolu ! –, et qu’un trio féminin (AliceBessetMarion, prononcé d’un seul souffle) résolvait des énigmes tarabiscotées sans trop manquer le lycée, toutefois. Cette impression exaltante d’ouvrir un autre monde, de porter ses regards loin de la banlieue française un peu souffreteuse, de l’usus familial trop rigide, des autorités scolaires diversement justifiées, a soulevé des milliers, des dizaines de milliers de petites jeunes filles, et ce, d’autant plus qu’Alice était prétendument un peu « gauloise », même si les longs passages à travers le roman Alice Détective sur les origines françaises du personnage sont un pur travail d'invention de la part de la traductrice Hélène Commin, et n'existent donc pas dans la version originale (exemple : « Par sa mère, Alice descendait d’une vieille famille française installée en Louisiane, les Beauchamp… » (Quine, [1930] 1963, p. 13, mention ajoutée absente de l’original). Il existe même un volume intitulé Alice à Paris, écrit en 1966 mais paru en 1973 en France, où toute la bande réunie autour de la jeune détective s'embarque pour la France – dont seront parcourues les rues parisiennes et les routes du Val de Loire ; une fois de plus, le titre original ne fait nullement mention de Paris, mais adopte une tonalité hitchcockienne, puisqu'il s'agit de The Mystery of the Ninety-Nine Steps (Le Mystère des quatre-vingt-dix-neuf marches 7). On peut néanmoins penser que, réservé à la France, le titre est évidemment beaucoup plus accrocheur ! L’Europe est d’ailleurs généralement « upgradée », comme en témoigne aussi ce court passage : « — Où sont les parents de Ned ? s’enquit le médecin. — En Europe, répondit Alice. Oh ! papa, je t’en supplie, gardons-le ici » (Quine, [1973] 2000d, p. 87). Destination prestigieuse et romantique, la France fait donc miroiter un autre lieu désirable.

3Mais revenons à l’édition elle-même : quatre-vingt-sept volumes de la « Bibliothèque verte » sont en effet consacrés à Alice, avec, cependant, une diminution de la matière romanesque au fil des décennies, puisque les simplifications successives amèneront l'amputation systématique de cinq chapitres sur les vingt-cinq originaux. Il faut noter encore la diversité des traducteurs et des illustrateurs : il arrive même que le dessin de couverture ne soit pas dû au même artiste que les illustrations intérieures8...

4Trois moments nous permettront donc d’entrer dans la pragmatique romanesque, sérielle et multi-auctoriale de l’entreprise « Alice » ; nous sonderons d’abord le « monde sans résistance » qui s’édifie et se consolide d’œuvre en œuvre, puis nous observerons la systématicité des procédés de clôture, d’annonce et de relance, avant de scruter la rhétorique de la « catastrophe évitée » qui sert de patron dynamique aux récits.

5Quoi qu’il en soit et quelles que soient les modalités de cette étude, gardons toujours présent à l’esprit le « saltus » enchanteur de la « fille au cabriolet » : « C’était un joli cabriolet décapotable, tout pimpant, avec sa carrosserie bleu vif et ses chromes étincelants. […] La loi américaine n’imposait pas d’âge minimum à l’octroi du permis de conduire » (Quine, [1930] 1963, p. 22).

Un monde fictionnel sans résistance

— Pourquoi tant de mystères ? Ce n’est pas mon anniversaire aujourd’hui, que je sache ! Ned eut un sourire moqueur. — Nous voulions voir si nous serions capables de garder un secret à l’insu de la plus célèbre détective des temps modernes (Quine, [1975] 2000f, p. 6).

6Il est frappant de constater qu’ici l’écriture « produite » se donne pour telle, d’entrée de jeu et sans fioriture ; la fiction s’avoue pour ce qu’elle est, un épisode à normer et à nommer : « Voilà le mystère que je te demande d’élucider, Alice. Nous l’appellerons le mystère du singe à la queue tronquée. Carla Ramirez, la jeune fille qui venait de parler, était une ravissante Péruvienne » (Quine, [1967] 2000b, p. 5). Le « nous l’appellerons » est savoureux car, d’une part, le roman ne s’appellera pas ainsi (!), et d’autre part, l’aventure elle-même n’a pas commencé (nous sommes page 5). Mais le ton est donné : la figure de l’auteur se cache dans le tapis… Au cas où l’amnésie saisirait un instant la lectrice, le ressassement de la qualité d’Alice ramène toujours le propos à une forme de tautégorie ; Alice est célèbre parce qu’elle est détective, et elle reste détective car c’est cela qui assure sa célébrité :

« Vous êtes donc la célèbre détective ! » lança brusquement Cindy Austin, interrompant le murmure des conversations autour de la table. Alice Roy, interloquée, regarda la fillette assise en face d’elle. Cindy n’avait pas prononcé un mot depuis le début du dîner, malgré les efforts de sa mère, Barbara Austin, pour la faire participer à la conversation générale » (Quine, [1989] 2000h, p. 5).

7Premiers antagonistes des récits, les « méchants » ne le sont jamais non plus ni très longtemps ni très dangereusement : « Jeff Croll ne porta pas la main sur Alice. Un instant, il parut sur le point de le faire. Immobile, il la regardait fixement avec dans les yeux une haine qu'il ne tentait pas de dissimuler. Le visage crispé, il était ramassé sur lui-même comme un animal qui s’apprête à bondir sur sa proie » (Quine, [1930] 2004, p. 13). Mais l’intérêt est ailleurs : la formule se reduplique quasi à l’identique, montrant par-là que le soin porté à la fluidité et à la variété du style n’est guère premier : « Il se dirigeait vers la porte. Au moment de l'atteindre, il se retourna vers James Roy, et Alice eut l'impression d'un animal qui se ramasse avant d'attaquer sa proie » (Quine, [1930] 2004, p. 35) ; la séquence phrastique « un animal qui s’apprête à bondir sur sa proie » et sa variante « un animal qui qui se ramasse avant d'attaquer sa proie » actualise ainsi le fonctionnement d’un cliché, tellement automatisé qu’il en devient invisible… Ces affreux méchants qui menacent un instant la vie et la vertu des héros/héroïnes, sont systématiquement défaits et punis au dénouement, qui fait invariablement triompher la loi sur le désordre et la prédation, toujours en suspens :

Elle est chez les McLeod et je peux m’introduire dans sa chambre n’importe quelle nuit. Il me suffira de la chloroformer et le tour sera joué. - Immonde individu ! cria James Roy en se débattant de ses liens. Hélas ! il ne put se libérer. Avec un nouveau ricanement, Jeff Croll fit demi-tour et marcha vers la porte. -Vous n’aurez plus rien à boire, ni à manger, dit-il en franchissant le seuil de la pièce. […] Peut-être cette nuit même allait-il pénétrer dans le Manoir et enlever Alice. Cette idée rendait le pauvre père malade d’horreur (Quine, [1930] 2004, p. 131).

8Un autre régime de stéréotypes facilitateurs se met en place pour décrire le physique des héroïnes – évidemment pas sur le mode « sexy », mais conforme à ce qu’une jeune fille occidentale, moderne et aisée se doit d’être : « Les jeunes filles s’empressèrent de gagner leurs chambres. Vingt minutes plus tard, elles en ressortaient, fraîches et joliment habillées, prêtes à passer une bonne soirée » (Quine, [1975] 2000f, p. 92). La « fraicheur » et la « joliesse » appartiennent à un registre suffisamment acceptable pour ne choquer ni les lectrices, ni leurs parents… pas plus que n’étonne (à l’époque) la « parade » monstrative des boy friends, exhibant leurs « compagnes-trophées » aux yeux, on le suppose, envieux de leurs camarades : « Très fiers d’elles, Ned, Bob et Daniel les promenaient de groupe en groupe. Bob et Daniel étaient, comme Ned, des garçons sportifs, excellents joueurs de football. Bob était blond et trapu, Daniel blond et mince » (Quine, [1965] 2000c, p. 12) ; autrement dit, et même si les deux passages n’appartiennent pas au même corpus, un garçon est « fier » quand sa compagne est « fraiche et jolie », ce qui correspond à peu près aux conseils de séduction de Mademoiselle Âge Tendre, la bible teenager de l’époque ! Il convient néanmoins de spécifier et de différencier les protagonistes, en renvoyant à deux grands « schémas », la brune sportive et la blonde potelée : « Beth et Marion étaient cousines et aussi différentes l'une de l'autre qu'il est possible de l'imaginer. Alors que la première, assez indolente aimait les fanfreluches et les sucreries, Marion, plus mince et plus vive, avait l'allure sportive et portait des cheveux bruns coupés très court » (Quine, [1953] 2003, p. 17).

9Quant à l’héroïne elle-même, elle plait aux hommes comme aux femmes, en toute décence bien sûr : « Gaby !, s'écria-t-elle toute joyeuse. Quelle peur tu m’as faite ? - Et pourquoi ? Ai-je donc l'air d'un brigand ? - Non, Dieu merci ! Tu es plus adorable que jamais » (Quine, [1930] 2004, p. 19-20). On notera que le père d’Alice, pour d’autres raisons, est tout aussi « fier d’elle » : « — Oui, et cela veut dire aussi que je suis très fier de toi. À dater d'aujourd'hui, j'ai l'intention de faire appel à toi pour résoudre certaines affaires qui me sont confiées. En fait de détective je crois bien que tu me bats d'une bonne longueur » (Quine, [1930] 2004, p. 220). Cet adoubement ouvre évidemment la suite des aventures, « permises » par le père… qui félicite sa fille chérie, comme sans doute bien des lecteurs de l’époque auraient aimé être congratulés par leurs parents : « Bravo, tu as fait là un splendide travail de détective ! — Oh, la chance m'a servie, dit Alice » (Quine, [1930] 2004, p. 219).

10Bien entendu, le monde « facilité » se manifeste bien autrement, particulièrement dans une suite de « découvertes » à la fois gigantesques (des corps, des trésors, des momies !) et minuscules quant à l’énergie dépensée ; généralement trois coups de pioche un peu n’importe où ramènent immédiatement à la surface cadavres (qui ne puent pas !), squelettes et lingots d’or… comme dans cet exemple « Courageusement, à l’aide de leurs pioches et de leurs bêches, elles creusèrent toutes deux plus profondément. Bientôt, elles réussirent à dégager un squelette entier. (…) Celui qui, le premier, avait déterré le cadavre l’avait recouvert de quelques pelletés de terre, sans se soucier de combler la fosse » (Quine, [1965] 2000c, p. 114). L’adverbe de temps « bientôt » entérine cette « facilité fictionnelle » d’accès aux secrets du monde, y compris aux morts, sans que cela entraine de bouleversement, de dégout ou de terreur ; cet état de fait est validé dans tant d’exemples qu’il serait fastidieux d’en faire le décompte, mais on peut quand même classer ces « trouvailles » en rubriques ; le surgissement des corps en occupe une grande partie, comme on le voit ici :

Ils ne trouvèrent rien. Au bout d’une demi-heure, Bob héla ses amis. Il remontait avec une partie du squelette. Peu après, il apparaissait avec un bras en trois morceaux. Ce fut ensuite à Daniel de descendre et à Marion de remplacer Wouanna. Ils trouvèrent la jambe gauche, également en morceaux. Au bout de deux heures, le squelette était complètement dégagé. C’était celui d’un homme. Selon Wouanna, il était jeune et à en juger par un renfoncement du crâne il avait été tué d’un coup à la tête (Quine, [1975] 2000f, p. 144)

11Le « bras en trois morceaux » évoque davantage un lego ou un puzzle qu’un homme, mais on devine bien qu’ici, rien n’est à prendre au tragique… tout comme dans cette autre occurrence (involontairement comique) :

Juste à ce moment sa fille s'écria : Venez voir ! J'ai trouvé une momie ! Une momie ! répéta sa mère stupéfaite. Laissant tomber pelles et pioches, tous se précipitèrent à l’emplacement où Carla creusait. Elle n'avait mis au jour que la tête, très bien conservée. Vivement, les hommes aidèrent à dégager le corps, toujours enveloppé de ses habits. En raison de la sécheresse du climat, la momie était intacte (Quine, [1967] 2000b, p. 145).

12D’habitude, on trouve un tesson de bouteille, ou un joli caillou ; ici c’est plus surprenant ! La description « très bien conservée », « intacte », va dans le sens général du « bien ourlé, bien bordé » de l’ensemble ; rien de délabré ne doit jamais occulter la lumière de ce texte sans résistance… ou pleuvent également trésors et lingots : « Des malles, des caisses, des cassettes de bijoux et de pierres précieuses, des lingots d’or et des montagnes de pièces de monnaie étaient entassés là, comme dans un rêve. Il y avait même tout un ensemble de vaisselle et de plats en or et vermeil qui étincelait aussitôt qu’on ôtait la poussière » (Quine, [1975] 2000f, p. 186). Le circonstanciel « comme dans un rêve », peut-être discrètement ironique, nimbe l’ensemble d’un sfumato d’onirisme bienvenu, dans la mesure où de fait, toute prétention à un réalisme même mineur est battue en brèche – même si… « Ainsi donc, l’histoire du trésor était vraie ! fit Bess. Quand je pense que Ned et Alice ont risqué leur vie pour le retrouver ! » (Quine, [1975] 2000f, p. 6) ; pourtant la catégorisation générique des récits glisse imperceptiblement vers un fantastique bon enfant, une « féerie » pour grandes jeunes filles, comme l’atteste cette remarque : « Ah ! Marion, que c'est beau : un vrai conte de fée ! Et je ne pense plus qu’Alice ait jamais remporté de plus grand succès que dans cette affaire-ci » (Quine, [1953] 2003, p. 219).

13Lorsque les amies partent en voyage, c’est toujours dans le confort et l’élégance, car le monde « hors USA » ressemble furieusement au monde « in USA » :

Ils montèrent tous dans l'auto familiale des Ramirez. Lorsqu'ils traversèrent le quartier résidentiel, les jeunes Américaines furent impressionnées par la beauté des villas et des jardins. Les larges boulevards ombragés étaient bordés de hautes grilles qui protégeaient les pelouses des propriétés. L’élégante demeure des Ramirez se dressait au milieu d'un ravissant jardin (Quine, [1967] 2000b, p. 130).

14Ainsi le Pérou ressemble-t-il à n’importe quelle banlieue huppée du Midwest, celui-là même où Alice, défendant l’orpheline et la veuve, offre aux innocents opprimés la sagacité de son expertise : « Alice évoqua le jour de sa première rencontre avec Gaby et sa sœur. À cette époque-là, celles-ci en proie à de nombreuses difficultés, vivaient dans un état proche de la misère. Grâce à Alice, les deux jeunes filles étaient entrées en possession d'un héritage, ce qui, du même coup, avait mis fin à leurs ennuis » (Quine, [1930] 2004, p. 19-20). On notera que ce roman, par ses allusions à une précédente aventure, se place à la suite directe d'Alice Détective, créant donc un lien entre les diverses œuvres ; c'est suffisamment rare pour être souligné... La plupart des romans suivants se présenteront sans marques particulières de dénivellation temporelle, ni de références précises à un quelconque « passé » qui aurait déjà mis les protagonistes en présence. Sans être rarissime, ce type de liage demeure donc singulier, comme s'il fallait à tout prix fidéliser le public, et l'entraîner dans une sorte de mémoire collective partagée avec Alice, et de ce fait, de le rendre témoin et solidaire de sa vie et de ses enquêtes. L’intrigue est relancée, comme souvent, par l’entremise d’un méchant de mélodrame qui convoite le bien des deux sœurs et ourdit mille stratagèmes machiavéliques : « - J'ai découvert un escalier dérobé, leur dit-elle (…). - Qui l’eût cru que notre demeure renfermait de pareils mystères, s’écria Floretta au comble de l'agitation » (Quine, [1930] 2004, p. 182).

15Non seulement, on voyage, mais on mange aussi dans ce monde, et tout s’achève par des gouters, comme dans le Club des Cinq : « Les garçons firent merveille et apportèrent un véritable festin couronné d’une délicieuse glace aux fruits. Quelle agréable détente après une journée harassante ! » (Quine, [1967] 2000d, p. 138) – ce qui vaut bien une autre collation avec papa : « M. Roy venait d’arriver. Ils savourèrent ensemble les sandwichs et gâteaux préparés par madame Thurston et les deux cousines, dans une joyeuse atmosphère. » (Quine, [1973] 2000d, p. 188). Le prix de la conclusion… apéritive revient à Bess, role model des filles gourmandes : « Rien ne saurait me faire plus plaisir, mais maintenant que les deux énigmes ont été résolues, je pense que je devrais rentrer à River City. - Si nous déjeunions ? suggéra Bess, changeant de sujet. Trouver des trésors me donne un de ces appétits ! » (Quine, [1981] 2002, p. 155-156). Ici tout ne finit pas par des chansons, mais par des… agapes.

16Ainsi, contrairement à Enid Blyton, l’Anglaise fortement identifiée et singularisée, le pool des écrivains qui fabrique les « Alice » exactement comme un produit tayloriste, ne permet pas de dégager une réelle couleur stylistique ; cependant, le léger infléchissement de la teinte capillaire d'Alice, d'abord blonde puis rousse, âgée de seize ans au commencement et atteignant ses dix-huit ans au fil des publications, atteste, sinon une vraisemblance, au moins un effort de plausibilité quant aux caractéristiques de la jeune détective. Sans parler d'audace, on trouvera cependant dans La Malle mystérieuse, le personnage équivoque d'un travesti masculin, puisqu’un jeune homme nommé Harold Sand se révélera être une jeune fille, Doris Trenton. Les raisons de ce travestissement demeurent d'ailleurs assez évasives… même si l’entrée en fiction du dit Harold est prometteuse :

Il y eut un choc sourd, puis un bruit métallique, Alice fut projetée avec violence contre le volant ; le conducteur de l'autre auto – un jeune homme d'environ vingt-deux ans avec des cheveux roux et un soupçon de moustache – tira un mouchoir de sa poche et s'en essuya le front d'un geste nerveux. Sans bouger de son siège il s'excusa d'une voix haut perchée (Quine, [1940] 2000a, p. 12-13).

17Si la voix est déjà celle d’un… castrat, le reste n’alerte pas forcément la sagacité du lecteur enfantin ; cependant, quelques jours plus tard « Alice eut l'occasion d'apercevoir Harold Sand d'assez près. Il était assis sur un banc. Non loin de la maison […]. En silence, elle prit une photo du garçon, puis rentra, satisfaite de sa ruse » (p. 145). La supercherie se dévoile bientôt… et tout rentre dans l’ordre genré !

18De ce monde fictionnel aéré et aisé, où les momies n’effraient personne et où les méchants sont aussitôt défaits et incarcérés, on pourrait penser qu’il manque la « viscosité » nécessaire à tout grand déploiement sériel, qui se prolonge pour s’étendre, et s’étend pour durer. Mais les schémas directeurs assurent la cohésion d’ensemble, et l’un d’entre eux est prédominant ; il s’agit de la réitération systématique et fortement mise en exergue de la reconduction des « mystères », que rien ne doit ni ne peut amoindrir ou endiguer.

La fin et les débuts… : une systématicité ?

— Je serai plus tranquille si je te sais armée, il se peut que le fantôme du manoir nous réserve de dangereuses surprises. James Roy avait dit ces mots sur le ton de la plaisanterie. Il ne doutait guère alors que ses paroles allaient être prophétiques (Quine, [1930] 2004, p. 63).

19Revenons un instant sur les conditions de production : on a déjà noté combien la francisation du nom de Nancy en Alice s’était inscrite dans un plus vaste mouvement de naturalisation des textes étrangers, et si Bess garde son nom en français, ce n'est pas le cas de sa cousine Georgie, devenue Marion, exactement comme dans Le Club des Cinq, où tout le monde perd son nom, même le chien. Il nous faut encore noter la profusion des produits dérivés puisque des comics, six films, un téléfilm et des jeux vidéo, ainsi qu'une série où Alice retrouve enfin son vrai nom de Nancy Drew, continuent d'être diffusés, pérennisant sous des formes contemporaines la « Fille au cabriolet » (Chapuis, 2014), comme si les stratégies de fidélisation internes à la série publiée s’étaient en quelque sorte élargies à l’œuvre-monde, transmédiale, ou à tout le moins transmédiagénique.

20Toutes les fins de roman contiennent en effet systématiquement ce que Jean-Paul Colin nomme des « mentions progressives9 ». Bien sûr, lui appliquait à Gaston Leroux cette notation, mais le procédé, par son caractère ultra prévisible, excipe ici d’une véritable dynamique de la stéréotypie, ce qui n’était pas aussi acté auparavant. Il s’agit de mimer ce que l’auteur devine du désir des lecteurs, et de suggérer la continuation de la fable par une phrase accrocheuse, cette mention progressive que Jean-Paul Colin détaille ainsi : « elle se trouve à la fin d’une œuvre et amorce la suivante, et donne rendez-vous au supra-narrateur et simultanément aux lecteurs. On la rencontre fort explicitement chez Leroux » (1984, p. 100). Il est stratégiquement habile de placer ainsi les jeunes lecteurs en état d’insatisfaction, d’incomplétude, et de jouer sur la fidélisation à un cycle qui pérennise une forme de teasing, l’annonce propitiatoire d’une aventure à venir – le « more to come » des shows américains. Chaque épisode se referme ainsi sur le classement de l’aventure présente, et la réouverture de l’espoir d’une suite, même si bien entendu, la variante du « plus jamais ça » vient pimenter la simple mention d’un futur nouveau récit : « Alice, de son côté, repoussa le léger regret qu’elle ressentait toujours au terme d’une enquête et partagea la joie des autres » (Quine, [1975] 2000f, p. 188). Il arrive, donc, que l’aventure en question ait été plus « sévère » que prévu, et qu’une prudente réserve – pur artifice de retardement – s’exprime un court instant :

Elle se laissa choir à terre et s’efforça de réfléchir à un moyen de se tirer de cette mauvaise passe. « Voilà où m’a conduite mon amour irraisonné de l’aventure ! » se reprochait-elle. Si jamais je sors vivante d’ici, j’y songerai à deux fois avant de me précipiter tête baissée dans une affaire pareille » (Quine, [1930] 2004, p. 161) ; autre moment de doute rhétorique : « Je dois dire pourtant que pendant que j'explorais le souterrain au cours de cette fameuse nuit, je me suis juré de ne plus me lancer dans de nouvelles aventures si je sortais vivante de celle-ci » (Quine, [1930] 2004, p. 219).

21Bien sûr, il n’en est rien, et la mécanique désirante reprend son cours, bien rodée et bien huilée :

Connaitrai-je jamais des heures aussi palpitantes... songeait-elle, ainsi perdue dans sa rêverie, Alice était bien loin de se douter qu'il ne se passerait guère de temps avant qu'elle ne se trouvât entraînée dans une affaire plus mystérieuse que celle du testament de Josiah Crowley. Et pourtant la jeune fille ne pouvait se défendre d'un obscur pressentiment : qui sait ce que sera l’avenir ? se disait-elle. (…) Qui sait si ce précieux souvenir de l'affaire Crowley ne m'apportera pas d'autres aventures plus passionnantes encore ! » (Quine, [1930] 1963, p. 251)

22« L’obscur pressentiment » revient de nombreuses fois, inséparable compagnon des « mystères » et des « énigmes », y compris chez les « adjuvants » d’Alice : « J’avais le pressentiment que tu éluciderais le mystère du musée Anderson qui s’est révélé être beaucoup plus grave que nous ne le pensions » (Quine, [1967] 2000d, p. 186), ou bien encore : « Elle a été magnifique, convint Marion. Mais elle aura bien d'autres occasions de se distinguer, et je te parierais même que cela ne tardera guère ! Marion ne se trompait pas » (Quine, [1953] 2003, p. 219). Et, de fait, Marion ne se trompe pas, car si Marion se trompait, l’histoire s’arrêterait là…

23La litanie des « clôtures/réouvertures » permet au lectorat de ne jamais se tenir en repos, aiguillonné par le contraste sémantique entre « seule », « vide » et… « nouvelle aventure », qui vient littéralement remplir ce vide et combler cette solitude – celle du héros au soir de la bataille : « Ce soir-là au camp, Alice éprouva le besoin d’être seule un moment. Comme toujours après avoir élucidé un mystère, elle ressentait une impression de vide, le désir aussi de se lancer dans une nouvelle aventure » (Quine, [1975] 2000f, p. 6). Si le temps passe peu, il est malgré tout inféré par touches légères, le « maintenant » s’opposant implicitement à un « jadis » qui bien entendu n’apparait jamais : « Vous avez l’air d’une jeune femme maintenant, mais je sais que vous résolvez toujours des mystères ! » Alice rougit légèrement : « J’espère en tous cas, être capable de résoudre celui-ci », sourit-elle » (Quine, [1983] 2000g, p. 31). Le temps de l’écriture est également actualisé, par la « quantité » de la correspondance (nous sommes sur un bateau, il y a donc une vacance propice à la réaction d’une correspondance avec le père : « Il ne lui fallut pas moins de huit feuillets pour narrer ses aventures depuis son départ de River City. Elle termina par ses mots : Je ne sais pas si des mystères m'attendent en Amérique du Sud. Mais j'en ai déjà trouvé deux, fort prometteurs, sur le Saint Patrick » (Quine, [1940] 2000a, p. 104).

24Ainsi les débuts et les fins sont-ils l’occasion d’une récapitulation et d’une projection, comme lors de cette apostrophe, où le passé « pas oublié » s’ouvre sur le présent (« actuellement ») : « Je n'ai pas oublié tes merveilleuses qualités de détective. Or, actuellement, Chuck et moi nous avons une énigme très compliquée à résoudre » (Quine, [1981] 2002, p. 6). Ce futur gros des aventures à venir utilise un lexique de la nouveauté et de l’allégresse, qui mélange l’effet à produire sur le lecteur et la détermination fonctionnelle due à l’héroïne : « La perspective d'une nouvelle énigme à résoudre suffirait à rendre heureuse la jeune détective » (Quine, [1981] 2002, p. 8) ; la double hypostase futur/passé trouve alors son expression la plus achevée dans ce « monologue intérieur », où une forme de style indirect libre met en exergue le dialogue entre l’hier (« qui s’achevait ») et le demain (« au lendemain »), pour s’anamorphoser en un seul affect, la « passion », dictant au passage le thymus de la lecture, autant que l’admiration prescrite pour le « désert si beau » : « La jeune fille songeait au lendemain. Connaîtrait-elle encore une aventure aussi passionnante que celle qui s'achevait dans ce désert si beau ? » (Quine, [1967] 2000b, p. 156).

25On se souvient que dans le tout premier volume, publié en France en 1955, les notes en bas de page traduisaient systématiquement les dollars en francs français. Peu à peu, d'autres changements ou précisions feront sens – comme le fait de nommer enfin la gouvernante dévouée Sarah « Barry » ou de transformer la profession du père (avoué), devenu plus simplement « avocat ». Il faut encore souligner combien la féminité affirmée d'Alice et de ses amies, certes confirmée par des stéréotypes assez sommaires, débouche cependant sur un féminisme avéré, puisque la plupart des récits conviendrait au test de Bechdel : il y a plusieurs femmes, elles parlent ensemble, et pas simplement des autres hommes ; leur amitié dynamique s’étoffe de récit en récit et même si d'innocents flirts surgissent peu à peu, Ned, Daniel et Bob, l'essentiel de la circulation des affects concerne bien le trio amical formé d'Alice et des deux cousines au fil des œuvres. Mais la fréquence et l’importance des modifications imposées par Hachette configurent une forme d'hétéro-regard franco-américain, succédant à l’auto-regard purement original, et apportant ce que le sociologue Jacob Levy-Moreno (1933), appelait un sociogramme. En effet, tout se passe un peu comme si la société française se lisait elle-même à travers les évolutions lexicales apportées à ce personnage et à ses aventures. La simple étude de la toute première couverture française, on le rappelle en 1955, montre en effet une jeune fille en position d'empowerment, bien posée sur ses jambes écartées, bras croisés, regard porté vers l'horizon... et bien entendu dessinée à côté de son célèbre cabriolet bleu qui a, redisons-le, tant frappé les imaginations des petites Françaises de l’époque. Pourtant, que d’obstacles et d’ennemis surmontés et vaincus dans cette croisade sans cesse réactivée !

26En effet, en plus des promesses de continuité dans la résolution des énigmes, les romans supposent un permanent évitement des périls, qui rassure la jeunesse du lectorat tout en procurant le délicieux frisson du danger et de l’interdit.

Une rhétorique de l’évitement

Avant qu’elle ait eu le temps de faire un mouvement, deux bolides noirs à quatre pattes surgirent de l’ombre, leurs dents blanches luisant au clair de lune. Des dobermans dressés pour l’attaque ! Les yeux d’Alice s’élargirent de terreur. Instinctivement, elle porta les mains à son cou pour se protéger. Les chiens allaient lui sauter à la gorge (Quine, [1989] 2000h, p. 89).

27Les récits procédant de tropes en tropes, celui de l’évitement des situations dangereuses est l’un des traits constitutifs dominants de ce type de « suite » : il y a toujours des méchants qui surgissent, enlèvent, menacent, séquestrent (mais jamais ne tentent de violer !), et il y a toujours quelque chose qui tombe (arbres, pierres…) et quelque chose qui explose, ou un bateau qui prend l’eau – avec un rappel salutaire de la nécessité d’être forte et autonome : « Alice ramait de toutes ses forces, les membres douloureux, les yeux fixés sur le niveau d’eau au fond de la barque. Si seulement elle n’avait pas été seule, s’il y avait eu quelqu’un avec elle pour écoper, ou pour tenter de colmater l’ouverture. Mais elle ne devait compter que sur elle-même pour sortir de cette situation périlleuse » (Quine, [1975] 2000f, p. 117). Généralement la perturbation maximale intervient souvent aux deux tiers du roman, quand la résolution de l’énigme commence à se profiler. Bien entendu, les soucis peuvent sembler très mineurs, comme ici : « - ‶je vais préparer du chocolat chaud en vous attendant″, promit Alice. Elle quitta son amie, et partit en courant dans ses espadrilles détrempées. Par chance, elle avait débarqué assez près de l’hôtel, et elle n’eut pas une trop longue distance à parcourir » (Quine, [1975] 2000f, p. 142). Les circonstances « près de l’hôtel » s’opposent alors au fâcheux des « espadrilles détrempées » : ici, l’on reste dans l’anecdote domestique, mais elle donne le patron de cet obsédant cliché ; de la même façon, les éclairages divers sur une route nocturne n’entrainent pas de gros dommages : « Les trois autres partirent. Ils escaladèrent une des levées et s’éloignèrent à travers champs. Comme c’était la pleine lune, ils n’eurent pas besoin de torches électriques pour éviter les embûches du terrain. Ils parvinrent à la ferme sans difficulté » (Quine, [1967] 2000d, p. 115). La chute « sans difficulté » rétablit l’équilibre…

28Cependant, peu à peu se précise la dramaturgie obligée de l’épisode, toujours strictement semblable dans son déroulement :

Éprouvant une soudaine et inexplicable anxiété, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Au même instant, le lourd saguaro se mit à osciller, puis commença à tomber ! […] Alice n’eut pas le temps d’alerter ses amies. Elle les attrapa simplement par le bras et les tira hors de la trajectoire du cactus. Toutes les trois trébuchèrent et s’étalèrent sur tout leur long. Le saguaro s’écrasa à l’endroit où elles s’étaient tenues l’instant d’auparavant » (Quine, [1981] 2002, p. 51-53).

29On soulignera le pressentiment « inexplicable », toujours utile pour éviter les chutes d’arbres ! Alice survit à tout, même au foudroiement, et l’« affreux craquement » s’abolit dans l’affirmation finale « je ne suis pas blessée » :

Tout près de l’endroit où se tenait Alice, un grand arbre balaya l'air de ses branches puis soudain s 'abattit dans un affreux craquement. Grand Dieu, hurla Ned épouvanté. Il a été frappé par la foudre. Alice ! Alice ! Tu n'as rien ? cria Bess dans le vent […]. Je vais bien articula Alice en se redressant avec peine. J'ai reçu un choc quand l'arbre est tombé foudroyé, mais je ne suis pas blessée » (Quine, [1940] 2000a, p. 37-39).

30Mais en plus des chutes de différents objets, les flèches assassines vibrent elles aussi :

Une forme indistincte bougea sur une des crêtes. Ce mouvement eut quelque chose de si menaçant qu’Alice se réfugia derrière un palo verde. Au même instant, elle entendit un sifflement, puis le bruit sourd d'un impact dans le tronc qui trembla sous le choc. Abasourdie, Alice leva la tête, une flèche encore vibrante était fichée dans l'arbre ! […] Elle se rendait compte que si la flèche ne l'avait pas atteinte, c'était uniquement parce qu'elle ne se tenait plus devant le tronc vert à ce moment-là. […] Quelqu'un vient de me tirer dessus, répondit Alice. Par chance, j'ai vu quelque chose bouger et je me suis jetée derrière un arbre, sinon...  (Quine, [1981] 2002, p. 88-89).

31Le leitmotiv « par chance » retentit encore une fois, porteur d’une positivité tellement forcée qu’elle en devient comique… comme l’« instinct » qui une fois de plus joue son rôle temporisateur et protecteur : « Une énorme pierre roulait vers elles, instinctivement, elles firent un saut de côté. Le bloc les frôla, alla heurter un arbre avec un bruit sourd, rebondit et frappa Alice sur le côté. Celle-ci chancela et tomba par terre. Alice ne perdit pas conscience. Se sentant assez étourdie, elle souhaita se reposer un peu (Quine, [1967] 2000b, p. 60-61.) ; le « un peu » atténuatif rassure les lecteurs inquiets : au fond, il ne s’est rien passé. La variante de « par chance », « heureusement », modalise aussi un grand nombre de périls évités, ici une bombe :

Elle souleva la pierre et la lança sur le monticule. Quelques secondes plus tard, une explosion terrible faisait voler des mottes de terre et des cailloux dans toutes les directions. […] La force de l’explosion projeta Kammi à terre. Heureusement aucun débris ne la frappa. Indemne mais terrorisée, elle n’osait pas se relever. Alice avait été, elle aussi, renversée par la violence du souffle » (Quine, [1973] 2000d, p. 39-41).

32Il arrive également que la Providence veille sur les héros : « Dieu soit loué ! Tu es saine et sauve. Je suis heureuse que nous le soyons tous les deux, corrige la jeune fille. J’avais une peur terrible que nous ne nous fracassions la tête sur les rochers ! » (Quine, [1973] 2000d, p. 157) ; ce « saine et sauve » vient évidemment contraster avec l’épouvantable menace du subjonctif « nous ne nous fracassions la tête » qui pointe l’objectif criminel mais inopérant des bandits – puisqu’Alice est « heureuse », et Ned aussi… Autre avanie corporelle, après le fracassement sur les rochers (évité), l’aveuglement par vapeur toxique (également évité) :

L'instant d'après, les vapeurs atteignirent ses yeux. — Mon Dieu, je ne vois plus rien, s'écria Alice. Aux cris de la jeune fille, la gardienne se précipita. […] Est-ce grave, demanda-t-elle au médecin avec inquiétude. — C'eut été une autre affaire si le liquide avait atteint vos yeux. Alice ne tarda pas à se sentir complètement soulagée » (Quine, [1953] 2003, p. 177-180).

33Clairement, le syntagme « complètement soulagée » efface l’agression, et rétablit chacun dans sa paisible clarté ; encore une fois, il a « failli » se passer quelque chose, mais tout s’est résolu et effacé en deux mots… On pourrait presque se demander pourquoi l’autrice multiplie à ce point les catastrophes, tant elle les anodinise tout aussitôt ! Dans un autre opus, excipant plus ou moins d’une forme de science-fiction bon enfant et « tintinesque », un rayon paralysant fige sur place les personnages adjuvants ; mais cette paralysie létale qui plane est encore une fois abolie après le « fort heureusement », cosmétique et salvifique : « Elle se précipita au rez-de-chaussée. Le spectacle qui l’attendait la décontenança. De toute évidence, Bess, Marion, Daniel et le professeur avaient été atteints par les rayons paralysants. Fort heureusement, ils retrouvaient déjà la capacité de se mouvoir » (Quine, [1967] 2000d, p. 180). C’est d’ailleurs dans ce roman qu’un hélicoptère, sans doute atteint du même rayon de la mort, tombe à son tour ; mais…

Les rotors s’arrêtèrent soudain et l’hélicoptère descendit en chute libre les derniers mètres. Il heurta le sol avec un grand bruit et la porte s’ouvrit. « Le pilote ! s’exclama Alice. Il doit être blessé ! » Elle courut avec Marion vers l’hélicoptère. Le pilote était invisible. Elles montèrent à bord, jetèrent un coup d’œil à l’intérieur de la cabine. Personne ! (Quine, [1967] 2000d, p. 9).

34Ailleurs, c’est une voiture folle qui va les emboutir :

À ce moment, alors qu'ils sortaient d'un virage, une voiture qui roulait en sens inverse se rabattit brusquement sur sa gauche et fonça droit sur eux ! […] Finalement, le moteur cala et le véhicule s’arrêta au milieu des buissons. Chuck serrait encore le volant de toutes ses forces, il poussa un soupir de soulagement (Quine, [1981] 2002, p. 20-21).

35Décidément les moyens de transport sont dangereux… jusqu’à ce que s’exhale le bienvenu « soupir de soulagement ». Il est clair que le principe de l’eucatastrophe, que Tolkien systématisera (ne jamais tuer les héros !) fonctionne à plein ici, et que l’automaticité du mécanisme finit par constituer une forme se singularité en soi ! Le relevé typologique des adverbes ou des locutions a permis de constater combien (et comment) on se laisse prendre à chaque fois, en tout cas au début. Dans ce monde où tout tombe, explose, paralyse, écrase, transperce, fracasse… potentiellement, mais jamais vraiment, le lectorat trouve matière à s’épouvanter, puis à se rassurer pleinement en compagnie des bons gâteaux d’une telle, ou de la boutade restauratrice d’un(e) autre. Au fond, tout se passe comme si Caroline Quine (ou ses multiples incarnations) nous disait, en somme : allez, vous reprendrez bien une petite momie, pour la route !

*

Constituer un imaginaire, construire une féminité…

Crosson ne voulait pas qu’on découvre son secret. Il a également installé un circuit magnétique pour protéger le grand œil apparaissant dans le musée. C’était destiné à piéger quiconque procéderait à des recherches en cet endroit. — Je le sais, fit Alice. Cela m’est arrivé. — Quoi ! s’exclama Ned. Le misérable ! Je suis heureux qu’il n’ait pu mettre tout à fait au point son invention (Quine, [1967] 2000d, p. 180).

36Les lectures françaises enfantines ont donc pérennisé une forme de « génération » qui se ressent dans les prénoms mêmes des jeunes héros : à l'Alice évidemment féminine correspondent le héros Michel de Georges Bayard10, le Thierry la fronde de Jean-Claude Deret, ou bien encore le Prince Éric de Serge Dalens. Le cœur de cible partage à la fois cette féminité pour les lectrices d'Alice et cette masculinité pour les œuvres susnommées, mais cela ne signifie nullement qu'il n'y ait pas eu de nombreuses interactions entre les lectorats, et que frères et sœurs, au sein d'une même fratrie n’échangent pas, sans même se poser de questions, les Alice, les « Foulards de sang », les Caroline et autres Martine ! Or le souvenir collectif de cette libération, de cet émerveillement devant une vie si pleine de choses qui (nous) manquaient, a donc nourri une réflexion sur la puissance des « liens faibles » (Gefen et Laugier, 2020), au service de la constitution d’un imaginaire, et de la construction d’une féminité balbutiante mais irrésistible, comme le dessine Michael Cornelius :

L’autonomie de Nancy est littéralement un affranchissement des hommes ; elle existe dans une sphère féminine/féministe en grande partie parce qu'elle a construit cet espace, son espace, un véritable « no man's land ». [...] Nancy a réalisé très tôt dans sa carrière que les rôles au sein d'une romance homme-femme traditionnelle, à son époque, entraîneraient la reconstruction de sa sphère féminine, créant un espace autour d'elle sur lequel elle n'exercerait plus son autonomie absolue (2008, p. 7811).

37Ce qui est certain, c'est que « Alice » appartient à ce que Michael Cornelius nomme les sisters sleuth, les « consoeurs détectives », pour qui le surnaturel est forcément et systématiquement une machination des méchants... On a évoqué la science-fiction qui, à cette époque, pointe son nez dans les titres les plus modernes (Michel et la soucoupe flottante ou Alice et l’œil électronique), mais c'est toujours pour en dénoncer la machination, le complot ou bien encore un piège tendu à la candeur des âmes faibles. Le carrément loufoque n’est lui non plus jamais très loin comme le manifeste cette incroyable méthode : « Alice et ses amies Bess et Marion avaient secouru plusieurs personnes et fait mettre des coupables sous les verrous. Au cours de leur enquête, elles avaient utilisé une danse de claquettes, mise au point pour pouvoir transmettre des messages en code » (Quine, [1940] 2000a, p. 15). De la même façon, il n'y a jamais de vrais fantômes ni de manoirs réellement hantés ; seule l'abondance des crimes, sans cesse renouvelés mais finalement inoffensifs, configure un monde de l’événement immobile, où le temps ne passe pas vraiment, où l'Histoire n'a pas de prise et où les héroïnes vivent dans l’éternel printemps d'une aisance matérielle tout à fait avérée, elle, au rythme de forfaits souvent farfelus qui les expédient aux quatre coins du monde, mais en abolissant quasiment immédiatement les difficultés du voyage et les réalités des sociétés traversées.

38On pourrait redire que pour cette fiction, le monde entier est américain ou n'est pas ; on en retrouve en effet les traits constitutifs dans la camaraderie bon enfant et égalitaire qui unit Ned et Alice, ou encore la mention de solidarité très « sportive » qui accompagne les réussites peu à peu attribuées au collectif :

Alice glissa son bras sous celui du jeune homme. Tout est bien qui finit bien, songea-t-elle avec le sentiment du devoir accompli. L’affaire Cindy Austin était close, et le lycée de River City avait honorablement relevé le défi de Chatham Central. « Ce fut un bon travail d’équipe, murmura-t-elle. Voilà tout » (Quine, [1989] 2000h, p. 219).

39Mais c’est avec l’éclat de rire libérateur d’un personnage très secondaire que nous aimerions quitter notre « tough girl 12 », qui a montré le chemin dans nos enfances sans imposer sa propre boussole de force : « “Je suis désolée de ne pas l’avoir fait”. Le vieil homme se mit à rire » (Quine, [1965] 2000c, p. 186). Nous aussi.