Colloques en ligne

Rachel Monteil et Pascale Mougeolle

Conclusion

1La présente publication Organisations stratégiques et je(eux) d’artiste. Dispositifs et ruses met en lumière, fidèle à la promesse de son titre, les artifices de composition d’ouvrages littéraires ou de productions culturelles du xixe au xxie siècle mais ne s’en contente pas. Parallèlement, elle montre que ceux-ci troublent, au moins s’ils ne la renouvellent pas, la question de la réception. En effet, l’esthétique de la réception telle que l’a conceptualisée Hans-Robert Jauss1, s’est attachée à examiner la fonction historique du lecteur. Elle était influencée en partie par la phénoménologie d’Edmund Husserl qui pose l’idée que le rapport à l’objet n’est jamais immédiat mais enserré dans un ensemble de relations de significations renvoyant au monde et ainsi elle s’interdisait de se limiter à une interprétation marxiste qui faisait prévaloir le reflet du réel dans toute production ou à celle des structuralistes qui donnait la forme comme première. Les études menées ici ne récusent en rien ses thèses, toujours aussi fécondes mais les œuvres observées amènent à reconsidérer les liens existant entre la création et l’écho attendu chez le destinataire et à les envisager comme une tension permanente et instable dans un processus partagé entre public et artiste. L’ensemble des composantes de l’œuvre paraît convoqué pour modeler à sa façon la réaction d’un public, par des éléments qui heurtent la linéarité et la clarté du récit, qui s’érigent sur les ambivalences de l’auteur ou du texte, qui confondent les savoirs linguistiques et culturels de géographie et d’histoire variés, tandis que ce même public, tour à tour collaborateur et expérimentateur, doit chercher à répondre au mieux à ces objectifs détonants, comme si le plus important était de rester continuellement dans une surprise renouvelée, alors que le thaumaston (ou étonnement) n’était d’ordinaire que ponctuel pour Aristote. Le concept jaussien d’horizon d’attente 2 trouve donc un aménagement puisque, selon ces nouvelles perspectives, ce ne sont pas tant les exigences d’une époque ou les expériences antérieures du lecteur qui fondent cet horizon que la volonté propre d’un artiste qui, en les défiant par le jeu, imprime une nouvelle dynamique dans l’échange auteur-public. La rencontre dont parle le théoricien allemand qui définit le moment où la fusion des horizons 3 opère — celles du texte et du lecteur — et qui permet à l’œuvre d’être reçue par son public s’élabore selon un système commun de références, de co-données ; or dans les cas analysés ici, on pourrait dire que ces dernières sont protéiformes et à ce titre, l’ouverture sur ce qui est encore impensé est à son maximum.

2L’écriture devient un lieu d’exploration des virtualités qui permet de jouer avec le lecteur dans l’œuvre et au-delà même de celle-ci. L’exemple d’Elena Ferrante retient l’attention dans la mesure où en dehors de toute stratégie éditoriale, l’autrice efface délibérément son identité auctoriale pour laisser le premier plan à la littérature qu’elle considère comme un absolu. La romancière italienne écarte donc toute tentative de considérer son travail hors des zones qu’elle a elle-même délimitées et souvent volontairement brouillées. Cette invisibilité recherchée étonne, d’autant que la notion d’auteur est liée au modèle et à la reconnaissance mais, pour Christian Kottori, il serait vain de dénoncer une telle posture ou de la réduire à un jeu de cache-cache. Le terme de « frantumaglia », inventé par Elena Ferrante et repris comme titre d’un recueil d’écrits divers, a partie liée avec le fragment, faisant ainsi référence à une composition destructurée comme à la dissipation de la figure auctoriale au profit de l’acte littéraire. La dissimulation n’est plus un fait éditorial, un acte défensif comme il pouvait l’être au XVIIe siècle pour Mme de La Fayette, afin de se prémunir des éventuelles critiques mais elle doit s’entendre comme une ruse médiale forçant le lecteur à rester dans le sillon de la stricte composition. Le premier dévoiement de l’horizon d’attente est donc lié à l’absence d’informations concrètes sur l’auteur, à l’heure de l’IA et d’Internet où il est difficile d’ignorer ce qui peut relever de l’autobiographie dans les écrits.

3Une autre manière de surprendre consiste pour l’écrivain à jouer avec les codes mêmes de l’interprétation. Ainsi, Frédéric Werst, au lieu de chercher à théoriser la position du lecteur, a imaginé, dans le cadre de cette réflexion sur l’organisation et la réception des œuvres, un texte qui éclairerait sa façon de concevoir son lien avec le public. Dans une sorte de continuation de ses romans consacrés au peuple fictif des Wards dont il fait semblant de reconstituer l’histoire disparue, il donne à entendre un récit, tout à la fois étiologique, linguistique et légendaire sur l’histoire d’un jeu d’esprit inventé par ce peuple imaginaire qui fait remonter sa pratique au xvie siècle. Frédéric Werst endosse les trois grands types de lectorat à lui tout seul : l’érudit qui se livre à toutes les recherches scientifiques nécessaires et qui explicite, commente sa propre réflexion, le public populaire amusé par les fables, et l’écrivain, tout aussi amusé, qui les propose. L’auteur vise à décrire son propre travail de manière allégorique et entraîne son lecteur sur le terrain du jeu, en ce qu’il évoque une coutume ludique prétendument admise et rationnelle, une énigme de banquet –banquet qui n’est pas sans rappeler le symposium philosophique des Grecs, lié à la connaissance– et en ce qu’il se livre parallèlement à une parodie des exégèses littéraires habituelles. Toutes les spéculations, explications et hypothèses formulées à l’encontre de ce jeu, de son usage et des valeurs qu’il incarne ne sont que pures fantaisies. L’écrivain encore une fois se dérobe : les secrets de fabrication de l’artifice sont paradoxalement mis à nu sans être livrés réellement aux lecteurs.

4Les livres-dont-vous-êtes-le héros qu’examine Arylis Jia ont cette particularité de faire accroire au lecteur qu’il a tout pouvoir sur le récit et que sa réception du texte est déterminante et co-constructrice. L’œuvre de Chloé Delaume qui relève de la littérature expérimentale s’inspire, dans le cas de La Nuit je suis Buffy Summers de la série télévisée Buffy contre les vampires ; or, la transfictionnalité connait ici une variante, en s’accomplissant dans une structure matérielle qui se complète elle-même au fur et à mesure et qui laisse le doute au lecteur sur sa liberté de créativité. C’est cette instabilité fonctionnelle du public qui trouble la réception de ce texte interactif, écrit dans le principe d’une fan-fiction, autrement dit d’un texte libre sur une figure iconique filmique.

5Mais la réception des œuvres s’avère particulièrement délicate à vivre d’une part et à observer de l’autre, lorsqu’elle associe à la traduction, dont on sait toutes les difficultés, à des formes de dispositif. Dans un livre consacré au cultural turn (tournant culturel des années 70)4, Doris Bachmann-Medick revient sur l’importance de livrer ce qu’on pourrait appeler une traduction en situation puisqu’il s’agit de dépasser, sans l’ignorer, la prévalence linguistique pour insérer le texte dans sa dimension sociale et politique. Il le rappelle dans un entretien avec Boris Buden5 :

« La catégorie de traduction ne déploie son potentiel d’incitation en sciences de la culture que lorsqu’elle outrepasse les qualités de traduction traditionnelles comme l’équivalence, la “fidélité” à l’original, l’appropriation ou la représentation —, autrement dit lorsque la sphère de la translation langagière et textuelle est ouverte sur l’horizon plus large des pratiques culturelles de traduction. »

6Or la traduction des œuvres d’Edoardo Sanguineti, notamment du Noble Jeu de l’Oye oppose des complications supplémentaires puisque celles-ci sont construites sur un dispositif médial tout autant que social. En effet, dans sa volonté de renouveler la pratique de l’écriture narratologique, l’auteur expérimente une composition ludique et qui l’est à plus d’un titre : par sa structure, par sa langue, par les niveaux introduits. Elle est ce qu’Umberto Eco appelle œuvre ouverte 6, au sens plein du terme :

Toute œuvre d’art alors même qu’elle est une forme achevée et close dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée

7Et elle est tout particulièrement, une œuvre en mouvement car elle est « une invitation, non pas nécessitante ni univoque mais orientée, à une insertion relativement libre dans un monde qui reste celui qui a été voulu par l’auteur. » Le lecteur se trouve engagé dans un labyrinthe narratif, semblable au plateau de jeu lui-même, offrant alors des possibilités de parcours variés, guidés par l’auteur, éprouvés diversement par le public. Non seulement le lecteur italien est entraîné dans une construction en abyme très particulière mais encore le traducteur qui doit tenter de se faire l’écho de la configuration initiale, à laquelle la plupart du temps d’ailleurs, il renonce, selon Margherita Cerri.

8L’œuvre ouverte pour Umberto Eco comprend aussi des textes présentant des jeux sémantiques et dans ce cadre, la traduction relève du défi, ainsi que le montre Jean-Louis Vaxelaire dans son étude des œuvres de Salman Rushdie. Le roman postcolonial est plurilingue, porteur à la fois des réminiscences de la langue de l’auteur, à la fois de langues connues de lui. De là le parti pris des traducteurs de préserver parfois l’onomastique originelle tant les références interculturelles et les jeux de mots y abondent. Il importe de laisser la possibilité au lecteur de comprendre au moins une partie de ces jeux d’esprit qui s’aboliraient entièrement dans une traduction qui se voudrait acceptable.

9Il n’en demeure pas moins que le défi du traducteur consiste à s’efforcer de respecter la version originale proposée par l’auteur en dépassant à son tour des contraintes formelles, stylistiques et linguistiques caractéristiques de la plume de son inventeur. L’auteur en revanche est davantage animé par la volonté de donner corps à son invention et de diffuser le fruit de sa réflexion qu’elle soit de nature purement herméneutique, plutôt d’ordre philosophique, existentiel et métaphysique, ou liée à un véritable engagement sociopolitique, à moins que ce ne soit un peu de chaque catégorie à la fois. Dès lors, son désir le plus cher reste celui de séduire d’abord, et de convaincre ensuite un potentiel lecteur. C’est ce que Rachel Monteil constate par exemple à la lecture des œuvres d’Italo Calvino et d’Antonio Tabucchi. En effet, en commentant l’évolution de leurs « Jeux de pistes croisés »,elle apporte la preuve que la forme de la création, les moyens et la langue d’expression sont aussi et peut-être surtout, d’une part, des médias, et d’autre part des vecteurs de transmission de théories artistiques et/ou de convictions citoyennes.

10Enfin, comme le montre Pascale Mougeolle, certaines productions culturelles, à l’image des bandes annonces des jeux vidéo SEGA consacrés à l’époque antique, syncrétisent les procédés ludiques mis en œuvre dans la littérature et les arts figuratifs, complexifiant de cette manière non seulement leur composition mais encore leur réception. Adoptant les stratégies narratives des grands textes connus, en particulier le découpage et la dramatisation, qu’il s’agisse de l’épopée ou de la céramique, elles exploitent plusieurs niveaux d’interprétation comme le pastiche, la parodie, la citation et plus encore l’incrustation par l’introduction de faux vases antiques. Et cette feintise fictionnelle ne peut exister qu’avec la participation très active d’un public déjà attiré par l’acquisition du jeu vidéo correspondant. Ce même public se tient prêt à découvrir l’expérience vidéo-ludique qu’on lui réserve et la bande-annonce, sans être un doublon du jeu, doit l’amener à rêver par avance à l’incarnation d’un des héros grecs. La plongée dans l’univers se fait par la voix off, le récit visuel et le motif narratif des vases qui est en réalité une fausse reconduction de motifs connus. Pour les créateurs, il s’agit de vendre un produit de divertissement et ces productions sont très nettement influencées par des lois exogènes comme celles du marché. Le caractère publicitaire ne peut être oblitéré même si la créativité de ses inventeurs le laisse accroire. La réception de telles productions est donc orientée, même si on peut goûter au plaisir qu’elles offrent.

11Cela amène naturellement à interroger comme le fait Chiara Fenoglio la dimension morale du jeu, et non pas tant l’immoralisme supposé du joueur que la fonction catalyseur du jeu, celui-ci étant le reflet des considérations existentielles de l’homme. En retraçant l’évolution du rapport au jeu qu’entretiennent les auteurs dès le xviiie siècle, elle montre que Giacomo Leopardi se détache très nettement des diverses postures adoptées, qu’il soit question de jugements négatifs sur l’activité ludique ou d’appréciations positives la liant à la conversation de l’honnête homme. Loin d’écarter le jeu pour ramener l’œuvre à un cadre normé et rationnel, l’auteur italien l’évoque régulièrement dans ses œuvres pour tenter de répondre aux questions philosophiques qu’il se pose sur le hasard et le déterminé.

12Il est bien difficile de conclure cette publication sans remercier Pierre Bayard et Marc Escola de leur participation au colloque sous la forme d’un entretien ludique dans lequel chacun a pu revenir sur sa méthode d’interprétation du texte littéraire et discuter l’expérience de tous les possibles. Marc Escola a pu mettre en lumière « la grammaire des possibles » en s’appuyant sur les bifurcations du récit, parfois anticipées par l’auteur, parfois visibles dans l’interligne du texte, parfois lisibles dans ses marges. De son côté, Pierre Bayard explicite le concept qu’il a inventé de « critique interventionniste » ou « habitude du grain de sable » dont il fait lui-même usage en réinterprétant les grands textes de manière habile et espiègle, fondant ainsi ce qu’il nomme lui-même « la fiction théorique ».

13En somme, la réception des œuvres et productions qui reposent sur une organisation ludique est volontairement embrouillée et complexifiée, amenant le lecteur à se trouver dans une fonction inhabituelle, à mi-chemin entre simple destinataire et coopérateur et dans les cas particuliers de Pierre Bayard et de Marc Escola, à repenser même le texte.