Colloques en ligne

Marianne Bouchardon

Introduction

Introduction

1« Il me semble que la salle Richelieu elle-même, en une soirée, était digne de cet hommage à un homme qui a été un grand auteur dramatique et qui a été certainement un des plus grands sinon le plus grand administrateur de la Comédie-Française » (Descolas, 1994, p. 378). Ainsi s’exprimait Pierre Dux lors de la dernière rencontre scientifique consacrée à Édouard Bourdet, au théâtre de l’Odéon, en 1987. C’est ce vœu qu’ont accompli, en quelque sorte, les chercheuses et les chercheurs qui, grâce à la générosité de la Comédie-Française, du Cellf, du Priteps et de l’Initiative Théâtre Sorbonne Université, se sont réunis le 26 avril 2024, non pour une soirée, mais pour une journée, non dans le cadre pourpre et or de la salle Richelieu, mais sous les lambris et le lustre de la salle Mounet-Sully, non pour un hommage, mais – mieux encore – pour un événement scientifique, dont les actes sont ici recueillis.

2Que Bourdet fut « un grand auteur dramatique » peut s’entendre dans plusieurs sens. Il le fut, sans doute, par le nombre et l’ampleur de ses succès à la scène. Après le triomphe de La Prisonnière au théâtre Femina en 1926, joué pas moins de trois cents fois devant une salle comble, ses comédies Vient de paraître (1927), Le Sexe faible (1929), La Fleur des pois (1932), Les Temps difficiles (1934), Fric-Frac (1936), font les beaux jours du théâtre de la Michodière, dont il est l’un des auteurs attitrés pendant près de dix ans, et dont il partage même la direction avec Victor Boucher de 1931 à 1936. Toutefois, on sait que dans l’histoire du théâtre, le succès commercial est souvent un frein voire un obstacle à la reconnaissance artistique : l’auteur dramatique capable d’emporter à tout coup les applaudissements de la foule passe pour maîtriser un savoir-faire, pour connaître les recettes ou les ficelles du théâtre, bref, pour être un homme de « métier ». Tel est très tôt le verdict de Pierre Brisson, le feuilletoniste du journal Le Temps qui, dès Le Sexe faible, reconnaît en Bourdet un grand auteur dramatique entendu dans ce sens :

On dit que les succès du théâtre sont imprévisibles. Ce n’est que l’apparence de la vérité. Dans chaque génération paraissent quelques auteurs dont la carrière dément cette croyance. Ils peuvent se manifester sur des plans différents, on reconnaît leur trait commun : ils « savent » le théâtre. Ils ont la pleine ressource de moyens très sûrs, très fermement acquis et où les éléments variables de l’inspiration ne jouent presque plus. Leur nom sur l’affiche est une assurance et la certitude d’une qualité d’exécution. L’échec supposerait un concours de circonstances tout à fait extraordinaires. Nous voyons s’établir aujourd’hui, dans cette zone privilégiée, M. Édouard Bourdet. (Brisson, 1935, p. 15)

3En saluant le « métier » de Bourdet, Pierre Brisson, qui n’est pas pour rien le petit-fils de Francisque Sarcey, fait assurément son éloge.

4Toutefois, à nos yeux à nous, spectateurs contemporains, qui sommes habitués à tenir le métier pour l’ennemi de la modernité, il importe que Bourdet n’ait pas seulement pratiqué le théâtre de boulevard avec une exceptionnelle efficacité, mais encore qu’il ait su ouvrir la voie à un renouvellement du genre. De là dépend qu’il puisse encore être tenu pour un grand auteur dramatique au sens de celui qui impose sa marque et laisse une trace dans l’histoire des formes théâtrales. Et, en effet, par rapport à ce que la critique des années folles appelle le « style Capucines », qui connaît son apothéose au début des années vingt, dans les « salles-boudoirs » où se presse un public « nouveau riche », adepte du « piment parisien » avec son lot d’« aventures greluchonnantes » (Brisson, p. 83), Bourdet infléchit l’écriture du boulevard dans trois directions. D’abord, il l’ouvre aux thèmes les plus sulfureux et les plus scabreux : l’homosexualité (féminine dans La Prisonnière, masculine dans La Fleur des pois), la prostitution (celle des hommes de la haute société, évoquée dans Le Sexe faible ; celle des femmes de basse condition, effleurée dans Fric-Frac), le viol (celui d’une épouse par son époux dans Les Temps difficiles). Peuplé de gigolos et de grues, de fripons et de voyous, son univers dramatique fait même une place, à travers le personnage de Bob Laroche, à une figure d’handicapé mental, en qui se conjuguent de manière extrêmement dérangeante l’inconscience désarmante d’un enfant et les désirs brutaux d’un homme. Sans doute Bourdet n’est-il pas le premier à faire preuve d’audace dans le choix de ses sujets, mais ce qu’il y a de remarquable chez lui, c’est la mesure avec laquelle sont traités les sujets les plus osés, l’absence de jugement porté sur les mœurs qui dérogent à la norme. Ce qui passe à l’époque pour un vice ou une tare peut être l’instrument de la satire, mais n’en est jamais la cible, comme si son théâtre se situait en quelque sorte par-delà le Bien et le Mal. En outre, avec Bourdet, le boulevard s’élargit de l’intrigue individuelle à l’intrigue collective. Ses pièces représentent moins les aventures d’un héros et d’une héroïne qu’elles ne font le tableau d’une époque à travers la peinture d’un groupe ou d’une classe. Des plus élevées aux plus basses, des plus huppées aux plus vulgaires, de l’univers cosmopolite de la haute société au milieu interlope de la pègre parisienne, en passant par le monde laborieux des affaires, Bourdet dresse un même constat de crise et de décadence de la société, qui se manifeste le plus souvent par une inversion comique des valeurs et des comportements. Dans Le Sexe faible, l’argent appartient aux femmes, la coquetterie aux hommes : les unes exercent leur pouvoir, les autres se font marchandise1. Dans La Fleur des pois, la vogue de l’homosexualité est telle qu’elle condamne au secret les couples hétérosexuels mariés. Enfin, chez Bourdet, le boulevard se trouve dessaisi de la fonction rassurante qui est traditionnellement la sienne. Au lieu de combler l’horizon d’attente du public, de répondre à sa demande de divertissement et de distraction, de le conforter dans ses habitudes de pensées, son théâtre déstabilise et dérange, en soulevant des problèmes auxquels il n’apporte pas de solution, en posant des questions auxquelles il n’apporte pas de réponse. Les personnages des Temps difficiles sont-ils la cause ou la conséquence de la crise qui les emporte ? La ruine des Laroche doit-elle être mise au compte du Krach de Wall Street et de ses inévitables répercussions sur l’industrie française ou de la dommageable incurie d’une Mélanie par trop frivole et désintéressée ? Qu’adviendra-t-il d’Anne-Marie à la fin du tournage ? de Bob sans Anne-Marie ? À en croire une chronique que lui-même publie dans Le Temps, le 2 septembre 1929, Bourdet, à la différence d’Alexandre Dumas fils au siècle précédent, n’écrit pas ses pièces à partir de la fin. On le croit d’autant plus volontiers que ses dénouements n’apportent, la plupart du temps, aucun apaisement : à part dans Le Rubicon, quand ses comédies s’achèvent, les conflits ne sont pas plus dénoués que les énigmes ne sont résolues, de sorte qu’il est impossible au spectateur de quitter le théâtre avec la conviction que le monde est en ordre : « Quand le rideau tombe, résume Mauriac, nous sommes terrifiés de ce dont nous avons ri » (Mauriac, 1987, p. 18).

5Parallèlement à sa carrière d’écrivain de théâtre, Bourdet exerce la fonction de critique dramatique dans la revue Bravo (1929-1933) à partir de 1929, puis dans l’hebdomadaire Marianne (1932-1940), à partir de 1933. Bon copain et beau joueur, Bourdet chroniqueur soutient aussi bien ses amis (Giraudoux) que ses ennemis (Bernstein), salue avec ferveur les mises en scène du Cartel, mais n’a jamais de mots assez durs pour la Comédie-Française. Monte-t-elle Le Secret de Henri Bernstein, il constate que cette représentation est inférieure à toutes celles qui en ont été données jusque-là, car, explique-t-il, « la troupe n’est ni assez nombreuse ni assez variée pour que l’auteur puisse y trouver tous ses personnages2 ». Reprend-elle Monsieur de Pourceaugnac de Molière, il observe que la représentation de cette comédie-ballet « n’est satisfaisante ni du point de vue de la comédie ni du point de vue du ballet3 », déplore l’impression de décousu et d’improvisé qui se dégage de l’interprétation autant que les coupures dans le texte. Au fil de ses critiques, sans le savoir, il ne prépare rien de moins que sa propre nomination à la tête de la prestigieuse maison. Dans le deuxième numéro de Bravo, le 6 décembre 1929, il écrit :

Au Théâtre-Français, il est à peu près impossible d’oublier que l’on se trouve en présence d’acteurs interprétant un rôle devant des toiles peintes. Jamais ne se produit une illusion capable d’enlever le spectateur de son fauteuil. Le grand responsable, c’est l’air de la maison, et il en sera ainsi tant qu’un souffle puissant venu de l’extérieur ne s’y sera pas fait sentir. 

6Comment aurait-il pu deviner que, sept ans plus tard, il serait lui-même amené à jeter sur la Maison de Molière ce souffle puissant qui devait en chasser ce que Drieu la Rochelle appelait en 1930 son « odeur d’administration » (Guérin, 320) ?

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Édouard Bourdet à son bureau, collection Nicolas Bourdet.

7Contre toute attente, c’est pourtant à cet artiste du Boulevard qu’en 1936, le gouvernement issu du Front populaire confie le soin de relever la Comédie-Française, dont les recettes avaient baissé de 40 % à la fin du mandat d’Émile Fabre. Le nouvel administrateur, qui réclame les pleins pouvoirs en matière de programmation et de distribution, choisit de se faire assister par quatre conseillers techniques : Jacques Copeau, ainsi que trois des quatre du Cartel, Gaston Baty, Charles Dullin et Louis Jouvet, s’accordent avec lui pour opérer un « époussetage » (Baty), un « nettoyage » (Dullin), un « rapetassage » (Jouvet) de l’institution (Bourdet, p. 109). Henry Bidou, dans sa chronique du Journal des débats, compare alors les quatre metteurs en scène à quatre médecins appelés au chevet d’une malade, dans la plus pure tradition moliéresque. Sauf qu’ici le remède opère ! La « remise en vie du répertoire4 », illustrée par près d’une vingtaine de mises en scène signées par Copeau ou le Cartel, ainsi que par la nomination de Suzanne Lalique à la tête des ateliers de costumes et de décoration, inaugure pour la Comédie-Française une période éclatante, marquée par une série de tournées triomphales jusqu’en Afrique du Nord, en Amérique du Sud et au Proche-Orient : « Il était de mode de railler la Maison, rappelle Pierre Brisson, de la traiter en Opéra de sous-préfecture. Il devint de bon ton de s’y rendre et, au bout de peu de temps, de s’y émerveiller » (Brisson, p. 130).

8À une époque où tout le monde pensait que le cinéma aurait bientôt tué le théâtre, l’accident qui mit un terme à la carrière d’Édouard Bourdet, alors au faîte de sa reconnaissance et de sa renommée, prend valeur de symbole : le 4 février 1940, avenue des Champs-Élysées, l’administrateur général de la Comédie-Française est renversé par la voiture d’Adolphe Osso, fondateur de la filiale française de la Paramount. Si le hasard seul a voulu que le directeur de la Maison de Molière eût les jambes brisées par un producteur de films, ce triste fait divers achève du moins de désigner Bourdet comme une figure de transition dans l’histoire du théâtre, dont lui-même incarne plusieurs polarités apparemment contradictoires. Véritable trait d’union entre le théâtre privé et le théâtre public, entre le théâtre de divertissement et le théâtre d’art, entre la culture illégitime et la culture légitime, son travail invite à interroger leur antagonisme supposé.

9C’est ce à quoi s’emploient les interventions réunies ci-dessous, après avoir situé Bourdet au cœur de la vie littéraire et artistique de l’entre-deux-guerres, tant il est vrai que cet homme réputé glacial et silencieux, vivait, pour reprendre les mots de son ami François Mauriac,

au milieu des poètes les plus brillants, des artistes les plus fêtés de Paris, un peu en retrait il me semble. Dans ce jacassement merveilleux de paradoxes et d’hyperboles, lui qui ne parlait qu’à voix basse, il ressemblait à un bel ours méditatif dont la cage eût été peuplée de colibris. (Mauriac, p. 18)

10Les deux entretiens sur lesquels la journée d’étude s’était achevée prouvaient que le théâtre de Bourdet, malgré son relatif oubli, conservait une certaine vitalité sur la scène contemporaine. Un problème d’enregistrement nous a malheureusement empêchées d’en joindre la transcription aux présents actes : tout au plus pouvons-nous tenter d’en restituer la substance.

11Dans le premier entretien, Violaine Heyraud interrogeait Émeline Bayard sur le spectacle Fric-Frac mis en scène par Michel Fau au Théâtre de Paris en 2018, dans lequel elle jouait le rôle de Renée, la fille du bijoutier. Émeline Bayard avait accepté ce rôle, qui lui a valu d’être nominée pour le Molière de la révélation féminine, pour la drôlerie qu’il lui permettait d’explorer. Renée est une jeune bourgeoise, éprise de Marcel, l’employé de son père, qui s’inquiète de l’intérêt que le jeune homme prête à Loulou. Selon Émeline Bayard, la jalousie et les caprices de Renée font d’elle le personnage le plus versatile de la pièce : elle agit comme un grain de sable, qui vient perturber les rouages de la romance. À ce titre, elle est un personnage-clef, qui fait basculer la pièce dans le vaudeville. Dans le film de Maurice Lehmann et Claude Autant-Lara, de 1936, Renée, jouée par Hélène Robert, est plus policée que dans l’interprétation qu’en a proposée Émeline Bayard, sensible à ce que ce personnage offrait comme matière à jeu. Interrogée par Florence Naugrette sur la difficulté de jouer des situations tragiques par le personnage mais comiques pour le spectateur, la comédienne répond que la solution consiste à s’en tenir au texte lui-même. Pour jouer au théâtre, selon elle, il importe de défaire de son intelligence autant que des codes sociaux : il faut désapprendre, pour devenir comme un enfant découvrant le monde.

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Entretien de Violaine Heyraud avec Émeline Bayard, collection Françoise Simonet-Tenant.

12Dans le second entretien, Marianne Bouchardon invitait Jean-Claude Berutti à évoquer sa mise en scène des Temps difficiles au Vieux-Colombier en 2006. Pour lui, Bourdet n’est pas un auteur de boulevard, et ce n’est que par défaut qu’il a pu être rattaché à cette catégorie. Ses pièces inspirent plutôt la gravité ou l’effroi. Les Temps difficiles, dont les dialogues, écrits à la pointe sèche, demandent à être joués avec rigueur et précision, serait à rapprocher de La Cerisaie de Tchekhov : un sentiment de nostalgie s’en dégage. Il s’agit, plus encore, d’une grande pièce politique, sur les conséquences du capitalisme. Elle évoque, au-delà de la crise de 1929, le xxe siècle dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle Jean-Claude Berutti avait choisi de décentrer l’action dramatique en optant pour des costumes qui ne la rattachent pas aux années trente. Que l’on joue Bourdet à la Comédie-Française, pour lui, va de soi : « Sa maison, c’est celle-là ».

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Entretien de Marianne Bouchardon avec Jean-Claude Berutti, collection Françoise Simonet-Tenant.