Feintise fictionnelle et illusion consentie dans la bande annonce du jeu vidéo Troy de Sega
1Le terme charmant et quelque peu désuet de feintise connait un certain succès dans la théorie littéraire depuis Käte Hamburger, la théoricienne allemande qui l’a popularisé en 1957 et défini comme une posture d’insincérité obtenue par la reprise de formes d’énonciation de genres sérieux1. Mais c’est François Jost qui en renouvelle l’approche en l’appliquant aux études cinématographiques et qui va alors distinguer la feintise comme un discours qui se prétend authentique, de la fiction entendue comme la représentation d’un monde possible, analogue au nôtre. Par ailleurs, pour lui, la feintise ne serait pas faite pour être vue à l’instar du trucage2. Il semble alors qu’il y ait un paradoxe pour nous à traiter de la « feintise fictionnelle », puisque, soit l’expression est redondante, soit elle contrevient à la distinction opérée. De plus, la feintise dont nous allons traiter est parfois bien visible. Peut-être faut-il admettre l’idée qu’il y ait d’une part, une feintise dans la mise en œuvre stratégique de l’artiste — ce qui recouperait en partie la définition de la feintise sérieuse qu’évoque Jean-Marie Schaeffer3— et d’autre part, une feintise ludique qui, elle, ne se défend pas d’être perçue. L’utilisation de la feintise dans le contexte médial procède d’une autre approche que celle que l’on peut observer en littérature. Le critère du vrai et du faux avancé par François Jost permettant de prendre cette stratégie au pied de la lettre ou d’en voir le caractère fallacieux, se révèle moins évidemment manichéen, à l’épreuve de son utilisation dans la bande annonce du jeu vidéo Troy de Sega4. En effet, l’objet que nous souhaitons étudier se fonde d’abord sur un mythe, la guerre de Troie, lui-même fruit d’une hybridation de l’histoire et du récit imaginaire. De plus, son régime est double : sérieux, lorsqu’il s’agit de convaincre le public de l’achat du jeu qu’il promeut, ludique dans sa forme en prévenant des enjeux de ce même produit culturel. Le statut de la bande-annonce ajoute à la complexité dans la mesure où celle-ci est ambiguë car elle précède la cinématique et l’expérience vidéo-ludique en formant un objet artistique distinct tandis qu’elle se joue d’elle-même dans une forme de réflexivité5. Notre hypothèse serait que la bande-annonce en faisant sortir la littérature hors de ses limites renouvelle nécessairement le principe de l’illusion fictionnelle. Elle entend pour cela non seulement la coopération d’un public immédiat mais encore celle d’un public archétypal. Notre propos suivra la mise en place de la fiction mystificatrice qui s’appuie sur l’épopée mais aussi sur l’imaginaire collectif. Puis il mettra en lumière l’exploitation de la tradition vasculaire, bien présente dans la structuration des motifs narratifs qui crée un dédoublement de la fiction en même temps qu’elle offre un artifice de composition ludique. Enfin, il montrera qu’il s’agit de conquérir un public, que l’on souhaite réactif et pour lequel Creative Assembly, le studio britannique responsable de la création de la bande-annonce, donne une nouvelle version du pacte de lecture par son interprétation médiale du mythe épique.
La mise en place de la fiction mystificatrice
2Si l’on en croit Jean-François Jeandillou, dans l’ouvrage qu’il consacre à l’Esthétique de la mystification 6, la fiction consisterait nécessairement à présenter de manière authentique quelque chose d’imaginaire ou l’inverse et elle serait donc par nature mystificatrice. Dans le cas qui nous occupe, cette dimension entre vrai et faux est particulièrement riche et complexe puisque l’épopée tire une part de vérité de l’histoire (une razzia potentielle des Grecs sur les Troyens dont ils craignaient et enviaient la puissance) et que le poète veut faire accroire au public par un récit détaillé à l’authenticité d’une guerre qui n’a pu être unique et qui n’a pu se tenir dans de telles proportions ; et, pour couronner le tout, la bande-annonce tente de redonner du crédit à un mythe de plus de 3200 ans et à un poème du viiie siècle avant J.-C. Pour le coup, l’expression de Philippe Hamon qualifiant la mystification littéraire « d’une sorte de fiction au carré, de fiction dans la fiction »7, trouve un emploi à bon compte ici. En réalité l’imaginaire se trouve traversé de faits historiques comme l’histoire se trouve traversée de faits fictifs, la particularité restant qu’il s’agit d’une fiction audiovisuelle.
3La première remarque qui vient d’emblée en étudiant la bande-annonce du jeu vidéo Troy, qu’il soit d’ailleurs question de cette version8 ou même comme on le verra plus accessoirement, du trailer cinématique, c’est qu’il s’agit d’une réécriture à grands traits des chants xvi, xxii et xxiii de l’Iliade d’Homère. Compte tenu de l’espace imparti pour un film publicitaire de cet ordre, cela n’a rien d’étonnant. L’exercice de réappropriation de l’épopée homérique au cinéma n’est pas nouveau, le sujet ayant été largement traité par le péplum des années 50 jusqu’au film Troy de Peterson (2004). Les complications viennent principalement de l’espace temporel qui lui est dédié à savoir moins de deux minutes9 et d’un public du jeu vidéo moins averti que ses aînés du mythe et de ses transformations. Pour cette raison, la mise en place de la fiction se fait très rapidement par des images symboliques chargées de synthétiser à la fois les faits et l’intensité de l’émotion qui les accompagne. La première image animée est celle du bûcher de Patrocle qui motive la vengeance de son ami Achille. Il est inutile alors pour Creative Assembly de revenir sur la méprise qui a conduit Hector à tuer le jeune homme grec et que le lecteur d’Homère, lui ne peut ignorer : en effet, craignant la défaite de son peuple, Patrocle supplie Achille de lui donner ses armes et de conduire ses Myrmidons. Frappé par Apollon dans le dos, blessé ensuite par Euphorbe, il tombe sous les coups d’Hector qui croit vaincre le chef thessalien10. Le film insiste plutôt sur la fureur d’Achille, née de sa détresse, par un gros plan sur lui et sur les quelques bribes qui s’échappent de sa bouche. Un premier jeu s’installe avec le public par le recours traditionnel au pathos, sans qu’il soit possible en revanche de savoir s’il y a un clin d’œil à l’étymologie supposée du nom du héros donnée par Apollodore qui le rattache à l’absence de lèvre11. Il y a plus à parier que les concepteurs tirent parti de la thématique de la fureur qui s’exprime par une gestuelle et par la voix. Ainsi ils optent pour une voix d’outre-tombe et pour une volte face du héros, prêt à en découdre avec Hector, qui initie son action transgressive. Pour autant, ils ne modifient en rien les étapes du récit, même s’ils les survolent par un effet de condensation temporelle. Le chant vi est rendu dans un de ses volets essentiels, la mort de Patrocle et le chant xxii qui lui fait pendant est traduit par la présentation d’Achille aux portes de Scées et à la figuration du combat singulier. La caméra subjective permet au public de s’imaginer avant l’heure vivre les aventures des héros et le trajet du discours allant à l’essentiel installe le récit avec une brusquerie presque enfantine. La série de jeux stratégiques Total War qui s’invente depuis vingt ans et dont relève Troy est systématiquement fondée sur des guerres plus ou moins historiques de peuples divers. Pour Troy, le développeur s’est appuyé sur des éléments culturels plus travaillés que d’ordinaire12 ; pour autant, la présentation reste schématique et ne cherche à être ni réaliste, ni scientifique.
4La fonction même de la bande-annonce requiert l’implication du spectateur et cette adhésion est fondée principalement sur l’émotion. Pour cette raison et dans la mesure où le trailer suit une stratégie toute rhétorique, celle de persuader le public de l’intérêt du jeu qu’elle promeut, les concepteurs tentent de s’appuyer non pas tant sur une compétence encyclopédique 13 du public, supposée possiblement défaillante, que sur un imaginaire collectif, voire archétypal. En effet, on retrouve dans la mise en fiction mystificatrice plusieurs expressions d’appel comme :
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l’imagerie liée à l’héroïsme développée par le combat, la mort, la force et la puissance ; elle est nécessaire à la participation du public à un jeu d’action et de stratégie
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les valeurs genrées, la virilité étant particulièrement mise en avant
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la figuration d’une antiquité reconstruite, visible a minima aux costumes réinventés
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le partage d’un patrimoine culturel commun
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la pérennité thématique de l’antagonisme
5Ainsi la bande-annonce utilise d’autres ressorts que la simple exposition du jeu. Comme le montre Jean-Marie Schaeffer14, la fiction ludique ou artistique s’oppose à ce que Francis Affergan nomme « les intrigues de supposition » par le fait qu’elle n’est pas indexée sur le réel. Autrement dit, le spectateur reconnait que l’exposition qui lui est donnée relève du faux semblant. C’est le principe de l’immersion affective qui permet la plongée dans un univers reconnu comme fictif. De leur côté, les réalisateurs de la bande-annonce exploitent très largement un fonds archétypal qui relève à la fois de l’homme et à la fois des sociétés qu’il fonde. Christian Metz a pu expliquer par les pulsions du public, dans une perspective plus psychanalytique, le plaisir suscité chez le spectateur d’un film : « Pour qu’un sujet “aime” un film, il faut en somme que le détail de la diégèse flatte suffisamment ses fantasmes conscients et inconscients pour lui permettre un certain assouvissement pulsionnel »15. La bande-annonce fonctionne, à son niveau, de la même manière et peut-être de façon plus visible dans la mesure où elle est obligée de concentrer ses effets. Le film publicitaire répond à ce paradoxe d’être pragmatique et créatif et pour cette raison, il lie ces deux aspects : en reprenant le mythe de Troie et la célébrité que lui a offerte Homère, il est efficace car il sait par avance que cet univers va plaire ; il s’agit seulement de relater à nouveau cette histoire millénaire. En même temps, il faut moderniser les formules d’appel ce que peut réaliser le support médial.
L’exploitation de la tradition vasculaire comme forgerie
6La transposition générique telle qu’on la voit s’appliquer ici, sous des aspects assez schématiques, est plus complexe qu’il n’y paraît, en raison de l’introduction de vases, placés en contre-point de la mise en récit. Deux points attirent l’attention : d’une part, la céramique antique illustrant l’Iliade tout autant que le mythe, est à considérer dans ce cas comme une réécriture, qu’elle en soit une reconduction fidèle ou qu’elle en soit une forme de continuation16 ; son introduction comme ici à l’intérieur d’une transposition engendre un jeu avec le spectateur dont il faudra déterminer la nature ; d’autre part, au-delà de la minute d’hésitation, il apparaît que les vases montrés sont des artefacts numériques, autrement dit de fausses reproductions. Il y a donc à la fois un phénomène d’écho et à la fois une feinte ludique ou si l’on préfère la feinte ludique repose sur un phénomène d’écho. Pour Gérard Genette, les transpositions relèvent de la forgerie17, terme pour lequel le dictionnaire donne cette définition éclairante de « faux en écriture » ou « d’utilisation pour partie de pièces authentiques ». L’exploitation de la tradition vasculaire entre alors de plein pied dans la forgerie qui semble générer la feintise ludique.
7D’emblée, le public est frappé par ce rappel à l’Antiquité qui a pour but de suspendre momentanément la distance temporelle mais aussi de le renvoyer à un univers qui paraît véridique. Les vases, en effet, apparus après les poèmes homériques, ont dans un premier temps cherché à les rendre plus proches d’un public qui commençait à se lasser des récits longs et pour lequel Homère était déjà lui-même une antiquité ! D’une certaine manière, les concepteurs de la bande-annonce exploitent les mêmes stratégies que leurs ancêtres : pour vendre la céramique, il fallait faire rêver tout en rendant de manière synoptique et condensée, des récits d’autrefois. De la même façon, la mise en abyme que constitue l’entrée en scène de ces vases favorise la précipitation du public dans le monde développé par SEGA, chaque jeu étant lié à une période et à une civilisation précise, et le pousse à la consommation. La création de la mise en abyme se produit par l’apparition de trois vases : le premier représente le tombeau de Patrocle sous la forme d’un bûcher ainsi qu’il est dit dans l’Iliade 18, le second anticipe la défaite sanglante de son adversaire qu’Achille se promet et le dernier vase évoque le combat singulier tel que l’envisage Hector. L’apparition de cette amphore est répétée jusqu’à la fin de la bande-annonce puisqu’elle laisse la porte ouverte à l’action vidéo-ludique du spectateur, celui-ci étant ainsi chargé de compléter le contenu du trailer. Les grands événements du récit fictionnel sont donc rythmés par le recours à la céramique, venue le soutenir en basse-continue. Elle donne de la véracité par le cadre antique qu’elle engendre et elle sert de complément visuel au texte : en effet, le premier vase introduit par son motif narratif, la thématique du bûcher que l’on trouve ensuite dans le récit filmique. Les céramiques illustrent donc le propos du film publicitaire tout en le déclinant. Ce film fait un peu figure d’exception parmi les bandes annonces traditionnelles en travaillant deux techniques de composition : d’une part la mise en abyme, de l’autre la réécriture narrative et picturale dans le but de créer un jeu de reconnaissance avec le spectateur.
8L’originalité de la bande-annonce et son inscription aujourd’hui dans la feintise ludique tient donc principalement à l’emploi de la tradition vasculaire, emploi que les créateurs trouvent suffisamment convaincant pour être prolongé dans le trailer cinématique de ce même jeu vidéo (juin 2020). Ces images de vase sont des subterfuges puisqu’elles ne reproduisent pas des objets antiques existants, alors même que ceux-ci ont pu illustrer souvent le mythe relaté. Parmi eux figurerait en bonne place le cratère du peintre de Darius, trouvé dans un hypogée en Apulie (de ~300 av. J.-C)19 et qui représente le bûcher de Patrocle dont le corps est recouvert de ses armes. Si l’on omet le fait que la copie de telles œuvres aurait nécessité le paiement de droits, il est évident qu’il est plus plaisant pour les concepteurs de réinventer des motifs. Puisque le jeu vidéo implique une coopération du public largement consentie, la bande-annonce le lui rappelle à sa manière. Ces objets visuels ne sont pas créés par une Intelligence Artificielle qui aurait collecté de nombreux textes et images pour en fonder une comme chacun peut le faire avec le programme du laboratoire Midjourney très prisé des réseaux sociaux mais plutôt par voie numérique comme toute image de synthèse. Cela reste donc un vrai travail de création et qui n’a pas, comme des images générées par l’IA, pour but de tromper le récepteur mais de jouer avec lui. Pour cette raison, il n’est pas question de la feintise sérieuse telle qu’elle est définie par Jean-Marie Schaeffer mais d’une feintise ludique.
9Ce qui apparaît évidemment est la forgerie, autrement dit, la similarité avec des pièces authentiques. Celle-ci tient à différentes reprises comme :
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l’emploi des figures noires qui réfèrent de surcroît à un univers très éloigné et proche de celui d’Homère (viie avant J.-C pour la production corinthienne avant son développement par les Athéniens)
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le nom des personnages apposés : Patrocle, Achille dans un grec approximatif (Achillès et Patroclus)
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les effets de symétrie avec des personnages témoins gémeaux sur les côtés de la panse du vase
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la gestuelle des personnages très stéréotypés, comme la position du vaincu
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l’usage du rehaut blanc pour souligner des détails comme le casque ou le bouclier
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le costume général adopté : cnémides, casque protohistorique, grand bouclier rond
10Ces points de ressemblance sont tels qu’ils peuvent faire accroire à un plagiat ou à l’inverse, à la copie stricte d’un vase existant. C’est particulièrement vrai pour la troisième amphore qui paradoxalement semble une imitation du combat entre Achille et Memnon20, par la position des antagonistes et le bouclier à rehaut blanc. Le même principe de feintise se trouve présent dans le trailer cinématique qui exploite cette fois plus ponctuellement des vases pour introduire et clore le film et de manière moins précise. L’amphore finale peut faire penser au Vase des guerriers du xiie siècle av. J.-C par la frise de personnages qui orne sa panse mais le premier vase ne ressemble qu’à lui-même par une illustration trop détaillée du départ et des remparts. La bande-annonce maintient son originalité première, notamment par la qualité du trompe-l’œil employé. La nature du jeu opéré avec le public est à la fois visuelle et intellectuelle.
Un public à conquérir
11Cet enjeu le film publicitaire le partage avec la littérature, à savoir donner envie par la création de se retrouver dans un univers connu mais distant et différent. Cet univers connu est celui de l’humanité en général au travers de l’humanité de l’Antiquité grecque. Le but en littérature est multiple : transposer le réel, prétendre à le reproduire, s’en écarter pour mieux l’appréhender. Dans la production médiale, il s’agit plutôt de transposer le fictif, de recréer l’événement avant qu’il ne soit faussement vécu ; c’est finalement une façon très moderne de repenser la récitation du fait épique puisque là où la récitation du poème permettait de revivre les grands moments de l’histoire humaine, plus ou moins inventés, la bande-annonce les représente et les fait incarner par le spectateur. C’est sans doute en ce sens qu’on peut parler de renouvellement du pacte de lecture du mythe. Dans tous les cas, la régénération des œuvres passées tend à engendrer ce que j’ai appelé ailleurs21 l’unité émotionnelle, à savoir une impression à faire sur le public qui joue sur des ressorts sensoriels.
12Ce qui frappe tout d’abord le chercheur est la composition relativement bien respectée des ingrédients du film à sensation qu’est le film publicitaire. Autrement dit, la feintise fictionnelle repose sur des données objectivables :
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un timing bref et un rythme soutenu qui alterne éléments purement publicitaires comme les références au jeu (éditeur, titre…), éléments documentaires (carte du déplacement) et éléments narratifs
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des références de validation de l’univers représenté comme les vases
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une contextualisation aidant à la mise en condition du public
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les moments clés condensés à opposer par exemple aux séquences longues d’entretien du trailer cinématique
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l’importance accordée au son : voix, musique de fond reposent sur les percussions, clameurs, bruit des portes de Scées et jeu sur l’intensité du son
13Par ailleurs, la bande-annonce fonctionne comme le teaser en livrant au public les données substantielles à cette différence qu’elle les développe davantage. La position du spectateur, futur expérimentateur du jeu vidéo, reste ambiguë : d’une part, il est passif à l’écoute de la bande-annonce, de l’autre, il est préparé à être actif dans l’expérience vidéo-ludique, mise ici en perspective. Mais l’ambiguïté ne s’arrête pas là puisque l’on peut dire de sa coopération qu’elle est triple, alors même qu’il ne fait que regarder la bande-annonce ; en effet, on peut distinguer :
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une coopération rhétorique : il accepte d’être persuadé puisque la vidéo ne lui est pas imposée par un diffuseur. En général, il est en attente d’information sur le jeu vidéo et sa quête d’information sera comblée par ce film publicitaire.
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une coopération affective : il doit accepter ce que Christian Metz appelle ailleurs « le transfert perceptif »22, autrement dit l’investissement émotionnel.
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une coopération illusive : il accepte d’être joué et ainsi d’oublier l’appareillage technique lourd du cinéma, de croire également que ce qu’on lui présente se produit là sous ses yeux, alors que tout est enregistré. On peut souligner que, dans le cas qui nous occupe, il faut faire encore adhérer le public au glissement culturel opéré qui consiste à l’assimilation d’éléments d’un peuple par un autre : le public par mimétisme doit entrer, par le scénario, dans le passé des Grecs qu’il ne partage pas immédiatement. Comme il peut l’être par le livre qui l’oblige à tourner la page, le public est captif d’un vécu qui ne lui appartient pas mais qu’il accepte comme une évidence.
14Le pacte de lecteur est généralement compris comme le contrat moral et social liant l’auteur à son public qui lui fait considérer comme recevable et plausible une œuvre de fiction. Il sous-tend la feintise partagée qu’évoque Jean-Marie Schaeffer. Or, puisque notre objet est une production culturelle et non pas un texte littéraire, on pourrait se demander quel intérêt peut avoir pour nous ce concept. C’est peut-être qu’en réalité, la réinterprétation d’un mythe et plus précisément d’un poème épique, repose à nouveau la question de ce contrat et de sa nature, au moins. En littérature, cette nature est facile à définir : c’est une sorte de convention tacite ou explicite, entre les deux parties qui acceptent pour l’une d’obéir aux contraintes et exigences de son public, pour l’autre de se laisser duper ponctuellement pour son plaisir. Au cinéma, le principe reste valide mais ce sont finalement les modalités qui changent. L’adaptation, quoique libre et sommaire, impose quelques paramètres qui sont :
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le respect du cadre générique cinématographique: la bande annonce doit pratiquer la prétérition
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le respect de la tradition dans les reconfigurations épiques : à savoir, a minima, la sélection d’un passage, son développement ou sa concrétion
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le respect des codes normatifs du genre littéraire : aristies et stéréotypie des personnages
15Il faut concevoir alors que la feintise ludique engendrée par les vases est un complément exceptionnel à la feintise partagée. Les concepteurs de la bande annonce s’amusent eux-mêmes de leurs créations, amusent leur public tout en lui promettant une autre forme de jeu ultérieurement par l’expérience vidéo-ludique.
16Le trailer finit par ne plus être seulement un produit culturel simple : au contraire, il entre dans la tradition des reprises de manière oblique en démultipliant les techniques d’évolution générique de l’épopée : ni travestissement, ni inflexion parodique, ni même encore adaptation stricte, il renoue avec des usages passés pour les adapter à leur environnement numérique. Le pacte de lecture du mythe et/ou de l’acmé homérique trouve ici un aménagement assez surprenant.
17L’observation de la bande annonce du jeu vidéo Troy de SEGA réserve quelques surprises au chercheur. À première vue, le spécialiste d’Homère ou de l’épopée ne pense pas y trouver son compte et s’apprête même à lister les erreurs, véritable sens de l’illusion pour Jean-Marie Schaeffer. Mais la feintise fictionnelle réalisée ici est plutôt intéressante à divers titres : tout d’abord parce qu’elle parvient à faire coïncider feintise partagée et feintise ludique. Ensuite, parce qu’elle s’inscrit dans une tradition épique et même de reconfigurations épiques dont elle joue finalement assez habilement. Enfin, parce qu’en tant que produit culturel, elle prolonge l’action des communautés interprétatives, dévoilant sans doute la manière dont le public populaire a pu s’approprier autrefois la culture savante : par le plaisir de l’amusement et de l’émotion souvent fondés sur des archétypes collectifs.

