L’arrivée d’Édouard Bourdet, un tournant dans l’administration de la Comédie-Française
1Le soir du 14 octobre 1936, à l’issue de la répétition générale de Fric-Frac au théâtre de la Michodière, les journalistes immortalisent une poignée de main entre deux hommes. L’un, Émile Fabre, quitte l’administration de la Comédie-Française après l’avoir exercée pendant vingt et un ans. L’autre est bien sûr Édouard Bourdet, auteur de Fric-Frac, nommé pour lui succéder le 13 août 1936 et qui prend symboliquement ses fonctions à minuit ce 15 octobre. Il a ouvertement pour mission de mener de grands travaux artistiques et administratifs. Sa tutelle politique, le Front populaire, et Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale, vont lui en donner les moyens. Néanmoins les projets qu’Édouard Bourdet a pu réaliser ont beaucoup en commun avec des réflexions déjà largement ouvertes par Émile Fabre – certaines depuis son arrivée – mais qui n’ont pu être mises en place sans le soutien indéfectible de la tutelle politique et sans faire plier la société des Comédiens-Français. Il s’agira donc, en revenant sur l’administration de Bourdet et les événements qui l’ont marquée, de dégager ce qui rompt avec la tradition, avec les pratiques en vigueur auparavant, et ce qui résulte de nombreuses années de tentatives de changement et autres réflexions inabouties.
La succession Fabre-Bourdet
Le Front populaire et la fin de l’administration Fabre
2Lorsque le Front populaire est élu en mai 1936, la Comédie-Française subit depuis près de dix ans la crise financière et une forme d’inertie artistique et administrative. La situation est aggravée par certains événements marquants comme les procès très documentés d’Huguette Duflos, de Pierre Fresnay, ou d’André Luguet, et surtout par ce que l’on a appelé « l’affaire Coriolan 1 », qui cause, pendant les émeutes antiparlementaires de février 1934, la mise à la retraite forcée de l’administrateur général. Émile Fabre doit son retour à l’incroyable soutien artistique et médiatique qui s’élève immédiatement en sa faveur. Il quitte donc son poste seulement deux ans plus tard, à 67 ans, après plus de vingt ans d’exercice.
3En 1987, pour le centenaire de la naissance de Bourdet, un hommage lui est rendu à l’Odéon. Pour l’occasion, Pierre Dux revient sur cette époque de jonction entre les deux administrations, alors qu’il était lui-même commissaire aux comptes et avait rendu un sévère rapport artistique et financier dans lequel il décrivait la Comédie comme « dans un état de décomposition avancée » (Dux, 1987)2. Il pointe du doigt le mauvais état des décors et des costumes, l’impréparation des spectacles. Les recettes désastreuses créent un cercle vicieux puisqu’il n’y a pas de moyens pour améliorer les productions. Pierre Dux estime qu’une révolution « était rendue indispensable, puisque la Comédie-Française était dans un moment où ses décrets ne correspondaient plus au mode d’exploitation d’un théâtre, aux exigences nouvelles du théâtre ».
4Lorsque Jean Zay devient le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Fabre prend les devants sur la question de la subvention, principal financement annuel du théâtre. Il lui expose, dans une lettre, « la situation critique de la Comédie-Française3 ». Le premier point abordé par ce courrier est précisément le renouvellement de « sa demande plusieurs fois présentée d’obtenir une subvention de l’État plus élevée ». Le gouvernement du Front populaire promet une subvention massive pour 1937. Elle atteindra sept millions de francs alors que celle de l’année 1934 ne dépassait pas deux. Or, ce n’est pas Émile Fabre qui, l’ayant obtenu, pourra en disposer pour effectuer les augmentations de salaires qui s’imposent. En effet, comme il l’explique lui-même dans son ouvrage sur l’histoire de l’administration de la Comédie-Française, « un grand nombre de députés étaient décidés à ne pas la voter tant que l’homme qui avait monté Coriolan resterait à la tête de la Comédie ; il n’y avait donc pas lieu de résister ni d’hésiter ; [Émile Fabre donna] sa démission » (Fabre, 1942, p. 120-121). Les sociétaires non plus n’auraient pas accepté de sacrifier leurs avantages pour Émile Fabre qu’ils voyaient travailler avec peu de marge de manœuvre depuis si longtemps. La relation d’Édouard Bourdet avec la troupe, en revanche, se construit sur la base de ces changements : ce n’est pas une évolution du rapport à l’administrateur mais la construction complète d’un nouveau rapport.
Les quatre metteurs en scène
5Le changement le plus immédiat et le plus flagrant, outre l’augmentation de la subvention, est le fait que Bourdet n’arrive pas seul. Il est escorté de quatre des metteurs en scène les plus en vogue du Paris théâtral de l’entre-deux-guerres, ceux-là mêmes que le journaliste Henry Bidou compare à quatre médecins de Molière appelés au chevet de la Comédie-Française.
6Par décret du 13 août 1936, le ministre adjoint à l’administrateur Jacques Copeau, Gaston Baty, Charles Dullin et Louis Jouvet. Jouvet, Baty et Dullin sont les fondateurs, avec Georges Pitoëff, du Cartel, dont l’un des modèles n’est autre que Jacques Copeau (Zay [2010], 2017). Ces hommes de théâtre présentent l’avantage politique d’être proches du Front populaire. Jouvet en particulier, est un ami de Jean Zay. C’est d’ailleurs à lui que le ministre propose d’abord le poste d’administrateur général, mais le directeur de l’Athénée décline pour conserver son théâtre. Jouvet propose Giraudoux, qui décline également et donne le nom d’un autre ami commun, Bourdet. Les expérimentations théâtrales des Quatre avaient été menées en même temps que Bourdet connaissait la gloire sur le Boulevard. Béatrix Dussane qualifie leur réunion de « Synthèse ou cocktail, comme on voudra. En tout cas, cocktail brillant et bien capable de réveiller l’appétit du public » (Dussane, 1939, p. 68). C’est là un des objectifs de la réunion de ces cinq hommes : réunir également leur public et faire retrouver le chemin de la Comédie-Française aux spectateurs qui avaient pris l’habitude de l’éviter.
L’été 1936
7Le premier contact de Bourdet avec la Comédie-Française remontait à la fin de la Première Guerre mondiale, lorsqu’à l’hiver 1918-1919, « démobilisé, il porte à Émile Fabre une pièce en trois actes, L’Étranger, mettant en scène les difficultés de réadaptation d’un soldat à son retour de captivité. La pièce, refusée en raison de son sujet, n’est ni jouée ni publiée » (Descolas, 1987).
8Le 10 août 1936, Jean Giraudoux refuse le poste d’administrateur et le nom de Bourdet commence à circuler. Celui-ci est à cette époque le codirecteur du théâtre de la Michodière, depuis le 20 novembre 1931. Il demandera à être déchargé de cette responsabilité au moment de sa nomination. Il écrit dans son journal des mois d’août et septembre 1936 que le couturier Jean Labusquière, son ami et celui de Jouvet, l’appelle à minuit trente dans la nuit du 11 août pour le prévenir, de sorte que lorsque Georges Huisman, directeur des Beaux-Arts, le contacte plus tard dans la journée, il a déjà réfléchi aux conditions qu’il pose à son acceptation : 200 000 francs d’appointements annuels, une entrée en fonction au 15 octobre et liberté du choix et de la distribution des pièces (dont nous reparlerons ci-après). Il approuve par ailleurs l’idée de la collaboration des quatre metteurs en scène puisqu’il l’avait lui-même suggérée. Le temps de rentrer de sa résidence de Tamaris4, Bourdet est dans le bureau de Jean Zay le matin du jeudi 13 août. Dans Souvenirs et Solitude (ses mémoires publiés en 1946), Jean Zay écrit au sujet de cette première rencontre : « Peu d’hommes m’auront fait une plus nette impression de sang-froid et de lucidité » (Zay [2010], 2017). Il lui donne carte blanche et transmet sa décision au dernier conseil des ministres de la saison qui a lieu l’après-midi même. Lorsque Zay dicte le décret qui le nomme, Bourdet est présent dans le bureau et s’assure ainsi que le texte respecte ses vœux. Le 19 août 1936, le décret de nomination d’Édouard Bourdet et des metteurs en scène paraît au Journal officiel (68e année, n° 193). Un échange de lettres entre Bourdet et Fabre à l’été 1936 témoigne des précautions que Bourdet prend pour entrer à la Comédie-Française en pleine connaissance et maîtrise de la situation qu’il y trouvera5. Bourdet y demande notamment à Fabre de lui fournir tous les décrets et ordonnances qui régissent la Comédie, la liste des congés déjà accordés pour l’année, le nombre des représentations données par chaque comédien ou encore les conditions du contrat pour la diffusion de pièces radiophoniques, qu’il souhaite rediscuter dès que possible. Il s’enquiert de la fréquence de réévaluation des contrats des comédiens pour savoir lesquels il pourrait faire quitter la troupe.
9Le 14 octobre, Bourdet présente au public de la Michodière sa dernière pièce, Fric-Frac, et le soir même à minuit, il entre officiellement en fonction comme administrateur général de la Comédie-Française. Dès le 16, il reçoit Jouvet, Copeau, Baty et Dullin qui visitent les lieux, rédigent un rapport sur les travaux à faire et les équipements obsolètes (Descolas, 1987).
Bourdet fut accueilli chez nous par un immense espoir et un zèle unanime. […] Nous ne protestâmes point contre le petit décret qui contredisait cependant la lettre et l’esprit de notre intangible acte de société, nous saluâmes avec admiration les munificences du nouveau budget, nous immolâmes sur l’autel de la Prospérité nos congés, nos amours-propres et les plus précieuses de nos garanties professionnelles, nous embarrassâmes Bourdet par le nombre et l’ampleur de nos bonnes volontés. (Dussane, 1939, p. 69)
10L’unanimité décrite par Dussane est à nuancer quelque peu car dans plusieurs organes de presse paraissent des articles méfiants, notamment un signé du sociétaire René Alexandre dans Excelsior, qui rappelle le sacro-saint contrat d’association, acte de société du 27 Germinal an XII (17 avril 1804) auquel aucune nouvelle mesure ne devrait être contraire6.
Les pouvoirs de l’administrateur général
11Une anecdote – peut-être apocryphe – sur la transition entre Édouard Bourdet et Émile Fabre a été souvent reprise et donne une idée très représentative de la situation. À Bourdet qui demandait « À quand la passation des pouvoirs ? », Fabre aurait répondu « Mais, je n’en avais aucun ! »
12Le premier procès-verbal de comité d’administration présidé par Édouard Bourdet dans sa nouvelle fonction est un compte rendu synthétique et précis des spécificités de l’arrivée du nouvel administrateur. C’est lui qui pose ses conditions, ce qui est la grande nouveauté de la relation qui s’instaure entre le ministre et l’administrateur général de la Comédie-Française. Ces conditions sont les suivantes : avoir « la possibilité de faire appel à des metteurs en scène étrangers à la Comédie-Française », réviser « le fonctionnement du comité de lecture » et maîtriser « la distribution des spectacles7 ». Une quatrième n’est pas évoquée mais a été discutée avec le ministre : obtenir l’engagement formel du cabinet d’écarter toute intrusion de la politique dans le domaine du théâtre. En d’autres termes, il s’assure l’autonomie, pour laquelle Fabre s’était battu pendant deux décennies. Il obtient cette autonomie sur le plan artistique, administratif et politique grâce au décret du 13 novembre 1936, ainsi qu’une baisse de la contrainte budgétaire. Pour reprendre l’expression de Pierre Dux dans l’hommage à Bourdet cité plus haut, « il entre en maître rue de Richelieu » (Dux, 1987).
L’autonomie
13Jean Zay se comporte envers Édouard Bourdet avec une complète loyauté, il tient son engagement et l’assure en effet de son appui inconditionnel, lui renvoyant sans les ouvrir les lettres de protestation des sociétaires.
14Fabre défendait le comité de lecture comme rempart contre l’ingérence politique, or Bourdet s’est prémuni contre cette ingérence. Il ne supprime pas le comité mais en fait un simple outil de consultation qu’il menace de dissolution s’il tentait de s’opposer à ses décisions. L’administrateur décide donc seul des ouvrages à monter et désigne le metteur en scène, dont le nom figure sur l’affiche pour la première fois lorsque Jouvet monte L’Illusion comique de Corneille en 1937. Il établit également lui-même les distributions, jugeant inadmissible que les rôles de personnages jeunes ne reviennent pas à des comédiens jeunes à cause du problème des chefs d’emploi (Descolas, 1987). En décembre 1937, les comités se déroulent pour la première fois dans le plus grand secret, sans fuite dans la presse, qui ne découvre que le 1er janvier 1938 la mise à la retraite de Jeanne Delvair et Gabrielle Robinne.
15La hausse de budget accordée au Théâtre-Français n’est pas à proprement parler une prise d’autonomie mais elle permet de se libérer de certaines contraintes comme le contrat radiophonique avec le ministère des Postes, qui passe d’une diffusion quotidienne à une diffusion hebdomadaire, permettant aux comédiens de se concentrer sur les représentations théâtrales. C’est aussi cette nouvelle subvention qui permet de mettre en place un tarif réduit pour les étudiants tous les lundis et de commander des décors et des costumes neufs. Pour l’occasion, de grands noms de la scène artistique du xxe siècle, Christian Bérard et Suzanne Lalique, viennent collaborer avec la Comédie. Dès octobre 1936, les allocations annuelles des sociétaires sont triplées, le traitement des pensionnaires, le taux des feux et les salaires des employés augmentés. Ces réévaluations de la rémunération, notamment celle des artistes, permettent d’engager sans résistance les réformes des congés et du rythme de travail, qui participent à rendre la troupe efficace.
Une troupe efficace
16Lorsque Bourdet arrive en poste, la troupe est composée de 63 comédiens. Ils étaient 73 vingt ans plus tôt et Fabre juge difficile d’en réduire davantage le nombre. Ce sera en fait une tâche aisée pour le nouvel administrateur, étant donné le changement radical exigé quant à l’attitude professionnelle des acteurs. En 1935, on compte 37 changements de spectacles à la dernière minute, parce que les interprètes sont occupés ailleurs (cinéma, radio, congés). Cela engendre des prises de rôle hasardeuses, un usage abusif du souffleur, une multiplication des tensions et des salles de plus en plus désertées (Descolas, 1994). À peine deux ans plus tard, les appointements largement augmentés rendent acceptable la suppression de la plupart des congés. Bourdet se montre intransigeant sur les mises à l’amende en cas de retard ou d’absence. Sa maîtrise sur les distributions se double d’un désintérêt pour la hiérarchie des emplois. Béatrice Bretty souligne qu’il est le premier administrateur qui, suivant les évolutions modernes, assuma de donner les rôles aux comédiens qui « s’identifiaient le mieux aux personnages selon les vues qu’il en avait » (Bretty, 1957, p. 74) et non selon l’ancienneté. Ces traits de son administration limitent nettement l’absentéisme des sociétaires. Leur mise à la retraite n’est pas freinée par le ministre, et les recrutements qu’il fait sont judicieux, qu’il s’agisse de Julien Bertheau, de Gisèle Casadesus ou encore de Mony Dalmès. La qualité de la troupe passe donc par un renforcement de l’assiduité et un rajeunissement. Un troisième critère est très important pour l’amélioration des spectacles donnés : Bourdet décide d’en restreindre le nombre pour accorder plus de temps aux répétitions. La thèse que Marie-Odile Descolas consacre à Bourdet en 1994 et l’ouvrage La Comédie-Française racontée par Pierre Dux racontent la même anecdote de la première répétition de L’Illusion comique : les comédiens arrivent leur brochure à la main, mais Jouvet les renvoie en leur demandant de revenir quand ils sauront leurs rôles. Deux semaines plus tard les rôles sont sus et les répétitions durent plus de deux mois alors qu’à l’accoutumée, les comédiens répétaient trois à quatre semaines, ou exceptionnellement cinq pour des spectacles à distribution nombreuse comme Coriolan (Dux, 1981, p. 167).
Limites
17Malgré l’amorce de tournant que représente la mise en place des pouvoirs de Bourdet quand il prend le poste d’administrateur, il fait naturellement face aux conséquences des années d’ingérence politique qui ont précédé. La troupe compte des éléments arrivés par la volonté d’un ministre et qui de ce fait, cherchent peu à améliorer leurs qualités d’acteurs. Les recours au ministre et les engagements réclamés de tous côtés ne cessent pas mais ne risquent plus d’être suivis d’effets, ce qui les rend probablement plus supportables.
18L’administration de Bourdet, pour efficace qu’elle fût, ne resta pas exempte de critiques. Émile Mas par exemple, critique dramatique mais avant tout spectateur et fin connaisseur de la Comédie-Française, continue de sévir. Ses attaques dans la presse ont marqué toute l’administration Fabre. Persuadé qu’on ne pourrait pas trouver pire administrateur, Mas est resté convaincu pendant vingt ans qu’Émile Fabre vivait ses derniers jours à la Comédie. Ayant bénéficié, à l’époque de l’administration de Jules Claretie, de son propre fauteuil où il venait presque tous les soirs, Émile Mas fait un scandale pour dénoncer la règle instaurée par Bourdet en 1936 : il était enjoint aux journalistes de réserver leur place quelques heures au moins avant le spectacle. Son entêtement est tel que Bourdet se voit obligé en mai 1939 de prendre à partie vingt-six critiques dont certains sont très installés dans le paysage de la presse dramatique (Edmond Sée, Pierre Brisson, Fernand Gregh, etc.) pour attester que ce nouveau fonctionnement leur convient8.
19Si les critiques fréquentes d’Émile Mas n’ont pas de fondements sérieux, d’autres relèvent certaines situations qui pourraient être débattues. Paul Vinson reproche notamment à l’administrateur le pouvoir important laissé aux metteurs en scène qui ne suivent les volontés de l’administrateur que si elles leur plaisent. La mise à l’affiche en série d’une même pièce parce qu’elle fait recette est critiquée également car c’est une manière de renflouer les caisses au détriment de pièces importantes qui ne paraissent plus en scène. Le fait que Bourdet ait nommé son frère, Michel Bourdet-Pléville comme contrôleur général est également parfois un point de tension. C’est là-dessus, et sur la gestion financière du théâtre, que le sociétaire et commissaire aux comptes Aimé Clariond l’attaque pendant les Comités de fin d’année 1939 et dans les mois qui suivent9.
20La cabale la plus médiatisée de l’administration de Bourdet est celle qui l’oppose à l’auteur dramatique Henry Bernstein. Lorsque le 13 août 1936, Édouard Bourdet s’enquiert auprès d’Émile Fabre des prochaines créations prévues, celui-ci lui répond notamment s’être engagé auprès de Bernstein au sujet de Judith, sans préciser que, pendant des années, il avait repoussé plus ou moins habilement la création de cette pièce reçue contre son avis. Bourdet repousse encore et toujours cette reprise pendant près d’un an et demi avant que Bernstein ne retire sa pièce. Un échange de lettres ouvertes finit d’alimenter la colère de l’auteur qui provoque Bourdet en duel. Lors de la rencontre, le 20 mai 1938, Édouard Bourdet est touché le premier ce qui clôt le duel et vient terminer définitivement la querelle et même toute relation entre les deux protagonistes.
Édouard Bourdet s’est fait dans la Maison beaucoup d’amis et beaucoup d’ennemis. C’est normal il y a un certain nombre d’acteurs qui n’ont pas compris qu’on leur retire des rôles dont ils n’avaient plus l’âge. [...] Ils n’ont pas compris non plus qu’on mette trop vite en avant de jeunes acteurs, en en laissant d’autres de côté. La Maison a été très divisée. Mais tout le monde, au fond, s’inclinait devant les résultats qui étaient prodigieux : une salle pleine, un succès énorme, des spectacles merveilleux... Tout à coup, la Comédie-Française était redevenue le premier théâtre de Paris : en même temps, elle était demandée partout : on faisait des tournées à travers le monde qui étaient admirables, en Amérique, en Égypte [...]. (Dux, 1987)
21Comme l’exprime Pierre Dux dans cet extrait, le passage d’Édouard Bourdet à la Comédie-Française, quoique bref, est couronné de nombreux succès artistiques, qu’il convient de développer.
Quatre ans de succès pour le Théâtre-Français
Les spectacles
22Dans les années 1929 et 1930, le nombre de spectacles différents mis à l’affiche chaque année pouvait avoisiner les 150. En 1936, on en compte encore 114 mais pour la première année complète de son administration, Bourdet fait chuter ce nombre à 85 puis le stabilise (86 pièces en 1938), notamment en faisant disparaître les pièces en un acte qui servaient de première partie aux spectacles (Champion, 1937 ; 1938). Les spectacles commencent à l’heure (14 h 30 en matinée, 20 h 45 ou 21 heures en soirée), les entractes sont moins nombreux et moins longs. Pour reprendre en main l’organisation des matinées poétiques, Bourdet demande le concours de Jean-Louis Vaudoyer, qui est alors conservateur au musée Carnavalet.
23L’enjeu de monter des spectacles de très bonne qualité au Français est multiple. Il s’agit de faire revenir le public et d’augmenter les recettes, certes, mais aussi de restaurer en quelque sorte le rang de la Comédie comme premier théâtre national, et en particulier dans le contexte de développement rapide du cinéma parlant, qui oblige le théâtre à « gagner en qualité ce qu’il a perdu en quantité » (Descolas, 1994).
24Entre l’automne 1936 et l’été 1941, 122 pièces sont créées ou reprises avec une nouvelle mise en scène. Paradoxalement, les quatre metteurs en scène, ces quatre médecins venus guérir la Comédie-Française, n’en signent que 13. En décembre 1936, Copeau se lance le premier dans la modernisation du répertoire en « dépoussiérant » – au sens propre en ce qui concerne les décors – Le Misanthrope, et Gaston Baty reprend Le Chandelier de Musset. En février 1937, la reprise de L’Illusion comique par Louis Jouvet fait l’effet d’une création car la pièce de Corneille n’avait pas bénéficié d’une présentation nouvelle depuis sa création en 1861. À partir de cette reprise, le nom du metteur en scène, quand il s’agit d’un des Quatre, apparaît sur l’affiche : « bizarre invention » selon André Antoine, mais qui fera florès. S’ensuivront d’autres belles reprises du répertoire, de Bajazet par Copeau à George Dandin par Dullin, et les grandes créations comme À chacun sa vérité de Pirandello par Dullin et dans un décor de Suzanne Lalique en mars 1937, Asmodée de François Mauriac par Copeau en novembre 1937 ou encore Le Cantique des cantiques de Giraudoux par Jouvet en octobre 1938.
25Ces grands spectacles et la présence des quatre metteurs en scène créent une émulation parmi les sociétaires dont certains se lancent également dans la mise en scène, encouragés par l’administrateur. C’est le cas de Jean Yonnel, Pierre Bertin, Jean Debucourt ou bien sûr Pierre Dux, qui met en scène pas moins de trois pièces en 1937, et monte notamment Cyrano de Bergerac le 19 décembre 1938. Cette création à la Comédie-Française avait été un autre des chevaux de bataille d’Émile Fabre, un souhait qu’il a failli réaliser dès son arrivée en 1915, en accord avec Edmond Rostand, mais que le décès de l’auteur et le privilège de la Porte-Saint-Martin ont empêché. Cyrano accède enfin au plateau du Français trente-sept ans après sa création, et emprunte pour l’occasion les traits d’André Brunot.
Le retour du public
26Attiré par la nouveauté, curieux de cet administrateur issu du Boulevard, des noms renommés de la mise en scène et des réformes rapidement mises en place, le public revient progressivement dès les premières semaines, avant même que de nouveaux spectacles ne soient réellement présentés. Une fois que les anciens habitués de la Comédie sont revenus, Bourdet, épaulé notamment par Béatrix Dussane, réfléchit à faire venir les jeunes. Cette démarche passe par l’instauration d’un tarif réduit pour les étudiants des universités et grandes écoles de Paris le lundi soir. L’administrateur a repéré que le lundi était un jour creux à la Comédie et instaure le 18 janvier 1937 cette réforme en association avec le recteur de Paris. En revanche les abonnements font débat. Aimé Clariond (commissaire aux comptes) est favorable à leur maintien car ils représentent une manne bienvenue en début d’année, même s’ils nécessitent un surcroît de travail pour proposer des nouveautés chaque année. Il ne veut pas risquer, en les supprimant, d’envoyer au public le message que le théâtre se porte assez bien pour se passer de cette entrée financière10. Autre tournant dans la relation entre le théâtre et son public, Bourdet a l’ambition de demander au public son avis sur le répertoire et sur plusieurs aspects concrets comme l’heure de lever de rideau, la suppression ou non des pourboires, etc. Il distribue des questionnaires mais l’initiative n’aboutit pas réellement car elle est insuffisante pour appréhender le public, entité plurielle et changeante.
Les tournées11
27Avant l’arrivée de Bourdet, les tournées, notamment en Belgique, étaient très nombreuses et servaient à remplir les caisses du théâtre. Dans la logique de l’importance nouvelle accordée aux représentations parisiennes, la troupe se déplace moins à partir d’octobre 1936. Le contexte de l’approche et du début de la Seconde Guerre mondiale redonne de l’importance à ces voyages, qui se teintent d’une forte ambition politique de rapprochement culturel entre les pays. Ainsi la Comédie organise trois importantes tournées avant la déclaration de guerre, puis trois après, entre octobre 1939 et février 1940.
28Du 28 février au 4 mars 1939, un groupe de Comédiens-Français se rend à Londres, accompagné d’Édouard Bourdet et de Gaston Baty. Ils jouent L’École des maris, Le Chandelier, À quoi rêvent les jeunes filles et Le Légataire universel. Bourdet prononce un discours en français sur l’histoire de la Comédie-Française pour la BBC à l’occasion de la tournée, le 27 février 1939. Au lendemain des accords de Munich, l’accueil des Britanniques et la qualité des spectacles à leur offrir se parent d’une valeur politique et symbolique. Quelques mois plus tard, le 19 juin, la Comédie-Française embarque pour la première fois en tournée en Amérique du Sud et donne des représentations à Rio de Janeiro, São Paulo, Montevideo et Buenos Aires.
29Après le début de la guerre, les Comédiens-Français reprennent un chemin qu’ils connaissent bien, celui de la Belgique, où ils se produisent du 16 au 19 octobre 1939 à Anvers, Namur, Liège et Bruxelles. Puis ils sont au Grand Théâtre de La Haye pour une série de représentations à la fin du mois de janvier 1940. Les grandes pièces classiques de la littérature française sont mises en avant comme parangons de l’esprit national : ce sont Britannicus de Racine et Les Plaideurs de Molière qui sont choisis à cette occasion.
30La dernière tournée de ce type, relevant de la propagande culturelle française, porte la troupe jusque dans les Balkans et au Proche-Orient, en passant par la Turquie. D’après la thèse de Marie-Agnès Joubert sur la Comédie-Française sous l’Occupation, c’est la tournée qui « conn[aît] le plus grand retentissement » (Joubert, 1998). Les Comédiens-Français sont accueillis par les monarques comme des ambassadeurs de l’État. Ce succès n’est probablement pas du goût de l’Occupation puisque c’est la dernière tournée pendant cette période.
L’entrée en guerre mais l’espoir de garder le théâtre ouvert
31Lorsque la France entre en guerre le 3 septembre 1939, la Comédie ouvre tout juste ses portes après ses congés annuels, mais le Comité a déjà préparé l’évacuation des œuvres d’art de la Comédie (opération qui n’avait pas été anticipée et avait été menée tardivement de manière un peu chaotique pendant la Première Guerre mondiale). Presque tous les pensionnaires et une partie des sociétaires encore jeunes sont mobilisés. Édouard Bourdet lui-même, qui avait été blessé à la Première Guerre mondiale dont il était revenu avec la croix de guerre et la légion d’honneur, est mobilisé au deuxième bureau de l’État-major, mais continue d’administrer le théâtre auquel il peut rapidement se consacrer à nouveau. Bourdet transforme le programme en proposant surtout des matinées poétiques – notamment des matinées patriotes « à la gloire du génie français » qui, comme pendant la Première Guerre mondiale, attirent beaucoup de public – et il présente tout de même certaines œuvres, le public se montrant indulgent envers les distributions masculines, les acteurs étant souvent trop âgés pour leurs rôles (Descolas, 1994). Les grands classiques du répertoire sont remis à la scène plus souvent qu’en temps normal car les spectateurs sont à la recherche de ce qui leur rappelle l’esprit français au sens le plus académique possible, des pièces fédératrices et patrimoniales. Ce n’est une spécificité ni de la Seconde Guerre mondiale ni de la Comédie-Française d’ailleurs. Les créations d’un style plus contemporain reprendront après l’armistice de 1940, dans Paris occupé.
L’accident d’Édouard Bourdet et la fin de son administration
32Le 14 février 1940, se rendant au théâtre à vélo pour encourager Antoine Balpêtré, qui reprenait le rôle de Jean Meyer dans À chacun sa vérité, Édouard Bourdet est percuté par une voiture, dont l’ironie du sort voulut que ce fût celle d’Adolphe Osso, propriétaire de la firme de production et de distribution cinématographique Osso et fondateur de la filiale française de la Paramount. Bourdet évite l’amputation, est bien soigné et continue d’administrer le théâtre pendant sa convalescence jusqu’à ce que son état de santé se dégrade à nouveau au printemps. Il accepte alors d’être remplacé pour un intérim de six mois à condition de pouvoir choisir son successeur, ce qui lui est accordé par le ministre. Il propose le poste à Jouvet, Baty et Dullin qui déclinent, préférant se concentrer sur leurs théâtres respectifs. Bourdet offre donc à Copeau, celui des quatre metteurs en scène avec lequel il s’est le moins bien entendu, de le remplacer temporairement. Simple politesse ou détachement réel, le 30 septembre 1940, Bourdet écrit dans une lettre à Copeau : « C’est à vous et à vous seul qu’il appartient de décider si vous voulez que je rentre ou si vous entendez, sous réserve de l’acceptation du ministre, conserver votre poste12. » De fait, alors que la fin de l’intérim approche et que Bourdet a recouvré la santé, Copeau demande à être prolongé à son poste jusqu’à décembre et obtient entre-temps d’être nommé à titre définitif. Cette manœuvre de Copeau, considérée comme un coup bas à l’égard de Bourdet par la majeure partie de la troupe et les trois autres metteurs en scène, ne réussit pas à son instigateur. Elle provoque la démission de Jouvet, Baty et Dullin ; Copeau est démis lui-même de ses fonctions aussitôt après les avoir occupées dans les premiers jours de janvier 1941, car, s’il est appuyé par Vichy, les services d’Occupation sont méfiants envers lui. Pendant le reste de la guerre, se succèdent brièvement au poste d’administrateur général Jean-Louis Vaudoyer, André Brunot puis Pierre Dux, qui est nommé à la Libération. Édouard Bourdet, de son côté, se remet à écrire. En 1944, par l’entremise de Pierre Dux, il est nommé Directeur des spectacles et de la musique13, mais décède dans la nuit du 17 janvier 1945.
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33En conclusion, il est intéressant de mettre en valeur la manière dont Bourdet lui-même a considéré le rôle qu’il avait à jouer en tant qu’administrateur, telle que les ouvrages de souvenirs de Denise Bourdet et de Béatrice Bretty l’ont rapportée :
Il y a deux manières d’administrer la Comédie-Française. La première consiste à s’efforcer de ne pas mécontenter les sociétaires ; la seconde à s’efforcer de satisfaire le public. Ni l’une ni l’autre des deux méthodes n’assurent la paix de l’administrateur ; mais la première seule a quelque chance de durer. […] (Bourdet, s.d., p. 103 ; Bretty, 1957, p. 82)
34La « première manière » avait longtemps été la seule envisageable, et des administrateurs sans grand pouvoir réel entre le ministre et la Société des Comédiens comme Claretie ou Fabre ont atteint des longévités records. Néanmoins, grâce au changement de paradigme qui permet à Bourdet d’être libre et autonome dans ses actions, il prend le second parti, celui de se concentrer sur les attentes du public. De fait, son administration dura peu de temps, mais les transformations qu’elle apporta connurent des effets durables.

