Colloques en ligne

Aurélie Gille Comte-Sponville

Les romans d’enquête et d’aventure pour adolescents pendant les Trente Glorieuses ou la quête tragique et joyeuse d’une jeunesse éternellement reconduite

Investigation and adventure novels for young people in post-war France: the tragic and joyful quest for an eternally renewed youth

1Dans Initiation, rites, sociétés secrètes, Mircea Eliade a montré l’importance des rites initiatiques dans les sociétés archaïques :

Pour avoir le droit d’être admis parmi les adultes, l’adolescent doit affronter une série d’épreuves initiatiques : c’est grâce à ces rites, et aux révélations qu’ils comportent, qu’il sera reconnu comme un membre responsable de la société ([1959], 1976, p. 12).

2Or, selon lui, « une des caractéristiques du monde moderne est la disparition de l’initiation » (p. 11). C’est pourquoi, c’est précisément dans l’acte de lecture qu’elle se retrouve puisqu’en lisant des aventures initiatiques, le lecteur vit par procuration sa propre initiation. Eliade écrit en effet que les romans, notamment, mettent en scène « des Figures mythologiques camouflées en personnages contemporains, et présentent des scénarios initiatiques sous la forme d’aventures de tous les jours » (p. 281).

3Pourtant, dans les romans pour la jeunesse qui paraissent pendant les Trente Glorieuses, en particulier les grandes séries pour adolescents telles que Michel de Bayard ou Les Six Compagnons de Bonzon, le lecteur découvre des jeunes gens qui ne subissent pas la « mutation ontologique » (p. 12) attendue par Eliade à l’issue de tout schéma initiatique. D’ailleurs, dans une Enquête sur le roman policier parue en 1978, Marie-Noëlle Carof s’en indigne : « non seulement ils tombent toujours dans les mêmes pièges, mais encore ils restent figés dans une éternelle enfance. Depuis quand Claude a-t-elle 11 à 12 ans dans le Club des 5 ? » » (p. 12). Même les romans singuliers, non sériels, se contentent de mimer un processus initiatique sans que celui-ci ne trouve son accomplissement.

4Quel est donc l’intérêt de mettre en place des structures initiatiques aussi récurrentes et immuables, si c’est pour les faire avorter ensuite ? En réalité, la quête entreprise dans les romans pour la jeunesse n’est pas d’ordre initiatique ; à l’inverse, elle relève d’une quête nostalgique. Transformer l’adolescent en adulte, c’est regarder vers l’avenir ; or, les romans des Trente Glorieuses développent précisément le culte inverse, célébrant sans fin une jeunesse idéalisée, éternelle en ses facéties et ses culottes courtes, qui permet à ses auteurs de lutter contre l’irréversibilité tragique du temps.

Deux stéréotypes majeurs du scénario initiatique

5A défaut de pouvoir lister tous les stéréotypes, nous nous contentons de recenser ceux qui nous semblent les plus représentatifs, chacun à un bout du spectre initiatique : le départ de la maison et donc la rupture avec le foyer d’une part, et la mort symbolique suivie de la renaissance d’autre part.

6Quitter son foyer constitue le premier topos initiatique. Selon Mircea Eliade, « l’initiation de puberté débute par un acte de rupture : l’enfant ou l’adolescent est séparé de la mère » ([1959], 1976, p. 27).

7De fait, souvent, les parents délèguent leur autorité à des tuteurs. Par exemple, la mère d’Augustin apparaît au début du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913) pour confier son fils à la famille Seurel avant de disparaître. Les parents de Daniel, le cousin de Michel dans la série éponyme de Bayard, ont confié leur fils aux Thérais pendant qu’ils travaillent en Afrique. La récurrence de ces transferts de responsabilité parentale témoigne d’une mise à distance de la relation parents-enfants.

8Alors, les enfants et les adolescents sont globalement livrés à eux-mêmes, ce que favorisent les vacances, cadre privilégié de leurs aventures. Les romans de la série des Six Compagnons de Bonzon commencent bien souvent selon le même schéma : les enfants décrochent l’opportunité de partir en vacances ; ils sollicitent l’autorisation de leurs parents qui, après les mises en garde d’usage, la leur accordent volontiers. Par exemple, au début des Six Compagnons et le château maudit, Tidou reçoit une lettre de Mady proposant aux garçons de la bande de venir la rejoindre en Haute-Savoie pour les vacances :

La lecture achevée, je bondis de joie et montrai la lettre à maman, au courant de nos projets de rejoindre Mady. Les mots « abri en tôle » la firent frémir.
« Est-ce possible, Tidou ? coucher pour ainsi dire à la belle étoile, dans l’humidité des bords du lac ! »
Je lui fis remarquer que la tôle était préférable à une mauvaise toiture en planches laissant passer les courants d’air et que, Mady elle-même le précisait, l’endroit était sec.
« Évidemment, fit-elle en souriant, toi, pourvu que tu partes, c’est l’essentiel. Tu trouveras toujours tout parfait. Moi, je ne peux rien permettre sans l’avis de ton père. Tu lui en parleras quand il rentrera du travail ([1965] 1981, p.9-10). »

9Guère échaudés par les différentes aventures vécues par leurs enfants, les parents accordent systématiquement l’autorisation de partir. Il y a donc bien séparation.

10C’est dans la mort symbolique suivie de la renaissance sous un autre état que se trouve le second topos initiatique que nous avons retenu. Historiens des religions et mythologues s’accordent sur un point : toute initiation de puberté comporte nécessairement des épreuves de cette nature. La mort symbolique du héros passe souvent par sa perte de connaissance ; il n’est pas rare en effet que nos adolescents romanesques se trouvent proprement assommés. C’est le cas de Daniel dans Michel mène l’enquête :

J’ai été réveillé brusquement par une lueur qui se promenait dans la chambre. […] J’ai tellement cru que c’était toi […] que je t’ai appelé. J’ai reçu à ce moment-là le faisceau de la lampe en plein dans les yeux et, tout de suite après, un coup formidable sur la tête, enfin sur le front et je ne me souviens plus de rien d’autre. ([1958] 1965, p. 55)

11Une mésaventure similaire arrive à Gnafron, un des Six Compagnons de Bonzon dans Les Six Compagnons et l’homme des neiges :

Depuis combien de temps gît-il, ainsi ligoté, sur le plancher ? Qui l’a surpris et terrassé ? Pour l’instant, dans notre joie de l’avoir retrouvé, nous ne pensons qu’à détacher ses liens, deux grosses cordes à fourrage que ses agresseurs ont trouvées sur place. Le pauvre Gnafron se laisse « déficeler » sans réaction, pantelant comme un mannequin. […] À chaque expiration, une odeur bizarre s’échappe des lèvres de Gnafron, une odeur de pharmacie ou d’hôpital. Notre camarade n’est pas simplement évanoui. On l’a endormi avec de l’éther ou du chloroforme. ([1964] 1984, p. 140)

La mort mimée par l’évanouissement satisfait les objectifs des rites initiatiques

12Une autre mort symbolique réside dans l’enfermement sous la terre qui mime une forme de regressus ad uterum. En effet, qu’ils le choisissent ou le subissent, nos héros s’enfoncent le plus souvent sous la terre, dans un souterrain, une cave ou un vestige archéologique. Parfois, la descente est imposée aux héros ; elle peut même être brutale et il s’agit alors d’une chute. Dans Alice et les plumes de paon de Caroline Quine ([Carolyn Keene, The Hidden Window Mystery, 1956] 1965), Alice et Marion se trouvent dans le grenier d’Ivy Hall quand l’intrus qu’elles poursuivent actionne une trappe qui se dérobe sous leurs pieds ; elles se retrouvent alors emportées à grande vitesse le long d’une glissière qui les amène directement dans la cave de la propriété. Il arrive aussi que les jeunes gens doivent descendre sous la contrainte d’un brigand qui les tient en joue ou les menace physiquement, comme c’est le cas dans Michel au refuge interdit de Bayard ; les voleurs de bijoux tentent d’enfermer le jeune homme dans la cave du refuge : « En voyant s’ouvrir devant lui la porte du sous-sol, Michel comprit que Rey voulait le garder prisonnier ». (1963, p. 180)

13Mais il arrive aussi très fréquemment qu’il s’agisse d’un choix délibéré des jeunes gens : ils s’engagent dans un souterrain après l’avoir décidé. Dans L’Abbaye des Effraies, roman scout de Jean-François Bazin, un adolescent, Antoine, découvre après des heures de recherches une trappe dissimulée sous le tapis devant la cheminée de sa chambre ; sa première pensée témoigne de son empressement : « Il doit y avoir un moyen de descendre là-dedans » ([1962] 1977, p. 190). Et, alors qu’il sait que plusieurs personnes ont déjà mystérieusement disparu de cette même chambre, il entreprend la descente ; comme nombre de protagonistes adolescents des romans d’enquête et d’aventure, il se retrouve alors enfermé dans un espace clos souterrain :

Pas une seconde, je ne pense aux disparitions d’Arn von Clausenberg, d’Adrien Lamotte-Berthier, de Marceau. J’assure au creux de ma paume le petit morceau de suif qui représente ma seule lumière. Je passe une jambe, puis l’autre, et je cherche le barreau entrevu. Rien. En me penchant, je vois grâce à ma chandelle le bout de fer qui dépasse, cinquante centimètres plus bas. Je saute sans hésiter. (p. 190)

14Dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand interroge précisément les symboles de l’enfermement et observe « l’isomorphisme “sépulture-berceau” » ([1960] 1992, p. 270) : la mort permet la renaissance du néophyte. Par exemple, dans Les Fantômes de la chapelle Pol, roman scout de Raymond Baux, Jacques se retrouve prisonnier dans une grotte souterraine qu’il qualifie de « piège à cafards » (1946, p. 55) et l’image qui lui vient à l’esprit suggère sa mort symbolique : « Sa voix retombait sur lui, assourdie, froide comme un linceul et lui donnait l’impression d’être enfermé dans un sépulcre » (p. 53).

15Pourtant, les personnages parviennent toujours à s’extraire de la cabane ou du souterrain pour renaître, symboliquement autres. Pour le souterrain, les héros trouvent en général une issue de l’autre côté : Alice et Marion parviennent dans les cuisines d’Ivy Hall dans Alice et les plumes de paon de Caroline Quine ([Carolyn Keene, The Hidden Window Mystery, 1956] 1965) et Michel découvre que les caves de la Marguillerie sont reliées à une boutique d’antiquaire dans Michel mène l’enquête de Bayard (1958)

16Parfois, ce cheminement vers la lumière est laborieux. Dans L’Abbaye des Effraies de Bazin, Antoine est piégé dans le caveau qui recèle depuis des siècles les archives des Templiers. Il découvre six cadavres d’explorateurs qui l’ont précédé sans, manifestement, trouver la sortie. Loin d’accepter ce funeste sort, Antoine décide de s’engager dans un couloir souterrain rempli d’eau :

Je sens au bout d’un moment que je n’en peux plus. Aveugle, je grimace dans l’obscurité. Mes gestes s’affolent. Leur précipitation retarde mon avance.
J’ai tout à coup l’impression d’éclater. Mes tympans semblent voler en éclats sous la pression d’une force irrésistible, et ils s’apaisent. Un éclair m’éblouit. Ma bouche s’ouvre contre ma volonté. […]
De l’eau…
C’est fini. ([1962] 1977, p. 207-208)

17Antoine ne meurt pas ; il est sauvé in extremis. L’épreuve initiatique est forte puisque l’asphyxie est double : au sentiment d’enfermement souterrain qui suggère le cercueil s’ajoute en effet la menace de la noyade.

18Cette sortie triomphale s’accompagne généralement de la reconnaissance des adultes : au terme de l’épreuve initiatique, le néophyte est, conformément aux observations de Mircea Eliade, « reconnu comme un membre responsable de la société » ([1959], 1976, p. 12). En effet, nombreux sont les romans qui proposent comme dénouement une scène de congratulation : « Ah ! quel coup de filet ! répète l’inspecteur. Et grâce à vous, mes enfants ! » (Bonzon, Les Six Compagnons et l’homme au gant, 1963, p. 173) ; « vous ne savez pas le service que vous venez de me rendre, dit-il d’une voix émue. Et non seulement à moi, mais à notre pays ! » (Bayard, Michel et les routiers [1960], 1965, p. 240-241) ; « Quant à vous, mes petits gars, mes félicitations ! Si, plus tard, vous ne savez pas quoi faire dans la vie, vous pourrez toujours choisir le métier de détective ! » (Bonzon, Les Compagnons de la Croix-Rousse [1961], 1974, p. 167). La plupart des romans se termine ainsi.

19Pourtant, ces initiations n’aboutissent pas vraiment ; en effet, tous les topoï sont en réalité avortés.

Les topoï avortés de l’initiation

20La séparation avec la famille est en réalité très illusoire. D’une part, si les héros s’éloignent du domicile familial, le cordon ombilical n’est pas vraiment rompu puisque le lien nourricier demeure. Dans les romans d’enquêtes et d’aventures des Trente Glorieuses, se rencontre souvent la figure de la mère nourricière ou de son substitut, la cuisinière de la famille – par exemple Norine pour la famille Thérais dans la série Michel de Bayard. Dans Michel et les routiers ([1960] 1965) par exemple, les garçons s’apprêtent à parcourir le trajet de Corbie à Hendaye en stop ; inquiète, Norine confie à chacun une boîte de biscuits qui fonctionne comme un maintien du lien avec le foyer. Parmi les Six Compagnons de Bonzon, le cuisinier est le bien nommé Bistèque dont le nom est formé par paronomase avec le mot bifteck, « parce que son père travaillait dans une boucherie » (Les Compagnons de la Croix-Rousse [1961] 1974, p. 114).

21D’autre part, l’autorité n’est jamais ébranlée. Le spéléologue qui propose à la bande de venir en Ardèche dans Les Six Compagnons au gouffre Marzal commence par expliquer que « Naturellement, […] il [lui] faudrait d’abord l’autorisation de [leurs] parents ». ([1963] 1981, p. 18, nous soulignons). À la fin de l’aventure, il n’est pas rare qu’il faille à la fois rassurer l’autorité parentale et lui rendre des comptes ; dans Michel au refuge interdit de Bayard, « Pendant dix longues minutes, Michel dut expliquer pourquoi il se trouvait encore en montagne » (1963, p. 249). Ce sont presque toujours les adultes qui finalisent l’arrestation : enfants et adolescents demeurent à leur place et même retrouvent leur place.

22Ainsi, la séparation avec le foyer n’est qu’un leurre de la narration ; en réalité, le lien est maintenu même s’il est distendu. Cette simulation de rupture avec la famille favorise néanmoins l’aventure et donc des épreuves qui pourraient contribuer à faire évoluer le héros ; pour autant, une fois décryptées, ces épreuves ne paraissent guère convaincantes.

23La quête entreprise par les jeunes héros est, par ailleurs, sans réelles épreuves. Or, selon le schéma fonctionnel du conte établi par Greimas dans Sémantique structurale, le héros doit être confronté à trois épreuves successives : « l’épreuve qualifiante, l’épreuve principale, l’épreuve glorifiante » (1966, p. 206). En appliquant cette structure aux romans pour la jeunesse qui paraissent pendant les Trente Glorieuses, il apparaît qu’elles ne s’accomplissent que rarement.

24Tout d’abord, les héros sont qualifiés malgré eux. Dans un article paru en 2008, Anne Besson observe que les épisodes romanesques de ces romans « suivent pourtant les schémas du scénario initiatique : il a ainsi déjà été noté que les héros n’y cessent par exemple de s’extirper de souterrains, mais sans que ces épreuves “qualifiantes” ne les qualifient jamais que provisoirement, en une initiation toujours à refaire » (p. 261).

25De fait, si l’épreuve qualifiante est censée signaler le ou les héros comme des personnages différents des autres, il apparaît très clairement dans les romans que l’aventure s’impose le plus souvent à eux sans qu’ils ne l’aient cherchée ou provoquée, voire lorsqu’ils cherchent à l’éviter, ce dont témoignent les premières pages de la troisième aventure de Michel, Les Étranges Vacances de Michel :

26[Les parents] s’étaient bien promis de ne jamais plus nous laisser voyager seuls !

- Dans un sens, je les comprends, déclara en riant M. Darvières. Vous avez l’un et l’autre une fâcheuse propension à vous mêler un peu trop de ce qui ne vous regarde pas ! »
Les deux cousins rirent à leur tour.
« Écoute, mon oncle, reprit Michel, ce n’est tout de même pas notre faute si des aventures nous arrivent ! ». (1959, p. 27)

27Les héros se trouvent donc qualifiés malgré eux. Mais l’épreuve principale à laquelle ils sont confrontés connaît aussi un succès mitigé. Certes, les personnages triomphent et se tirent des mauvais pas dans lesquels ils s’embourbent immanquablement. Tel est bien l’enjeu de l’épreuve principale : il s’agit de l’action primordiale que doivent accomplir les héros. Néanmoins, ils ne sont pas toujours maîtres de ces succès. Pour commencer, il n’est pas rare que, pensant connaître la clé d’un mystère, les adolescents fassent des contresens complets. Dans Les Six Compagnons et la perruque rouge de Bonzon, la bande s’obstine à penser que la petite Éliette est une voleuse de bijoux : « Plus [Tidou] y réfléchissai[t], plus [il] pensai[t], malgré le malaise qu’[il] en éprouvai[t], que la vraie coupable ne pouvait être qu’Éliette » ([1964], 1977, p. 132) ; or, malgré la tournure restrictive de la phrase qui installe assez fermement l’opinion du jeune garçon, non seulement la fillette est innocente, mais elle est en outre séquestrée dans une cave par son propre père, le véritable voleur.

28Ces contresens vont parfois beaucoup plus loin, puisque les héros peuvent suspecter les policiers d’être des criminels et menacent alors le bon déroulement de la véritable enquête. Dans Michel au refuge interdit de Bayard, Arthur et Michel suspectent celui qu’ils appellent « le quidam » d’être un complice de Rey, le voleur de bijoux. Pourtant, il s’agit d’un inspecteur de police et en raison de l’intervention des garçons, l’enquête a été rallongée, ce dont se plaint amèrement le policier : « Quand je pense que, sans vous, j’allais découvrir le coffret dans la cabane ! Alors que maintenant, par votre faute, Dieu sait où il est… » (1963, p. 194). Ces interventions malavisées en témoignent : les héros, qualifiés par hasard, s’éprouvent difficilement.

29Dès lors, l’épreuve glorifiante leur revient souvent de façon assez injuste. C’est pourtant l’épreuve ultime, celle qui doit consacrer le héros en lui permettant de triompher de l’ennemi. Or, très souvent, cette victoire s’effectue grâce à un adjuvant essentiel dans la littérature de jeunesse : le chien. En effet, c’est lui qui protège les héros et les aide à traverser l’épreuve principale puis à venir à bout de l’épreuve glorifiante. Par exemple, dans Michel au refuge interdit de Bayard, c’est l’intervention de la chienne Cloche qui permet de neutraliser Rey : « D’un élan, Cloche venait de planter ses crocs dans la jambe de son pantalon, ... et au gémissement poussé par le bandit il fut évident que ce n’était pas seulement l’étoffe qu’elle mordait » ([1963, p. 220). Kafi, le chien de Tidou dans la série des Six Compagnons de Bonzon se montre souvent le plus avisé de la bande : son flair infaillible en fait un adjuvant précieux qui conduit Gnafron à déclarer dans Les Six Compagnons et la pile atomique : « S’il y a d’ailleurs un vrai détective parmi nous, […] c’est bien Kafi. Sans lui, nous n’aurions jamais découvert la cachette de la carrière ; ensuite nous n’aurions pas retrouvé la piste des bandits dans la garrigue… ». ([1963], 1981, p. 179).

30Les épreuves auxquelles les héros sont soumis sont donc peu concluantes : qualifiés malgré eux, ils ne doivent leur réussite qu’à la chance ou à une aide extérieure. En réalité, cette distorsion entre la reproduction du schéma de la quête et l’inanité partielle de sa mise en œuvre correspond à la nature générique des textes : il ne s’agit pas de romans de formation, mais de romans d’enquête et d’aventure. Il ne s’agit donc pas d’une quête fondamentalement ontologique ; même si certains éléments sont empruntés à l’initiation, la quête de soi est reléguée au profit de l’enquête pour autrui.

31Les bénéfices de l’initiation collective sont alors limités. Les rites initiatiques tels qu’ils sont décrits par Mircea Eliade ou Simone Vierne comportent souvent une période d’exercices ascétiques, au cours de laquelle le personnage se retrouve seul. Or, dans de nombreux romans, les personnages évoluent en bande : ce sont des bandes d’amis ou des patrouilles scoutes. Loin de se maintenir dans un silence propice à la réflexion et à la méditation, les personnages parlent beaucoup – et parfois pour ne rien dire. Quant à la privation de nourriture, elle est inexistante : les bandes d’enfants consacrant un temps non négligeable à se restaurer copieusement autour de paniers bien garnis. Ainsi, l’apprentissage se fait finalement de manière collective. Peut-être pourrait-on avancer que ces épreuves qualifient le groupe comme entité, mais non chacun de ses membres ?

32En réalité, l’initiation du groupe s’effectue au profit d’autrui. En considérant les différentes intrigues de ces romans, il apparaît en effet nettement qu’elles sont pratiquement toutes tournées vers un objectif extérieur à la bande. Les personnages se retrouvent pris par hasard dans une intrigue qui, au départ, ne les concerne pas. Certes, pour la vraisemblance du scénario, il n’est pas rare que les enfants ou les adolescents soient directement connectés au mystère : dans Le Cheval sans tête de Berna (1955), la bande à Gaby veut élucider le vol de son jouet ; dans Les Compagnons de la Croix-Rousse de Bonzon (1961), Tidou veut retrouver son chien Kafi qui a été enlevé ; mais cette connexion est le prétexte qui permet aux héros de résoudre un mystère plus grand et surtout connecté au monde adulte : le vol des cent millions du Paris-Vintimille pour le premier, l’arrestation de dangereux cambrioleurs pour le second.

33En substituant l’enquête à la quête, en prenant pour objet autre chose que soi, le héros échappe ainsi aux structures initiatiques mises en place par le récit. Il est donc possible de s’interroger sur la finalité d’une telle entreprise : pourquoi mettre en place des processus de mime initiatique, si l’initiation ne doit jamais aboutir ?

L’hypothèse de la tragique expression d’une quête impossible : celle de la jeunesse perdue

34La réelle quête entreprise serait en effet celle d’une enfance éternelle et d’un temps aboli. Personnages et lieux sont alors mythifiés. Dans une lettre à Marc Soriano – restituée par ce dernier dans son Guide de littérature pour la jeunesse – Paul-Jacques Bonzon s’étonne que les enfants qui lui écrivent ne lui demandent jamais pourquoi ses personnages gardent le même âge : « C’est un phénomène de cristallisation du temps. Tout en désirant lui-même grandir, l’enfant ne souhaite pas que ses héros favoris vieillissent plus vite que lui ». (1974, p. 99-100). Il ne faut donc pas grandir. D’ailleurs, pour avoir le droit d’appartenir à la bande à Gaby dans Le Cheval sans tête de Berna, il faut avoir impérativement moins de douze ans, parce qu’« on devient bête comme ses pieds à partir de douze ans » ([1955], 1980, p. 10).

35C’est aussi une des clefs qui permet de comprendre pourquoi, bien souvent, l’aventure se déroule dans un lieu archaïque, qui semble lui aussi échapper au temps : un vieux château, une chapelle délabrée, un moulin abandonné, une grotte oubliée... autant de lieux qui appartiennent au passé et permettent de ralentir le temps qui passe. Depuis l’Antiquité, l’homme a en effet pris conscience du passage du temps et de son irréversibilité ; c’est le fameux « Panta rhei » d’Héraclite : tout coule.

36Le premier à éprouver cette irréversibilité du temps est bien le lecteur, qui en grandissant abandonne ses livres. C’est pourquoi Laurence Decréau qualifie la littérature de jeunesse d’« amour transitoire » ou d’« étape dans la connaissance de soi » (1994, p. 92). À la fin du Cheval sans tête de Berna, Gaby dépasse la limite fatidique des douze ans :

C’est fini ! sanglota Gaby effondré. Je ne suis plus bon à rien. Je viens d’avoir douze ans, il y a trois jours, je ne l’ai dit à personne. Depuis trois jours, je me sens devenir tout idiot… Vous avez vu ? je ne suis même plus capable de me tenir proprement sur ce canasson de malheur… Fini pour moi ! Il faudra vous chercher un autre chef. ([1955], 1980, p. 213)

37Marion le réconforte en ces termes : « Imbécile ! lui dit-elle tendrement. Tu as douze ans, et alors ? Nous aussi, nous les aurons bientôt, mais ce n’est pas une raison pour nous séparer. Nous grandirons ensemble, tout simplement » (Ibid.). Cependant, si la bande persiste et cherche à vivre une nouvelle aventure dans Le Piano à bretelles (1956), cette dernière se joue sur un mode déceptif et ce roman n’a pas le rayonnement du premier. Est-ce parce que Gaby et ses camarades sont trop grands pour l’aventure ? Certainement pas. Mais c’est peut-être parce que ce qui a été vécu une première fois par les personnages comme par le lecteur ne peut plus avoir lieu à l’identique.

38Cette irréversibilité du temps se manifeste aussi dans l’évolution du rapport de l’humain aux lieux. Ainsi, certains se départissent de leur fonction d’habitation pour se réduire à des lieux de transit. Par exemple, le château n’est qu’une étape dans le parcours du héros et rares sont ceux qui y vivent vraiment : ni le héros éponyme du Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913), ni l’héroïne de Mystère à Montségur de Jeanne-Yves Blanc (1958), ni les scouts qui parviennent dans les différents châteaux n’y restent définitivement. Par ailleurs, les textes insistent sur la décrépitude des lieux : loin d’être soustrait à l’impact du temps, le château se désagrège et coûte de l’argent à entretenir. Par exemple, il doit être dynamité dans Si j’avais un château de Jeanne de Recqueville (1959) parce que les travaux coûtent cher.

39Par ailleurs, nous l’avons vu, les personnages des romans ne vivent pas de réelle initiation, ce qui s’explique notamment par leur refus d’abandonner leur jeunesse. Or, pour Mircea Eliade, la « mort initiatique signifie à la fois la fin de l’enfance, de l’ignorance et de la condition profane » ([1959], 1976, p. 16). Ipso facto, si l’initiation est inachevée, le personnage ne sort pas de l’enfance. Meaulnes et Frantz, dans Le Grand Meaulnes d’Alain-Fournier (1913), incarnent cette tendance ; en effet, tous deux se raccrochent désespérément au passé comme si toute perspective d’avenir leur était interdite. Ainsi, Frantz de Galais se confine dans un « rôle absurde de jeune héros romantique ». François porte sur lui un regard lucide : « De cœur, sans doute, il était plus enfant que jamais : impérieux, fantasque et tout de suite désespéré. Mais cet enfantillage était pénible à supporter chez ce garçon déjà légèrement vieilli… » ([1913] 1952, p. 174).

40Finalement, la littérature de jeunesse serait le territoire de l’expression de la nostalgie. C’est en effet à un véritable culte de la jeunesse, présentée comme un âge d’or, que se livrent les écrivains. Cet univers privilégié apparaît comme un monde de pureté, que la souillure originelle n’a pas encore entaché. Son évocation en littérature est donc le fruit d’une nostalgie, d’un besoin de retour aux origines et par là même à une innocence primitive. Ainsi, certains de nos romans apparaissent comme véritablement motivés par ce besoin d’évoquer la jeunesse. Selon Anne Besson, « les séries touchent absolument tous les âges, enfants comme adolescents et adultes, le plaisir régressif et escapiste qu’elles proposent étant peut-être plus chéri encore par ceux auxquels le refuge de l’enfance fait désormais défaut » (2008, p. 259-260). C’est donc dans la lecture des récits d’enfance – et surtout la lecture sérielle, qui réitère sans fin les mêmes aventures pour des héros identiques qui ont le bon goût de ne pas vieillir – que se trouve l’ultime barrage protecteur de la jeunesse.

41Mais c’est aussi ce qui fait la limite de ces territoires littéraires : les auteurs sont adultes et leur enfance est derrière eux ; à l’inverse, les lecteurs sont enfants, ils regardent vers l’avenir. À quel moment la rencontre est-elle possible ? Ce qui apparaît comme une quête idéale si on se place du point de vue du lecteur n’est-il pas l’expression d’une nostalgie tragique, du point de vue de l’auteur ?

42L’adolescent littéraire serait donc le fantasme de l’adulte qui l’écrit ; alibi narratif, il se réduirait à ne figurer que l’expression d’une nostalgie vécue dans la douleur. Ainsi, selon Véronique Bedin,

[…] pour l’adulte, les portes se sont fermées au fur et à mesure des choix, et il sait bien qu’il est illusoire de penser qu’on peut tout recommencer à tout âge. L’adolescent littéraire vit au contraire dans un moment de crise, certes, mais aussi de grâce, l’avenir est un grand espace qui l’appelle, un grand ciel où plonger… » (2009, p. 110)

43Mais peut-on vraiment considérer que la littérature pour la jeunesse n’est qu’une écriture égoïste à travers laquelle l’auteur manifesterait sa nostalgie de l’enfance perdue ? Certainement pas. Les romans pour la jeunesse se caractérisent bien plus souvent par leur humour et leur légèreté que par la mélancolie. La nostalgie telle que nous la percevons est implicite et elle ne concerne que les adultes – écrivains ou lecteurs tardifs qui renouent avec leurs premières amours littéraires. Quant au lecteur enfant, Laurence Decréau le présente ainsi : « Évoluant sans peine au milieu de personnages qu’il connaît, dans un univers culturel qui est le sien, le lecteur de série populaire se sent véritablement chez lui dans le monde de ses héros » (1994, p. 53-54, c’est nous qui soulignons). L’écrivain entretient un rapport temporel avec le récit d’enfance – rapport de nostalgie, souvent – tandis que l’enfant entretient un rapport spatial : il est « chez lui » dans ces romans.

44Ces terres enchantées et merveilleuses sont à la fois le produit de la mémoire et celui de l’imagination : c’est une rêverie nostalgique. Anne-Marie Bonn, dans son ouvrage consacré à La Rêverie terrienne et l’espace de la modernité, écrit justement que « nous découvrirons dans les œuvres littéraires, l’immanence d’une rêverie première, où, de l’espace au rêve, l’homme récupère l’enfance du monde, au plus profond de sa mémoire » (1976, p. 11).

45Les frontières entre mémoire et rêverie sont floues, au point qu’il est difficile d’attribuer à l’une ou à l’autre l’expression de la nostalgie enfantine. Finalement, c’est peut-être vers une nostalgie universelle que tendent ces romans. Dans La Poétique de la rêverie, Bachelard énonce le principe selon lequel l’imaginaire emboîte le pas au vécu dans les récits littéraires : « Toute notre enfance est à réimaginer » (1960, p. 85) ; ainsi, dans Le Grand Meaulnes, le décor, comme le château sont les produits d’un fantasme : l’absence de toute topographie véritable en témoigne. Réinventer l’espace : voilà l’aboutissement de cette nostalgie enfantine, laquelle ne peut donc avoir un caractère uniquement personnel. L’homme souffre d’avoir perdu un passé plus collectif ; c’est ce qu’expose Vladimir Jankélévitch dans L’Irréversible et la nostalgie : « La nostalgie qui pathétise la vie présente ne rêve pas seulement d’un paysage familier : elle a pour objet la terre la plus lointaine et le berceau de nos tout premiers commencements ». (1974, p. 347) Ainsi, à la source de l’explication de la nostalgie de l’homme se trouve, bien plus encore que le vide causé par la perte de l’enfance, un manque inconscient qui est peut-être celui de l’origine du monde. Tenter de se réapproprier le passé, en particulier par la littérature, apparaît comme une constante.

46Pour conclure, pendant les Trente Glorieuses – et très certainement aujourd’hui encore – l’enfance et l’adolescence exercent toujours leur profond magnétisme, tant sur les lecteurs que sur les écrivains. C’est pourquoi les romans d’enquête et d’aventure qui foisonnent à cette époque miment des processus initiatiques sans les faire aboutir. Plus que jamais, pendant les Trente Glorieuses, quand la modernité s’impose comme une évidence dans le paysage français, les lieux du passé n’en exercent que davantage de fascination, ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe. Un paradoxe, vraiment ? À première vue, peut-être.

47À première vue, seulement. En réalité, face à la modernité, ces lieux du passé, derniers vestiges à redécouvrir et à réinvestir parviennent à combiner l’expression de la nostalgie et l’espoir d’une grande aventure encore possible, malgré tout. Et alors, comme le soutient Marion dans les dernières lignes du Cheval sans tête de Berna, « ce n’est pas demain que nous arrêterons de rigoler » ([1955], 1980, p. 214).