Colloques en ligne

Michaël Wilhelm

Les hexa gones et l’Allemagne, ou l’apprentissage de l’autre.

The Friends of Croix-Rousse and Germany, or learning about the other.

1Dans leur introduction à l’ouvrage collectif qu’ils ont consacré aux Six Compagnons, Anne-Marie Mercier-Faivre et François Quet observent qu’à côté des mutations sociales des années 1960 et de l’évolution technique et scientifique, « l’actualité politique n’est pas non plus absente de ces récits : qu’il s’agisse du souvenir de la Seconde Guerre mondiale [ou] du rapprochement franco-allemand » (2022, p. 8). Dans cet article, je me propose d’approfondir ce constat et d’explorer les représentations de l’Allemagne, des Allemands et de la langue allemande dans la série des Six Compagnons. J’utiliserai les travaux de Jean-François Sirinelli, qui montre que la génération des baby-boomers, à laquelle appartiennent les Compagnons, a pour traits communs 4 P : « la paix, la prospérité, le plein-emploi et le progrès comme ligne d’horizon » ([2016] 2018, p. 11). Si l’Allemagne des années 1960-1980, ennemi héréditaire avec lequel on a fait la paix, premier partenaire économique de la France, pèse lourd dans ces 4 P, cela devrait affleurer dans la série. Que peut-on apprendre au sujet des Six Compagnons en voyant comment ils se comportent à l’égard de l’Allemagne, des Allemands et de leur culture ? Comment les représentations des Compagnons évoluent-elles au fil des épisodes pour épouser les jalons du rapprochement franco-allemand ? Pour répondre à ces questions et bien cerner les intentions de Paul-Jacques Bonzon, d’autres romans de l’auteur seront mobilisés, ainsi que les onze épisodes des Six Compagnons écrits par ses continuateurs. La réflexion se développe en trois étapes : une génération sans guerre avec l’Allemagne, mais non dénuée de mémoire ; une génération qui jouit d’une certaine prospérité, mais semble éviter l’Allemagne et les biens made in Germany ; une génération qui découvre timidement la langue et la culture allemandes.

Une génération sans guerre avec l’Allemagne, mais non sans mémoire

2Dans Mon Vercors en feu, paru en 1957 aux éditions SUDEL, Paul-Jacques Bonzon imagine un héros-narrateur, Luc Chastagnier, qui est à la fois victime et acteur de la Deuxième Guerre mondiale : son père est exécuté sous ses yeux, il prend le maquis et participe aux combats dans le Vercors, il est fait prisonnier puis s’échappe. Dans les autres romans non-sériels de Paul-Jacques Bonzon, on ne compte plus les jeunes héroïnes et héros directement victimes de la guerre. Dans La Disparue de Montélimar, Christine et Ludovic perdent leurs parents dans des bombardements et sont séparés pendant de longues années. Dans J’irai à Nagasaki, les parents de Youri sont irradiés au Japon et meurent des années plus tard à Paris. Dans L’Éventail de Séville, les parents de Pablo meurent noyés au large de l’Uruguay à cause d’une mine oubliée. Dans le livre de lectures suivies pour le cours moyen paru en 1960, La Roulotte du bonheur, on apprend que le père de Bertrand est mort sept ans après la fin de la guerre, d’une balle reçue dans le Vercors (1960, p. 16 et 228). Dans ces romans, contrairement à Mon Vercors en feu, la guerre est tenue à distance, puisque l’action n’est jamais contemporaine du conflit, qui fait seulement l’objet de courtes analepses.

3Dans la série des Six Compagnons, la Deuxième Guerre mondiale est encore plus éloignée. Nés autour de 1947, les Compagnons n’ont pas vécu l’Occupation, avec son lot de violences et de privations. À part Bistèque, dont la grande sœur est évoquée en trois lignes pour rappeler qu’elle a eu l’appendicite (1963b, p. 17), et La Guille, dont la grande sœur est déjà mariée (1964b, p. 6), les Compagnons sont, soit enfants uniques, soit les premiers-nés : ils n’ont pas d’aînés qui auraient pu connaître la guerre, voire y participer. Enfin, leurs parents, qui ont directement vécu la guerre, n’en parlent jamais. Dans les trente-huit épisodes des Six Compagnons écrits par Paul-Jacques Bonzon, la Deuxième Guerre mondiale est évoquée seulement de façon indirecte. D’abord à travers ses vestiges : animaux de manège endommagés vendus par un brocanteur (1966a, p. 91), villages dévastés et maisons forestières incendiées dans le Vercors (1969a, p. 20, 28 et 37), blockhaus sur la Côte d’Azur (1969b, p. 123) et dans la Manche (1979, p. 56) réinvestis par des malfaiteurs, bouteille de bière abandonnée par l’occupant (1979a, p. 17). Se profilent aussi des victimes de la guerre : la veuve amnésique d’un réfugié renversé par un camion militaire (1963c, p. 153), deux vieilles femmes toujours marquées par les bombardements (1970a, p. 71), des vétérans amputés d’une main (1963, p. 109) ou d’une oreille (1975a, p. 15), un vieil oncle prisonnier de guerre (1976, p. 75), un grand-père norvégien ancien maquisard (1980, p. 31). À l’occasion, des personnages plus âgés prêtent des explosions à un obus (1970a, p. 63) ou à une grenade (1975a, p. 30) oubliés, alors, la guerre n’est plus seulement un décor, mais fait partie de l’intrigue.

4Il arrive que la guerre soit évoquée par les Compagnons, ce qui signifie qu’ils y pensent : « J’ai compris, souffla Bistèque, probablement un ancien blockhaus du temps de l’occupation, pendant la dernière guerre. À cette époque, les arbres avaient dû être coupés aux alentours pour dégager la vue sur la mer ; ils ont eu le temps de repousser » (1969b, p. 123). Dans un autre épisode, c’est Bistèque encore qui observe : « Les plages ont dû être soigneusement nettoyées après le débarquement des Alliés. Et il y a si longtemps… » (1979a, p. 18). Toujours est-il que la guerre est doublement mise à distance, car les faits sont hypothétiques et lointains. C’est encore plus flagrant dans cet extrait :

Ainsi, par ce beau matin de juillet, les jeunes Lyonnais prenaient la direction du Vercors. Tous avaient entendu parler des tragiques événements dont ce massif montagneux a été le théâtre pendant la guerre. C’était un peu pour visiter ces lieux historiques qu’ils avaient choisi cette région, mais plus encore pour le plaisir de camper dans la forêt de Lente sur laquelle ils avaient vu, au cinéma, un magnifique documentaire (1969a, p. 6-7).

5Ici, la guerre est quatre fois tenue à distance : c’est la première fois que Tidou n’est plus le narrateur et qu’une aventure est racontée à la troisième personne ; les Compagnons ont une connaissance indirecte de la guerre ; ils s’intéressent bien plus au plaisir de la vie en plein air ; enfin, le narrateur parle pudiquement de « tragiques événements » sans entrer dans le détail des massacres et des destructions. Sans doute Paul-Jacques Bonzon et son éditeur ont-ils à l’esprit la loi du 16 juillet 1949, dont la version alors en vigueur interdit de présenter « sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l'enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques1 ». Mais c’est surtout le rapprochement franco-allemand, initié au sommet de l’État, qui explique cette retenue. Dans une courte pièce de théâtre de Paul-Jacques Bonzon, La Nuit du 3 mars, jouée dans le Vercors en 1945, les Allemands sont encore appelés « les Boches » et leurs exactions sont évoquées. Mais que faire du Vercors quand les Traités de Rome de 1957 lancent la construction européenne, quand en 1962 s’amorce pour près de dix-sept ans une phase de détente dans la guerre froide, et qu’entre la France et l’Allemagne, on ne parle même plus de réconciliation mais de coopération, voire d’amitié ?

6Présentée à chaud dans La Nuit du 3 mars, racontée à la première personne et avec juste ce qu’il faut de recul dans Mon Vercors en feu, la guerre doit être patiemment reconstituée en recoupant les témoignages dans La Disparue de Montélimar, mais elle ne sert plus que de nébuleuse toile de fond dans les Six Compagnons, et elle est quasiment absente de La Famille H.L.M. Sans doute Paul-Jacques Bonzon n’a-t-il pas voulu compromettre la cohérence de sa série pour l’avenir en introduisant un repère temporel absolu ; car comment expliquer qu’un adolescent des années 1970 fût orphelin de guerre ? D’ailleurs, quand La Disparue de Montélimar est adapté en 1970 pour intégrer la série des Six Compagnons, l’auteur ne peut plus faire mourir les parents en août 1944 dans une grange bombardée (1957b, p. 66 et 112), mais il situe la mort de la mère à une date indéterminée, dans l’incendie du château des Cèdres où elle était venue « chercher un peu de repos après la mort de son mari » (1970a, p. 129). Dans La Famille H.L.M., le père de Poulou a certes été maquisard (1966c, p. 16), mais ce lien avec la guerre est élastique, M. Davin ayant pu prendre le maquis dès l’adolescence.

7Si la génération des Six Compagnons est bien une génération sans guerre avec l’Allemagne, on lit quand même çà et là certaines notations sur la guerre, qui ont peut-être une fonction commémorative. Paul-Jacques Bonzon perpétuerait le souvenir du conflit auprès de ses jeunes lecteurs, nés après 1945, en faisant siennes les motivations de son héros Luc Chastagnier :

Pour les jeunes d’aujourd’hui, la guerre fait déjà partie d’un temps lointain, classé dans les livres d’école entre des dates. C’est pour cette jeunesse que j’ai voulu écrire le récit de ma propre enfance, qui fut une enfance malheureuse. […] C’est pour que les enfants d’aujourd’hui sachent ce qu’est la guerre que j’ai conté ici ces quatre années souvent lamentables (1957a, préface).

8Rappelons que le grand-père de Paul-Jacques Bonzon a été fait prisonnier par les Prussiens en 1870 et a passé dix mois en captivité ; et que son père a perdu un œil en marge de la Première Guerre mondiale. Lui-même est en poste à Chabeuil, dans la Drôme, au pied du Vercors, entre 1937 et 1949 (Marion, 2008, p. 14, 22 et 112). À l’appui de cette hypothèse, on peut évoquer les quelques rues et avenues d’Alsace-Lorraine qu’on trouve dans les Six Compagnons. Quand Paul-Jacques Bonzon écrit Tout-Fou, l’histoire d’un jeune Alsacien passionné de cirque qui fait une sorte de tour de France, il a forcément à l’esprit le manuel scolaire à visée patriotique publié après la défaite contre la Prusse : Le Tour de la France par deux enfants (Bruno, 1877).

9On peut formuler une deuxième hypothèse : la guerre serait évoquée juste assez pour contextualiser un vague sentiment anti-allemand, qui mettrait les Compagnons sur des fausses pistes et occasionnerait ainsi des rebondissements. Dans le deuxième épisode, il suffit d’un accent de l’Est pour que les Compagnons se méfient des deux campeurs. Certes, ils sont mis en condition par Frigoulet, l’ami d’enfance de Tidou, qui leur communique ses soupçons (1963a, p. 41, 45 et 60-61), et ils ne manquent pas de remarquer le « sac tyrolien » de l’adolescent très blond qui accompagne les deux hommes (1963a, p. 103, 104 et 106), mais quand Bistèque apprend que l’un d’eux est Alsacien, il s’enferre : « Le coup de l’Alsacien ne prend pas. Cet homme à l’accent bizarre est sans doute payé par un pays étranger » (1963a, p. 113-114). Quel pays étranger ? La République fédérale, avec laquelle on bâtit l’Europe ? La République démocratique, satellite de l’Union soviétique ? C’est que l’Allemand de 1960 peut représenter une double menace : l’ancien nazi ou l’espion soviétique. Le couple de policiers, dont un Alsacien, qui obnubile les Compagnons, fait écran au duo de véritables saboteurs dont on ne saura jamais « de quelle organisation secrète ils font partie » (1963a, p. 167).

10Deux épisodes plus tard, on retrouve le même schéma : en arrivant au gouffre Marzal, les Compagnons tombent d’emblée sur les deux méchants, dont un imite l’accent du Midi, mais se trahit (1963c, p. 25-26). Puis ils trouvent un journal de l’Est ou du Nord, qui aurait appartenu aux malfaiteurs (1963c, p. 82-83). Or, ce journal appartient à un autre duo pourtant bien intentionné, mais que les Compagnons confondent avec les méchants (1963c, p. 91), ou dont ils font leurs complices, leur accent du Nord n’arrangeant pas les choses (1963c, p. 132).

11Treize épisodes plus tard, dans Les Six Compagnons et les agents secrets, le jeune Rudolf Wasser dissimule lui aussi d’où il vient : il parle français et a emprunté une voiture immatriculée en Lorraine. Cette fois c’est pour la bonne cause : « Je n’ai pas dit ma véritable identité. Même après tant d’années, je craignais que les habitants du Vercors n’aient trop gardé en mémoire les atrocités commises par les Nazis en 1944. Je n’ai pas osé non plus venir avec ma propre voiture. La lettre D à l’arrière aurait pu paraître choquante » (1969a, p. 77). Mais parce qu’il se cache, les Compagnons le soupçonnent d’abord d’être un voleur en cavale, puis d’être le complice d’une bande d’étrangers qui se font passer pour des bûcherons. Quand celui qu’ils appellent « l’Étranger » leur révèle qu’il est Allemand et qu’il cherche la famille qui a sauvé son père, les Compagnons ne s’indignent pas : « Et, le visage soudain empourpré, il déclara : ‘Je suis Allemand’. Il regarda alors les Compagnons pour voir l’effet produit. Il n’y découvrit aucun signe de réprobation ou de méfiance » (1969a, p. 75-76). Rudolf devient l’allié des Compagnons. À la fin, la nationalité des faux bûcherons n’est pas établie, mais le doute est maintenu quand on apprend de la bouche de Gnafron ce qu’ils mangent : « Ils ne parlent probablement pas français : je n’entends pas le son de leurs voix… mais je sens une odeur de choucroute, et ça me donne faim » (1969a, p. 121).

12Dans Les Six Compagnons et le cigare volant, c’est Ulysse qui est d’abord suspecté par les Compagnons, parce qu’il sort seul la nuit et tient un journal en allemand alors qu’il parle français sans accent. Écrit-il en allemand « pour ne pas être compris […]. Ce qui serait, en somme, une preuve de plus contre lui ? » (1978, p. 78-79). Très vite, Ulysse s’allie aux Compagnons et leur permet d’arrêter les malfaiteurs, qui cette fois ne sont pas des étrangers.

13On peut avancer une dernière hypothèse : tout lien avec l’Allemagne serait, pour un potentiel bandit, une preuve supplémentaire de culpabilité. Dans le septième épisode, le chiffonnier du rez-de-chaussée a pour surnom Le Frisé, à cause de ses cheveux (1964b, p. 87). Mais Frisé est aussi un synonyme populaire de Fritz, qui depuis la Première Guerre mondiale désigne le soldat allemand. Le Frisé est l’homme de main d’un couple de malfaiteurs qui raffolent de la bavaroise au kirsch. Le gâteau, commandé la veille devant Gnafron et Tidou qui se trouvent par hasard dans la boulangerie (1964b, p. 136), est livré le 1er janvier, au moment où le couple Marnier est arrêté. Gnafron ironise alors : « Tu peux remporter ta bavaroise au kirsch, […] ces messieurs-dames sont invités à déjeuner en ville ! » (1964b, p. 179). Dans l’épisode suivant (1965), l’associé véreux et criminel est Lorrain, et il a un nom à consonance germanique. Dans L’Homme à la valise jaune, le cinquième épisode de La Famille H.L.M., les cousins relèvent les noms de tous les habitants d’un quartier pour interroger ensuite les commerçants et retrouver un homme qui travaillerait dans une bijouterie. Le nom de Karl Altenberg leur semble « étrange » et « bizarre » (1967, p. 47) au point que cet homme est aussitôt soupçonné. C’est une fausse piste, car M. Altenberg est un honnête Alsacien, qui non seulement aide les cousins à retrouver le diamant volé, mais finit par épouser la mère de la petite victime.

14Ce mariage franco-alsacien dans La Famille H.L.M. en rappelle d’autres dans les Six Compagnons, qui scellent la réconciliation franco-allemande. Dès 1969, Rudolf illustre que ce n’est plus le fait d’être Allemand qui est suspect en soi, mais le fait de s’en cacher. De plus, Ulysse est issu d’un mariage franco-allemand et Rudolf épouse une jeune Française. Comme dans les romans scouts, ce qui est présenté « n’est pas la réconciliation de deux pays en tant que tels, mais la fraternisation de leurs représentants » (Déom, 2014, p. 61). La série au long cours permet néanmoins à Paul-Jacques Bonzon de passer subtilement, au fil des épisodes, de la germanophobie latente à l’amitié franco-allemande affirmée, ce que ne permettent pas les romans non-sériels, qu’il faut entièrement réécrire pour qu’ils s’adaptent à la nouvelle donne. Dans sa version de 1975, Mon Vercors en feu est ainsi considérablement remanié, comme l’ont montré Cédric Allégret et Serge Sohier dans une étude comparative disponible en ligne (2008), jusqu’à se terminer, comme dans Les Six Compagnons et les agents secrets, par les retrouvailles entre Luc et le soldat allemand qui lui a permis de s’échapper, et par le mariage entre le petit-fils de ce soldat et la fille de Luc et Violette ([1957] 1975c, p. 187). Notons que la fille de Luc s’appelle Isabelle, comme la fille de Paul-Jacques Bonzon.

15Le chien Kafi pourrait illustrer l’évanescence de la Deuxième Guerre mondiale et le basculement de l’inimitié à l’amitié. Il est décrit comme un « chien-loup » par Tidou, et par tous les personnages quels qu’ils soient, jusqu’au vingt-sixième épisode, où le narrateur parle de « berger allemand » pour la première fois (1974, p. 90), ce qui est validé dès les premières pages de l’épisode suivant (1975a, p. 7). Paul-Jacques Bonzon ne voulait-il pas parler de berger allemand avant cette date ?

16Plus généralement, Kafi est un facilitateur d’amitié. Tidou, se sentant comme « un étranger, celui qui vient de loin, qu’on n’accueille pas volontiers, à qui on n’a pas envie de parler » (1961a, p. 26-27), est accepté par Corget et les Gros-Cailloux parce qu’ils ont en commun l’amour des animaux. C’est pour l’aider à retrouver Kafi que les garçons se lient avec Tidou. De plus, c’est en cherchant son chien que Tidou entre en contact avec Mady. Quand les garçons promènent la jeune fille dans la Croix-Rousse, la fonction du chien, comme ciment du groupe, semble occupée provisoirement par Mady, qui cède ensuite la place à Kafi. Enfin, Rudolf Wasser aime également les animaux et s’attire ainsi la sympathie des Compagnons (1969a, p. 74).

17Dans La Famille H.L.M., Paul-Jacques Bonzon n’aura pas attendu si longtemps pour introduire un chien allemand. Dans Les Étranges Locataires, si on parle encore de chien-loup, on apprend que la mère de Nicolas tolère un loulou de Poméranie dans l’immeuble (1966c, p. 104). Dans Le Bateau fantôme, Gipsy, le chien de Peter, est « un magnifique loulou de Poméranie » (1970b, p. 6), qui préfigure Tic-Tac, le chien de la même espèce que Nicolas recueille au milieu des années 1970 (1975d, p. 16-17).

18En se servant de la guerre et de l’image de l’Allemand comme d’une balise, on voit que les Compagnons changent au fil des années. Le regard que Luc Chastagnier, le héros-narrateur de Mon Vercors en feu, porte sur eux en témoigne. En 1957, il dit de la génération des Compagnons : « Quand je regarde aujourd’hui les enfants de cet âge élevés dans la quiétude d’un pays en paix, je me rends bien compte que je n’étais pas comme eux. Aucun de nous n’était comme eux » (1957a, p. 82). Dans la version réécrite en 1975, les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes : « Quand aujourd’hui je regarde vivre les adolescents, je les envie. Je n’ai pas connu leur joie. Je me rends compte que je n’étais pas comme eux » ([1957] 1975c, p. 98). Entre 1957 et 1975, un nouvel âge, l’adolescence, qui n’est pas défini négativement par l’absence de la guerre, mais positivement par la présence de la joie, est intercalé entre l’enfance et l’âge d’homme.

19La Deuxième Guerre mondiale est-elle présente dans les onze épisodes rédigés par les continuateurs de Paul-Jacques Bonzon ? Elle n’est même plus évoquée par ses vestiges ou ses témoins, sauf une fois, où des fanatiques occupent un fort de la ligne Maginot (Dautun, 1988, p. 152), certes considérablement modernisé.

20C’est plutôt à travers la mémoire de la Résistance ou la résurgence du nazisme que la guerre est présente. Alors qu’on peut suivre sur une carte routière, tant il est véridique, le trajet des Compagnons de Lyon à Lozanne, Olivier Séchan croit bon d’inventer un « monument élevé, tout près de la rivière, à la mémoire des cinquante-deux résistants fusillés par les nazis en 1944 » (Séchan, 1982, p. 54). Dans un autre épisode rédigé par Pierre Dautun, ce sont des néo-nazis d’opérette qui permettent à un journaliste de pacotille de publier un faux scoop (1985a, p. 91, 115 et 126). Tous épisodes confondus, il n’existe qu’une seule scène où la guerre est comme un coin enfoncé entre les parents et les enfants. Dans le quarante-deuxième épisode de la série, écrit par Pierre Dautun, Tidou se plaint du dîner avec une attitude insolite de rébellion adolescente : « Cette viande est vraiment infecte ! grogna-t-il en laissant retomber son couteau ». Son père lui lance alors la ritournelle : « On voit que tu n’as pas fait la guerre ! » (1984, p. 35). C’est dit en « plaisantant » : le père d’un adolescent de 15 ans en 1984 ayant difficilement pu faire la guerre, au mieux il se moque ici de ses propres parents, les grands-parents de Tidou, et rit avec lui à leurs dépens. Cette exception confirme donc la règle : si la guerre est évoquée, c’est pour mieux la mettre à distance.

21Quant à la réconciliation franco-allemande, elle est rejouée une troisième fois dans Les Six Compagnons et le carré magique, où un professeur hambourgeois et son jeune assistant, après avoir suscité la méfiance habituelle des Compagnons, font équipe avec eux pour trouver un trésor.

22L’amitié franco-allemande est aussi présentée sous l’angle de la coopération militaire franco-allemande : bilatérale chez Paul-Jacques Bonzon avec la vente de Strador à la Bundeswehr (1969a, p. 102), elle est replacée dans son cadre multilatéral, quand on lit que la République fédérale accueille des bases de l’OTAN (Séchan, 1983, p. 41).

23Dès le Traité de Paris du 18 avril 1951 instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier, la paix est liée à l’industrie – en mutualisant le charbon et l’acier, on s’empêche de fondre des canons à part soi – et à la prospérité économique – quand on s’échange des marchandises, quand on coopère, à quoi bon faire la guerre ? Qu’en est-il de ce P comme prospérité dans les Six Compagnons ?

Une génération plus favorisée, mais pas équipée de biens made in Germany

24Luc Chastagnier, le héros-narrateur de Mon Vercors en feu, n’aura jamais quitté son village ; il ne possède quasiment rien ; il fait le même métier que son père. À l’aune du double critère de mobilité spatiale et de possession de biens matériels, la génération des Compagnons est plus prospère. L’Allemagne est-elle présente dans les Six Compagnons autour de ce P comme prospérité ?

25La véracité empêche Paul-Jacques Bonzon de concentrer toutes les incroyables aventures des Compagnons à portée de bicyclette de la Croix-Rousse. À l’inverse, l’origine modeste des Compagnons devrait leur interdire tout voyage à l’étranger. Pourtant, ils finissent par faire des incursions ponctuelles au Royaume-Uni, en Mogambie (pays africain fictif), en Espagne – même si ces vacances, différées tout au long du vingt-deuxième épisode, font l’objet d’une ellipse dans le suivant (1973, p. 11) –, autour de la Méditerranée, au Sénégal et en Norvège. En réalité, la pauvreté des Compagnons est une nécessité romanesque : s’ils partaient séparément tous les étés avec leurs parents, « pour la mer ou la montagne, comme les enfants des riches quartiers » (1963a, p. 7), ils ne pourraient pas vivre d’aventures tous ensemble, et aucun roman ne les relaterait. C’est aussi pour ne pas être séparés qu’ils partent rarement en colonie de vacances (1963c, p. 6 et 1966b, p. 7-8).

26L’Allemagne ne sert jamais de décor aux aventures des Compagnons, même s’ils s’en approchent. Dans deux épisodes où les méchants font de la contrebande, ils taquinent la frontière avec la Suisse (1964a et 1975b). Dans le tout dernier épisode écrit par Paul-Jacques Bonzon, ils finissent par renoncer à leur projet de voyage en Alsace pour rejoindre Corget dans la ville rose : « Tant pis pour l’Alsace. Ce serait pour une autre année. Pourquoi pas au congé de Pâques ? » (1981, p. 13-14). Il faut attendre Les Six Compagnons et l’énigme de la télémagie, pour que, sous la plume de Pierre Dautun, les Lyonnais effleurent et peut-être franchissent la frontière. Ironie du sort, ce sont eux qui sont alors suspectés de contrebande (Dautun, 1985b, p. 11-12).

27On pourrait presque parler de tropisme négatif de Paul-Jacques Bonzon à l’égard de l’Allemagne, tant il est vrai que dans les années 1960, c’est plutôt la Grande-Bretagne et les « petites anglaises » qui font rêver les jeunes Français, si bien que Jean-François Sirinelli parle de « l’île aux adolescents » ([2016] 2018, p. 11), à laquelle Paul-Jacques Bonzon rend justice dans l’épisode qui se déroule à Londres. Au demeurant, dans les quatre-vingt-huit romans qu’il a écrits, jamais Paul-Jacques Bonzon ne situe l’action en Allemagne. Si les orphelins de Simitra passent par l’Autriche et l’Allemagne, le narrateur s’autorise de la fatigue de la petite Mina pour n’en rien dire : « Et le voyage se poursuivit, à travers des montagnes et des plaines immenses. Il dura deux jours encore, deux jours qui parurent interminables à Mina. Ils traversèrent la Hongrie, l'Autriche, l'Allemagne ; la fillette ne voyait plus rien » (1955, p. 68).

28Si les Compagnons ne vont pas en Allemagne, ils rencontrent des Allemands en France. J’ai déjà évoqué Rudolf et Ulysse. Ajoutons que ces deux Allemands, sensiblement plus âgés que les Compagnons, sont aussi plus favorisés. La scène où Rudolf leur tend un trop gros billet en échange d’un peu d’essence (1969a, p. 10-11), tout en rappelant le geste de Ludovic Barois, qui offre cent francs aux Compagnons pour qu’ils le laissent partir (1970a, p. 19), trahit son aisance. Rudolf possède un talkie-walkie de dernière génération. De même, Ulysse est étudiant et prépare l’agrégation d’allemand ; il a fait du judo et du karaté (1978, p. 113).

29Les Compagnons rencontrent aussi des touristes allemands. Au gouffre Marzal d’abord :

Oh ! déjà huit heures ! Un gros car de tourisme allemand stationne sur le terre-plein. […] À peine sommes-nous dehors que M. Soubeyrand, surgissant du flot de touristes qu’il ramène de la grotte, se précipite vers nous, complètement bouleversé. ‘Les Vandales ! Ils sont encore revenus cette nuit. Ils ont brisé la Grande Chandelle !’ Oubliant ses touristes allemands qui tendaient leurs pourboires, il nous invite à le suivre (1963c, p. 101).

30Dans cet extrait, les touristes allemands sont matinaux, nantis et un peu envahissants. C’est peut-être non sans malice que Paul-Jacques Bonzon les associe indirectement aux Vandales et les fait descendre d’un « gros car » – un gros char ? Dans La Disparue de Montélimar déjà, Poulou fait le plein d’une voiture de touristes allemands alors que « de longs éclairs illuminaient la campagne » (1957b, p. 57-58) – allusion au Blitzkrieg ? On retrouve des touristes allemands, toujours aussi matinaux, dans la citadelle de Besançon (1975a, p. 112), où ils sont les seuls présents à l’ouverture.

31Enfin, on les rencontre sur la Péniche d’Argent :

Bientôt, entra bruyamment un groupe de touristes allemands, descendus d’un car, sur le quai. […] Certains dîneurs se levaient de table mais le groupe d’Allemands, lui, ne semblait pas pressé. À leurs tables, les plaisanteries et les rires fusaient comme le champagne qui coulait à flots. […] Les Allemands s’étaient mis à chanter des refrains de leur pays, des chansons à boire. Soudain [La Guille] sortit son harmonica et accompagna les chanteurs. [...] Quand il eut fini, des bravos éclatèrent. Une dame replète et rougeaude lui demanda en français de jouer seul. Il s’exécuta, choisissant un lied allemand. […] Il dut jouer plus d’une demi-heure pour rassasier ces touristes étrangers, rendus gais par le champagne. […] Les Allemands étaient toujours là qui, après le champagne, s’étaient remis à la bière (1974, p. 72-78).

32Dans cet épisode, les touristes allemands sont bien portants, bruyants, voraces et portés sur l’alcool. Cet extrait n’est pas sans rappeler une scène de Mon Vercors en feu, où des soldats allemands s’attardent au café : « Ils buvaient beaucoup et parlaient très fort avec des voix rauques. Quand ils sortaient du café, très tard dans la nuit, ils s’amusaient à tirer dans les fenêtres encore éclairées, sur les chiens, les chats, sur tout ce qui bougeait » (1957a, p. 57). D’autant plus que dans la version de 1975, l’épisode des Six Compagnons de 1974 et la virtuosité de La Guille ayant peut-être inspiré la réécriture, un harmonica fait son apparition : « Ils parlaient fort. Nous entendions des airs d’harmonica. Quand ils sortaient dans la nuit, ils tiraient vers les fenêtres encore éclairées » ([1957] 1975c, p. 62).

33Dans les romans isolés de Paul-Jacques Bonzon, l’image des touristes allemands n’est pas plus reluisante : ils portent de « grosses lunettes » (1958, p. 11) à Séville ; ils négocient le prix de la traversée du lac de Côme (1969c, p. 86). Dans Soleil de mon Espagne, sans parler explicitement des Allemands, il est question des « touristes étrangers » venus de « ternes pays du Nord » (1971b, p. 9) et José « n’aimait guère ces étrangers qui, chaque année, envahissent l’Espagne en quête de soleil et de chaleur » (1971b, p. 38). Sous la plume de Paul-Jacques Bonzon, les portraits des touristes allemands conjuguent critique du tourisme de masse et velléités de germanophobie, les Allemands trouvant toujours le moyen d’envahir bruyamment la France.

34La prospérité se mesure aussi à l’abondance des biens de consommation. En 1960, la part de l’Allemagne dans les exportations et les importations française se situe autour de 15% d’après l’INSEE, et la part de la France dans les importations et les exportations allemandes se situe autour de 9%. En 1970, ces taux montent à 21 et 13%. En 1980, ils sont toujours de 16 et 12% (2020b, p. 61). Pendant des décennies, la France et l’Allemagne auront donc été chacune le premier partenaire économique de l’autre. Retrouve-t-on des biens fabriqués en Allemagne dans les Six Compagnons ?

35Dans la série, le quotidien adolescent est très succinctement évoqué. Disques, tourne-disques – alors que la marque Teppaz est née sur les pentes de la Croix-Rousse –, musique rock, boum, magazines, Salut les copains, pratique sportive, vêtements à la mode – de larges pans de la culture adolescente des années 1960 sont absents. Leurs loisirs et leurs objets sont plutôt modestes : un ballon, des patins à roulettes, des billes, un jeu de cartes, des quilles improvisées à partir de bois flotté. Si Paul-Jacques Bonzon ne s’est pas appesanti sur les objets et les pratiques de l’adolescence, c’est peut-être pour rendre les Compagnons plus légers, plus disponibles, plus libres, plus mobiles, sans quoi aucune enquête policière ne serait possible. On peut dire qu’il ne conserve de la culture adolescente que ses aspects les plus romantiques : liberté, avec le jeudi, le dimanche et les vacances scolaires, mobilité, avec les bicyclettes puis les vélomoteurs, les chauffeurs de rencontre, et enfin émancipation des adultes : parents accommodants, policiers distants donc écartés, journalistes évités, la caverne de la Rampe des pirates où les adultes ne viennent jamais. Pratiques spécifiques auxquelles il faudrait rituellement sacrifier, objets typiques qu’il faudrait absolument posséder, souci de l’apparence, auraient été plus encombrants qu’autre chose. Même les timbres, que collectionnent Tidou et Mady sont encore un appel au voyage.

36Les Compagnons s’équipent peu à peu d’objets indispensables : si au début, La Guille chevauche un « vélo préhistorique » (1963a, p. 21) et porte la montre de son père (1963a, p. 29), très vite, tous les Compagnons en ont une ; au neuvième épisode, ils acquièrent ensemble un appareil photo. À ce titre, l’avant-dernier épisode de la série, Les Six Compagnons à l’affût, rédigé par Maurice Périsset, est une exception. Les Compagnons font la connaissance d’un adolescent privilégié, entouré de tous les gadgets de son âge : salle de jeu, téléviseur géant. Ils se voient même offrir « des livres [notamment un assortiment de romans de la Bibliothèque Verte], des ballons, des raquettes de ping-pong et même des jeux électroniques » (Périsset, 1988, p. 144), eux qui, au long de trente-huit épisodes, se sont contentés de jouer aux cartes, de lire des illustrés et de se partager un ballon et des patins à roulettes. Par la place qu’il accorde aux loisirs, éclipsant jusqu’à l’enquête, cet épisode reste unique : « Leur enfance était proche encore et ils goûtaient déjà au merveilleux de la fête qui se préparait. Ils oubliaient même leur enquête et les questions lancinantes qu’elle leur posait pour retrouver leurs émotions et leurs joies de gosses » (Périsset, 1988, p. 105).

37Il se trouve que les seuls biens de consommation fabriqués en Allemagne présents dans les Six Compagnons sont les voitures allemandes. Dans les trente-huit premiers épisodes, on compte six Mercedes, une BMW et une Audi. Ces voitures, presque toujours conduites par les méchants, qui ont besoin de véhicules puissants, font souvent l’objet d’illustrations. Si dans La Disparue de Montélimar, la voiture de M. Duthéry est « une voiture allemande d’un nouveau modèle que [Poulou ne connaissait] pas » (1957b, p. 246) et que les illustrations de Philippe Daure ne permettent pas d’identifier, dans l’adaptation de 1970 il conduit une Mercedes fidèlement croquée, notamment en couleur, par Albert Chazelle (1970a, p. 153 et 161). Dans la réédition des Six Compagnons et la disparue de Montélimar en 1995, Robert Bressy consacre deux pages entières à la Mercedes ([1970] 1995, p. 129 et 143). Robert Bressy a consacré deux vignettes à une voiture allemande dans Les Six Compagnons devant les caméras (1975b, p. 114 et 173), quatre vignettes ainsi qu’une planche en couleur hors texte à la Mercedes des trafiquants dans Les Six Compagnons et les bébés phoques (1980, p. 57, 98, 113 et 124), et une vignette dans Les Six Compagnons dans la ville rose (1981, p. 72), où l’Audi des saboteurs est aperçue à travers les jumelles que tient La Guille. Dans les onze épisodes rédigés par les continuateurs de Paul-Jacques Bonzon, s’ajoutent cinq Mercedes, deux Volkswagen (une Golf et une Polo), une BMW et une Opel. La BMW a droit à une jolie planche en couleur de Robert Bressy (Séchan, 1983, p. 128), tandis que l’Opel est représentée par une vignette (Séchan, 1984, p. 109). L’exception qui confirme la règle est la voiture des parents de Mady (1968a, p. 11), dont on ne saura jamais rien.

38L’Allemagne comme premier partenaire économique de la France est présente dans les Six Compagnons, avec les touristes allemands parfois envahissants et les puissantes berlines conduites par des malfrats. En revanche, les objets que possèdent les Compagnons, notamment leur équipement, ne semblent pas made in Germany. De plus, les Compagnons ne sont pas tentés par l’Allemagne et sont davantage attirés par le Sud. Est-ce à dire que la langue et la culture allemande les laissent indifférents ?

Une génération qui découvre timidement la langue et la culture allemandes

39La culture allemande est évoquée sans tambour ni trompette par Paul-Jacques Bonzon, d’abord via la musique. Dans Les Six Compagnons et le piano à queue, M. Vauquelin, le pianiste, qui est à l’hôpital, demande à Tidou de lui faire parvenir « un ouvrage sur Beethoven, transcrit en braille » (1964b, p. 71). Dans Les Six Compagnons se jettent à l’eau, La Guille choisit de jouer à l’harmonica « un lied allemand » (1974, p. 77) – de Schubert ? Dans les épisodes rédigés par les continuateurs, c’est la Marche nuptiale – de Mendelssohn, de Wagner ? – que La Guille joue à l’harmonica (Dautun, 1985b, p. 156). Quant à Mady, elle sait que Mozart est né en 1756 (Périsset, 1994, p. 7).

40La culture allemande est présente aussi à petites touches via la peinture. Dans l’épisode où les Compagnons aident le maire/curé du village à remettre en état la chapelle Saint-Laurent, sont évoqués le musée Städel de Francfort-sur-le-Main et l’Ancienne Pinacothèque de Munich, où se trouvent des représentations de Saint-Laurent, dont une du peintre Matthias Grünewald (1977, p. 19). Dans ce même épisode, M. Sabatier justifie ses précautions – une grosse serrure plus un cadenas – par le sac du trésor de la cathédrale de Cologne dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975 : « Souvenez-vous des cambrioleurs de la cathédrale de Cologne, en Allemagne, qui ont réussi à percer les voûtes de l’édifice pour se laisser descendre au bout de filins et emporter un trésor d’une valeur prodigieuse » (1977, p. 17). Ici, le fait divers sert de balise pour dater précisément l’action de l’épisode.

41Enfin, l’Ode à la lune, rédigée en français par un prisonnier en Allemagne (1976), mais surtout la figure d’Ulysse, qui aime la nuit et écrit des poèmes (1978), font signe vers le romantisme allemand.

42La langue allemande est elle aussi présente dans les Six Compagnons. La première fois, c’est dans l’épisode du village englouti, où l’emplacement d’un trésor est codé par un poème : les premières lettres de chaque vers, reculées de deux rangs, forment une phrase en allemand : « FUNFMETERAMOSTENDESPRONS » (1976, p. 52, 69, 71, 87, 132 et 176). Les Compagnons ont beau chercher, ils ne devinent pas que c’est de l’allemand. C’est Mady qui fait le rapprochement grâce à une affiche de cinéma où figure le titre original d’un film allemand. Elle s’empresse d’interroger un professeur d’allemand qui confirme que c’est de l’allemand, mais ne connaît pas le dernier mot. L’énigme se redouble alors. Les Compagnons font l’hypothèse que le mot signifie puits. C’est le cas, mais en dialecte poméranien retranscrit phonétiquement.

43La deuxième fois, c’est dans l’épisode du cigare volant. Les Compagnons fouillent les affaires d’Ulysse et trouvent un carnet avec des textes en allemand : « De l’allemand, déclara tout de suite Tidou, inutile de chercher à lire, nous n’y comprendrons rien. […] Je reconnais certains mots : Ya… nicht… Sonntag, qui, si je ne me trompe pas, signifie dimanche » (1978, p. 78). Signe que l’allemand n’est pas si répandu que cela dans les années 1970, ni l’auteur, ni les éditeurs n’ont vu qu’en allemand, oui s’écrit avec un J = ja.

44La troisième fois que les Compagnons ont affaire à l’allemand, c’est dans l’épisode des bébés phoques, où ils parviennent à comprendre un message en norvégien : « Procédant par recoupements, ils s’aidèrent de leurs notions d’anglais et de quelques termes allemands qu’ils avaient appris lors d’une aventure dans le Massif Central. Les lycéens ne parvinrent pas à identifier tous les mots, mais ils comprirent le sens général du texte » (1980, p. 103).

45Au fil des épisodes, les Compagnons progressent : d’abord, ils ne reconnaissent pas la langue ; puis, ils la reconnaissent tout de suite ainsi que certains mots ; enfin, ils s’en servent pour déchiffrer une langue cousine. L’allemand garde tout de même son statut de langue mystérieuse, qui sert à coder, cacher ; mal connue, même de Paul-Jacques Bonzon ; protéiforme, au point de tromper un professeur d’allemand, voire trompeuse, car elle met les Compagnons sur des pistes fantaisistes.

46L’apprentissage de l’allemand illustre aussi la curiosité et l’ingéniosité des Compagnons, qu’ils partagent avec deux autres héros bonzoniens : Livio, le petit passeur du lac, qui « n’aimait pas harceler […] les touristes. Mais la vie est une lutte. Il avait appris à se défendre. Un jour, à Côme, la ville du bout du lac, il avait acheté des livres d’occasion, de vieux livres d’allemand, d’anglais, de français, et, aujourd’hui, il se débrouillait suffisamment dans ces trois langues pour comprendre et être compris » (1969c, 8). Dans J’irai à Nagasaki, Phil baragouine quelques mots d’anglais pour guider les touristes, puis commence à apprendre le japonais (1961b, p. 10, 113-114).

47Le statut de l’allemand change un peu sous la plume d’Olivier Séchan, qui écrit les trois premiers épisodes après la disparition de Paul-Jacques Bonzon. Dans Les Six Compagnons et le carré magique, le professeur Wiegener et son assistant parlent allemand entre eux, et tout n’est pas traduit, comme si l’allemand était connu, compréhensible des lecteurs, ou comme si on les invitait à faire des recherches le cas échéant. Il y a d’ailleurs un faux raccord, car on apprend que Tidou aurait fait de l’allemand en deuxième langue (Séchan, 1984, p. 55). Dans cet épisode, ce n’est plus l’allemand qui est une langue mystérieuse qui sert à coder, mais le latin. Rien d’étonnant à cela puisqu’Olivier Séchan a été professeur d’allemand. Dans un de ses romans séparés, Une voix au bout du fil, Jean-Luc et Michel jouent à deviner la nationalité des premiers céistes à accoster. Ce sont des Allemands et Jean-Luc est « très fier d’exhiber ses connaissances » (Séchan, 1965, p. 22-23). L’allemand renoue avec sa mauvaise réputation dans Les Six Compagnons et l’énigme de la télémagie : Le Tondu imagine tout ce qu’on pourrait apprendre facilement sous hypnose grâce à l’invention du professeur Defalguière : « Apprendre le piano, le tennis, la dactylo… et même l’allemand sans s’en apercevoir, qu’est-ce que tu dirais de ça, Gnafron ? Mimant l’extase, Gnafron ferma les yeux, leva la tête, écarta les deux mains… comme si la Grâce céleste était en train de lui tomber dessus » (Dautun, 1985b, p. 32). Cette scène d’extase est illustrée en couleurs par Robert Bressy.

48Que peut-on apprendre au sujet de la scolarité des Compagnons en suivant ce fil ténu de la langue allemande ?

49Tout au long de leur scolarité, ils n’apprennent pas d’autre langue que l’anglais (1976, p. 69 et 1978, p. 78). Dans quels types d’établissements et dans quelles filières n’apprend-on qu’une langue ? Au début des années 1960, quatre possibilités sont offertes aux adolescents de l’âge des Compagnons.

50Premièrement, quitter l’école à quatorze ans et travailler. Cela concerne 35% des jeunes ; 20% dans les grandes villes. Dans Les Six Compagnons et l’homme au gant, Riquet travaille comme vendeur de journaux, puis chez un réparateur d’appareils électriques. Dans le même épisode, Tidou interroge un « jeune garçon boucher », un « petit commis », un « apprenti » (1963b, p. 123-124). Pour mettre Riquet en confiance, Gnafron déclare : « Tu as de la chance de travailler chez un marchand de journaux, tu peux lire tout ce que tu veux. […] Moi, quand je quitterai l’école, c’est une place comme ça que j’aimerais trouver, on ne doit pas être écrasé de travail » (1963b, p. 74). On comprend aussi qu’être à l’école est nécessaire aux Compagnons : sans jeudi et sans vacances scolaires, notamment estivales, peu de temps libre et donc pas d’aventures et pas de romans : « [Riquet] ne va plus à l’école. Il n’est pas libre aussi souvent que vous » (1963b, p. 78). Dans Mon Vercors en feu, à la mort de son père, Luc Chastagnier reprend la boulangerie à l’âge de quatorze ans, passant sans transition d’enfant à homme (1957a, p. 82). Dans La Disparue de Montélimar, les trois copains travaillent déjà à quatorze ans et ils sont des hommes : « Depuis qu’ils travaillaient, donc depuis qu’ils étaient des hommes, les trois copains se donnaient quelquefois rendez-vous dans ce petit café tranquille » (1957b, p. 18). Signe de la prolongation du temps scolaire, dans l’adaptation de 1970, ce qui était un travail à plein temps pour les trois copains devient un simple job d’été pour les Compagnons. De même, dans la version de 1975 de Mon Vercors en feu, Paul-Jacques Bonzon vieillit Luc d’un an et étire le passage de l’enfance à l’âge d’homme : Luc n’est plus un « petit » qui se métamorphose en homme, mais un homme qu’on prend encore à tort pour un enfant ([1957] 1975c, p. 49).

51Deuxièmement, suivre un enseignement primaire supérieur dans un cours complémentaire. Cela concerne plus de 520 000 élèves en 1961 (Informations statistiques, 1962). C’est sans doute ce que font les Compagnons, puisqu’ils vont à l’école et ont un maître sans plus avoir l’âge de fréquenter l’école primaire élémentaire. À partir de 1959, les cours complémentaires changent de nom et s’appellent collèges d’enseignement général2, puis collèges d’enseignement secondaire (C.E.S.) à partir de 1963, mais Paul-Jacques Bonzon n’indique pas que les Compagnons vont au collège. N’apprenant ni le latin ni d’autre langue étrangère que l’anglais, ils devraient logiquement se retrouver dans la voie dite transition-pratique (voie III à partir de 1970).

52Troisièmement, suivre une formation technique (500 000 élèves).

53Enfin, aller au lycée (de la 6ème à la Terminale ; 900 000 élèves). Il se trouve qu’on a longtemps appelé « collège » des établissements moins prestigieux qui préparaient eux aussi au baccalauréat. Dans La Disparue de Montélimar, on apprend que Ludovic Barois va au collège, ce qui intimide les trois copains, car il est « savant » (1957b, p 107). Dans l’adaptation de 1970, ce n’est pas précisé, mais Ludovic Barois, vêtu comme un gentleman d’un « complet de bonne coupe avec cravate assortie, nouée au col d’une chemise blanche » (1970a, p. 18 et 33) va sans doute au lycée. C’est aussi le parcours qu’a suivi Ulysse, qui veut devenir professeur d’allemand. Le premier collégien évoqué par Paul-Jacques Bonzon, en 1964, est le petit-fils des Papoz, qui accueillent les Compagnons dans leur chalet (1964a, p. 28). Mais fréquente-t-il un des collèges récents issus des cours complémentaires ou un ancien collège, équivalent au lycée ? Le second collégien évoqué par Paul-Jacques Bonzon, René Chevenoz a quant à lui « fait un peu d’anglais et d’allemand au collège de Villard » (1979b, p. 92).

54Dans les années 1960, le poids de l’origine sociale des Compagnons et du contexte scolaire ne leur permet donc pas d’apprendre une deuxième langue vivante en plus de l’anglais. Pour commencer une deuxième langue en 4ème, ils auraient dû faire leur rentrée de 6ème au lycée, ou suivre la voie longue dans un C.E.S. A fortiori, ils ne profitent pas des « mesures concrètes en vue d’accroître le nombre […] des élèves français apprenant la langue allemande » prévues par le Traité du 22 janvier 1963 entre la République fédérale d’Allemagne et la République française sur la coopération franco-allemande, dit Traité de l’Élysée, ni des « rencontres et des échanges des jeunes » soutenus par l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse, créé par l’Accord du 5 juillet 1963 entre le Gouvernement de la République Française et le Gouvernement de la République Fédérale d’Allemagne portant création d’un Office Franco-Allemand pour la Jeunesse.

55Mais les Compagnons ont la chance d’avoir toujours quinze ans dans les années 1970, quand les choses commencent à changer. À partir de la rentrée 1975 (loi N°75-620 du 11 juillet 1975), tous les adolescents de onze à quinze ans fréquentent le collège dit unique, avec une poursuite possible au lycée. Les Compagnons n’ont pas attendu la loi Haby pour être au lycée. La dernière fois qu’il est question d’école, c’est en 1968 dans l’épisode à Scotland Yard. Mais il n’est pas dit clairement que les Compagnons sont encore à l’école : « Bien sûr, nous avons commencé l’étude de cette langue [l’anglais] à l’école » (1968b, 51). Cinq épisodes plus tard, en 1971, nous apprenons subitement que Mady et les garçons sont au lycée (1971a, p. 8-9 et 15), mais pas dans le même, ce qui est rappelé dans au moins huit épisodes. Les garçons sont les meilleurs en anglais (1973, p. 24-25). C’est seulement dans le dernier épisode écrit par Paul-Jacques Bonzon que Mady et les garçons fréquentent le même lycée, « mixte depuis l’année précédente » (1981, p. 12).

56La prolongation de la scolarité, qui est un choix spontané des familles dans un contexte de prospérité, et qui est accompagnée par la loi, permet à Paul-Jacques Bonzon de sauver les apparences : les Compagnons vieillissent mais restent scolarisés, en passant subtilement de l’école au lycée (sans passer par la case collège). Ces personnages fictifs, intelligents, mais vivant dans un quartier populaire, semblent correspondre trait pour trait à l’esprit de la réforme de 1959 :

Le drame est là : nous retenons dans l'enseignement théorique [au lycée] nombre de jeunes esprits – qui trouveraient mieux leur voie dans l'enseignement technique à l'un ou à l'autre de ses niveaux – et, dans le même temps, nous abandonnons dans l'enseignement utile mais sommaire des classes de fin d’études, ou dans les enseignements courts, des intelligences auxquelles les enseignements longs, technique ou secondaire, vaudraient leur accomplissement véritable. Par une exacte recherche de ces diverses aptitudes, les différents types d'enseignement doivent recevoir tous les élèves qui s'avèrent plus particulièrement aptes à suivre tel ou tel d'entre eux (Décret N°59-57 du 6 janvier 1959 portant réforme de l’enseignement public).

57Simplement, ils mettent vingt ans à réaliser cet idéal, et doivent apprendre l’allemand en dehors de l’école.

58Au sujet des baby-boomers, Jean-François Sirinelli observe :

Si toutes les générations sont, d’une certaine façon, des parchemins sur lesquels se distinguent en filigrane des traces et une partie des expériences des générations qui les ont précédées, une telle empreinte originelle des aînés a été largement effacée [au point de constituer] sinon une page blanche […], en tout cas un palimpseste où avaient été grattés bien des héritages venus des aînés, même proches ([2016] 2018, p. 11).

59Ce constat s’applique aux Compagnons, qui sont plutôt détachés de leurs parents et n’ont pas d’aînés qui les chaperonneraient. Et quoi de plus stimulant pour l’écrivain que de choisir des héros qui sont une telle page blanche ! Dans les premiers épisodes, les Compagnons partagent néanmoins une forme de germanophobie avec ceux qui les ont précédés, notamment avec leur créateur Paul-Jacques Bonzon : ils se méfient instinctivement des Allemands, se moquent un peu des touristes venus d’outre-Rhin, ignorent tout de leur langue et sont incapables de voir Kafi pour ce qu’il est – un berger allemand. Mais peu à peu, ils changent : ils nouent des amitiés sincères avec de jeunes Allemands, ils apprennent l’allemand, et Kafi renoue avec son pedigree.

60Si la guerre est parfois évoquée, n’est-elle pas plus présente dans la ténacité, la frugalité, l’équipement, la mobilité des Compagnons, qui seraient des guerriers autant que des pirates, des indiens et des chevaliers ? Plus que l’objet littéraire palimpseste, trop statique, c’est la technique cinématographique du fondu-enchaîné qui s’applique à la série des Six Compagnons : les préjugés des aînés, la reproduction sociale dans une école inégalitaire, le monde de l’enfance, s’estompent pour laisser place à des citoyens éclairés.