Colloques en ligne

Christiane Connan-Pintado

Tous les garçons et les filles de leur âge. Adolescence et romanesque dans les one shot de Paul-Jacques Bonzon

All the boys and girls their age. Adolescence and romance in Paul-Jacques Bonzon's one-shots

1En référence – et en hommage non dépourvu de nostalgie – à la toute première chanson de la regrettée Françoise Hardy, il convient de rappeler qu’elle est contemporaine de la naissance des Six Compagnons : comme Paul-Jacques Bonzon, elle avait su toucher filles et garçons en proposant de leur relation une vision tissée de stéréotypes romanesques liés aux rêves et aux désirs des lecteurs adolescents.

2Tel est le domaine que nous souhaitons ausculter à partir d’une dizaine de romans – Le Petit Passeur du lac (1956), La Ballerine de Majorque (1956), La Promesse de Primerose (1957), L’Éventail de Séville (1958), La Princesse sans nom (1958), Un secret dans la nuit polaire (1959), La Croix d’or de Santa-Anna (1960), Le Cheval de verre (1963), Soleil de mon Espagne (1971), la réécriture de Du gui pour Christmas (1973) et le roman scolaire Ahmed et Magali (1978)1 – dont la publication s’étend sur deux décennies, un peu avant et pendant celle de la série. Ce faisant, nous poursuivons le travail initié par le numéro des Cahiers Robinson qui s’intitulait « À l’ombre des séries, des œuvres singulières » (2020). Nous nous pencherons sur les représentations de l’adolescence portées par ces œuvres en interrogeant les personnages de ces romans « singuliers » en regard de ceux de la série et des adolescents réels des années 1960-1980 tels qu’ils sont décrits par la sociologie et l’histoire culturelle. Ce qui nous conduira à nous demander si les personnages de Bonzon s’inscrivent véritablement dans leur époque, celle des Trente Glorieuses, ou bien s’ils relèvent de l’invention romanesque et de la tradition littéraire. Aborder ces romans pose ainsi la question du caractère romanesque de l’adolescence et de ses affects, dans l’univers de cet auteur.

Retour sur le contexte des années 1960-1980

3Les livres pour la jeunesse de Paul-Jacques Bonzon paraissent de 1945 à sa mort, en 1978, et sa période la plus féconde correspond aux deux décennies pendant lesquelles se déploie la série des Six Compagnons. Avant que la pression éditoriale ne le conduise à se conformer à l’air du temps et à entrer dans l’ère des séries, Bonzon publiait seulement des titres singuliers : Yves Marion en recense vingt et un parus de 1945 à 1961 (2008, p. 309-310). Cette veine se tarit une fois la série entamée, qui le mobilise entièrement avec ses trente-huit volumes égrenés en dix-sept ans au cours desquels on ne compte plus que cinq nouveaux titres de romans indépendants2.

4Il est tentant de comparer les romans de la série au fameux Club des Cinq d’Enid Blyton, importé par Hachette en 1955, qui confronte quatre enfants – ou pré-adolescents –, accompagnés d’un chien, à des énigmes qu’ils résolvent brillamment. La série française se démarque toutefois du modèle britannique à plusieurs titres : alors que Le Club des Cinq respecte la parité – deux garçons, deux filles – le groupe de Bonzon affiche sa non-mixité, tout en agrégeant un satellite féminin, Mady, qui joue un rôle central dans les aventures et attire la lumière sur elle de manière significative (Connan-Pintado, 2022) ; autre différence : contrairement aux Famous Five, les Six Compagnons ne composent pas un groupe familial, ce sont des camarades de classe et leurs aventures ne se déroulent pas sur une île ou dans un château déconnectés du monde réel, mais s’ancrent dans un contexte dont les données géographiques et sociales sont cartographiables ; de plus, le choix énonciatif de faire du principal protagoniste, Tidou, le narrateur de la plupart des épisodes, favorise l’intimité du lecteur avec le personnage.

5Si l’on compare à présent les titres des one shot de Bonzon à ceux de la série, trois différences principales s’imposent. D’abord, aucun de ces romans n’est écrit à la première personne. De plus, alors que les épisodes des Six Compagnons se déroulent la plupart du temps dans la France contemporaine de leur publication, les romans non sériels font voyager le lecteur dans l’espace et dans le temps en tant que romans historiques ou romans d’aventure qui ont lieu sous d’autres cieux, en Espagne, Italie, Angleterre, Écosse, Norvège, voire hors d’Europe. Enfin, tous ont pour protagoniste un couple mixte d’adolescents, fille et garçon, parfois frère et sœur, mais le plus souvent amis, d’une amitié qui ne demande qu’à évoluer vers l’amour.

6L’adolescence est une période de la vie aux bornes floues et une notion relativement récente dont l’histoire est marquée par trois jalons, comme on peut le lire dans l’introduction d’un numéro des Textes et documents pour la classe qui explore précisément les « adolescences romanesques » :

Né à la fin du XVIIIe siècle, l'intérêt pour l'adolescence se manifeste d'abord chez les Romantiques, à travers le héros jeune, exalté, idéaliste et en conflit avec le monde. Un siècle plus tard, la psychologie et la psychanalyse font de l'adolescence un moment clé de la quête d'identité, mais aussi une crise existentielle. Enfin, les années 1960-1970 voient l'émergence de la jeunesse comme classe à part entière, avec sa culture propre. L'adolescent devient un public 3, pour lequel on écrit, dans une relation souvent spéculaire dont témoigne, notamment, la littérature de jeunesse (2012).

7Dans son Guide de la littérature pour la jeunesse, Marc Soriano n’évoque l’adolescence que dans l’entrée « Classes d’âge » en tant que « notion psychologique et psychanalytique » et seulement pour « notre époque » :

Elle est dominée par les maturations affectives et sexuelles et par les problèmes de l’intégration à la société adulte […]. C’est un public numériquement important et qui dispose de crédits numériquement élevés. Les éditeurs se livrent des batailles pour le conquérir.
[…] pour intéresser ce type de public, il faudrait utiliser franchement ses motivations réelles : la sexualité, la vie affective, l’actualité avec ses problèmes économiques, politiques et sociaux. Or une loi non écrite, mais impérative de notre société veut qu’on évite […] d’aborder devant les jeunes ces sujets jugés litigieux (2002, p. 120).

8En mentionnant « la sexualité, la vie affective, l’actualité avec ses problèmes économiques, politiques et sociaux », Soriano pointe à la fois les centres d’intérêt potentiels de l’adolescence et les limites de la littérature pour la jeunesse qui ne saurait aborder ces questions sans se heurter aux interdits posés par les médiateurs, jusqu’à la censure. Il revient sur ce sujet dans l’entrée qui porte sur l’éducation sexuelle et affective, tout en ironisant sur les rares et maladroites tentatives des auteurs pour traiter cette problématique (2002, p. 486-494).

9Dans le cadre des sciences humaines, l’adolescence retient l’attention des sociologues et des historiens pour la période qui nous occupe et sous l’angle qui nous intéresse ici, quand elle représente, pour citer à nouveau Françoise Hardy, « Le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure ». Mais, en réalité, historiens et sociologues parlent moins d’adolescence que de jeunesse. La France vient de découvrir les teenagers que les Américains avaient repérés dix ans plus tôt en désignant de ce nom ceux dont le chiffre de l’âge se termine par teen, soit de treize à dix-neuf ans. L’historienne Anne-Marie Sohn se penche sur cette génération dans son ouvrage Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960 :

De fait, ces jeunes se différencient comme jamais de leurs aînés. Ils se distinguent d’abord par les nouveaux « signes extérieurs » de jeunesse que sont la scolarisation de masse, les apparences et la « culture jeune ». Ils jouissent d’une liberté sans précédent qu’autorisent l’évolution des relations familiales et la marche souterraine vers la liberté sexuelle. Leurs attitudes parfois ostentatoires et les valeurs nouvelles qu’ils défendent suscitent, en retour, l’incompréhension des adultes. Jadis masqué, le conflit des générations sort de la sphère privée pour accéder au rang de « question de société ». La génération du baby-boom qui a profité de l’exceptionnelle prospérité des trente glorieuses est, certes, une génération exceptionnellement favorisée, mais elle doit affronter tous les apprentissages à la fois, scolaires, professionnels et amoureux (2001, p. 10). 

10L’historienne pointe avant tout ce qu’elle désigne comme « signes extérieurs de jeunesse » : cheveux, vêtements, culte des vedettes de la chanson, « objets, modes et apparences », en somme l’« émergence d’une nouvelle culture centrée sur la musique et d’une sociabilité fondée sur les ‶copains″ » (Sohn, 2001, p. 65). Un autre historien, Jean-François Sirinelli, auteur d’un ouvrage sur la génération des « baby-boomeurs », se dit convaincu que « [l]a vague ‶yé-yé″, les Beatles et Woodstock […] furent plus qu’un air du temps – et donc, en retour, un objet de nostalgie –, un élément d’identité générationnelle : ils étaient bien le produit d’une culture juvénile de masse transcendant les milieux et brassant les appartenances sociales et culturelles » (2003, p. 14). Tels seraient donc les facteurs identificatoires de la jeune génération de ces années-là sur lesquels s’interroge, dès leur apparition, Jacques Marny, rédacteur de l’organe de presse catholique Rallye jeunesse, qui propose un ouvrage intitulé Les Adolescents d’aujourd’hui, culture loisirs idoles amour religion… (1965).

11Sans doute les personnages de Paul-Jacques Bonzon semblent-ils difficiles à raccorder à cette génération « yéyé », caractérisée par sa fascination pour les « idoles » de la chanson, sa révolte contre les « croulants » – pour reprendre le chronolecte d’alors – et son rôle dans la fermentation juvénile annonciatrice de Mai 1968. Les Six Compagnons ont beau appartenir à leur époque par certains traits, Paul-Jacques Bonzon les tient à l’écart de cette « culture jeune ». Lorsque nous avions relu les trente-huit volumes de la série pour faire le portrait de Mady, nous n’avions trouvé qu’une seule allusion à cette culture, dans le volume posthume Les Six Compagnons et les skieurs de fond (1979), quand un groupe de jeunes filles côtoyées dans un refuge entonnent des « chansons en vogue » et comparent Le Tondu à « un célèbre acteur de cinéma ». Il n’est du reste pas anodin que, dans cet épisode, la célèbre intuition de Mady soit mise à mal puisqu’elle soupçonne, à tort, ces jeunes filles si différentes d’elle, d’être de mèche avec les malfaiteurs (Connan-Pintado, 2022, p. 151).

12Bonzon n’étant pas le seul romancier pour la jeunesse de cette génération à tenir ses personnages à l’écart de la « culture juvénile de masse » décrite par les sociologues et par les historiens, on pourra faire l’hypothèse que cette culture avait mauvaise presse dans ce secteur éditorial4 car elle est soit passée sous silence, soit, plus rarement, dénoncée. Par exemple, dans Criss, ou j’étais une idole – roman adressé en 1964 par l’éditeur de Saint-Marcoux, en quatrième de couverture, aux « filles de 12 à 18 ans » –, la jeune héroïne est victime des manœuvres du directeur d’une maison de disques qui l’incite à faire carrière dans la chanson. Le prière d’insérer souligne la portée critique du roman : « On transforme Criss, on la ‶fabrique″ comme n’importe quel produit commercial, et on la lance sur le marché ».

13Ne correspondant ni à la mouvance « yéyé », ni à la génération désenchantée dépeinte en 1961par Christiane Rochefort dans Les Petits Enfants du siècle (Grasset), les adolescents de Bonzon sont des enfants sages, vertueux et peu poreux aux évolutions ou révolutions de l’époque, sans doute à l’image des élèves du primaire de notre auteur instituteur qui prend sa retraite en 1961 pour devenir « écrivain à temps complet » (Marion, 2008, p. 134). Si on le compare à l’autrice contemporaine Marie-Aude Murail qui ne cesse de se confronter à la complexité de notre temps, aux préoccupations des adolescents et à leur langage, force est de constater que Bonzon, qui exerce la plus grande partie de son activité d’écriture pendant sa retraite, a des relations sporadiques et distanciées avec l’adolescence ; ses propres enfants, nés au tout début des années 1950, à qui il dédiait souvent ses ouvrages auparavant, ont grandi, et il paraît davantage poursuivre le rêve d’une adolescence idéale qu’il ne peint une adolescence réelle. Ce clivage pourrait expliquer que ses romans reflètent aussi peu l’époque de leur publication : rien ne transpire dans la série des événements qui ont marqué les années 1960-1980, a fortiori dans les one shot dont la diégèse prend ses distances avec le monde contemporain. Il semble bien que l’inspiration de Bonzon vienne d’ailleurs, et qu’elle soit plutôt dépendante d’une conception romanesque de la littérature comme de l’adolescence.

Le triomphe du romanesque

14Aussi peu facile à cerner que celle d’adolescence, la notion de romanesque a largement inspiré la recherche au point qu’une collection lui est consacrée chez Garnier, collection dans laquelle Anne Besson et Francis Marcoin ont dirigé en 2020 un numéro qui porte sur la littérature de jeunesse. Pour eux, « l’enfance, temps du passé des auteurs adultes qui la représentent, est toujours, déjà, le temps du récit, et le temps par excellence du romanesque » (2020, p. 60).

15Il n’est pas inutile de remonter aux définitions données par le Vocabulaire esthétique de Souriau, pour qui « le terme repose sur une certaine idée du roman », en l’occurrence ce qu’il appelle « le roman de sentiments et d’aventures », désignation qui correspond parfaitement aux romans de notre corpus. Le romanesque se caractériserait par :

  1. La prédominance de l’affectif ; l’intensité et la noblesse des sentiments ; le grand rôle de l’amour, mais aussi de l’amitié et de quelques autres attachés à un idéal ;

  2. La densité des événements, et la mise entre parenthèses du répétitif et du quotidien ;

  3. La fréquence des extrêmes et des purs (le très beau et le très laid, le sublime et l’infâme) par rapport au mixte et au neutre (1990, p. 1245).

16De plus, nous rappellerons une définition beaucoup plus ancienne, celle d’Albert Thibaudet, en 1919, pour qui le romanesque serait genré : il distingue un romanesque « masculin » de l’aventure et un romanesque « féminin » de la rêverie amoureuse5, ce qui peut correspondre en effet à deux types de productions très différentes. Toutefois, chez Bonzon, ces deux caractéristiques sont intriquées avec des péripéties en cascade et des flots de sentiments qui concernent aussi bien les personnages masculins que féminins.

17Ses romans permettent d’illustrer les trois arguments de Souriau, et au premier chef la « densité des événements », dans laquelle Jean-Marie Schaeffer voit un « aspect centrifuge » et une « saturation événementielle de la diégèse et son extensibilité indéfinie » (2004, p. 299). L’aventure est aussi foisonnante dans les romans singuliers que dans les épisodes de la série et nombre d’entre eux comportent une énigme qui les apparente aux récits policiers6 : on trouve menaces et complots dans Le Petit Passeur du lac et La Croix d’or de Santa Anna, secrets et quêtes d’identité dans Un secret dans la nuit polaire, La Princesse sans nom et L’Éventail de Séville, voyages initiatiques, personnages qui se perdent puis se retrouvent dans La Promesse de Primerose et Soleil de mon Espagne. L’argument qui porte sur « La fréquence des extrêmes et des purs » rappelle qu’« un des traits les plus remarquables du romanesque réside dans son manichéisme » (Schaeffer, 2004, p. 302), ce qui correspond à la répartition du personnel des romans en fonction de « vecteurs axiologiques polarisés à l’extrême » (ibid. p. 298). Néanmoins, chez Bonzon, la balance penche du côté des purs, plus nombreux, plus actifs, partant récompensés au centuple de leur bonne volonté, pour que justice soit faite au dénouement, à une exception près, qui n’en est pas moins romanesque, nous y reviendrons.

18Le premier argument de Souriau, qui porte sur la « prédominance de l’affectif » nous conduit au cœur de notre sujet. Si les personnages de la série appartiennent à des milieux modestes en butte aux difficultés de la vie, ceux des one shot sont davantage encore marqués par le destin, à commencer par les nombreux orphelins qui illustrent l’un des topoï les mieux représentés en littérature pour la jeunesse, de Rémi à Harry Potter. S’ils ne sont pas donnés d’emblée comme orphelins – Mario et Lucia dans Le Cheval de verre, Paquita et Miguel dans La Ballerine de Majorque, Juanita et Pablo dans L’Éventail de Séville, Livio dans Le Petit Passeur du lac, Dolaine dans La Princesse sans nom, José dans Soleil de mon Espagne – ils le deviennent au cours du roman, comme Peter dans La Promesse de Primerose et Magali dans Ahmed et Magali. Certains d’entre eux correspondent aux profils romanesques mis en exergue par Marthe Robert dans Roman des origines et origines du roman (1972) : le « bâtard » (Dolaine, Juanita) et « l’enfant trouvé » (José). Quant à ceux qui ont une famille, ils la quittent pour aller travailler loin de chez eux comme Vincent dans La Croix d’or de Santa Anna et Côme dans Du gui pour Christmas. Tous sont de condition modeste, et parfois misérable : dans un décor digne de Dickens, le père de Peter, dans La Promesse de Primerose, essaie de gagner sa vie en dessinant sur les trottoirs de Londres et en vendant des épingles aux passants, scène qui rappelle « La petite fille aux allumettes » d’Andersen. Il est à noter que l’auteur-instituteur prend ses distances avec l’école, quasi absente du corpus7 car elle se prête peu à sa conception de l’aventure : la plupart de ses jeunes personnages travaillent pour gagner leur vie, mais la précarité de leur condition est compensée, voire transcendée, par la qualité des relations qu’ils nouent avec leur entourage. Dans chacun des romans se développe une amitié amoureuse pleine d’ingénuité et propre à faire vibrer le cœur des jeunes lecteurs. En effet, dans le cadre du livre de jeunesse, « les auteurs […] sont autorisés à avoir recours, sans distance obligée, à un romanesque ailleurs considéré comme obsolète » (Besson et Marcoin, 2020, p. 61).

19Historiens et sociologues ne manquent pas d’aborder la question des relations amoureuses. D’après Jean-François Sirinelli, « la génération du baby-boom, au temps de sa prime enfance puis de son adolescence, baigna dans un environnement sinon désexualisé, en tout cas sexuellement sous surveillance » (2003, p. 161), mais « le premier versant des années 1960 exalte le sentiment amoureux dans le cinéma et la chanson, Nous deux est le premier périodique de France » (ibid., p. 162) et « le flirt des années 1960 » (ibid., p. 163) est influencé par le cinéma américain, La Fureur de vivre (1955) et West side story (1961). Dès 1966, Edgar Morin signale une évolution, même si elle s’effectue « selon des avancées inégales », en regard de « L'ancienne ségrégation des sexes [qui] signifiait à la fois protection de la vertu des filles et supériorité des mâles [et] empêchait simultanément la camaraderie et l'érotisme entre garçons et filles » (1966, p. 437). Fondés sur des histoires d’amitié amoureuse, les romans de Bonzon illustrent sotto voce cette évolution.

20Si les amours des jeunes personnages sont asexuées, littérature de jeunesse oblige, elles n’en sont pas moins décrites avec soin, précision et même complaisance : Bonzon évoque sourires, larmes, serments, étreintes, pressions des mains, contemplation des visages, mais sans distance ironique – ce qui est bien une caractéristique du romanesque qui exige une adhésion du narrateur, à l’opposé de la manière dont Flaubert, par exemple, décrit les aspirations et les lectures d’Emma. Telle est même, d’après Jean-Marie Schaeffer, la condition sine qua non du romanesque :

Il ne suffit donc pas que la représentation soit centrée sur la vie intérieure individuelle des personnages, ni que les motivations mentales pertinentes pour la diégèse soient d’ordre affectif plutôt qu’intellectuel (c’est-à-dire que les personnages soient emportés par la passion et les sentiments), il faut encore que la posture du narrateur soit, pour reprendre une expression proposée par Dorrit Cohn, « consonante » avec le point de vue des personnages. (2004 p. 2978)

21Pudiques et feutrées, en raison du jeune âge des protagonistes, les idylles réunissent tous les stéréotypes de la romance et se terminent toujours sur une promesse de bonheur. Pour donner quelques exemples de ces happy ending, dans La Princesse sans nom, Guillaume part avec Dolaine en croupe sur son cheval demander au roi l’autorisation de l’épouser ; dans La Ballerine de Majorque, Paquita et Miguel sont fiancés ; le roman scolaire Ahmed et Magali, se termine sur la déclaration d’amour réciproque des deux adolescents, ce qui fait de Bonzon un précurseur de la prise en compte de ce qu’on désigne aujourd’hui du nom de diversité puisqu’ « Ils n’étaient ni de même nationalité, ni de même race, ni de même confession » (1978, p. 222). L’âge ne fait rien à l’affaire car Du gui pour Christmas illustre « le vert paradis des amours enfantines » avec de très jeunes protagonistes, Côme, douze ans et Margaret, onze ans, et un explicit de conte de fées : « Nous resterons ensemble longtemps, toujours » (1972, p. 186). Celui d’Un Secret dans la nuit polaire est un modèle du genre :

« Moi aussi j’ai si souvent pensé à toi le soir en m’endormant. Je te revoyais avec tes longues nattes dorées, telle que je t’ai vue la première fois, quand tu es entrée dans la mansarde. Oh ! Nilsi, je reviendrai, je te le promets, plus tard, quand je serai tout à fait devenu un homme. Promets-moi, toi aussi, de ne pas m’oublier.

- Oh ! Stéfan, pourquoi promettre ? Tu sais bien que je ne cesserai de t’attendre. »

Elle pose sa tête contre l’épaule du petit Norvégien et, ensemble, en silence, ils regardent briller les glaces des hautes montagnes de Norvège, le mystérieux domaine des trolls (1959, p. 191).

22L’exemple le plus marquant, qui a fait le succès du roman, est celui de L’Éventail de Séville : après avoir accompagné la quête de Juanita qu’il laisse dans les bras de sa mère enfin retrouvée, Pablo sort pour lui acheter une rose et se fait écraser par une voiture. Suit une scène déchirante où Juanita sanglote en l’embrassant tandis que le regard de Pablo semble lui dire :

« Pardonne-moi, Juanita, pardonne-moi de gâcher le plus beau jour de ta vie, le plus beau de la mienne aussi. Je vais mourir, mais je n’ai pas peur… je suis heureux, oh ! oui, Juanita, heureux… car je t’aime, Juanita et j’ai accompli, sur cette terre, tout ce que je devais. […] Adieu, Juanita, garde précieusement cette rose… cette rose qui voulait simplement te dire que tout ce que mon cœur possède je te l’ai donné… » (1958, p. 189).

23Sans doute Bonzon fut-il bien inspiré de faire mourir son personnage et pleurer ses lecteurs car sa dérogation à la règle sacro-sainte du happy ending lui vaut le Prix du Salon de l’Enfance, de la part d’un jury composé de quatorze fillettes âgées de neuf à quatorze ans qui, « interrogées sur les raisons de leur choix, affirment que c’est le sort du héros qui meurt à la fin qui a été déterminant » (Marion, 2008, p. 163). Yves Marion analyse ce dénouement à l’aune du sentiment amoureux partagé par les deux jeunes héros : « le roman pour la jeunesse doit s’arrêter là où la convenance sociale l’exige » (Ibid., p. 167). Mais on pourrait faire une autre lecture de la mort de Pablo, et supposer qu’elle sanctionne le clivage social devenu infranchissable entre le petit marchand ambulant et la jeune fille de bonne famille qu’est désormais Juanita.

24Si les couples d’adolescents de Bonzon se conforment malgré tout aux rôles traditionnels, dans la mesure où ce sont plutôt les garçons qui agissent et se déplacent, tandis que les filles attendent leur retour, il est à noter que ces dernières n’ont pas l’apanage de la sensibilité. La narration qui accompagne les aventures des jeunes héros est focalisée par leur point de vue pour faire partager leurs émotions au lecteur. Orphelins en butte à la précarité sociale, ce sont des êtres en quête d’amour, comme les garçons sensibles étudiés par Alizon Pergher dans le roman contemporain pour la jeunesse (2025). Tout en réactualisant des scénarios surannés qui mettent l’accent sur le sentiment jusqu’au mélodrame, les émotions des garçons de Bonzon pourraient être étudiées à la lumière des recherches en sciences humaines de ces dernières décennies qui se penchent sur ce « tournant émotionnel » (Taïeb et al. 2024). Elles caractérisent ainsi une vision de l’adolescence propre à susciter l’empathie du jeune lecteur..

25Pour terminer, nous rappellerons le quatrième trait ajouté par Jean-Marie Schaeffer à la définition de Souriau, « la particularité mimétique du romanesque, à savoir le fait qu’il se présente en général comme un contre modèle de la réalité dans laquelle vit le lecteur » (2004, p. 300). On peut se demander dans quelle mesure ce trait s’ajuste aux adolescences romanesques de Paul-Jacques Bonzon, car il nous semble qu’elles ne sont pas tout à fait détachées de leur époque.

26Sous étroite surveillance en tant que publications adressées à la jeunesse en vertu du cadre donné par la loi du 16 juillet 1949, et à de rares exceptions près9, les romans de Bonzon peuvent illustrer la formule de Jean-François Sirinelli pour qui « la jeunesse de l’après-guerre est largement placée en exterritorialité par rapport au tragique de l’Histoire » (2003, p. 134). Néanmoins, le choix de structurer ces romans autour d’histoires d’amitiés amoureuses mérite attention. En proposant des romans mixtes, avec filles et garçons, pour un lectorat mixte, comme l’indiquent régulièrement les mentions éditoriales, Bonzon ménage des aventures propres à captiver les uns et les autres, et ce faisant, il donne une place importante aux personnages féminins. En cela, ses romans reflètent les nouvelles relations qui s’instaurent entre garçons et filles à partir du tournant des années 1960, de la massification puis de la mixité de l’enseignement, de l’évolution des mœurs et des prémices de l’émancipation des filles, en accord avec l’étude d’Anne-Marie Sohn qui étudie un siècle de ces relations, « du chaperonnage à la mixité » (2003). Ainsi, en dépit d’un romanesque débridé et souvent pétri de stéréotypes, ces romans répondent à l’objectif rappelé dans l’entrée « Roman pour adolescent » du Dictionnaire du livre de jeunesse : « Alors que le roman est un miroir que l’on promène le long d’un chemin, le roman pour adolescents serait plutôt le miroir tendu vers le lecteur pour faire écho à ses préoccupations affectives » (Inglin-Routisseau, 2013, p. 831).