Colloques en ligne

Margherita Cerri

Représentation du jeu et enjeux de traduction : le cas de Il Giuoco dell’oca de Sanguineti et de sa version française

Game Representation and Translation Issues: the Case of Sanguineti's Il Giuoco dell'oca and Its French Version

1Dans le cadre des réflexions sur le jeu et les stratégies ludiques en littérature, la composante expérimentale occupe une place privilégiée. En effet, l’expérimentation avec les mots et les structures littéraires reflète le même désir de création, de mise à l’épreuve et de dépassement des limites qui caractérisent la pratique ludique. En Italie, le tournant expérimental des années 1960 constitue un moment clé de l’histoire littéraire, notamment grâce au Gruppo 63, fer de lance du renouvellement littéraire et linguistique du pays. Inspirés, entre autres, par le mouvement littéraire du Nouveau Roman français, ses membres rejettent les structures narratives et le langage traditionnel. Edoardo Sanguineti, l’un des fondateurs du groupe, se distingue par sa contribution à la fois novatrice et radicale. Sanguineti débute en 1954 avec Laborintus, une œuvre poétique qui révolutionne le langage et devient une pierre angulaire de la littérature italienne du XXe siècle. Il poursuit avec Capriccio Italiano, un roman fragmentaire composé de 111 chapitres, dans lequel il explore la crise de l'identité au sein d'une société bourgeoise en déclin. Son deuxième roman, Le Noble Jeu de l’oie, publié en 1967, devait initialement constituer le second volet d’une trilogie, comme l’explique l’auteur : « J’ai toujours rêvé de réaliser une espèce de trilogie, et en effet Le Noble Jeu de l’oye était un texte véritablement programmé et conçu au tant que deuxième volet d’une trilogie potentielle1» (Sanguineti, 1993, p. 86). Toutefois, après l’accueil très tiède du public et les recensions critiques réservées au Jeu, Sanguineti décide de se consacrer surtout à la poésie et aux livres d’artiste, ce pour quoi il faudra attendre 2002 pour la publication du troisième tome, L’Horloge astronomique, qui aura toutefois des caractéristiques plutôt différentes des deux autres volumes.

2Le Noble Jeu de l’oie s'inscrit parfaitement dans le projet de renouvellement du récit cher à Sanguineti et il confirme sa quête d'une structure fragmentaire et onirique entamée avec Caprice italien. Encore une fois, il est très difficile de reconstruire un véritable récit, étant donné que le texte est constitué presque uniquement d’ecphrasis : l’auteur présente ainsi des descriptions plus ou moins cryptiques de peintures, d’installations artistiques, de long-métrages, de publicités, parmi lesquelles le personnage narrateur se déplace en totale liberté, chaque fois avec une attitude différente. Avec ce texte, cependant, Sanguineti va encore plus loin dans l’organisation du matériau narratif en structurant son roman selon le modèle d’un véritable jeu de société, le Noble Jeu de l’Oie mentionné dans le titre, en accordant une importance significative aux aspects concrets et ludiques. Des recherches effectuées récemment dans les archives du Centro Studi Interuniversitario Edoardo Sanguineti de Turin le confirment : pendant les opérations de catalogage, on a retrouvé une planche du jeu de l’oie des éditions Marca Stella, publié dans les années Soixante et dont les règles du jeu présentent une structure semblable à celle de l’œuvre de Sanguineti (Risso, 2023, p. 13).

3Il s’agit d’une structure labyrinthique, qui répond parfaitement aux exigences de l’auteur, soucieux de composer un récit alliant rationalité et onirisme. Sanguineti écrit d’ailleurs :

« Le labyrinthe […] ; rien de plus irrationnel et chaotique […] et, en même temps, rien de plus architecturé, sophistiqué, calculé. […] Cette double face était exactement ce qui m'intéressait : saisir, je ne dirais pas le glissement d’une image dans l’autre, mais leur implication, leur conditionnement réciproque2 » (Sanguineti, 2001b, p. 33)

4L'ouvrage se présente donc comme un produit de la littérature combinatoire. Celle-ci est organisée en 111 « tessere » (cases), qui conservent toutes une certaine indépendance les unes par rapport aux autres, bien qu'il soit possible de retrouver des personnages ou des images récurrentes qui apportent cohérence et unité à l'ensemble du texte. La complexité de la matière textuelle demande à Sanguineti de mettre au point un pacte de lecture particulièrement développé, qui dans la version originale est réalisé surtout grâce au paratexte, en accord avec l’équipe de la maison d’édition Feltrinelli.

5Tout d'abord, la quatrième de couverture contient une liste des règles du jeu, qui n’est pas signée mais dont on sait qu’elle a été rédigée par le journaliste Valerio Riva (Risso, 2023, p. 14), qui avait déjà collaboré avec Sanguineti pour la rédaction de la quatrième de couverture du Caprice italien. Sanguineti raconte qu’il lui a expliqué son idée d’un livre « à jouer » en binôme, suivant les règles d'un véritable jeu de l’oie (Sanguineti, 2001a). Ainsi, on trouve dans le livre des règles classiques du jeu, avec une approche ergodique. Dès l'introduction, on peut lire l'indication suivante :

« Pour jouer, on utilise deux dés numérotés de un à six, et on les lance pour déterminer qui doit jouer en premier. Puis on fixe la mise. Celui qui obtient 12 avance jusqu’au 110 et y trouve SUPERGIRL, et il peut ensuite relancer une seule fois avec un seul dé ; si par hasard il obtient un 1, il a terminé le roman. Si un autre obtient 12 et que la fille est remontée avec le filet jusqu’au 110, alors le premier reste à la page de garde » (Sanguineti, [1967], 2023, p. 5)3.

6L’approche ludique est donc rigoureusement structurée et encadrée, de sorte que la liberté apparente du lecteur – permise par l’usage des dés et par un parcours narratif en apparence plus aléatoire – est entièrement contrebalancée par le contrôle exercé par l’auteur dans l’élaboration des règles. Ce dispositif lui permet ainsi de réaffirmer son rôle auctorial (Portesine, 2021, p.25). L’exemple le plus évident de cette tendance au contrôle est sans doute le « cycle de Marylin » (Portesine, 2021, p. 24), correspondant aux chapitres 4, 34 et 83, qui est anticipé dans le paratexte par cette indication de lecture/jeu : « Celui qui, s’étant une fois arrêté au 4, arrive au 34, va jusqu’au 83 ; et comprendra pourquoi4 » (Sanguineti, [1967], 2023, p. 5).Cette invitation au jeu apparaît également dans la dédicace du roman que Sanguineti adresse à sa femme : « Pour Luciana, pour qu’elle y joue : ce n’est que superpositions d’images de catalogue5»(Sanguineti, [1967], 2023, p. 39, trad. Jean Thibaudeau), dans laquelle la seconde partie de cette citation, en français dans le texte original, est un extrait du Manifeste du surréalisme de 1924.

7À ce propos, une première remarque peut être faite concernant la traduction française des éditions Seuil, dans la mesure où le choix éditorial consiste à ne pas reprendre tous ces éléments paratextuels. Sur la quatrième de couverture, au lieu des règles du jeu, figure un commentaire du traducteur Jean Thibaudeau, qui établit principalement un lien avec Caprice italien (sans expliciter la dimension ekphrastique de l’ouvrage), accompagné d’une photographie de l’auteur. Il s’agit donc d’une quatrième de couverture très canonique, qui s’accorde bien avec la couverture discrète, très différente de la couverture italienne, rose et orange. Dans l’édition italienne, le support iconographique constitue un autre élément important pour le pacte de lecture. En effet, l’édition italienne de 1967 présente dans les pages de garde une reproduction monochrome du tableau Il Giuoco dell’oca de Gianfranco Baruchello, un peintre de l’avant-garde et collaborateur de Sanguineti. Il s'agit d'un collage spécialement réalisé pour cette édition, témoignant de l’intérêt de Sanguineti pour une lecture ludique. Ce collage marque le fait qu’on se trouve dans un « espace dans l’espace », avec des règles de comportement spécifiques (Picard, 1986, p. 111), un élément qui est toutefois complètement absent dans l’édition française. Enfin, il convient de noter la différence entre les titres mêmes de l’œuvre. En français, le titre contient, par rapport à l’original, l’ajout de l’adjectif « noble », et il utilise un archaïsme très marqué dans son orthographe (« oye » étant en effet la vieille graphie du mot « oie » au XVIe siècle). Ce choix du traducteur et/ou de l’éditeur français semble refléter, d’une part, une tendance plus générale à rendre plus littéraire le texte source, mais il reprend également un passage tiré de l’explicit du roman. Dans le dernier chapitre, dans la version italienne, on retrouve « Il Nuovo e Dilette vole Giuoco dell’oca», traduit en français par « Le Délectable Jeu de l’oye ». Ce titre renvoie explicitement au premier jeu de l’oie de la modernité, offert par Ferdinand Ier de Médicis à Philippe II d’Espagne. Cependant, alors qu’en italien l’orthographe « giuoco » était encore très courante au XXe siècle, en français l’effet produit par « oye » est totalement différent. On peut alors commencer à remarquer un certain décalage entre le pacte de lecture de l’édition italienne, plus ouverte au composant ludique et à l’idée d’une implication significative du lecteur dans la « mise en scène » du texte, et celui de l’édition française, qui se présente comme plus traditionnelle. En effet, cette dernière ne propose aucune indication pour le lecteur, qui lira donc inévitablement l’ouvrage de manière linéaire, du début à la fin.

Entre cybertexte et anthropologie 

8Le Noble Jeu de l’oie, au contraire, est un texte avec un début et une fin, clairement définis, mais qui ne présuppose pas une lecture linéaire (et peut-être même pas complète) ; tout ce qui se passe au milieu est potentiellement modifiable, et demande à son lecteur un processus de lecture extrêmement actif. Remarquons, à ce propos, plusieurs connexions avec le concept de cybertexte formulé par Espen Aarseth, qui, dans son ouvrage Cybertext, le définit ainsi :

« Le lecteur de cybertexte est un joueur, un parieur ; le cybertexte est un monde-jeu ou un jeu-monde : il est possible d'explorer, de se perdre et de découvrir des chemins secrets dans ces textes, non pas de manière métaphorique, mais par le biais des structures topologiques de la machinerie textuelle6 » (Aarseth, 1997, p. 4).

9Aarseth développe le terme de « cybertexte » en rapport tout d’abord avec les textes conçus au sein de la révolution digitale, mais tout en cherchant à introduire un nouveau regard sur tous les types de textes qui échappent, d’une façon ou d’une autre, à des types de classements et de structures plus traditionnels (p. 18).

10Par ailleurs, il reconnaît un terrain commun entre la pratique ludique et la pratique narrative, notamment dans l’élaboration d’une stratégie et dans l’importance accordée à chaque décision. En effet, la principale différence avec une narration traditionnelle réside dans la conscience du lecteur qu’il façonne lui-même chaque choix du texte, tout en écartant simultanément une multitude d'autres lectures possibles. La lecture progresse alors en parallèle avec la conscience de tout ce qui n’est pas lu et de tous les ordres possibles de lecture qui resteront inexplorés. Ainsi, le lecteur est constamment confronté à un sentiment d’inaccessibilité du texte (impression qui, dans le cas du Jeu de l’oie, est encore renforcée par le caractère cryptique et obscur des descriptions), une inaccessibilité qui ne se limite pas à une simple ambiguïté textuelle, mais qui devient une véritable aporie (p. 3).

11Une autre référence théorique, cette fois sûrement bien connue par Sanguineti, est L'Œuvre ouverte d’Umberto Eco, publié en 1962, où Eco réfléchit au rôle du lecteur face à des ouvrages caractérisés par une structure non linéaire, caractéristique de la modernité littéraire. Le théoricien propose d’analyser comment l’art contemporain a progressivement exploré le désordre, non pas en tant que force purement destructrice et chaotique, mais comme un moyen de remettre en question l’idée que l’ordre occidental constitue la structure même du monde. Dans cette perspective, l’art cherche à redéfinir des modèles de relations où l’ambiguïté acquiert une valeur positive, ouvrant ainsi la voie à d’autres manières d’organiser et de percevoir la réalité face à la crise de son époque. Cette poétique de l’œuvre ouverte permet ainsi de promouvoir la conscience qu’a le lecteur de sa liberté d’action, et de le situer au centre actif d’un réseau de relations multiples, entre lesquelles le lecteur crée sa propre forme de l’ouvrage, sans qu’une nécessité extérieure lui impose l’organisation définitive du texte (Eco, 1962, p. 35).Or, ces considérations décrivent d’une façon très efficace l’approche de Sanguineti à son deuxième roman, tout en justifiant son ouverture programmée et sa réflexion sur le rôle du public dans le milieu artistique des années soixante. À cet égard, il est également intéressant de noter que ce qui distingue avant tout le jeu ouvert proposé par Sanguineti, c’est le hasard, l’une des grandes catégories de jeux identifiées par Roger Caillois dans Les Jeux et les hommes. Caillois commence en donnant une définition du jeu :

« En effet, le jeu est essentiellement une occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l'existence, et accomplie en général dans des limites précises de temps et de lieu. Il y a un espace du jeu : suivant les cas, la marelle, l'échiquier, le damier, le stade, la piste, la lice, le ring, la scène, l'arène, etc. Rien de ce qui se passe à l'extérieur de la frontière idéale n'entre en ligne de compte. Sortir de l'enceinte par erreur, par accident ou par nécessité, envoyer la balle au-delà du terrain, tantôt disqualifie, tantôt entraîne une pénalité » (Caillois, 1958, p. 18).

12Au-delà des contraintes de temps et de lieu (contraintes particulièrement intéressantes dans la spirale du jeu de l’oie construite dans le roman de Sanguineti), Caillois identifie dans les règles un autre élément central de la théorisation du jeu, l’agôn (ou la rivalité) dont il propose le classement en s'inspirant en partie des réflexions de Huizinga sur le jeu: l’agôn « porte sur une seule qualité […] de telle sorte que le gagnant apparaisse comme le meilleur dans une certaine catégorie» (p.30) ; l’alea (« tous les jeux fondés […] sur une décision qui ne dépend pas du joueur, et où il s’agit donc bien moins de gagner contre un adversaire que contre le destin » (p. 35); la mimésis (« le sujet joue à croire, voire à se faire croire ou à faire croire aux autres qu'il est un autre que lui-même» (p. 39) ; et l’ilinx (« il s'agit d'accéder à une sorte de spasme, de transe ou d'étourdissement» (p.45).

13C’est Caillois lui-même qui a identifié des points de contact avec la théorie littéraire, ou plutôt avec certains mécanismes de lecture : « Déjà l'identification au champion, à elle seule, constitue une mimésis parente de celle qui fait que le lecteur se reconnaît dans le héros du roman, le spectateur dans le héros du film » (p. 44). Ainsi, la mimésis du personnage principal est une constante du Noble Jeu de l’oye, dans lequel on peut néanmoins retrouver aussi toutes les caractéristiques de l’aléa, que Caillois décrit comme un abandon au destin, où il y a un degré élevé de passivité du côté du joueur. Toutefois, si cette passivité est tout à fait justifiée dans le milieu ludique « pur », il est au contraire intéressant de remarquer que, en littérature, cette situation est complètement renversée, selon la lecture faite par Umberto Eco. On retrouve ainsi, dans cette théorisation, la tension productive entre liberté du lecteur et projet de l’auteur, entre activité et passivité des deux côtés qu’on avait déjà identifié en analysant les règles de lecture du Jeu.

Les jeux dans le Jeu

14La composante ludique, par ailleurs, ne se limite pas seulement au paratexte et à la structure de l’ouvrage, elle est également bien présente dans la narration. Tout au long du texte, en effet, le lecteur rencontre plusieurs représentations du jeu, chacune avec des acceptions différentes.

15Tout d’abord, comme je l’ai mentionné précédemment, Le Jeu de l'Oye est construit comme une longue série de descriptions d'ouvrages plastiques, cinématographiques, tableaux, affiches publicitaires ; on y retrouve Bosch et Grosz, Rotella et Adami, Schwitters et Rauschenberg, Godard et les BD, etc. L’activité de lecture devient donc, avant tout, un véritable rébus, dans lequel le lecteur, très cultivé, évidemment, joue à retrouver l’ouvrage correspondant à ce qu’il lit. Il est clairement possible de lire le roman sans réussir à tout reconstruire mais il faut en tout cas être conscient de cette expérience du catalogue pour comprendre l’esprit de l’ouvrage :

« On joue entre associations, et si on le sait ou le reconnaît, on lit d'une certaine manière ; sinon, on l'apprécie pour ce qu'il est, même en ignorant la source ou l'allusion. En général, j'essaie de faire en sorte que le texte fonctionne tout aussi bien, qu'il ait une certaine autonomie. Dans mes textes, il y a des références que le lecteur, s'il connaît l'œuvre du peintre, peut évidemment mieux comprendre7 » (Sanguineti, 2004, p. 22).

16Sanguineti invite ainsi son lecteur à endosser le rôle d’un héros déchiffreur, à l’instar d’Œdipe, établissant un lien entre l’énigmatique et la psychanalyse, qu’il réaffirme dans un article publié dans le journal L’Unità en 1981 :

« Le dernier héros œdipien, en tous cas, ça va sans dire, fut Freud. La dernière saga de déchiffrement est celle de l’auteur d’Interprétation des rêves (et du Mot d’esprit). […] Avec Freud, l’énigmatique se répare, une fois pour toutes, de sa dégradation historique, de sa perte d’auréole, pour remonter, définitivement, du jeu à la science. La dernière Sphinge de l’Occident s’appelle, dès lors, Inconscient8 » (Sanguineti, 2001a, p.98).

17Les peintures proposées, avec la richesse de leurs détails et leur caractère mystérieux, ne sont pas simplement un tribut à la galerie baroque ou une pure allégorie, mais elles occupent presque la même fonction que des tableaux de Rorschach hyperboliques, où le narrateur-patient « voit ce qu’il en rêve [ci vede quelloche ci sogna sopra] » (Sanguineti, 2001a, p.98, ma traduction). Par ailleurs, Sanguineti met en place un récit qui, d’une part, témoigne d’une tendance déclarée à l’onirisme, d’autre part, à la rationalité.

18Une autre dimension ludique peut également être décelée dans les innombrables rôles joués par le narrateur. Le roman commence en fait par une scène de mort : le narrateur se trouve allongé dans un cercueil (qui est en réalité une installation artistique exposée à la Biennale de Venise par l’artiste Massimo Ceroli, la Cassa Sistina), mais il peut voir et entendre tout ce qui se passe à l’extérieur. Au fil de la narration, les images de la mort traversent l'ensemble du texte, créant un véritable fil rouge dans la multiplicité des aventures du personnage protéiforme. Cependant, le narrateur se représente dans les situations les plus variées ; il est aux côtés de Supergirl et de Wonder Woman, il danse dans des films de Godard et Truffaut, il regarde Marilyn Monroe, il est trapéziste, tireur de western, étudiant universitaire du Moyen Âge, et ainsi de suite. La narration devient ainsi une mutation continue du lieu et de l’espace, du rôle et de la fonction du narrateur.

19Le principe ludique entre également en résonance avec la langue du texte, qui oscille entre un style reflétant le langage parlé et quotidien, et un langage plus poétique. On remarque une surabondance de pronoms personnels, des anaphores, des épiphores, l’usage du « ci », et une grande attention au rythme. Ainsi, Sanguineti écrit un roman qui ressemble de près à un recueil de poèmes (la brièveté des chapitres contribuant aussi à cette impression), et ce, après un livre poétique, Laborintus, où au contraire, la proximité avec la prose était centrale.

20Enfin, un niveau ludique additionnel peut être identifié dans les représentations des jeux qui jalonnent le roman. En mettant de côté les nombreuses scènes théâtrales, on peut repérer environ une vingtaine de chapitres contenant au moins une référence aux jeux. Sanguineti mentionne des jeux tels que le billard, le ballon, les dés, les balançoires, les labyrinthes, les doudous, mais aussi des caléidoscopes et un jeu de miroirs. En général, ces représentations peuvent être divisées en deux grandes catégories : la première, liée à l’enfance et au rôle paternel, et la deuxième, liée à la sphère du désir et de la sexualité, les deux traversées par des références à la mort. On peut insérer dans la première catégorie l’image d’une petite fille jouant avec un ballon contre le cercueil du protagoniste, une image qui s’impose dès le premier chapitre et qui pourrait être une métaphore de l’enfance et du début de la vie, opposée à la fin d’une expérience. On retrouve la petite fille, évidemment métamorphosée, à travers le roman, en train de danser et de perdre l’équilibre (chapitre XLVI) ou de se préparer pour réciter une pièce de théâtre (chapitre LXXVI), toujours dans une situation dynamique et instable. En ce qui concerne la représentation de l’enfance, un rôle singulier est joué par les trois petits garçons portant le deuil, faisant une ronde (chapitre XXXIII : compte tenu de l’érudition dantesque de Sanguineti, le choix de ce numéro de chapitre est tout sauf fortuit9) puis jouant sur le manège (chapitre XXXVI), car ces garçons sont représentés d’abord comme inconsolables après la mort de leur père, puis ils sont dépeints comme ayant presque oublié sa disparition. À la fin du chapitre, toutefois, ce sera l’auteur-père qui plongera toute la scène dans le noir, en soufflant sur une bougie ; anticipant ainsi la fin du récit, il empêchera d’autres actions. Il convient de rappeler qu’à l’époque, Sanguineti est père de trois enfants en bas âge ; s’il est donc possible de lire dans ces images quelques possibles angoisses personnelles, il est aussi intéressant d’observer que les jeux dans lesquels il représente les enfants sont caractérisés par la figure du cercle et du retour. Sanguineti met donc en place une réflexion sur le temps, non seulement par rapport à sa figure de père biologique, mais aussi par rapport à sa figure d’auteur-père, un archétype qu’il revendique dans plusieurs interventions, en proposant également une réflexion méta-narrative :

« Les poètes sont des enfants éternels […]. Ma position, en revanche, est opposée. Ce n’est pas que les figures parentales soient absentes de mon écriture, mais celle qui domine effectivement est une perspective paternelle. Ce n’est pas la thématique d’un enfant éternel confronté au classique problème œdipien et à ses dérivés, mais une perspective où, en réalité, la question de la responsabilité et du passage à l’âge adulte est mise au premier plan10 » (Galletta, 2005, p. 103-104).

21C’est peut-être le chapitre LXXIX qui constitue le cœur méta-narratif du roman. Ce chapitre est le seul à être entièrement consacré à la description d’un véritable jouet, le « Voice Bopper Top », un jeu sonore pour enfants. Chiara Portesine (2021) en parle comme de l’un des exemples les plus irrévérencieux de désublimation du genre ecphrastique de la seconde moitié du XXe siècle (p. 99), du fait que l’auteur lui accorde les mêmes espace et niveau stylistiques que ceux accordés, à tous égards, à une œuvre d’art. Le chapitre LXXIX devient alors un des plus symptomatiques de la vision pop de la réalité contemporaine de l’auteur, et encore plus significatif si l’on considère la conclusion du chapitre. Sans aucune ironie, en fait, on lit : « Je fais coïncider les trous, je les superpose. Le petit ticket dit d’y regarder le monde. Il dit ‘look through this hole at the world.’ Le petit ticket arrive de Prague, via Milan. J’y regarde le monde11 » (Sanguineti, 1969, p. 113, trad. de Jean Thibaudeau). Le jeu est ainsi utilisé pour regarder le monde sous un autre angle, faisant du chapitre LXXIX à la fois une véritable déclaration de stratégie narrative, et une explicitation de l'élan créatif à l’origine de l’expérimentalisme du Jeu.

22La deuxième catégorie, celle qui relève du domaine de la sexualité, présente davantage d'exemples. Les jeux sont souvent utilisés dans les descriptions d’œuvres d’art plutôt érotiques ; on peut par exemple citer le chapitre XXI, dans lequel, dans une conversation entre amants, un rébus est utilisé pour cacher un mot trop audacieux ; ou le chapitre XXVIII, où le jeu de billard précède une rencontre sexuelle entre deux femmes ; jusqu’au labyrinthe du chapitre XLII, constellé de photos oscillant entre monstruosité et attirance. Ce dernier chapitre, est probablement le plus explicite du point de vue érotique, étant donné qu’il décrit un collage de Boris Lurie, Lumumba is dead, très contesté à l’époque précisément à cause de son caractère pornographique. Le collage, qui est une dénonciation évidente de la violence du dictateur, est en effet construit à partir de centaines de photos de pin-up américaines, entrelacées et décomposées. La description de Sanguineti, toutefois, joue surtout sur le thème de l’accumulation, ce qui semble faire appel aux réflexions exposées par Adorno et Horkheimer dans Dialectique de la Raison : « l’industrie culturelle est pornographique et prude. […] La production du sexuel en série organise automatiquement sa répression » (Adorno et Horkheimer, [1944], 1974, p.149 ; voir aussi Portesine, 2021). Dans ce passage, en effet, les philosophes allemands observent une forte tendance à la marchandisation du désir et de la composante érotique, en critiquant les dérives capitalistes de la société des années Soixante, thématique très présente dans toute l’œuvre de Sanguineti. En général, on peut distinguer dans Il Giuoco dell’oca une connexion qu’on pourrait définir ancestrale entre le jeu et l’érotisme, une vision fortement influencée par les théories de Freud.

23Il est intéressant de rappeler qu’au XXe siècle, l’un des premiers auteurs à s’intéresser aux théories du jeu est Freud, qui en parle dans son ouvrage de 1920 Au-delà du principe de plaisir. Freud voit dans le jeu tout d’abord un instrument que l’enfant peut utiliser pour sublimer ses propres expériences : « en même temps que l’enfant inflige à un camarade de jeu le désagrément qui lui est arrivé à lui-même et se venge ainsi sur la personne de ce remplaçant » (Freud, [1920], 2013, p. 15). Ensuite, Freud analyse comment le jeu reflète la dualité du sujet à travers différentes relations : la scène primitive, le lien mère-enfant, l’enfant avec son double, son jouet ou encore avec le père. En répétant ces interactions, le jeu contribue à construire l’unité du soi. Il divise celui qui joue en deux sujets, un « sujet jouant » actif et un « sujet joué » passif. Ce dernier, associé à l’abandon, aux pulsions sublimées, aux identifications et au plaisir, réactive l’investissement affectif que l’enfant a reçu de sa mère, dans l’illusion qu’elle continue à l’entretenir (p. 9-15).

La traduction française de Jean Thibaudeau

24Arrêtons-nous maintenant sur les enjeux de la traduction française du roman, réalisée par Jean Thibaudeau. Après des études pour devenir instituteur, il se consacre à l’écriture, publiant des romans, des textes radiophoniques, des pièces de théâtre et des essais. En 1960, il publie son premier roman, Une cérémonie royale, aux éditions de Minuit, qui lui vaut le prix Fénéon la même année. Ensuite, il entre au comité de rédaction de la revue Tel Quel, qui venait d’être fondée au sein des éditions du Seuil. Thibaudeau est donc très actif dans le milieu littéraire de son époque, et c’est précisément au colloque de Cerisy, animé par Michel Foucault en 1963, qu’il se noue d’amitié avec Edoardo Sanguineti. À propos de cette rencontre, Thibaudeau écrit : « Sanguineti, en effet, dans les séances, était seul contre tous. Le seul “marxiste ”. Et je ne faisais pas exception. En fait, nous traduisions son Capriccio italiano. Ce roman était le premier d’une avant-garde italienne qui avait débuté par la poésie […] » (Thibaudeau, 1994, p. 97-8).

25Concernant la traduction du Capriccio, Thibaudeau ajoute :

« Je n’étais guère préparé à traduire EdoardoSanguineti. Pour l’italien, je n’avais eu affaire qu’à de bien remarquables enseignants […] Ce Capriccio inventait, par les moyens du roman, une transcription inouïe (d’ailleurs exacte) de l’italien aujourd’hui parlé. Ce fut pour moi très facile de traduire : je ne savais pas l’italien. D’autant qu’aucun préjugé moral (quant au texte) ou politique (quant à l’auteur) ne venait m’interdire d’admirer ce récit » (p. 78).

26Thibaudeau exagère sans doute quelque peu son ignorance de l’italien, car, comme le souligne Sandra Garbarino dans les notes d’un entretien au traducteur (Garbarino, 2004, p. 358), son niveau d’italien est celui de quelqu’un qui n’est pas natif mais il est tout à fait adéquat. Toutefois, il est parfois possible de relever des inexactitudes et des erreurs dans ses traductions. Entre Sanguineti et Thibaudeau se crée finalement un rapport d’amitié et d’estime mutuelle. Ainsi, Sanguineti fera traduire par Thibaudeau ses premiers recueils de poèmes, avant Le Noble Jeu de l’oye. Il sera également le principal intermédiaire entre Italo Calvino et Jean Thibaudeau, qui traduira en français un grand nombre de ses ouvrages.

27Cela dit, Thibaudeau n’est pas un traducteur de formation et il reste toujours très conscient de son identité d’écrivain. Dans le même entretien avec Garbarino, il affirme :

« Je suis suffisamment engagé dans ma propre écriture pour ne pas avoir envie d’avoir écrit ce qu’ont écrit Calvino ou Sanguineti. Par contre, et je le dis dans Mes années Tel Quel, le fait de traduire fait partie de ce que j’ai fait. Ça fait partie de mon travail d’écrivain. Traduire, c’est écrire. Et alors là, c’est tout à fait autre chose... » (p. 522).

28Une observation qui est révélatrice de l’attitude adoptée par le traducteur devant un ouvrage comme Le Noble Jeu de l’oye. Si la traduction de Thibaudeau est généralement fidèle, on peut néanmoins identifier quelques tendances problématiques.

29Tout d’abord, une des caractéristiques les plus remarquables de la langue de Sanguineti dans ce roman est l’utilisation de connexions grammaticales volontairement génériques et vagues. En particulier, il fait un usage intensif du « che » polyvalent et de prépositions génériques. Ce choix est probablement destiné à refléter l’italien oral de l’époque, mais, dans une perspective ludique et d’ouverture de l’ouvrage, cette potentialité grammaticale semble encore plus motivée. Cependant, dans la traduction française, on observe une tendance à la normalisation de ces expressions. Par exemple, dans le chapitre I, l’expression complexe « Che se la tiene per mano » (Sanguineti, [1967], 2023, p. 41) est traduite simplement par « Et elle la tient par la main » (Sanguineti, 1969, p. 7-8), ou encore « le vociche si sentono di fuori » ([1967], 2023, p. 41), où « di » est plus générique et familier que « da », est traduit par « du dehors », une expression stylistiquement plus élevée. De même, au chapitre XXIV, l’expression commune « sono in5» ([1967], 2023, p. 66) devient « sont au nombre de 5 » (1969, p. 37), qui résulte en une traduction plus précise. Un autre exemple de cette tendance à la normalisation se retrouve au chapitre CIX, où l’expression « Uno addosso all’altro, a catena » ([1967], 2023, p. 174), qui pourrait se traduire littéralement par « Les uns sur les autres, en chaîne », devient « l’un derrière l’autre, en file » (1969, p. 154), une tournure plus standardisée. L'augmentation de la précision, cependant, est également manifeste au niveau lexical : le terme très générique « scarpette » ([1967], 2023, p. 132) dans le chapitre LXXIX devient « souliers » ; (1969, p.112) de même, « spaventa passeri » ([1967], 2023, p. 156) dans le chapitre XCVII est traduit non pas par « épouvantail » mais par « épouvantail à moineaux » (1969, p.136). Si l’on tient compte du fait que « spaventa passeri » en italien est un mot composé, le traducteur a probablement essayé de garder une trace du deuxième mot «  passeri », en montrant ainsi une compétence propre à quelqu’un qui n’est pas natif. Un cas révélateur concerne la traduction du mot « faccia » (visage), d’usage courant et plutôt familier, rendu par « figure », dont le registre est plus soutenu. Ce choix illustre une tendance plus générale à relever le niveau stylistique par rapport au texte source, alors même que Sanguineti joue volontairement sur le mélange des registres, à la manière comique de Dante.

30Une autre observation porte sur les structures syntaxiques calquées de l’italien, très nombreuses dans le texte cible. On les retrouve, par exemple, dans l’emploi du verbe impersonnel construit avec la particule pronominale « si », normalement rendu en français par le pronom « on ». Pourtant, Thibaudeau recourt souvent à une fausse forme réflexive ; ainsi, « Le voci che si sentono di fuori » ([1967], 2023, p. 41) devient « Les voix qui s’entendent du dehors » (1969, p. 8), conférant au passage une littéralité absente dans l’original. On observe un procédé analogue dans l’inversion sujet-verbe (« Arrivano i colpi della palla, dal corridoio » [1967], 2023, p. 43 → « Arrivent les coups de la balle, du couloir » [1969, p. 8) ou encore dans la traduction de « ci sono » par « ce sont » plutôt que par l’équivalent plus naturel « il y a ». Ces exemples montrent comment la traduction aboutit à une syntaxe plus lourde et moins immédiate que celle du texte source.

31Cependant, il existe des cas où le traducteur prend des libertés plus notables. Le cas le plus évident se trouve dans le chapitre I. Comparons la dernière phrase : « Sento le sue lacrime, dure, come i nodi duri del legno, lì, che sporgono » ([1967], 2023, p. 42), et en français : « Je sens ses larmes, dures, comme les nœuds tellement durs du bois, qui coulent ». Le texte original est très littéraire : les deux premiers syntagmes sont des vers neuvains, avec une allitération du « d », et une construction rythmique entre pauses et accents très efficace. Le traducteur reconnaît le caractère littéraire et, pour conserver l’allitération, introduit un nouvel adverbe, « tellement ». Cependant, il choisit de modifier le verbe principal, qui n’est plus « ressortir » mais « couler ». Cette différence lexicale est significative, car elle révèle une perspective différente sur le texte : si, pour Sanguineti, il est important de clore le premier chapitre avec une référence à la matérialité de l’œuvre d’art qu’il met en scène et à une composante fictionnelle du récit, Thibaudeau semble oublier que le personnage dont il est question n’est pas une vraie femme, une jeune fille en chair et en os, mais une poupée en bois dans une installation d’artiste.

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32En conclusion, Le Jeu de l’oie se présente comme une œuvre complexe et stratifiée qui, à travers le jeu et l’expérimentation linguistique, interroge les conventions du roman traditionnel, en explorant les dynamiques de lecture, d’identité et de communication. En effet, le jeu du monde mis en place par Sanguineti constitue une tentative de représenter son propre univers, celui des années 1960, marqué par l’émergence de l'iconosphère et de la civilisation des images (Portesine, 2021, p. 129).La traduction française, bien qu'assez fidèle dans de nombreux passages, ne parvient qu’en partie à restituer cet aspect ludique et métatextuel. L’absence de plusieurs éléments paratextuels et la précision excessive de certaines options de traduction entraînent une perte de la dimension ludique et expérimentale qui caractérise l’édition originale. Enfin, la comparaison entre les deux versions a permis de mettre en lumière les défis universels auxquels traducteurs et éditeurs sont confrontés lorsqu’il s’agit de transposer les spécificités d’une œuvre profondément marquée par l’expérimentation et le jeu.